Corps de l’article

Introduction

La pandémie de COVID-19 a affecté la vie des personnes et le fonctionnement de la société dans toutes les régions du monde (Usher et al., 2020). Devant l’urgence de freiner la propagation du virus, plusieurs mesures ont été rapidement mises en place par les gouvernements et les autorités de santé publique, malgré l’absence de données probantes solides sur leur efficacité et sur leurs effets indésirables (Gostin et Wiley, 2020).

Dans ce contexte, l’innovation et la production de connaissances se sont faites à un rythme accéléré afin de répondre aux besoins nombreux des différents acteurs du système de la santé. De même, plusieurs organismes subventionnaires ont rapidement annoncé des programmes de financement de projets pour soutenir l’innovation ou rassembler des connaissances existantes afin d’intervenir rapidement avec les ressources déjà déployées. La synthèse de connaissances sous toutes ses formes est une méthodologie permettant de répondre au besoin de connaissances des décideurs (Tricco et al., 2018).

Les méthodologies de synthèse classiques (revues systématiques, méta-analyses) peuvent s’avérer difficiles à entreprendre dans un contexte d’urgence sanitaire en raison de leur complexité et risquent de s’éloigner de la réalité de la problématique à laquelle elles tentent de contribuer. En effet, une étude de cohorte suivant les auteurs de revues systématiques (n=576) a démontré qu’elles ont pris un temps médian de 2,78 années à être publiées et que près d’un quart (22,6 %) des revues ne sont pas publiées après huit ans (Runjic et al., 2019). Les revues rapides constituent une alternative pertinente aux revues systématiques classiques lorsqu’une décision doit être prise en contexte d’urgence. Une revue rapide se distingue d’une revue systématique puisqu’elle simplifie ou omet certaines étapes, telles que le nombre restreint de bases de données consultées, la période restreinte de publication des études, le nombre minimum d’évaluateurs pour chaque référence ou l’inclusion facultative de la littérature grise, mais demeure une méthode rigoureuse (Garritty et al., 2020). Par ailleurs, plusieurs décisions dans le domaine de la santé sont complexes et requièrent un engagement de la part de différentes parties prenantes afin de proposer des solutions réalistes et acceptables. Dans le cas des revues rapides, engager significativement les parties prenantes constitue un enjeu de taille en raison du temps limité, particulièrement dans le contexte de la COVID-19 (Tricco et al., 2020).

Le but de cet article est de présenter une démarche méthodologique pour réaliser une synthèse des connaissances par paliers dans un très court délai, tout en favorisant l’engagement des parties prenantes.

Sources d’information

L’information qui permet de soutenir cet article méthodologique est tirée d’un projet de synthèse des connaissances pour répondre rapidement à un problème clinique identifié au cours de la pandémie de COVID-19. Le projet, financé à la fin mai 2020 par les Instituts de recherche en santé du Canada, devait présenter un rapport préliminaire des résultats 1 mois plus tard (Gagnon et al., 2020a). Le rapport final devait être produit 6 mois après le début du projet (Gagnon et al., 2020b). Les objectifs de cette synthèse de connaissances étaient d’évaluer l’efficacité et d’identifier les caractéristiques des interventions numériques pour prévenir, détecter et gérer les problèmes de santé mentale chez les personnes vivant avec une maladie chronique. Une approche par paliers a été privilégiée afin de rendre rapidement disponibles les données pour l’intervention clinique et améliorer la pertinence des données. Impliquant des utilisateurs de connaissances et parties prenantes à des moments clés du processus, cette approche a utilisé successivement des méthodes de revue rapide, d’atelier de discussion, de consultation Delphi et de méta-analyse. L’approche est qualifiée « par paliers » puisque les auteurs ont complété chaque étape avant de passer à la suivante et que la question de recherche se précisait au fur et à mesure, tout en offrant des résultats à chaque palier pour répondre aux besoins de connaissances. La figure 1 présente le diagramme de l’approche utilisée et une ligne du temps.

Figure 1

Approche méthodologique et ligne du temps

Approche méthodologique et ligne du temps

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planification et ressources humaines 

La composition de l’équipe de recherche a été planifiée afin de couvrir les expertises nécessaires pour chaque étape et est présentée au tableau 1.

Première étape : revue rapide de la littérature. Nous avons d’abord réalisé une revue rapide des revues de littérature publiées en suivant les lignes directrices du Cochrane Handbook et du Cochrane Rapid Reviews Methods Group (Garritty et al., 2020; Higgins et al., 2019). Les étapes tirées des lignes directrices pour les revues rapides de la littérature sont résumées dans le tableau 2. Les revues de littérature concernant des interventions numériques pour prévenir, détecter et gérer les problèmes de santé mentale chez les personnes atteintes d’une maladie chronique, publiées après 2010 en anglais, français ou espagnol, ont été identifiées. L’élaboration de la stratégie de recherche a été effectuée en collaboration avec une experte en documentation et des utilisateurs de connaissances. L’application des critères d’inclusion a été effectuée par deux évaluateurs de façon indépendante. L’extraction des données a été réalisée par un évaluateur novice et revu par un réviseur expérimenté en utilisant l’application web DistillerSR (Evidence Partners, 2011). Des 2153 références identifiées, 35 revues de littérature ont été retenues et les informations extraites. Les résultats de cette première étape ont permis une synthèse pour quatre sous-populations : les personnes ayant des maladies chroniques physiques, les personnes affectées par un cancer, les enfants et les jeunes, et les personnes présentant plusieurs problèmes de santé mentale en concomitance. L’efficacité des interventions numériques a pu être démontrée pour les personnes ayant une maladie chronique physique ou un problème de santé mentale et pour les personnes présentant un cancer, mais les données probantes étaient insuffisantes pour soutenir leur utilisation chez les populations pédiatriques (Sasseville et al., 2021).

Tableau 1

Ressources humaines, expertises et responsabilités

Ressources humaines, expertises et responsabilités

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Tableau 2

Étapes d’une revue rapide de la littérature selon les recommandations de la Collaboration Cochrane

Étapes d’une revue rapide de la littérature selon les recommandations de la Collaboration Cochrane
Adapté de Garritty et al. (2020)

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Deuxième étape : atelier de discussion. Puisque la revue rapide couvrait un large corpus de connaissances, le but de l’atelier de discussion était d’orienter l’équipe de recherche sur les besoins plus précis des utilisateurs de connaissances. À la suite de la revue rapide, un rapport préliminaire et une infographie résumant les résultats ont été produits (Gagnon et al., 2020a). Ces documents ont été partagés avec 10 utilisateurs de connaissances experts en organisation des soins de santé mentale (ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, Institut national d’excellence en santé et services sociaux, Centre intégré de santé et services sociaux) afin de pouvoir discuter des résultats et orienter les étapes subséquentes. Une présentation par l’équipe de recherche, un partage des expériences, une séance de questions et une identification des besoins en connaissances ont été les activités effectuées durant cette rencontre virtuelle. À la suite de cette rencontre, une liste des besoins en connaissances a été produite et validée auprès des participants.

Troisième étape : consultation Delphi. Afin de répondre plus spécifiquement aux besoins des utilisateurs de connaissances, la liste des besoins a été transformée en neuf questions de recherche potentielles. Une consultation Delphi électronique en trois rondes a été développée dans une plateforme de collecte de données en ligne (REDCap) (Harris et al., 2019; Keeney et al., 2011). Le questionnaire en ligne utilisé durant la consultation demandait à chaque participant d’évaluer trois critères soit l’importance, la pertinence et l’acceptabilité de chaque question de recherche sur une échelle Likert à 5 niveaux dans le contexte de la COVID-19. À la fin de la deuxième ronde, les participants ont également classé les neuf questions selon leur importance (1 : la plus importante, 9 : la moins importante). L’échantillon d’utilisateurs de connaissances de l’étape 2 a été bonifié par une stratégie de recrutement boule de neige (n=16) et a répondu entièrement aux deux rondes sans attrition. Les critères ont atteint consensus à la fin de la deuxième ronde, donc la troisième ronde n’a pas été effectuée. La consultation Delphi a permis d’établir un consensus complet et uniforme concernant les trois critères d’évaluation pour les neuf questions, ne permettant pas de prioriser ou de départager les questions selon leur importance, leur pertinence ou leur acceptabilité. Le classement en ordre d’importance a, quant à lui, permis d’identifier une question largement prioritaire, soit : « Quels sont les types d'interventions numériques les plus efficaces pour la prise en charge des problèmes de santé mentale et de maladie chronique concomitants chez la population adulte ? »

Quatrième étape : analyse secondaire des études primaires. Une analyse secondaire des études primaires incluses dans les revues de littérature de la première étape a été la méthode utilisée pour répondre à la question identifiée par les utilisateurs de connaissances. L’analyse des études primaires (n=708) a permis d’identifier 121 études d’intervention numériques randomisées contrôlées chez les patients présentant des problèmes de santé mentale concomitants à une maladie chronique. Les méthodes d’évaluation des critères d’inclusion et d’extraction des données ont été réalisées de la même manière qu’à la première étape. Les moyennes standardisées pour cinq résultats d’intérêt ont été extraites : anxiété, dépression, qualité de vie, détresse psychologique, et stress post-traumatique. Une nouvelle classification des interventions numériques a également été élaborée, testée et appliquée aux 121 études. Cette classification propose de classer chaque intervention selon 10 systèmes (p. ex. Internet, téléphone mobile) et cinq fonctions (p. ex. communication, thérapie, gestion). Les données de moyenne ont été extraites dans un document Excel pour la gestion de la base de données et les méta-analyses ont été effectuées dans le logiciel R, en utilisant le D de Cohen (Higgins et al., 2019). Les résultats démontrent que, pour les cinq résultats d’intérêts identifiés, les interventions numériques sont plus efficaces que les soins usuels, peu importe le type, le système ou la fonction. Cependant, les analyses dénotent une hétérogénéité entre les interventions et des analyses de sous-groupes devront être effectuées pour améliorer la précision des résultats (Gagnon et al., 2020b).

Discussion

L’approche par paliers utilisée dans le cadre de cette synthèse des connaissances a permis de mobiliser les ressources des différentes équipes afin d’émettre des recommandations préliminaires rapidement (30 jours suivant l’octroi de la subvention) et de préciser les analyses selon les besoins des utilisateurs de connaissances. Toutefois, la rapidité de la séquence et de l’exécution des méthodes a également mis en lumière des faiblesses méthodologiques dans la conception et l’application des méthodes.

Première étape. La méthodologie de revue rapide de littérature a été respectée et l’expérience de la co-investigatrice principale (AL) a permis de mettre en place rapidement la stratégie de recherche et l’application des critères d’inclusion dans la plateforme collaborative DistillerSR. Pour l’équipe d’évaluateurs, la majorité d’entre eux en était à leur première expérience de revue de littérature et un temps considérable a été nécessaire de la part des chercheurs seniors afin de répondre aux questions et effectuer la formation en continu des évaluateurs avec moins d’expérience. Bien que l’équipe de recherche ait inclus plusieurs personnes ayant une expertise variée, une équipe de recherche minimale pourrait inclure un chercheur expérimenté en synthèse de littérature et un professionnel de recherche. Un prétest réalisé sur 10 références et une rencontre ont permis de résoudre les conflits par la clarification et des changements mineurs aux critères d’inclusion. La plateforme Microsoft Teams (Microsoft, 2021) a également permis aux membres de l’équipe de communiquer les informations importantes et aux chercheurs expérimentés de répondre rapidement aux questions de l’équipe d’évaluateurs. Grâce aux ressources humaines mobilisées et aux outils de communication, l’évaluation par deux évaluateurs des 2320 références a été effectuée en quatre jours et l’extraction des données des 35 revues systématiques s’est effectuée en deux jours. Cependant, les difficultés rencontrées ont nécessité de retourner dans les écrits pour valider ou extraire des informations lors des analyses. La nature générale des objectifs de recherche de la première étape nous a amenés à des résultats de synthèse à la fois quantitatifs et narratifs. Ces résultats hétérogènes n’ont permis que d’émettre des recommandations générales concernant des sous-populations d’intérêts.

Deuxième étape. L’atelier de discussion avec les utilisateurs de connaissances a permis d’effectuer un premier transfert des connaissances auprès d’acteurs pertinents du réseau de la santé et des services sociaux et de collecter des propositions quant aux questions prioritaires à approfondir pour la prochaine étape du projet. Cependant, étant donné les délais très courts de ce projet, il n’a pas été possible de faire une deuxième rencontre avec les utilisateurs de connaissances. Une rencontre supplémentaire aurait permis de confirmer les données collectées, spécifier les questions et explorer plus en profondeur les thèmes abordés.

Troisième étape. La consultation Delphi a permis d’atteindre un consensus maximum pour les critères de pertinence, d’importance et d’acceptabilité des questions dans le contexte de la COVID-19. Ce résultat a surpris l’équipe de recherche qui avait émis l’hypothèse que l’utilisation de trois critères d’évaluation aurait permis de mieux départager les questions. L’utilisation d’une question de classement a été introduite à la deuxième ronde afin de réduire l’impact de ce résultat. Il est difficile d’identifier directement la source de l’effet plafond de la consultation Delphi pour toutes les questions. Une hypothèse est que les questions et l’échelle n’étaient pas adaptées à une population d’utilisateurs de connaissances. Des pistes d’amélioration de la qualité des résultats pourraient être d’utiliser une échelle Likert unipolaire plutôt que bipolaire et d’avoir plus de niveaux avec un point supérieur formulé comme une position extrême, afin d’encourager une réponse ne se trouvant pas dans les extrêmes (Dillman, 2011; Keeney et al., 2011). Cependant, puisque les participants au Delphi ont également participé à l’élaboration des questions, le fait que l’ensemble des questions ait reçu un fort appui est plausible. L’ordonnancement des questions s’est toutefois avéré une solution efficace puisqu’il a permis d’identifier une question de recherche dominante. Tous les participants ont répondu aux deux rondes de consultation dans les délais accordés. Les stratégies mises en place afin de réduire le taux d’attrition ont été les rappels planifiés, les courriels de sollicitation personnalisés, les questionnaires personnalisés et le court délai entre les consultations (processus total en 14 jours) (Dillman).

Quatrième étape. L’analyse secondaire des études incluses dans les recensions des écrits de la première étape a permis d’explorer la question de recherche identifiée par le groupe d’utilisateurs de connaissances. Des méta-analyses nécessitent que les données de moyenne, d’écart-type et d’instrument de mesure soient extraites de façon précise. Lors de l’extraction des données, il a été décidé de demander aux évaluateurs d’extraire les résultats en entier dans une boîte de texte libre au lieu d’extraire seulement les valeurs correspondant aux données nécessaires. Par conséquent, il a été nécessaire de faire deux extractions de données et, vu le nombre d’études incluses (n=121), cette décision a nécessité approximativement 40 heures de travail supplémentaires. L’utilisation d’une grille de saisie de données sur une plateforme collaborative (p. ex. Microsoft Teams ou Google sheet) ou directement sur la plateforme DistillerSR aurait permis d’effectuer le travail d’extraction de manière optimale. Une limite importante de la méthodologie qui a été utilisée est que le choix de cinq catégories de résultats effectué à la planification du processus d’extraction réduit la capacité de fournir un portrait entier de la situation.

Implications et conclusion

Une approche par paliers a permis à l’équipe de recherche de répondre rapidement aux besoins des utilisateurs de connaissances tout en assurant la pertinence et la qualité des conclusions à chaque étape du projet. L’emploi de méthodologies complémentaires a permis une flexibilité et une rapidité dans la production de connaissances pertinentes pour les utilisateurs de connaissances. La composition de l’équipe de recherche en relation avec les objectifs de chaque étape a permis un processus agile et efficace. L’utilisation de plateformes collaboratives pour effectuer les tâches de sélection des études et d’extraction (DistillerSR) et d’écriture des manuscrits et des rapports (Microsoft Teams) a permis de favoriser la communication et la transparence du processus. Un processus de production de connaissances rapide est plus vulnérable aux risques de biais méthodologiques. Toutefois, la composition de l’équipe et l’utilisation efficace d’outils collaboratifs sont les éléments clés afin de réduire les risques et assurer la pertinence pour les utilisateurs de connaissances.