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Introduction : archive hospitalière et sociabilité savante

L’Hôpital psychiatrique de Bonneval (Eure-et-Loir) est connu dans l’histoire de la psychiatrie pour une série de colloques qui ont réuni des figures centrales du champ de la santé mentale à partir des années 1940. Leurs contributions ont donné lieu à deux volumes, Le Problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses (1950) et L’Inconscient (1966), où l’on retrouve à la fois des exposés systématiques et une retranscription des débats qui ont animé les psychiatres, neurologues, psychologues, psychanalystes et philosophes français. Cependant, avant la Seconde Guerre mondiale, rien ne distingue cet hôpital de la plupart des établissements départementaux disséminés sur le territoire français : un asile de province, situé en zone rurale, créé au XIXe siècle à partir d’un édifice religieux désaffecté, où se sont succédé plusieurs générations de médecins, patients, religieuses, infirmières laïques et surveillants, qui n’ont pas particulièrement marqué la vie intellectuelle française. Même la proximité d’Illiers, la ville utilisée par Proust comme modèle de Combray dans À la recherche du temps perdu, n’est pour rien dans la renommée de Bonneval.

Si le nom de cet hôpital est resté célèbre dans la mémoire interne de la médecine française, c’est grâce à Henri Ey (1900-1977), un psychiatre ambitieux qui a essayé de rassembler la profession en animant des colloques, des revues et des enseignements, et dont le nom a été officiellement adopté par le vieil asile après son décès : le Centre Hospitalier Henri Ey (1979). Mais plutôt que la célébration d’un grand homme, se pose ici la question de savoir si les archives conservées à l’hôpital permettent de reconstruire la vie intellectuelle à Bonneval. Notre analyse se déroulera en trois temps : en premier lieu, nous procéderons à la présentation du fonds, puis à la chronologie et à la thématique des colloques de Bonneval et, en dernier lieu, nous tenterons de définir quelle sociabilité savante Bonneval a incarnée pour les psychiatres français après-guerre.

1. Le Centre Hospitalier Henri Ey de Bonneval et ses fonds d’archives

L’hôpital de Bonneval est situé dans l’enceinte d’une ancienne abbaye bénédictine (l’Abbaye Saint-Florentin), devenue en 1861 l’asile d’aliénés du département d’Eure-et-Loir (Gatesoupe, 2004). Le travail mené depuis plusieurs années (Delille, 2008 & 2013) sur les archives hospitalières indique que l’histoire de l’hôpital est intimement liée à la vie intellectuelle d’une société savante après-guerre. Il s’agit en l’occurrence du groupe de L’Évolution psychiatrique (Lantéri-Laura, 1981), fondé le 1er octobre 1924 à Paris, qui regroupait à l’origine une dizaine de médecins et de psychologues ouverts à la psychanalyse et à la conception dynamique de la maladie mentale portée par la notion de schizophrénie. Cette conception est due au psychiatre suisse Eugen Bleuler (1857-1939), qui a rompu avec la représentation d’une pathologie mentale déficitaire et irréversible, pour défendre au contraire la pratique de l’analyse psychologique des troubles mentaux en asile. Le noyau dur de L’Évolution psychiatrique se retrouve dans le comité de rédaction de la revue éponyme[1], lancée en 1925 : René Allendy, Adrien Borel, Odette Codet, Henri Codet, Angelo Hesnard, René Laforgue, Françoise Minkowska, Eugène Minkowski, Edouard Pichon, Gilbert Robin et Paul Schiff. Le groupe dépose un statut d’association en 1929, mais les archives des deux premières décennies restent inconnues : on ne peut documenter les échanges de cette société savante qu’après-guerre, grâce au fonds conservé à Bonneval.

Ces archives ont longtemps été entreposées dans les caves de l’ancien asile, sans être mélangées aux archives médicales (dossiers de patients et registres). Les documents qui font l’originalité du fonds sont la correspondance professionnelle d’Henri Ey et les dossiers de travail qui l’accompagnent, ordonnés le plus souvent de manière chronologique. Cet ordre préexiste au dépouillement et au classement[2] des archives. Il est le résultat du travail de Renée Boulay, la secrétaire médicale d’Henri Ey à Bonneval, qui prend en charge le secrétariat de L’Évolution psychiatrique après-guerre. En résumé, il s’agit donc essentiellement de la correspondance du secrétariat de rédaction de L’Évolution psychiatrique, mais le plus souvent elle est adressée personnellement à Henri Ey ou à Renée Boulay. Revues et correspondances sont des sources que les historiens des sociabilités tiennent pour adéquates (Racine & Trebitsch, 1992), c’est pourquoi nous parlons ici de l’histoire d’une sociabilité médicale et savante. Nous y reviendrons au moment de conclure.

Ce fonds comprend environ un millier de lettres. Cependant, il ne représente en vérité qu’une petite partie des archives Henri Ey. Le fonds principal – plus de 500 cartons d’archives – est en effet déposé aux archives communales de Perpignan et vient compléter celui de Bonneval. Il regroupe d’autres correspondances qui renvoient à leur tour à d’autres charges éditoriales, dont la correspondance de L’Encyclopédie médico-chirurgicale (EMC ; cf. Delille, 2008), une collection pour laquelle Henri Ey a dirigé un Traité de Psychiatrie entre 1955 et 1977, également placé sous le patronage de L’Évolution psychiatrique.

Les archives de Bonneval nous renseignent sur la manière dont le programme des conférences de l’Évolution psychiatrique était élaboré après-guerre, particulièrement entre 1954 et 1980. On peut y suivre le lancement de projets éditoriaux qui naissent à partir des rencontres mensuelles, selon un format d’environ neuf séances par an, le mardi à 21 h 30, à l’hôpital Henri-Rousselle (une partie autonome de l’hôpital Sainte-Anne à Paris). La correspondance reflète avant tout une gestion du temps et du papier à imprimer. Il faut se replacer dans le contexte : la pénurie et l’inflation paralysent bon nombre de projets jusqu’au début des années 1950. Le fonds comprend aussi des manuscrits d’articles destinés à la revue L’Évolution psychiatrique pendant la retraite d’Henri Ey dans le sud de la France (1970-1977) et après sa mort (1977-1980), jusqu’à la retraite de Renée Boulay. Les manuscrits sont dactylographiés (tapuscrits) et présentent peu d’intérêt pour une analyse génétique des textes, ce ne sont que des jeux d’épreuves. D’autres documents renvoient au projet de réforme de l’Hôpital psychiatrique de Bonneval (politique de sectorisation lancée en 1970)[3], aux activités des successeurs d’Henri Ey et à des tâches administratives très hétérogènes.

En vérité, l’ensemble de ces documents ne nous renseigne guère sur les positions doctrinales des membres de l’Évolution psychiatrique, puisque ceux-ci se réunissent en société chaque mois pour en discuter et n’ont nul besoin de recourir à leur plume pour en débattre. Certes, certaines discussions houleuses, le plus souvent entre membres de sociétés psychanalytiques rivales, se poursuivent dans l’espace épistolaire ; il faut cependant souligner que les sociétaires se mobilisent surtout à deux occasions : les Colloques de Bonneval et les projets réformes de l’exercice de la psychiatrie. Ces deux points méritent d’être développés.

2. Rassemblements et recomposition du champ de la santé mentale après-guerre

L’initiative des Colloques de Bonneval revient à Henri Ey, qui appartient à la seconde génération des membres de l’Évolution psychiatrique. En 1935, il est nommé secrétaire des séances du groupe, en même temps que son ancien camarade d’internat, le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981), qui en obtient, lui, une vice-présidence. À noter que leur génération jouit déjà d’une vraie notoriété dans la sphère intellectuelle française (Sirinelli, 1987). Née avec le siècle, trop jeune pour servir lors du premier conflit mondial, formée dans l’atmosphère des avant-gardes des années 1920 à 1930, cette classe d’âge s’est déterminée d’un point de vue politique pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d’occuper des postes clés à la Libération, accompagnant trois décennies d’intenses modernisations de la société, avant de disparaître dans les années 1970 à 2000.

Qu’en est-il de L’Évolution psychiatrique ? Pendant la Seconde Guerre mondiale, la revue cesse de paraître et les séances de groupe sont interrompues (la dernière communication est datée d’avril 1941). La chose est déjà connue (Bourgeron, 1993 ; Roudinesco, 1994), les membres du groupe ont refusé de suivre la proposition de l’un des fondateurs, René Laforgue (d’origine alsacienne), de poursuivre leurs activités en jouant le jeu de Vichy et de l’Occupant. À la Libération, les réunions de la société savante reprennent dès 1945. Henri Ey relance la revue sous son secrétariat en 1947, en même temps qu’il fonde une collection chez l’éditeur Desclée de Brouwer, ce qui lui permet de s’assurer de la collaboration d’un grand nombre de psychiatres et de psychanalystes français. L’année 1947 est cruciale (Berstein & Milza, 2000) pour la « normalisation » de la société civile en France : élection du Président de la République Vincent Auriol et du président de l’Assemblée nationale Édouard Herriot, acceptation de l’aide du plan Marshall et révocation des ministres communistes, entrée en vigueur de la Sécurité sociale, création d’un salaire minimum vital, etc., autant de mesures qui ont une répercussion sur la vie sociale, politique et culturelle – et sur les pratiques de santé.

Les psychiatres et les psychanalystes de la génération d’Henri Ey prennent en main la revue et les conférences avec beaucoup de succès, puisque la société décide rapidement de limiter ses membres à 70 titulaires, organise des élections et un système de parrainage, nomme des correspondants en province, dans les colonies et à l’étranger. Le nombre de pages des volumes est bien supérieur à celui des années 1930 et les thématiques abordées sont plus larges : Psychopathologie infantile (1947), Neuropsychiatrie (1948), Psychopathologie des délires (1950), Médecine psychosomatique (1952) et Biotypologie (1954). L’Évolution psychiatrique expose tous les courants de pensée qui fondent la vie intellectuelle et scientifique de l’époque. Elle ne fonctionne plus seulement comme un médium d’avant-garde. Désormais, les figures centrales ont des responsabilités institutionnelles importantes (hospitalières, syndicales, d’enseignement, etc.). Les Colloques de Bonneval s’insèrent dans ce cadre, mais notre analyse des archives conduit à mettre en valeur leur intérêt, car elles permettent justement d’établir une chronologie alternative et plus diversifiée que les deux colloques les plus connus.

Voici quelques éléments d’explication : en 1942 et 1943, Henri Ey tente déjà de faire de Bonneval un lieu de rassemblement de la psychiatrie française dans le contexte de l’Occupation en organisant deux premiers colloques (tableau 1). On trouve dans les archives des versions antérieures à la publication des rapports : Esquisse du plan de l’histoire naturelle de la folie (Chazaud & Bonnafé, 2005) ; Les rapports de la Neurologie et de la Psychiatrie (Ajuriaguerra et al., 1947). Néanmoins, il n’existe pas de texte inédit, les documents archivés sont conformes à ceux qui ont été édités. Ensuite, le premier Colloque de Bonneval organisé après-guerre, intitulé Le Problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses (1946, publié en 1950), apparaît comme celui qui a le plus rassemblé et contribué à asseoir la stature d’Henri Ey en tant qu’humaniste et homme de synthèse (Ey et al., 1950). De plus, tous les courants de la psychiatrie française sont alors représentés à Bonneval. Par exemple, Jacques Lacan, qui n’a pas encore commencé son célèbre séminaire de psychanalyse (1953-1980), a eu pour la première fois la possibilité d’y exposer sa conception psychanalytique des maladies mentales devant une large audience. Par ailleurs, l’un des philosophes français les plus en vue du moment, Maurice Merleau-Ponty, cofondateur des Temps Modernes avec Jean-Paul Sartre, participe lui aussi aux débats. Mais les archives de ce colloque ne sont pas à Bonneval et on ne peut donc pas documenter cet événement important à partir des archives du Centre Hospitalier Henri Ey.

Tableau 1

Chronologie des Colloques de Bonneval

Chronologie des Colloques de Bonneval

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Les deux colloques suivants, L’hérédité (1950) et Les schizophrénies (1957) sont méconnus alors qu’il existe des actes[4]. À l’opposé, le dernier Colloque de Bonneval sur L’inconscient, organisé en 1960 et publié en 1966 (Ey, 1966)[5], reste le témoin de profonds désaccords dans la psychopathologie française, essentiellement des conflits internes au champ psychanalytique, qui ont généré une abondante correspondance. On assiste en effet dans les années 1960 à l’autonomie de courants psychanalytiques distincts (multiplication des écoles). Dans les débats, la doctrine d’Henri Ey, l’« organo-dynamisme », se trouve marginalisée (Delille, 2008) alors qu’elle était au premier plan des discussions en 1946. Certes, des philosophes importants comme Jean Hyppolite et Paul Ricoeur participent au colloque L’inconscient, mais la correspondance éditoriale indique que la publication des actes a été extrêmement longue et contrariée. La préface dont le psychanalyste André Green est chargé accorde une place de faveur à Freud par rapport aux positions théoriques des intervenants du colloque, ce qui a suscité leur courroux ; de même, les psychanalystes René Diatkine, Serge Lebovici et Paul-Claude Racamier expriment-ils, par lettres interposées, leur sentiment de révolte face à la stratégie de Jacques Lacan, alors fondateur d’une nouvelle école, qui garde par-devers lui le manuscrit final, afin de modifier sa contribution et prendre de ce fait une attitude de surplomb par rapport aux autres psychanalystes après-coup.

Mais Bonneval a aussi été le lieu d’autres rencontres, plus ouvertement internationales qui, curieusement, restent méconnues : il s’agit des Colloques franco-allemands de psychiatrie, organisés là encore par Henri Ey sous le patronage du groupe de l’Évolution psychiatrique. La chronologie atteste que ces échanges prennent une orientation nettement européenne à la fin des années 1960, quand se terminent les Colloques de Bonneval les plus connus. En d’autres mots, la renommée, la postérité et la valeur mémorielle des deux grands Colloques de Bonneval ne correspondent pas à l’histoire que l’on peut établir à partir des archives du Centre Hospitalier Henri Ey de Bonneval qui eux, permettent au contraire de retracer une série ininterrompue d’échanges de 1942-1943 à 1966-1970.

Les archives des Colloques franco-allemands donnent à voir l’aspect le plus militant des rencontres initiées par Henri Ey au nom de l’Évolution psychiatrique, puisqu’elles ont pour but affiché de défendre le statut professionnel de psychiatre dans la Communauté européenne (Europe des six). Les Colloques franco-allemands s’intègrent dans la continuité d’autres conférences à tonalité franchement corporatiste, organisées par Henri Ey à Paris avec un groupe élargi de psychiatres en charge d’un Livre blanc de la psychiatrie française (trois volumes, 1965-68), c’est-à-dire à la fois un état des lieux et une liste de désidératas de la profession. Le principal objectif est alors de séparer la neurologie de la psychiatrie et d’installer la seconde à l’université comme science à part entière. C’est dans ce cadre qu’on peut identifier une correspondance particulière, adressée à des responsables politiques, surtout auprès des ministères de l’Éducation nationale et des Affaires sociales.

Tableau 2

Colloques franco-allemands de psychiatrie (1959-1970)

Colloques franco-allemands de psychiatrie (1959-1970)

Remarque : ces rencontres se déroulent entre les réformes Debré (1958) et Faure (1968).

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3. Une sociabilité savante fondée sur des revendications professionnelles

Après avoir décrit le fonds et complété la chronologie des Colloques de Bonneval, pourquoi ne pas se faire l’avocat du diable avant de conclure : d’une certaine manière, la trouvaille des archives n’apporte aucune information décisive sur la vie intellectuelle de la société ni sur celle de l’Hôpital de Bonneval. D’ailleurs, pourquoi supposer que l’archive apporte nécessairement une valeur ajoutée aux textes imprimés ? Dans le cas qui nous occupe, la correspondance gère surtout un calendrier, elle ne génère pas de grand débat scientifique. Prenons l’exemple des lettres échangées entre les deux principaux responsables de la revue, Eugène Minkowski et Henri Ey : elles ne contiennent aucune réflexion philosophique sur l’existence ou sur l’approche phénoménologique en psychiatrie, qui était pourtant leur cheval de bataille dans les discussions théoriques de l’Évolution psychiatrique. Finalement, si ce fonds est intéressant c’est parce qu’il permet de reconstituer un réseau savant, professionnel et politique. Celui-ci se mobilise davantage lors de « grands-messes » que pour les réunions mensuelles du groupe.

Or, sur le plan politique, deux moments de forte mobilisation sont mis en évidence dans la correspondance de l’Évolution psychiatrique, qui doivent retenir notre attention, en plus des colloques organisés à Bonneval : ce sont les périodes de 1956 à 1958 et de 1966 à 1968, c’est-à-dire des périodes concomitantes à l’élaboration de la réforme Debré (1958) de l’enseignement médical, et à celle de la réforme Faure (1968) de l’enseignement supérieur. Ces deux conjonctures sont significatives dans le sens où les échanges s’intensifient, débordent le simple cadre de la société, mais aussi parce qu’elles attestent d’une forte polarisation des enjeux professionnels au sein d’un groupe de médecins qui a fonctionné à ses débuts comme un mouvement d’avant-garde passionné par la psychologie. Ce n’est plus vraiment le cas après 1945, quand le groupe se fait surtout le porte-parole des médecins du cadre des hôpitaux psychiatriques publics français. Un projet de refonte des études médicales est d’abord porté par Pierre Mendès-France, mais, fragilisé sur la scène politique, ce dernier est écarté par son propre parti courant 1956-57. En 1957, par l’intermédiaire du secrétariat d’Henri Ey, des personnalités, des journaux médicaux à grand tirage et des responsables politiques sont contactés au nom de l’Évolution psychiatrique. Parmi eux, La Presse Médicale et La Semaine des Hôpitaux, mais aussi des personnalités comme Gaston Berger, directeur général de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale, ainsi que J. Dausset, chargé de mission auprès du ministre de l’Éducation nationale. Début 1958, des représentants d’autres associations médicales sont à leur tour joints, tels R. J. Brocard et le professeur R. de Vernejoul, respectivement secrétaire général et président du Conseil National de l’Ordre des Médecins, et Paul Abély, de la Société médico-psychologique. L’Évolution psychiatrique réclame l’introduction d’un enseignement de psychologie auprès du comité de réforme des études médicales, mais ne réussit guère à se faire entendre.

En effet, promulguée peu après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, la réforme Debré entre en vigueur par l’ordonnance du 30 décembre 1958 relative à la création de centres hospitaliers et universitaires (CHU), à la réforme de l’enseignement et au développement de la recherche médicale ; mais elle laisse de côté les psychiatres, dans la mesure où ils sont toujours rattachés à la neurologie par un arrêté pris en 1949 instituant un certificat unique de neuropsychiatrie (C.E.S.) dans les facultés de médecine, et que cette préséance est maintenue en 1958. Cela se traduit dans l’enseignement supérieur par l’institution d’un monopole des neurologues qui organisent un enseignement de neuropsychiatrie et verrouillent l’accès aux carrières universitaires. Certes, la réforme Debré institue un concours national de recrutement du corps professoral qui met un terme à la cooptation locale, alors perçue comme un instrument de pouvoir des mandarins, la charge professorale se transmettant trop souvent de père en fils et de maître à élève sans que les travaux scientifiques des candidats n’entrent en ligne de compte. Mais la priorité de la réforme est la modernisation de l’enseignement et la recherche biomédicale, les spécificités de la psychiatrie ne sont pas d’actualité, d’autant plus que cette réforme est le fruit d’un groupe de travail constitué de jeunes médecins (Jamous, 1969) tournés vers les techniques de recherche modernes, alors que le modèle asilaire prévaut en psychiatrie jusqu’à 1970.

Mais pendant la période de contestation sociale qui marque la fin du gaullisme, la mobilisation des psychiatres français retrouve un élan très fort avec la publication du Livre blanc de la psychiatrie française. Là encore, le secrétariat d’Henri Ey interpelle les responsables politiques : en 1966, c’est d’abord le garde des Sceaux, Jean Foyer, qui est contacté, pour que son administration prenne acte des conclusions du rapport élaboré par les médecins à la suite de trois années de concertation. D’autres personnalités politiques sont interpellées, dont l’ancien garde des Sceaux, René Pleven, le ministre des Affaires sociales, Jean Marcel Jeanneney, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Jean de Broglie (ancien secrétaire d’État chargé de la fonction publique), mais encore Simone Veil, alors magistrat, avec qui Henri Ey collaborera jusqu’à sa mort.

Le Livre blanc de la psychiatrie française doit beaucoup au travail en commun des groupes de professionnels actifs dans les revues de L’Évolution psychiatrique et de L’Information psychiatrique (revue du syndicat des psychiatres des hôpitaux), mais aussi à la formation d’un nouveau Syndicat des psychiatres français, qui regroupe à la fois les professionnels des secteurs publics et privés. Charles Brisset (1914-1989), élu à la tête de celui-ci, est très mobilisé quand le mouvement étudiant s’agite en 1968. À noter que le slogan « la psychanalyse pour tous » est plus populaire à l’époque chez les étudiants que les critiques issues de l’antipsychiatrie, mouvement peu structuré et dont l’impact est souvent surinterprété de manière rétrospective, alors que la psychanalyse accède véritablement à un statut de « culture de masse » dans la société française (Rioux & Sirinelli, 2006). Enfin, au moment où Edgar Faure prend en charge le ministère de l’Éducation nationale en 1968 (Delille, 2015), les psychiatres français ont réussi à mieux structurer leur action syndicale qu’en 1958, ce qui permet aux représentants mandatés par l’ensemble de la profession de rencontrer rapidement les conseillers du ministre et d’obtenir satisfaction : la psychiatrie devient une discipline à part entière à l’université dans le cadre de la réforme Faure fin 1968.

Conclusion : enjeux mémoriels et leurres induits par le travail archivistique

Les archives du Centre Hospitalier Henri Ey témoignent de la vivacité des réseaux de la psychiatrie après-guerre. Mais la richesse des documents conservés ne doit pas faire oublier que tout fonds d’archives souffre de lacunes, parce qu’il est le résultat de choix préalables, ni plus, ni moins. L’abondance des archives de l’Évolution psychiatrique à partir des années 1950 peut faire perdre de vue que des pans de son histoire ont été escamotés, alors qu’Henri Ey est le secrétaire des séances du groupe dès 1935. Les sociétaires s’affirment comme des médecins cultivés, mais peu d’entre eux s’investissent dans la vie politique en dehors de leurs revendications professionnelles. En dernière analyse, il nous semble que c’est pour cette raison que l’on doit parler de sociabilité savante à propos de l’Évolution psychiatrique, et non pas, à proprement parler, d’histoire intellectuelle, étant donné la manière dont s’est constituée la figure de l’intellectuel en France depuis Émile Zola et l’affaire Dreyfus. Celle-ci est une cause politique qui dépasse très largement le champ des lettres françaises ; il serait difficile et aventureux d’établir une comparaison avec la mobilisation des médecins pour une amélioration du champ de la santé mentale. Le combat contemporain du psychiatre français Frantz Fanon (1925-1961) contre la médecine coloniale et pour l’indépendance de l’Algérie est une exception, et non pas la règle, et ce dernier n’a pas été un membre actif de l’Évolution psychiatrique.

En revanche, il semble difficile de tracer une ligne de démarcation nette entre société savante et société médicale. En premier lieu, parce que l’historien Maurice Agulhon (Agulhon, 1977) a retenu le développement des associations comme un critère pertinent dans sa discussion du concept de sociabilité en histoire et pour les directions de recherche à suivre. Ensuite, parce que les documents issus du fonds du Centre hospitalier Henri Ey sont comparables aux sources analysées par les historiens des sociétés savantes, qui ont souligné le rôle d’« homme double » joué par les médecins, à la fois partie prenante du mouvement des sociétés savantes et des académies qui ont pris leur essor au XIXe siècle, mais animés aussi par des revendications professionnelles particulières (Chaline 1998 ; Charle, 1998). Pour conclure, nous dirons que ce jeu d’« homme double » permet à nos yeux de comprendre au mieux les activités d’Henri Ey, à la fois à Bonneval et à l’Évolution psychiatrique.