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Il existe déjà quelques cadres théoriques utilisés afin de guider la prise de décisions éthiques. Toutefois, pris isolément, ces modèles nous apparaissent insatisfaisants si l’on veut acquérir une vision et une compréhension globales de la situation. Certains se concentrent sur la résolution de problèmes, focalisant sur l’individu et sur les conflits de valeurs ; d’autres portent sur l’analyse et le bilan des conséquences positives et négatives engendrées par l’action, ou encore, proposent une démarche centrée sur les lois, la déontologie et la responsabilité professionnelle. Les auteurs se rattachant à « l’éthique sociale », pour leur part, canalisent leurs réflexions sur les enjeux sociopolitiques de l’agir. En outre, une polarisation persiste chez les éthiciens entre les traditions philosophiques universalistes et utilitaristes. Or, nous considérons que la réflexion qui sous-tend chacune de ces démarches éthiques apporte un éclairage pertinent, mais bien souvent partiel sur la réalité, éclairage qui aurait tout à gagner à être combiné à celui des autres démarches. C’est pourquoi, nous souhaitons fonder notre modèle de délibération sur le dialogue entre des « perspectives éthiques » qui ne sont pas associées traditionnellement.

Nous postulons que la propriété fondamentale des systèmes dynamiques complexes — caractérisés par une infinité d’interactions mêlées les unes aux autres — « consiste à ne pouvoir être appréhendés que globalement » (Lavallée, A., 1994, 239). Or, nous croyons que les impasses [1] éthiques vécues par les professionnels et au sein d’équipes interdisciplinaires n’échappent pas à cette réalité.

Ces différentes perspectives sont inter-reliées et s’inter-influencent. Les thèmes du suicide ou du suicide assisté, par exemple, ne peuvent être appréhendés uniquement dans une perspective individuelle, puisque ces réalités sont le reflet de problèmes certes vécus individuellement, mais qui ne sont pas moins sociaux pour autant. Ces problèmes, très complexes, et les décisions professionnelles qui les concernent ont des répercussions majeures tant sur le plan juridique et déontologique, que sur l’organisation des services de santé et de services sociaux, les politiques sociales et de santé publique, le sens collectif que nous donnons à la vie humaine et les personnes directement concernées. C’est pourquoi il nous apparaît donc réducteur, voire dangereux, de les aborder sans tenir compte de la globalité du système d’interactions à l’intérieur duquel ils s’inscrivent.

La démarche de délibération éthique proposée ici vise quatre finalités principales. La première est le développement des compétences réflexives et éthiques des professionnels. Il s’agit d’une finalité de formation centrée sur la délibération en groupe, à partir de situations simulées caractérisées par une extrême complexité des problèmes présentés et d’impasses décisionnelles. De plus, cet outil de délibération et d’analyse a pour but de contribuer au développement, chez les professionnels, d’une structure réflexive « éthique » facilitant la praxis professionnelle, l’orientation et la coordination rapide de l’action au coeur même de l’action (réflexion « dans » l’action). Également, ce cadre théorique propose une structure de délibération collective utile afin d’orienter les décisions difficiles et les actions futures. Il s’agit ici d’une finalité de réflexion « sur » l’action à poser. Enfin, le processus délibératif a aussi une visée évaluative. Il s’avère pertinent dans les apprentissages découlant des expériences vécues par chacun des participants.

C’est à la suite d’une recension des écrits sur le thème de l’éthique, suivie de rencontres d’équipe de travail et de discussions avec des intervenants du milieu, que nous avons choisi de diviser le présent cadre théorique en quatre perspectives éthiques qui sont : 1. les perspectives identitaires et morales ; 2. les perspectives déontologiques et juridiques ; 3. les perspectives sociopolitiques ; 4) les perspectives organisationnelles. Ces perspectives ne doivent pas être comprises comme étant statiques et isolées les unes des autres. Afin de tenir compte de la complexité du réel, nous considérons qu’une bonne analyse et une délibération fructueuse auraient tout à gagner à les considérer comme les parties constituantes d’un seul tout des points de vue interprétatifs d’une complexité incommensurable qui s’alimentent mutuellement et sont en interactions constantes.

Le processus de délibération éthique [2]

Le dialogue que nous visons à établir entre les différentes perspectives éthiques possède son corollaire au sein de la démarche délibérative. Celle-ci permet, en effet, de mettre en relation et en interaction les différents points de vue portés par les participants. Au sein de notre société démocratique postmoderne — marquée par l’accessibilité grandissante à l’information, la multiplication des savoirs scientifiques, professionnels et les expertises souvent divergentes — aucun ne peut prétendre détenir la vérité et connaître « la » bonne marche à suivre. Ce contexte pose de nouvelles exigences à l’établissement de pratiques professionnelles autonomes et responsables : ouverture à l’autre et à ses positionnements, confrontation et mise en commun des savoirs, dialogue et coopération.

Par le fait même, ce contexte nous invite à rompre avec le rapport professionnel de type paternaliste qui dicte ce qui est bon pour l’autre, qui le prend totalement en charge et qui ne lui laisse aucune autonomie décisionnelle. Il nous invite également à rompre avec le rapport d’expert détenteur du savoir technique et scientifique qui « vend » à son client (consommateur du savoir) son expertise en laissant l’entière responsabilité de la prise de décision à une personne en état de vulnérabilité. Cette personne est-elle outillée, assez bien informée ou encore apte à prendre une telle décision, seule et de façon éclairée ? Se sent-elle vraiment libre de déroger à la recommandation de l’expert ? Dans bien des cas, les réponses à ces questions sont fort probablement négatives. N’est-ce pas là une autre façon plus subtile d’imposer son autorité paternaliste ? (Legault, 2003).

Il ne faut pas croire que ces rapports paternalistes et d’experts se limitent à la relation entre professionnel et client. Ils se vivent bien souvent dans les rapports de professionnel à professionnel au sein même des équipes interdisciplinaires. Ainsi, rompre avec ces rapports implique d’en expérimenter et d’en construire d’autres faits de coopération et de reconnaissances mutuelles tant envers nos clients qu’envers les professionnels avec qui nous travaillons. Vivre la délibération éthique en groupe contribue à cette co-construction de relations interpersonnelles basées sur le respect mutuel, l’ouverture et l’entraide.

Le déroulement de la délibération

Le modèle que nous vous proposons se structure en 8 temps :

  1. L’appropriation du cadre théorique structurant le processus de délibération éthique (étude de cas, appropriation en groupe du cadre théorique)

    Pour faire du processus de délibération éthique un outil structurant et efficace, à la fois pour les professionnels et les groupes de travail, nous estimons que cette étape est fondamentale. L’appropriation du processus vise d’une part à fournir aux participants un langage et un système d’analyse communs. D’autre part, cette appropriation vise à les mener au coeur d’une démarche collective de réflexivité critique qui leur permettra de prendre une distance par rapport à leurs propres valeurs et cultures et à acquérir une vision globale de la situation ou du problème en vue d’y apporter une réponse éclairée et « co-élaborée » [3].

  2. Présentation au groupe, par l’intervenant, du problème et des personnes touchées d’après les différentes perspectives du cadre d’analyse

    Idéalement, pour en faciliter le fonctionnement, le groupe de délibération doit être constitué de 5 à 10 personnes. À cette étape, un des participants présente l’étude de cas ou le problème au groupe, en structurant l’information en fonction des différentes perspectives. Le présentateur a le mandat de rapporter les faits, d’expliquer le contexte au sein duquel le problème est vécu et d’agir comme porte-parole de la personne (ou du groupe de personnes) en état de vulnérabilité qui vit la problématique [4]. Le groupe doit pouvoir comprendre qui est la personne, quelles sont ses valeurs, sa culture, ses croyances, ses aspirations et ses rêves, sa vision du problème, les moyens qu’elle a utilisés à ce jour pour s’en sortir, etc. Bref, l’objectif est que chaque membre du groupe ait suffisamment d’informations pour être en mesure de se mettre dans la peau de la personne pendant quelques instants. À ce stade initial, il serait préférable de ne pas interpréter ni analyser le problème : une analyse prématurée pourrait faire ombrage à des prises de conscience pouvant naître ultérieurement à l’intérieur du processus ; et il est important de garder en tête que s’il y a délibération, c’est que la compréhension initiale du problème mène à une impasse. En ce sens, il ne faut pas oublier que l’objectif de la délibération consiste à éclairer une situation apparemment sans issue ou démesurément compliquée.

  3. Période en groupe de clarification du problème : questions d’information

    Cette période de clarification vise sensiblement le même objectif que la précédente : permettre au groupe une meilleure appropriation du problème.

  4. Analyse individuelle préliminaire en fonction des quatre perspectives éthiques (identitaires et morales ; déontologiques et juridiques ; sociopolitiques ; organisationnelles) et de leurs interactions

    Cette étape est importante : elle vise à permettre à chacun de structurer ses idées de façon claire et intelligible afin de les présenter aux autres. Toutefois, la durée de cette étape individuelle se doit d’être brève puisque l’analyse plus en profondeur s’effectuera autour de la discussion de groupe (étape 6).

  5. Présentation au groupe des analyses individuelles préliminaires

  6. Discussion (identification en groupe des tensions, divergences et convergences existant entre les perspectives éthiques et les points de vue des participants) et synthèse collective

    Cette étape constitue le coeur de la démarche de délibération éthique. Nous proposons que cette discussion soit animée par un des membres et qu’une seconde personne soit désignée pour prendre des notes (idéalement sur un tableau pour tous les participants). Nous croyons qu’il est primordial de nommer et de clarifier la finalité que nous souhaitons atteindre par notre intervention (le mieux-être du client par exemple) et de définir en quoi elle consiste spécifiquement (respect de ses aspirations et de son autonomie, apaisement de sa souffrance psychique, amélioration du soutien social qu’il reçoit, etc.). Il est important ensuite de focaliser l’attention du groupe sur les tensions dialectiques pouvant exister entre certaines valeurs, certains systèmes de valeurs, entre certains systèmes de valeurs et certains positionnements individuels, entre différentes perspectives éthiques, entre certaines valeurs et la finalité visée, etc. Ensuite, le défi consiste à identifier quels sont les points de tensions majeures qui seraient à l’origine de l’impasse. Bref, il s’agit de faire une synthèse basée sur la recherche de consensus [5].

  7. Prises de décisions collectives et élaboration d’un plan d’action en groupe par la recherche d’un consensus

    Comment surmonter les tensions dialectiques à l’origine des enjeux éthiques que nous vivons ? Comment concrétiser notre finalité dans le présent contexte ? Répondre à ces « comment », signifie choisir des moyens d’actions. Or, l’enjeu ici est de choisir des moyens cohérents, qui engendreront le moins possible d’effets pervers, de conséquences indirectes allant ultérieurement à l’encontre de la finalité recherchée. En somme, il s’agit d’un appel à la créativité collective et à l’innovation.

  8. Conclusion : évaluation en groupe du processus vécu et identification des apprentissages effectués

    Dans l’optique que la délibération éthique est également une expérience formatrice, cette dernière étape est tout aussi importante que les autres. Qu’avons-nous appris ? Que retenons-nous ? Comment cette expérience pourrait-elle influencer nos actions futures et notre mode d’organisation ? etc. Il s’agit en fait d’une étape d’évaluation, tant du processus vécu et de son déroulement que des apprentissages faits par chacun.

Schéma 1

Les perspectives éthiques et la délibération de groupe

Les perspectives éthiques et la délibération de groupe

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Perspectives identitaires et morales

De nombreux auteurs abordent l’éthique, et le processus de discernement qui s’y rattache, en focalisant leur attention sur des concepts référant à des perspectives que nous qualifierons ici d’identitaires et de morales. La hiérarchisation des valeurs, la quête de cohérence axiologique personnelle, la construction identitaire ayant comme fondement des systèmes de valeurs spécifiques à chaque individu, la notion de conflits de valeurs et de conflits idéologiques, le développement du caractère moral de la personne, etc., réfèrent à des concepts fréquemment utilisés par plusieurs auteurs (Reamer, 2004 ; Woodbrige et Fulford, 2004, Dunod, 2003 ; Duhamel, 2001 ; Taylor, 1992 ; Legault, 2003).

Dans ces perspectives, la démarche éthique consiste en une hiérarchisation des valeurs, de ce que nous considérons comme bon, comme bien. Cette démarche en est une d’évaluations morales, c’est-à-dire « d’évaluations fortes fondées sur des processus de priorisation qui mettent en cause notre sens de la dignité, notre estime de soi ou notre conception de ce qu’est une vie digne d’être vécue. Cet appel à des valeurs supérieures concerne ce qu’il y a d’essentiel pour nous en tant qu’être humain » (Taylor, 2003, 220) et est indissociable de l’expérience intérieure, subjective et affective vécue par chaque personne en interaction avec le monde extérieur.

Ces valeurs, et le système d’interdépendance qu’elles constituent, sont des biens auxquels nous sommes profondément attachés ; elles constituent notre idéal de vie, modèlent les buts que nous poursuivons et contribuent à la construction de notre identité. Cette identité « axiologique » s’incarne à la fois à l’intérieur de ce que nous sommes et de ce que nous souhaitons devenir. Elle plonge ses racines à la fois dans l’expérience concrète et singulière de l’individu et dans son contexte social d’appartenance. Ainsi, les valeurs de respect, de liberté, d’autonomie, de justice, d’amour et de solidarité pour n’en nommer que quelques-unes — valeurs caractérisant notre société libérale — imprègnent considérablement la construction des systèmes de valeurs individuels de même que les moyens de les actualiser.

Ces valeurs collectives — colorées par notre individualité — influencent par conséquent nos prises de décisions professionnelles, notre perception et notre compréhension des enjeux éthiques auxquels nous sommes confrontés. Elles sont également la source de tensions : tensions entre les valeurs qui construisent notre idéal (justice sociale par exemple) et celles qui sont agissantes (la protection de mes intérêts personnels) ; tensions entre mon système de valeurs/croyances et celui de la personne qui nécessite mon aide ; tension entre mes valeurs/croyances et celles de mes collègues de travail, etc.

L’exemple de Luc — dépressif et envahi par des idées suicidaires omniprésentes depuis plusieurs années — illustre bien comment peuvent se manifester ces tensions. Pour lui, la liberté a primauté sur toutes les autres valeurs. Il considère qu’il a entièrement le droit de choisir entre vivre et mourir et que personne n’a le droit de brimer sa liberté, soi-disant, pour le protéger. Il dit aussi ne croire en rien, qu’après la mort, c’est le néant. Il vit en outre de fortes tensions intérieures : il dit entre autres être au bout du rouleau et désirer arrêter de souffrir au plus vite, mais ne voudrait pour rien au monde faire souffrir sa mère ; il rationalise en outre cette ambivalence en se disant qu’il ne pourrait pas la faire souffrir davantage que présentement.

Pour l’intervenante de son côté, la vie possède un caractère sacré et il serait inacceptable pour elle de laisser Luc se suicider sous prétexte du respect de sa liberté et de ses aspirations. Elle se sent par ailleurs prise au piège. D’une part, Luc refuse de répondre à ses questions en ce qui a trait à sa planification suicidaire (moyen, moment et lieu), ce qui ne lui permet pas d’évaluer l’urgence suicidaire [6] et, par le fait même, complexifie grandement l’application de la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui [7] (Loi P-38.001), même si elle évalue que le risque de suicide est très élevé (tentatives antérieures, diagnostic de dépression majeure, toxicomanie). D’autre part, elle sent que si elle cherche à le convaincre ou insiste pour recueillir plus d’information sur sa planification, elle détruira le faible lien de confiance qu’elle a établi. Elle a l’impression que Luc s’accorde une dernière chance en lui demandant de l’aide ; elle a la sensation d’avoir sa vie entre les mains, ce qui est, pour elle, très anxiogène. Elle est paralysée.

L’analyse de cette situation en fonction de la perspective identitaire et morale amènerait le groupe de délibération à se poser les questions suivantes : Quelles sont les valeurs dominantes de Luc et de l’intervenante ? Existe-t-il des tensions au sein de leur système de valeurs respectif ? Existe-t-il des tensions entre le système de l’intervenante et celui de Luc ? Quelles en sont les conséquences ? Quelles sont les valeurs nommées ouvertement et les valeurs agissantes, c’est-à-dire qui motivent réellement l’action ou l’inaction ? Existe-t-il une dissonance entre ces valeurs ouvertes et les valeurs agissantes ? Etc.

Perspectives déontologiques et juridiques

L’exemple précédent confronte également l’intervenante aux questionnements suivants : « Qu’est-ce que je dois faire en tant que professionnelle dans une telle situation ? Quels sont mes devoirs et mes obligations ? » Ces questions réfèrent aux perspectives déontologiques et juridiques. Cette dimension de la délibération pousse les participants à prendre une distance relativement à leur positionnement personnel afin d’appréhender la situation en fonction du point de vue de leur profession d’appartenance et de leur code de déontologie respectif, de même qu’en fonction du point de vue juridique.

L’étymologie du terme déontologie met en relief la notion de devoir et, corollairement, la notion de droit. En philosophie éthique, le courant universaliste — fortement influencé par le kantisme — considère qu’une action se doit d’être accomplie à la condition qu’elle puisse être « universalisée » à l’ensemble de l’humanité. La plupart des universalistes identifient trois critères d’universalisation, c’est-à-dire trois critères qu’une action, une norme ou une règle doit remplir pour avoir une valeur morale et universelle. Son application généralisée 1) ne doit pas en rendre la réalisation impossible ; 2) ni entraîner la destruction de l’humanité ; 3) ni aller à l’encontre des intérêts fondamentaux de tout être raisonnable [8] (Métayer, 1997, 93).

À cette universalisation s’unit le principe du « respect de la dignité de toute personne humaine » (Métayer, 1997 ; Kant, 1994). Pour bien en saisir la portée, il est important de prendre conscience ici que le respect ne se résume pas aux actions à ne pas poser pour respecter autrui (respect dit passif ou négatif), mais s’étend aux actions qui se doivent d’être posées pour qu’autrui soit respecté (respect dit actif ou positif) (Métayer, 1997). La démarche réflexive que ces deux principes alimentent est à la base de la construction de nombreux codes déontologiques, règlements et lois. Or, ces balises sont essentielles afin de régulariser la vie en société et s’avèrent des outils précieux afin de guider le discernement éthique. Toutefois, nous considérons qu’ils ne devraient pas à eux seuls dicter la marche à suivre ; il faut que leur application soit accompagnée d’une démarche réflexive rigoureuse qui tienne compte de la complexité du problème rencontré.

En outre, les notions de devoirs professionnels ou légaux sont indissociables de celles du « droit ». Le défi en est un de discernement éthique entre le respect des droits d’un individu, sa protection et le respect des droits d’autrui. La loi d’exception P-38.001, qui restreint temporairement les droits d’une personne dont l’état mental présente un danger pour elle-même ou pour autrui dans un objectif de protection, incarne parfaitement cet enjeu de discernement et de réflexion sur ce que signifie le respect des droits et de la dignité humaine.

Si nous reprenons l’exemple de Luc, les perspectives déontologiques et juridiques invitent les participants à se poser les questions suivantes : Quels sont les droits de mon client ? Quels sont mes devoirs professionnels et légaux envers lui ? Qu’en disent mon code de déontologie, la loi et la jurisprudence ? Que signifie, pour moi, respecter la dignité humaine de Luc ? Existe-t-il des tensions entre ces prescriptions et mon système de valeurs personnelles ? Etc.

Perspectives sociopolitiques

Notre système de valeurs personnelles, les valeurs que nous partageons collectivement de même que les valeurs portées par notre profession d’appartenance ont une influence notable sur notre façon de concevoir ce qu’est ou devrait être la vie en société. En d’autres mots, notre identité est porteuse d’une conception implicite du social et des rapports sociaux.

Dans ce contexte, les microdécisions quotidiennes que nous prenons en tant que professionnels, ou encore l’élaboration des programmes sociaux à laquelle nous participons, contribuent à forger la structure sociopolitique de notre société. Quelle société voulons-nous construire ? Est-ce que nos actions professionnelles contribuent à actualiser cet idéal ? Est-ce que les programmes sociaux et les politiques sociales que nous appliquons et mettons sur pied s’inscrivent en cohérence avec cet idéal ? Est-ce que les ressources humaines et matérielles dont nous disposons collectivement sont réparties afin de favoriser le mieux-être collectif ? Comment et sur quelles bases doivent être réparties ces ressources limitées ? (Métayer, 1997, 139). Toutes ces questions mettent en relief les notions du bien commun [9], de la justice sociale et de l’équité.

Pour plusieurs éthiciens (Lamoureux, 2003 ; Rawls, 2004), le mieux-être collectif — le bien commun — est indissociable d’une structure sociale juste et équitable pour tous. Cette justice sociale comprise comme équité entre les personnes s’actualise dans la réalité par l’application du principe d’égalité des chances, visant à permettre à tous de répondre à ses besoins et d’accéder à certains biens essentiels (biens premiers) comme les droits et libertés fondamentaux. Pour Rawls (1987, 2004), « ces biens premiers [les droits et libertés] sont les biens fondamentaux nécessaires à tout être humain pour réaliser un projet de vie, quel qu’il soit. Ils comprennent également les revenus et la richesse, les pouvoirs ou les prérogatives et les bases sociales du respect de soi » (Métayer, 1997, 149).

Notons ici l’inclusion par Rawls « des bases sociales du respect de soi » parmi la liste des biens essentiels à tout être humain. Il définit ce bien premier ainsi :

[Le respect de soi] comporte le sens qu’un individu a de sa propre valeur, la conviction profonde qu’il a que sa conception du bien, son projet de vie valent la peine d’être réalisés. Ensuite, le respect de soi-même implique la confiance en sa propre capacité à réaliser ses intentions, dans la limite de ses moyens. Quand nous avons le sentiment que nos projets ont peu de valeur, nous ne pouvons plus les continuer avec plaisirs ni être satisfaits de leur exécution. Tourmentés par le sentiment de l’échec et traversés de doute à l’égard de nous-mêmes, nous abandonnons nos entreprises.

Rawls, 2004, 479-480

Si nous revenons à notre exemple, ces perspectives sociopolitiques inciteraient l’intervenante et les participants du groupe de délibération à s’interroger : Comment pourrions-nous permettre à Luc d’accéder, à court terme, aux « bases sociales du respect de soi », bases essentielles à son mieux-être ? Quels services collectifs permettraient de le soutenir le plus adéquatement possible ? Quels manques au sein de notre organisation collective (politiques sociales, prestation de services collectifs, etc.) sont mis en relief par la présente impasse éthique ? Quelles actions concrètes pourraient être envisagées afin de réduire l’incidence future de telles impasses ? Est-ce que certaines politiques et programmes sociaux devraient être modifiés ou créés ? Est-ce que le mode d’application de la loi P-38.001 mériterait d’être revu ? Etc.

Perspectives organisationnelles

Il est vrai que ces questionnements sociopolitiques nous confrontent parfois au sentiment de ne pouvoir aider adéquatement ou encore, de ne pouvoir changer les choses de façon significative. C’est pourquoi nous considérons qu’il est primordial de délimiter d’une part la sphère de pouvoir de notre organisation d’appartenance (au sein de la société) et de resituer notre propre sphère de pouvoir en tant que professionnel travaillant à l’intérieur de cette organisation, et d’autre part, de définir les responsabilités inhérentes à ces pouvoirs.

Pour Jonas (1992), l’agir engendre inévitablement une responsabilité. Celle-ci est rétroactive, c’est-à-dire qu’elle est liée aux actes déjà posés et aux conséquences qu’ils ont entraînées [10]. Elle est également prospective au sens où elle se rapporte aux actes présents et futurs qu’une personne pose et qui affectent des êtres vulnérables sous sa sphère d’influence, qu’ils aient besoin de son aide ou qu’ils soient menacés par ses actions.

C’est le pouvoir d’action qu’une personne détient qui est à la base de la responsabilité prospective. Ce pouvoir — pour Jonas inextricablement lié au savoir — engendre « une inégalité fondamentale entre la personne responsable et celle qui est sous sa sphère d’influence » (Métayer, 1997, 196). Un rapport asymétrique à l’autre en est donc caractéristique ; cette inégalité établit le lien de responsabilité et implique qu’elle n’est pas réciproque. Elle est à sens unique et est délimitée par la portée de la sphère d’influence de la personne en position de pouvoir. Si l’on applique l’éthique de la responsabilité à nos contextes de pratique, il est indubitable que les connaissances professionnelles engendrent corollairement une responsabilité envers nos clients.

De même, puisque nous possédons également un certain pouvoir d’influence et d’action sur les déterminants organisationnels de notre pratique, sur les prestations de services propres à notre organisation d’appartenance, nous avons corollairement la responsabilité de faire entendre la voix des personnes que nous aidons à l’intérieur des sphères de pouvoirs auxquelles nous avons accès.

En synthèse, la quatrième dimension de la démarche propose donc aux participants d’alimenter leur réflexion éthique en considérant ces questions : Avons-nous mobilisé toutes les ressources disponibles à l’intérieur de notre organisation pour soutenir notre client ? Quelles actions pourraient être posées par notre organisation afin de prévenir, autant que faire se peut, les problèmes sociaux et les impasses éthiques auxquels nous sommes confrontés ? Dans notre établissement ou dans notre équipe de travail, existe-il des espaces et des temps pour vivre une telle démarche réflexive et pour réfléchir à la pertinence et aux conséquences de notre mode d’organisation sur la qualité de nos services ? Si ces espaces et ces temps n’existent pas, serait-ce possible de les créer ? Bref, avons-nous fait tout ce qui était dans notre sphère de pouvoir pour aider la personne vivant le problème actuellement, mais aussi pour être en mesure de mieux aider, dans le futur, les personnes qui vivront des problèmes similaires ?

Conclusion

La démarche de délibération éthique que nous avons présentée ne prétend pas résoudre toutes les impasses éthiques engendrées par la complexité des problèmes sociaux contemporains. Nous estimons toutefois qu’elle constitue un modèle fort pertinent pour guider les réflexions d’équipe en contexte de travail interdisciplinaire. En plus de proposer l’appropriation — par les participants appartenant à différentes professions — d’un cadre d’analyse commun favorisant la compréhension mutuelle et le dialogue, ce modèle de délibération éthique vise à développer une réflexivité rigoureuse et une compréhension des problèmes et des enjeux décisionnels qui tiennent compte du caractère extrêmement complexe de la réalité humaine.

Par ailleurs, à l’heure de la réforme du système de santé et de services sociaux, du remaniement de sa structure organisationnelle, certaines décisions et actions soulèvent des enjeux éthiques fondamentaux, car elles auront des conséquences considérables pour la population en général et surtout, pour les personnes les plus vulnérables. Que devons-nous prioriser ? Est-ce que le système de santé se doit de demeurer public et universel ? Comment articuler les services pour qu’ils soient efficaces et pour assurer une continuité entre les différents secteurs d’activités ? Comment coordonner ces services pour que le mieux-être humain demeure la finalité à poursuivre ? Nous sommes convaincus que dans le cadre d’une société démocratique, des réponses « éthiques » à ces questions ne peuvent être dictées et imposées par une minorité dirigeante au nom du bien commun. Ces questions interpellent la participation citoyenne. Ces enjeux interpellent la participation active des professionnels de la santé et des services sociaux. Bref, ce contexte appelle à la délibération éthique.