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Introduction

Les personnes présentant des maladies mentales ou des troubles psychiques[i] sont sujettes à une forme d’exclusion sociale s’illustrant notamment par un rejet du monde professionnel en France1 et ailleurs dans le monde2, 3. Un certain nombre de préjugés associés à la maladie mentale semble être à l’origine de ces comportements discriminatoires fréquemment rencontrés en situation de recrutement de personnel dans les organisations4. Le concept de représentations sociales développé par Moscovici5 en 1961 a apporté des définitions explicatives de leur rôle dans le processus de construction du jugement social pouvant amener à des attitudes préjudiciables et des comportements discriminatoires. Toute personne traiterait l’information sociale vis-à-vis d’autrui à l’aide de croyances, de représentations à propos de certaines catégories d’individus ou groupes sociaux. Ces croyances seraient conçues au cours de notre apprentissage et de nos expériences sociales antérieures. Notre jugement ne serait pas déterminé par les caractéristiques objectives de l’individu, mais par la représentation que l’on a de la catégorie sociale à laquelle nous l’avons assigné6. Ceci viendrait nuire à la précision de notre jugement7 et de nos pratiques8. C’est en ce sens que les représentations de la maladie mentale peuvent apporter des éléments explicatifs des phénomènes d’exclusion professionnelle que subissent les personnes qui en sont atteintes.

Représentations de la maladie mentale

Les représentations de la maladie mentale désignent les croyances envers la maladie. Il s’agit de connaissances de sens commun, socialement construites et partagées qui sont donc nécessairement différentes du savoir médical et scientifique9. Les travaux sur ce sujet10, associés à ceux conduits dans le champ de la stigmatisation de la maladie mentale11, 12, procurent des données analogues sur les stéréotypes et offrent un cadre de compréhension général des représentations de la maladie mentale. Ce sont les notions de responsabilité dans le développement et le maintien de la maladie (manque de volonté et d’actions pour s’en sortir) et d’impact sociétal (perturbation de l’interaction sociale, comportements sociaux inappropriés, déviance sociale, dangerosité, isolement, exclusion de la communauté, inutilité dans le développement de la société) qui semblent présider la représentation. De mauvais pronostics de guérison sont également récurrents alors que la banalisation de la maladie mentale (c.-à-d. son aspect fréquent et universel) apparaît plus rarement. La revue de questions de Couture et Penn13 souligne la contrainte perçue par l’entourage qui se sent en devoir « d’autorité » et de « bienveillance » vis-à-vis de ces personnes du fait de leur présumée dépendance. En France, deux études sur les représentations de la maladie mentale ont été menées ces dernières années. L’une portait sur une population étendue (36 000 personnes)14 et l’autre sur un échantillon représentatif de la population française15. Elles ont montré des résultats concordants avec ceux de la littérature internationale en ce qui concerne notamment l’impact sociétal, la dépendance et le mauvais pronostic de guérison.

Selon Dixit10, ces représentations sociales de la maladie mentale laissent présumer une double fonction protectrice : d’un côté, les individus se croient protégés de la maladie mentale puisque les « malades » sont quelque part un peu responsables, de l’autre, l’aspect nuisible de ces personnes pour la société permet de justifier leur mise à distance et ainsi de s’en protéger.

Ces représentations et stéréotypes négatifs associés à la maladie mentale se diffusent notablement en contexte professionnel.

Représentations de la maladie mentale en contexte professionnel

Les incapacités psychiques généreraient plus de méfiance et d’inquiétude chez les employeurs que les incapacités physiques17, 18 ; il en découle moins d’intentions d’embauche19-22. Bon nombre d’études à travers le monde ont mis en évidence des jugements extrêmement négatifs de la sphère professionnelle au sujet des personnes présentant des maladies mentales en milieu de travail3, 22-34. D’une façon générale, ces études montrent que les employeurs ont tendance à considérer ces personnes comme agressives, dangereuses, étranges, imprévisibles, peu intelligentes, déraisonnables, peu fiables, sans maîtrise de soi et effrayantes. Ils expriment une série de préoccupations remettant en cause leur capacité à accomplir le travail demandé (manque de compétences, absentéisme, problèmes de qualité, de productivité, de performance au travail), à gérer les relations professionnelles (manque de compétences sociales et émotionnelles, menace pour la sécurité des employés ou clients), à s’adapter (mauvaise gestion du stress au travail) et considèrent les besoins d’accommodements[ii] comme coûteux.

Comme l’ont indiqué Shankar et coll.35, ces obstacles sont donc à la fois structurels et attitudinaux. Ils relèvent de croyances que Krupa et coll.30 ont synthétisées en cinq grandes catégories dans leur étude canadienne : l’incompétence ; la dangerosité et le caractère imprévisible (avec crainte d’une évolution délétère) ; le caractère non légitime de ce type de maladie (c.-à-d. motif d’absentéisme jugé moins crédible que les causes physiques) ; le travail serait mauvais pour la santé de ces personnes (trop fragiles pour supporter le stress professionnel) ; l’incompatibilité avec les besoins organisationnels. Les représentations négatives des employeurs à l’égard de ce public semblent constituer un des principaux freins à leur inclusion professionnelle explicable par une logique d’inadéquation à l’emploi.

La logique d’adéquation à l’emploi dans la procédure de recrutement

Le modèle du manque d’adéquation (The lack of fit model) développé par Heilman36 en 1983 a montré que les recruteurs cherchent des adéquations entre les caractéristiques qu’ils supposent nécessaires pour réussir dans le poste recruté (profil du candidat attendu) et celles qu’ils perçoivent chez le candidat (lors de son évaluation). Un manque d’adéquation entre les deux composantes expliquerait le rejet de la candidature. Un ensemble de recherches sur les processus psychologiques conduisant à la discrimination en situation de recrutement de personnel37 rend compte de mécanismes cognitifs implicites qui produisent des distorsions systématiques dans l’identification des prérequis pour l’embauche et dans l’appréciation des compétences professionnelles des candidats. Les représentations sociales interviendraient fortement dans l’idée que les recruteurs se font des caractéristiques du candidat « idéal ». Ils se forgent une image très précise du profil recherché, le plus souvent sans procéder à une analyse du poste de travail à pourvoir. Les profils attendus renverraient ainsi à des perceptions stéréotypées de l’efficacité au travail (pour tel poste, il faut posséder telles caractéristiques personnelles, caractéristiques le plus souvent déconnectées des compétences comportementales réellement prédictives de la réussite en emploi). Quant à l’évaluation des candidats, elle est faite au moyen de techniques dont la validité est extrêmement faible, notamment par des entretiens non structurés, propices à l’intervention de préjugés et de stéréotypes réducteurs et caricaturaux. Un phénomène de dilution des informations pertinentes au profit de perceptions stéréotypées conduit à un sentiment défavorable dirigé contre le candidat et vient biaiser notamment l’évaluation de ses compétences. C’est l’« effet de halo »38. Aussi, au-delà de l’influence qu’ils exercent sur les jugements et comportements émis, les stéréotypes ont aussi pour fonction de fournir des justifications à l’acte de rejet de la candidature.

Si l’étude des croyances vis-à-vis des caractéristiques nécessaires à la réussite professionnelle et des perceptions « déformées » de publics jugés « hors-norme » est nécessaire pour expliquer des phénomènes d’exclusion professionnelle, elle a cependant été peu investiguée sous l’angle de ce modèle d’inadéquation dans la situation singulière de l’embauche de personnes présentant des troubles psychiques. En France, un diagnostic de trouble psychique peut donner lieu, sur demande de la personne concernée, à l’obtention du statut de travailleur handicapé (reconnaissance en qualité de travailleur handicapé-RQTH). Il donne droit à des avantages spécifiques vis-à-vis de l’accès à l’emploi notamment. En effet, selon la loi du 10 juillet 1987, toute entreprise ou organisme employant au moins vingt travailleurs est soumise à l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés (OETH) à hauteur de 6 % de ses effectifs. Malgré sa lente progression, ce quota n’est toujours pas atteint. Même si la nature du handicap reste peu souvent divulguée à l’employeur, il a été constaté que les réticences des entreprises à embaucher des personnes en situation de handicap sont d’autant plus fortes pour les personnes atteintes de troubles psychiques39. Dans ce cadre spécifique, l’objectif de cette étude est d’identifier et de confronter :

  • les représentations d’employeurs quant au trouble psychique en général et au travail ;

  • leurs prérequis pour l’embauche dans leur propre organisation et dans le cadre de leur obligation d’emploi de travailleurs handicapés, d’une personne reconnue en qualité de travailleur handicapé (RQTH) pour des raisons de troubles psychiques.

Méthode

Présentation de l’échantillon

Cette étude s’inscrit dans une approche qualitative et exploratoire auprès d’un échantillon d’employeurs volontaires ayant un rôle actif et décisionnaire dans la procédure d’embauche au sein d’entreprises situées en France et soumises à l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés (OETH) selon la loi du 10 juillet 1987[iii]. Selon ces deux critères d’inclusion, des employeurs ont été ciblés et ont reçu un courrier électronique d’appel à participation éclairant les objectifs de la recherche et les modalités de l’entrevue. Vingt-neuf employeurs ont accepté d’être interviewés sur leur lieu de travail par une psychologue du travail. La taille de l’échantillon a été déterminée par le principe des saturations théoriques et du maximum de variation (seuil de redondance des informations recueillies)40. Les caractéristiques de l’échantillon (tableau 1) montrent que les 29 employeurs interrogés sont issus d’organisations de la fonction publique (34,5 %), d’établissements publics (31 %) et d’entreprises privées (34,5 %). Deux tiers de ces structures sont de grande taille (> 250 salariés), 24 % de taille moyenne (entre 50 et 250 salariés) et 10 % de petite taille (de 20 à 50 salariés). Parmi ces employeurs, 62 % sont des femmes, 57 % sont directeur(trice) ou responsable des ressources humaines, 36 % sont directeur(trice), gérant(e) ou responsable de sites et 7 % sont chargé(e) de mission handicap. Leur âge moyen est de 46 ans, la majorité d’entre eux (80 %) présente un niveau d’études universitaires principalement dans le domaine des sciences humaines et sociales (83 %), et une expérience moyenne de 12 ans dans l’activité de recrutement. L’échantillon est donc constitué de personnes confirmées dans cette activité.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon

Caractéristiques de l’échantillon

aDirecteur(trice) des Ressources humaines ou responsable des Ressources humaines

bDirecteur(trice) général(e)

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Procédure de recueil de données et de matériel

Un recueil individuel par entretien semi-directif a été effectué à l’aide d’un guide visant à renseigner les caractéristiques des répondants et de leur organisation, à identifier les représentations du trouble psychique en général et au travail, et les prérequis (critères indispensables et rédhibitoires) à l’embauche de personnes en situation de handicap psychique. Pour identifier les contenus représentationnels concernant le trouble psychique, nous avons utilisé la technique des associations libres préconisée par Wittenbrink et Schwartz41. Elle renvoie à une question simple contenant le mot inducteur dont on veut recueillir les représentations associées (c.-à-d. « Quels mots vous viennent spontanément à l’esprit quand vous entendez [mot inducteur] ? »). Ces associations libres « font apparaître les dimensions latentes qui structurent l’univers sémantique, spécifique des représentations étudiées et permettent d’accéder aux noyaux figuratifs de la représentation42 » (p. 31-32). Les données concernant les prérequis pour l’embauche ont été recueillies grâce à une question ouverte : « Quels sont les critères qui vous semblent indispensables et rédhibitoires à l’embauche d’une personne en situation de handicap psychique dans votre entreprise ? »

Procédure d’analyse de données

Les données ont été traitées par analyse de contenu catégorielle par trois chercheurs et de façon indépendante afin de dégager la logique sous-jacente du contenu. Nous avons identifié la structure des représentations recueillies en distinguant les constituants du noyau central de ceux du noyau périphérique8. Les éléments du noyau central sont considérés comme normatifs et stables (cadre de référence commun), résistants au changement et structurants et serviraient de référence aux jugements relatifs à l’objet de représentation. Ceux du noyau périphérique seraient flexibles et fonctionnels, moins impliqués dans les jugements que dans leur justification. Selon la méthode proposée par Moliner43, nous avons pris en considération deux critères dans l’analyse de la structure des représentations : l’indice de popularité[iv] et la co- occurrence[v] ou pouvoir que l’élément a d’organiser la signification de la représentation. Le contenu représentationnel a également été analysé dans sa composante affective (attitude par rapport à l’objet). Pour cela, les trois chercheurs ont affecté aux verbatim une direction ou polarité (connotation) positive ou négative à chaque énoncé et calculé l’indice de polarité (P)[vi] selon la méthode de De Rosa44.

Résultats

Représentations du trouble psychique

Le champ lexical a mis en évidence huit catégories dont la popularité, les cooccurrences et des extraits de verbatim sont présentés en tableau 2. Le noyau central de la représentation occupe 72 % de l’espace discursif. Il est constitué d’éléments tels que : 1) la maladie et les traitements ; 2) le dysfonctionnement psychique et la déficience cognitive ; 3) les problèmes d’attitudes et de comportements ; et 4) les difficultés pour l’entourage. Les quatre catégories restantes sont périphériques, elles renvoient : 5) aux notions de handicap, de différence et de difficultés pour la personne de façon générale ; 6) à la souffrance ; 7) à la dépendance aux autres ; et 8) à quelques aspects positifs comme la stabilisation possible de la maladie et des facultés intellectuelles supérieures. L’indice de polaritév (P) = -.96 indique que l’attitude vis-à-vis du trouble psychique est extrêmement négative avec 98 % d’énoncés à connotation négative.

Tableau 2

Représentations du trouble psychique en général

Représentations du trouble psychique en général

a Proportion de répondants ayant cité la catégorie sur 29 répondants

b Proportion d’énoncés dans la catégorie sur 100 énoncés

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Représentations du trouble psychique en milieu de travail

Le champ lexical a mis en évidence huit catégories dont la popularité, les cooccurrences et des extraits de verbatim sont présentés en tableau 3. Le noyau central de la représentation occupe 71 % de l’espace discursif. Il est constitué principalement des descripteurs liés aux difficultés générées sur l’entourage professionnel : 1) l’entreprise ; 2) les collègues ; et 3) les managers. Ces trois catégories représentent à elles seules plus de la moitié de l’espace discursif (54 % des énoncés). À ces difficultés s’ajoute la perception 4) d’un manque de compétence. Les autres catégories sont périphériques et relèvent : 5) du risque encouru par la personne à travailler ; 6) du fait que le travail lui-même peut-être provocateur de troubles ; 7) du mal-être et de l’instabilité de la personne ; et 8) de quelques initiatives possibles d’adaptation du travail. L’indice de polaritév (P) = -.85 indique que l’attitude vis-à-vis du trouble psychique en milieu de travail est très négative avec 92 % d’énoncés à connotation négative.

Critères de sélection requis

Le champ lexical a mis en évidence cinq catégories dont la popularité et des extraits de verbatim sont présentés en tableau 4. Elles renvoient principalement aux notions de performance : 1) performance à la tâche[vii] (69 % des interviewés) avec le caractère indispensable des compétences qui doivent être en adéquation avec le poste et l’aspect rédhibitoire des incapacités liées au trouble (problèmes cognitifs, dépendance…) ; 2) performance contextuelle[viii] (59 % des interviewés) où les capacités relationnelles et les comportements de loyauté et de conformisme apparaissent indispensables alors qu’une défaillance sur ces points serait rédhibitoire à l’embauche ; 3) la motivation (41 % des discours) avec une valorisation de la motivation intrinsèque et un rejet des motivations extrinsèques ou de l’absence de motivation (amotivation) ; 4) la détection de comportements à risque pour la sécurité des autres est aussi très saillante dans les discours (45 % de l’échantillon) et rédhibitoire à l’embauche. Enfin, de façon très anecdotique (3 %), la notion 5) d’adhésion au traitement et au suivi médical apparaît comme critère indispensable.

Tableau 3

Représentations du trouble psychique en milieu de travail

Représentations du trouble psychique en milieu de travail

a Proportion de répondants ayant cité la catégorie sur 29 répondants

b Proportion d’énoncés dans la catégorie sur 119 énoncés

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Tableau 4

Critères de sélection

Critères de sélection

a Proportion de répondants ayant cité la catégorie sur 29 répondants

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Synthèse et discussion

Représentations du trouble psychique : déviance sociale et préjudice sociétal

Les résultats rendent compte de représentations très majoritairement négatives. Les termes employés sont péjoratifs et dévalorisants et rappellent la conception biomédicale du handicap45. Dans cette conception individuelle, le trouble psychique est considéré comme une maladie, une anomalie en fonction d’un étalon de normalité, une « déviance » qu’il faudrait corriger. Au-delà de cette déviance, c’est aussi la notion de « préjudice ou dommage sociétal » qui préside la représentation. L’aspect nuisible de ces personnes pour la société serait principalement lié aux perturbations de l’interaction sociale et au fardeau pour l’entourage (craintes, méconnaissance, sentiment d’impuissance et lourdeur de la prise en charge). Cette notion de fardeau apparaît de façon plus saillante encore dans les représentations du trouble psychique au travail et toucherait tous les acteurs de l’organisation : managers, collègues et l’entreprise elle-même. C’est la notion d’incompatibilité avec le monde du travail qui est mise en avant avec des arguments de nature structurelle (pas de postes adaptés, impossibilité de faire face aux absences, à la mauvaise image que cela peut donner de l’entreprise). La méconnaissance vis-à-vis de ce type de troubles, l’incapacité à le gérer, la lourdeur de la charge liée à la dépendance et le risque encouru (c.-à-d. usure des collègues, management difficile, gestion du rejet) seraient perçus par les employeurs interrogés comme des difficultés transversales aux différents acteurs de l’organisation. Le fardeau organisationnel est complété par la perception d’un manque de compétences des personnes atteintes de troubles psychiques traduite pas des difficultés relationnelles et comportementales, d’adaptation ou encore cognitives rendant leur travail peu fiable.

Ces éléments rappellent les stéréotypes repérés notamment par Hayward et Bright12 en population générale ou par Krupa et coll.30 en population d’employeurs, à l’exception de l’attribution de responsabilité dans le développement et le maintien de la maladie, absente dans les discours des répondants de notre échantillon. Cette distinction apparaissait déjà dans les travaux menés en population française14, 15. En outre, le mauvais pronostic de guérison présent dans ces deux études françaises n’est pas observable dans notre recueil (de façon très anecdotique, un employeur évoque même l’inverse). Ces deux points plus avantageux sont accompagnés de quelques autres aspects positifs, très discrets, relevant la possible adaptation de l’environnement organisationnel. La croyance selon laquelle le travail serait mauvais pour la santé, déjà mise en évidence dans les travaux de Krupa et coll.30, apparaît également dans le noyau périphérique de la représentation du trouble psychique en milieu de travail. Cet élément peut donc jouer son rôle fonctionnel et être mobilisé comme une justification possible et socialement désirable (protéger la personne) du rejet professionnel éventuel.

L’impossible adéquation entre les exigences pour l’embauche et les représentations du trouble psychique

Concernant les critères de sélection requis par les répondants pour l’embauche d’une personne présentant un handicap psychique, trois d’entre eux ne présentent aucun caractère spécifique ou original. En effet, les compétences associées à la performance à la tâche (habiletés, connaissances, aptitudes), à la performance contextuelle (compétences relationnelles, loyauté, conformisme) ou encore la motivation sont le « pain quotidien » des recruteurs, quel que soit le type de candidat et de poste à pourvoir et renvoient aux représentations classiques de l’efficacité professionelle46. Le fait que le futur salarié soit en situation de handicap psychique ne semble donc rien changer aux critères de sélection habituels des employeurs. Deux critères plus spécifiques aux troubles psychiques s’ajoutent, ceux de l’aspect rédhibitoire des comportements à risque et l’exigence de suivre un traitement médical. Toutefois ce dernier critère, le plus spécifique de cette situation particulière de recrutement, n’est cité que de façon anecdotique.

La comparaison des représentations du trouble psychique en général et au travail et des critères de sélection, illustrée par la figure 1, laisse apparaître une impossible adéquation et le poids des représentations du trouble psychique, considéré comme un fardeau organisationnel. En effet, les représentations du trouble psychique sont proches des critères rédhibitoires et à l’opposé des critères jugés indispensables à l’embauche. Les perceptions de déficience cognitive et de manque de compétences sont en inadéquation avec l’exigence de performance à la tâche, les problèmes d’attitudes et de comportements viennent en contradiction avec les attentes en termes de performance contextuelle (compétences relationnelles, loyauté et conformisme) et nourrissent la crainte d’un des critères rédhibitoires : les comportements à risque. Enfin, la souffrance perçue apparaît antinomique à l’exigence de motivation (vs rejet de l’amotivation). À ce sombre tableau, la représentation de fardeau organisationnel où la personne atteinte de troubles psychiques est associée à un élément perturbateur et inapproprié au regard des difficultés qu’elle pose à l’environnement de travail, vient finaliser l’impression d’inadéquation à l’emploi décrite par Heilman36, et ainsi réduire les chances d’employabilité de ce public. Ce frein d’adéquation à l’embauche de personnes présentant des troubles psychiques a également été pointé par Shankar et coll.35 suite à leur étude sur une population de 28 employeurs au Canada. Les auteurs ont mis en évidence l’antinomie perçue par les employeurs entre les exigences et le contexte du travail (stress, pression du travail, interface vie de travail/vie hors travail, stigmatisation) et les capacités des personnes présentant un trouble mental (habiletés, comportements appropriés, motivations).

Figure 1

Illustration du manque d’adéquation entre les critères de sélection et les représentations du trouble psychique

Illustration du manque d’adéquation entre les critères de sélection et les représentations du trouble psychique

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Parmi les limites liées à cette étude, on compte notamment un petit effectif de sujets. Ces résultats mériteraient d’être confirmés par une approche quantitative sur une population plus étendue d’employeurs et en tenant compte du rôle des caractéristiques organisationnelles, et en particulier de la taille de l’organisation et du secteur d’activité. Néanmoins, le choix d’une approche qualitative et du traitement des données par l’identification de la structure de la représentation nous permet de pointer les éléments centraux sur lesquels il faudrait prioritairement intervenir pour faire évoluer la représentation des employeurs vis-à-vis du trouble psychique. Des perspectives d’action peuvent ainsi être dégagées à plusieurs niveaux :

  • le développement de l’apprentissage : la méconnaissance de la maladie mentale alimente le préjugé, à cet égard, des actions de développement de connaissances, d’éducation sur ces troubles, de formation, de mises en situation spécifiques visant à réduire le stéréotype (voir Whitley et Kite47 pour une recension) sont à encourager dans le milieu organisationnel. Ces actions visent à repousser les préjugés pour les remplacer par des informations plus pertinentes, mais nécessitent d’évaluer le niveau de stéréotype entretenu par le milieu de travail, sa motivation à réduire ce biais, et sa prise de conscience de l’écart entre ses valeurs (souvent non discriminatoires) et ses comportements (souvent discriminatoires) ;

  • perfectionner les pratiques de recrutement et d’intégration : la recherche d’informations centrées sur l’emploi et les comportements professionnels limite le poids des informations stéréotypées et permet de travailler/restaurer une possible adéquation entre le candidat et les exigences de recrutement. Le paradigme de l’ambiguïté développé par Dovidio et coll.48 a montré que les situations d’évaluation ambiguës et peu structurées facilitent le masquage des préjugés. L’analyse du travail et plus précisément du poste à pourvoir, les techniques des mises en situation de travail permettent une évaluation pertinente des compétences en situation. Aussi, les travaux de Bauer et coll.49 ont montré que l’ajustement de la nouvelle recrue est fortement lié aux pratiques de socialisation à la tâche et à l’équipe mises en place par l’organisation. Le développement des pratiques d’intégration est donc d’importance (voir Laberon50).

Pour conclure, cette étude semble confirmer la nécessité mise en avant par Shankar et coll.35 de développer des approches centrées sur l’organisation. À cet égard, l’identification des attentes, des besoins et des appréhensions des organisations et de leurs acteurs, le développement des ressources organisationnelles, managériales et collectives, l’accompagnement à une réflexion collective autour d’un positionnement éthique, le développement de ressources partenariales, apparaissent comme des pistes de recherche et d’intervention indispensables. Elles contribueraient à préparer les organisations et leurs collectifs à accepter le caractère universel des « incapacités » et la variabilité de la santé (mentale) pour développer un environnement professionnel plus inclusif.