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1.

L’expansion impériale européenne qui commence au début du xvie siècle et accompagne la première phase du capitalisme naissant, c’est-à-dire sa phase commerciale, présente, en ce qui concerne le mouvement des personnes, des caractéristiques particulières suivant les continents, voire les contrées, dans lesquels se produit cette expansion. Ainsi, bien que les flux de personnes prennent surtout la direction du centre européen vers ses périphéries asiatique, africaine et, surtout, américaine, un mouvement de personnes se développe entre l’Afrique noire et les Amériques, autrement dit d’une périphérie vers une autre périphérie. Je fais, bien entendu, référence ici au gigantesque mouvement de personnes provoqué par la redécouverte de l’esclavage au début même du capitalisme et dont la cause ou la raison se trouve dans le besoin d’une nombreuse main d’oeuvre dans des plantations d’espèces tropicales ou semi-tropicales qui se développent bientôt en Amérique (coton, tabac, sucre, pour l’essentiel). Lorsqu’il s’agit du mouvement de personnes du centre européen vers ses périphéries il faut distinguer — et la distinction, on le verra, est lourde de conséquences —, ce que l’on peut appeler, dans un cas, un flux de gestionnaires, dans l’autre un flux de migrants. Dans le premier cas, l’objectif est la création, sur place, de centres de gestion coloniale — dont la figure typique est le comptoir —; dans le deuxième, l’objectif est l’occupation et l’exploitation directe du territoire colonial. Ce qui caractérise l’expansion impériale européenne dans les Amériques — et ce, à la différence des périphéries africaines et asiatiques[2] — est l’occupation et l’exploitation directe du territoire par l’installation de migrants d’origine européenne — doublées, certes, dans les contrées tropicales et semi-tropicales, situées, toutes, dans l’est des Amériques depuis le sud des États-Unis jusqu’au sud du Brésil — d’un flux de travailleurs agricoles noirs sous le régime de l’esclavage. L’euphémisme utilisé communément pour désigner ce phénomène est celui de « colonisation de peuplement », comme si cette colonisation se faisait dans des territoires vierges. Un autre aspect important pour saisir le destin de ces mouvements de personnes dans la périphérie américaine concerne la forme ou le genre d’occupation du territoire qui sera soumis à une nouvelle occupation et à une nouvelle exploitation, autrement dit la forme ou le genre d’occupation indigène. Tandis que l’ouest tropical et semi-tropical des Amériques — c’est-à-dire depuis le nord du Mexique jusqu’au sud du Pérou — est occupé et exploité par de vastes empires indigènes, le reste des Amériques est « sous-développé » et occupé par des populations relativement éparses et peu nombreuses. Les migrants européens qui se sont installés dans les Amériques se sont donc trouvés dans deux situations différentes : ou bien avec des populations indigènes bien organisées et relativement « développées » — les empires aztèque, maya et inca, tout particulièrement — (situation 1) ; ou bien dans des espaces peu peuplés et occupés par des populations relativement « sous-développées », faibles du point de vue de leur organisation politique, économique et culturelle — l’Amérique du Nord, le Brésil et le sud de l’Amérique du Sud, c’est-à-dire ce qui deviendra le vice-royaume du Rio de la Plata[3] (pour l’essentiel, l’Argentine actuelle) (situation 2). Si dans tous les cas l’occupation des territoires indigènes a passé par l’utilisation de la violence — depuis la destruction militaire des grands empires précolombiens jusqu’aux récents massacre et expulsion de populations indigènes dans le sud de l’Argentine (campañas del desierto au début du xxe siècle) et autres formes de génocide —, les deux situations paradigmatiques dans lesquelles se sont trouvés les migrants d’origine européenne ont eu des conséquences différentes. Dans la situation 1, l’existence d’une population indigène nombreuse, bien organisée du point de vue politique et économique et avec de fortes traditions culturelles n’a rendu possible qu’une société duelle, la couche de colons et de commerçants d’origine européenne se superposant à la population indigène bien qu’articulant sur elle un rapport de domination. Dans la situation 2, cette couche peut créer une société homogène dans un espace assez facilement vidé de ses habitants — dans plusieurs cas, nomades. Pendant plus de deux siècles, ces colons et commerçants d’origine européenne ont créé et développé des nouvelles formes d’organisation économique et politique ainsi que des nouvelles institutions culturelles qui ont fourni des nouvelles possibilités d’expérience et des cadres nouveaux pour l’interprétation de cette expérience. Bien entendu, les sociétés ainsi construites portent la marque des situations d’origine.

Durant la période qui comprend le dernier quart du xviiie siècle et le premier quart du xixe siècle, profitant des profonds bouleversements qui affectent les métropoles, ces colons et commerçants — auxquels s’est ajoutée une élite native d’administrateurs et de professionnels —, forts de leurs expériences d’autonomie et de leurs institutions particulières brisent leurs liens politiques de dépendance avec les métropoles, à une notable exception cependant, celle des colons, des commerçants, et de l’élite d’administrateurs et de professionnels d’origines anglaise et française qui occupent le Haut et le Bas-Saint-Laurent[4]. Dans tous les cas, cette rupture de liens se fait par la violence, dans des guerres ou des campagnes dites de « libération nationale » — lorsque, en fait et réellement, les nations ainsi « libérées », loin de préexister à ces guerres et à ces campagnes, en ont été la conséquence. L’exception de ces colons du Bas et du Haut-Saint-Laurent est d’autant plus remarquable que la seule guerre qu’ils ont connue a été une guerre entre eux — en fait, la seule guerre notable qui a eu lieu dans les Amériques entre puissances coloniales[5]. L’issue de ce conflit est connue : les colonisateurs français de l’Amérique du Nord deviennent les seuls colonisateurs colonisés des Amériques. Une société duelle — et il s’agit de l’hypothèse centrale de ce texte — s’installe alors dans la seule colonie importante qui survit dans les Amériques : le « Canada » (situation que l’on a appelée, si poétiquement, les deux solitudes), sauf que cette dualité ne superpose pas bien qu’elle demeure dans le cadre d’un rapport de domination, une couche d’origine européenne à une population indigène — comme dans les situations de type 1 —, mais une couche d’origine européenne, anglaise, à une couche aussi d’origine européenne, française. La seule tentative entreprise par cette dernière pour briser ce lien de domination connaîtra, on le sait, l’échec : la « Révolte des Patriotes » en 1837-1838. L’autonomisation politique des colonies américaines d’origine européenne, autrement dit l’émergence de nouvelles nations dans la plupart des territoires au sud du Canada inaugure, du point de vue des mouvements de personnes, une toute autre dynamique. D’une part, s’accélère et s’approfondit les processus d’occupation et d’exploitation de territoires indigènes[6] ; d’autre part, et ce, surtout à partir du dernier quart du xixe siècle, commence un nouveau cycle de transfert de personnes en provenance encore surtout de l’Europe — bien que non pas toujours exclusivement — mais d’une nature radicalement nouvelle : un transfert de travailleurs « libres » (ouvriers) demandé par les processus d’industrialisation qu’entame le capitalisme dans sa deuxième phase. Ce qu’on appelle « le flux d’immigrants »[7].

Voilà, en quelques esquisses, la toile de fond de la lecture que j’ai entrepris de l’important ouvrage de Joseph Yvon Thériault, Critique de l’américanité. La toile de fond, c’est-à-dire ce sur quoi se détachent, dans ma lecture, les analyses de la Critique. Deux postulats méthodologiques peuvent justifier l’usage de ces esquisses : d’abord, et en plein accord avec Thériault, la conviction suivant laquelle l’histoire constitue une dimension substantielle que l’on ne peut pas évacuer sans s’interdire de penser l’avenir (Thériault, 2002, p. 173) — et avant celui-ci, je dirai, le présent lui-même. Les esquisses qui font cette toile de fond sont celles d’une histoire ou, plutôt, de situations, de conditions dans lesquelles ou sous lesquelles ont pu se tracer des parcours historiques pour ces « colonies de peuplement » des Amériques — dont celle de la Nouvelle-France. Mais, deuxième postulat, ce sont aussi ces autres parcours historiques qui aident à comprendre celui que nous voulons comprendre, et ceci autant grâce à leurs ressemblances ou analogies qu’à leurs différences[8]. Loin de moi l’idée de réaliser des comparaisons systématiques — le projet échapperait autant à mes intentions qu’à mes possibilités. Demeure pourtant que d’une manière parfois explicite mais le plus souvent implicite, c’est ce contexte plus vaste de la colonisation des Amériques et de ses avatars qui est le lieu d’inscription de ma lecture de l’ouvrage de Thériault.

2.

Quel est le thème de cet ouvrage? C’est le dernier avatar (à ce jour) dans l’(auto)-définition — (auto)-construction — de l’identité des Québécois, à savoir l’« américanité ». Depuis les années 1970, en effet, à la liste connue d’identités se serait encore ajoutée une autre : Français, Canadiens, Canadiens français, Québécois, enfin Américains (sans compter, bien entendu, celles qui s’attachent aux régions « périphériques » d’appartenance : Acadiens, Ontarois, Franco-Manitobains, etc.). Mais, comme le titre de l’ouvrage l’indique, c’est à une critique de cette définition/construction qu’il se consacre, donc à la critique d’une (auto)-représentation. L’importance de cette représentation découle d’un postulat majeur : il faut concevoir l’histoire des représentations comme partie intégrante de la dynamique historique elle-même. Postulat qui se précise — et la précision vient de Rosanvallon — sans que la représentation soit conçue ni comme « pensée libre », ni comme « pensée soumise » (Thériault, 2002, p. 267). Mais l’ouvrage de Thériault va bien au-delà d’une critique de cette représentation — aussi importante soit-elle ; les arguments critiques s’étendent à des aspects cruciaux de certaines théories de la modernité (deuxième partie) ainsi qu’à la problématique du rapport entre peuple, ethnie et nation (troisième partie).

Qu’est-ce que l’« américanité »? Sur la toile de fond de ma lecture, elle ne devrait, et ne pourrait être que le nom de la représentation que se sont donné d’eux-mêmes et construit, surtout au cours de leurs expériences d’autonomisation, les membres de ces « colonies de peuplement » qui se sont implantées dans les Amériques. Mais ces expériences d’autonomie ont été — on l’a vu — si diverses que — et Thériault ne manque pas de le rappeler — c’est, si l’on veut conserver le terme, plutôt à une américanité différenciée que l’on a réellement affaire. Or, et voilà un des premiers constats de Thériault, c’est une telle américanité différenciée que la nouvelle américanité québécoise contestera — je dirais plutôt ignorera. Pire : non seulement elle effacera les différences, mais elle fera d’une forme particulière d’américanité — celle des colons de la Nouvelle-Angleterre — la seule forme pensée d’américanité. Bien paradoxalement sans doute car autant dans la référence à l’Amérique française dans l’« ancienne » représentation canadienne-française que dans l’idée de « québécitude » des sociologues de la révolution tranquille, l’idée d’une américanité différenciée était cruciale dans l’autoreprésentation des colons d’origine française. L’aplanissement des différences ne conduirait pas cependant très loin dans (l’idéologie de) cette américanité : dès qu’il s’agit d’en donner les critères, elle devient « un fourre tout », pire « un concept-poubelle » (Thériault, 2002, p. 23). Je rappelle rapidement les quatre grands thèmes dans lesquels, suivant Thériault, la (nouvelle) américanité québécoise se pense, ou essaie de se penser : (1) comme être américain ; (2) comme adaptation matérielle ; (3) contre l’européanité ; (4) comme parcours de sociétés neuves. Je rappelle aussi ou, plutôt, je résume les « impasses » auxquelles conduisent, selon Thériault, les quatre formes d’identité pensées dans ces thèmes : (1) l’être déraciné, de nulle part, que dénotera la représentation de cette américanité — idée d’autant plus saugrenue que le Québec est vu comme un « cas d’espèce » par des intellectuels non québécois lorsqu’il s’agit de réfléchir aux phénomènes d’imbrication identité/culture/politique ; (2) l’être technocrate, utilitariste et consommateur — voire l’être essentiellement défini par sa capacité d’adaptation technique ou matérielle à des conditions territoriales — idée d’autant plus discutable qu’elle fait de la modernisation technique un phénomène purement « américain », c’est-à-dire étatsunien, et que, d’autre part, à tout prendre, l’adaptation au Nord en ferait une caractéristique particulière, un trait distinctif plutôt que la marque d’une ressemblance avec le phénomène « américain » ; (3) l’être américain, c’est-à-dire non européen ou, mieux, qui a rejeté l’« européanisé » — ce qui oblige, vu que l’histoire du Canada français semble tourner le dos plutôt à l’Amérique, à introduire l’hypothèse en quelque sorte ad hoc d’une élite vivant dans une idéologie canadienne-française européanisée et, par là, coupée d’un peuple, lui, américanisé ; (4) l’être nouveau, celui de sociétés neuves dont l’exemple ou le paradigme serait justement l’être américain — lorsque les historiens ne peuvent pas manquer de noter (G. Bouchard, par exemple) que l’affirmation québécoise relève plus d’une continuité, canadienne-française, que d’une idéologie de recommencement, américaine.

Est-ce réellement un « fourre-tout », voire un « concept-poubelle » — dans le sens « d’un ramassis hétéroclite d’énoncés dont on réussit difficilement à trouver la forme » (Thériault, 2002, p. 23) — cette représentation d’une américanité ? N’y a-t-il pas dans l’idée d’un être déraciné, qui a dû faire face à des conditions matérielles exigeantes dans un continent à peine exploré, à peine conquis, et qui s’est retourné contre ses vieilles appartenances européennes lors de son expérience d’autonomisation, bref l’être « nouveau » de sociétés « nouvelles », une forme cohérente d’autoreprésentation de ces colons venus construire aux Amériques des « colonies de peuplement »? Et, surtout, il va presque de soi, de ces colons qui se sont trouvés dans la situation 2, situation partagée, on l’a vu, autant par les colons de la Nouvelle-France que de la Nouvelle-Angleterre ? Mais, en fait, ce n’est pas tellement par ce qu’elle affirme que l’américanité attire les foudres de la critique de Thériault mais par ce qu’elle rejette : dernier avatar (à ce jour) du processus d’autoconstruction identitaire, l’américanité serait cette représentation dominante au Québec depuis surtout les années 1980 — bien que « née dans la poursuite du projet technocratique des années 1960 » (Thériault, 2002, p. 24), qui abandonne dans l’Histoire — comme récit, comme discours, donc comme conscience — ce qui faisait la spécificité de l’histoire du peuple canadien-français, à savoir son « intention » nationale, son projet de nation — et qui, donc, par là même, abandonne l’Histoire elle-même ou, en tout cas, cette Histoire des représentations qui est partie intégrante de toute dynamique historique. C’est pourquoi elle serait, d’emblée et surtout, « idéologie anti-canadienne-française », coupure entre « nation ethnique et nation civique », rejet de la nation ethnique — au nom, d’ailleurs, d’un anti-essentialisme. La critique de Thériault se développera alors surtout autour de deux thèmes ou, plutôt, de deux problématiques : celle de l’« intention » nationale (troisième partie) ; celle de la perspective théorique dans laquelle l’idéologie de l’américanité s’inspire pour penser une histoire sans pensées, comme procès sans sujet (deuxième partie).

Qu’est-ce que Thériault reproche à cette perspective théorique ? Il voit dans l’idée de l’être « nouveau », « sans filiation », « créateur d’une société neuve où tous les possibles sont permis » non seulement l’être pensé par (l’idéologie de) l’américanité mais encore celui d’un contractualisme artificialiste qui reviendrait aujourd’hui dans la description de l’être postmoderne (Thériault, 2002, p. 166-167). L’américanité ferait du Québécois un être sans filiation ou, plutôt, évacuerait sa filiation au profit d’une lecture dans laquelle son histoire ou, mieux, sa dialectique historique ne serait autre que celle des institutions dans lesquelles il se trouve à faire sa vie. Or, pour Thériault, il y a dans cette idée une double faille : d’une part, et comme la « réalité » elle-même l’aurait montré — en particulier dans les « échecs » des projets politiques présupposant une telle idée de l’homme —, un tel être est un mythe. Bien que ce mythe ne soit pas arbitraire, bien au contraire, il trouverait ses assisses dans la dissociation de plus en plus poussée dans la modernité entre « système » et « monde vécu[9] », il ne perd pas pour autant sa condition de mythe et, ce qui est plus important, de mythe qui empêche de penser la dialectique entre « système » et « monde vécu », entre rationalité instrumentale et culture, entre procès systémiques et tradition. On peut dès lors bien saisir la manière dont Thériault envisage la problématique de l’« intention » nationale, du « projet » de nation : loin d’être l’homme sans filiation, ne répondant comme dans la perspective contractualiste classique qu’à ses pulsions primaires d’être de besoin, mû par une pure rationalité instrumentale et assujetti à la logique des procès systémiques, bref loin d’être l’homme « américain » — celui de l’(idéologie de l’) américanité —, le Québécois ne pourrait pas s’identifier sans rencontrer sa filiation, et dans cette filiation la permanence d’une « intention » — celle qui s’exprime dans un projet de nation. Cette « intention » ne pourrait dès lors être que l’incontournable de sa problématique identitaire.

3.

Dans l’introduction à la troisième partie de l’ouvrage, Thériault signale le caractère « essentiellement déconstructiviste » de sa démarche, laquelle a consisté pour une large part à dénoncer les limites de l’approche que sous-tend le concept de l’américanité — approche qui « refuse de s’appuyer sur les interprétations significatives du monde, sur l’intentionnalité dans les pratiques sociales » (Thériault, 2002, p. 265-266). Dans cette dernière section, je me propose de réaliser une démarche aussi essentiellement déconstructiviste avec l’objectif de montrer les limites de l’approche de Thériault — approche qui, à l’encontre du postulat de Rosanvallon et à l’autre extrême de celle de l’américanité, fait des représentations (des « intentionnalités ») des pensées « libres », « trônant au-dessus de l’histoire », et « lui donnant (même) des leçons ». L’expression la plus éclatante d’une telle approche est l’extrême nominalisme d’une affirmation comme celle-ci : « Le peuple n’est rien d’autre que la trace laissée par la question du peuple ; le Québec n’est rien d’autre que la question du Québec » (Thériault, 2002, p. 319).

Où peut se trouver la source théorique de ce nominalisme « performatif » ? (« Quand dire, c’est faire. ») Dans la même introduction à la troisième partie, Thériault décrit la conception à partir de laquelle il travaille. Il reprend alors, pour l’essentiel, la perspective qu’Habermas développe dans le chapitre VI du volume 2 de la Théorie de l’agir communicationnel (Habermas, 1987, tome 2), en particulier dans la section qui porte comme titre La disjonction entre système et monde vécu. Pour Thériault — non pas pour Habermas, mais je laisse de côté cet aspect — le couple tradition/modernité peut être appréhendé « comme un double processus interne à une même société, l’un lié aux pratiques culturelles (le “monde vécu”), l’autre lié aux pratiques rationnelles » (le « système »). Thériault est d’accord avec Habermas dans la caractérisation de la modernité comme passage de sociétés « où prédominent des procès culturels à des sociétés où prédominent des procès systémiques » — voire dans lesquelles le monde vécu serait « colonisé »[10]. Mais, plus important, car ayant des conséquences méthodologiques décisives, il accepte sans discussion la disjonction entre le « système » qui, on vient de le voir, est l’espace du travail, de la rationalité instrumentale, donc au premier chef de l’économie et dont la légalité serait celle d’une « autorégulation », et le « monde vécu », celui de l’intersubjectivité, de la culture, des traditions, et dont la légalité serait plutôt celle d’une discursivité, chacun des espaces ayant donc une « logique » propre et l’histoire des sociétés modernes n’étant alors que celle du devenir de cette double logique (Thériault, 2002, p. 275). Or, l’idée de « disjonction » a ceci de particulier qu’elle fait de chaque espace un espace qui ne maintient avec l’autre qu’un rapport d’extériorité, plus exactement un rapport qui ne porte pas sur leurs « légalités » respectives, leurs logiques mais, tout au plus, sur les effets possibles de la logique de chacun. L’expression même de « colonisation du monde vécu » montre clairement l’idée d’un effet qui vient d’un ailleurs qui lui est donc extérieur. La forme de « légalité » attribuée à chacun des espaces a, pour sa part, ceci de particulier qu’elle fait du « système » autorégulé un procès sans sujet (voir Parsons et le fonctionnalisme systémique), tandis qu’elle fait du « monde vécu » un procès purement subjectif — de pures rencontres de subjectivités —, d’où la notion d’« intersubjectivité » (voir ici Husserl). Comment se répercutent concrètement ces prises de position théorique ? Ou bien elles fixent des limites aux réponses que l’on peut donner à des questions cruciales ou bien, tout simplement, elles empêchent l’énoncé de ce genre de questions. Je formulerai quelques-unes de ces questions et examinerai ces limites.

4.

Première question ou, plutôt, premier ensemble de questions. Si tant est, ou à supposer que « c’est en posant la question de la nature substantielle ou politique du peuple que s’est constitué, dans l’histoire intellectuelle du Canada français, un espace de questionnement qui a fait advenir le peuple comme personnalité historique » (Thériault, 2022, p. 319), pourquoi a-t-on posé cette question? Qui, d’ailleurs, l’a posée ? Et dans quelles circonstances? Dit d’une autre manière : si une « intention nationale » est née dans le Canada français, pourquoi est-elle venue au monde, qui l’a fait venir au monde, dans quelles circonstances, avec quels avatars s’est-elle maintenue — si tant est qu’il s’agit toujours de la même « intention »? Selon Thériault, la référence nationale canadienne-française trouverait ses origines dans « une modalité d’intégration nationale particulière au Canada français, largement liée à une conception culturelle de la nation et largement institutionnalisée hors État » (Thériault, 2002, p. 302). Elle se serait élaborée « en même temps que la montée en puissance du clergé » et de son « idéologie ultramontaine » (Thériault, 2002, p. 297). Enfin, elle aurait survécu comme résistance aux prétentions des élites nationalistes anglo-canadiennes d’imposer à la « nation » franco-catholique les valeurs de la « nation » anglo-britannique (Thériault, 2002, p. 303). Voilà, si je suis fidèle à la pensée de Thériault, pour les réponses. Or, ces réponses, plutôt que de résoudre des problèmes, les déplacent et, pire, les rendent plus difficiles à résoudre. À supposer, en effet, que la référence nationale constitue une modalité d’intégration particulière au Canada français, pourquoi une telle modalité serait-elle justement propre au Canada français? En fait, si nous lisons Thériault attentivement, il ne s’agirait pas tellement d’une modalité particulière au Canada français ni, encore moins, d’une modalité spéciale ou extraordinaire, et ceci pour deux raisons : d’une part, elle répondrait au modèle des révolutions qui, au xixe siècle, « se firent au nom du principe des nationalités », « au nom, autrement dit, d’une entité préexistante à l’État », et ceci à l’encontre des premières révolutions — en Angleterre, en France et aux États-Unis qui « se réalisèrent au nom [...] d’une nation politique » (Thériault, 2002, p. 325). Et, en deuxième lieu, parce que — et c’est un postulat fondamental dans l’argumentation de Thériault — l’intention nationale serait une condition sine qua non de la vie démocratique moderne, voire de l’espace politique lui-même (Thériault, 2002, p. 331) — ce qui revient à faire d’une particularité une condition nécessaire. Mais, encore, la réponse déplace le problème : pourquoi, après les « grandes révolutions » anglaise, française et américaine, celles du xixe siècle se font-elles au nom du principe des nationalités ? Est-ce une réponse satisfaisante de dire, comme Thériault, qu’il s’agit de « la revanche du peuple substantiel sur le peuple abstrait » — autrement dit, une revanche qui se passe au seul niveau des représentations et de leurs conflits ? On peut encore se poser la question de savoir pourquoi, d’ailleurs, cette modalité se serait, au Québec, institutionnalisée largement en dehors de l’État ? Est-ce une explication satisfaisante que de dire — et Thériault réfère ici à Nicole Laurin — que c’est l’« originalité de l’Église québécoise » d’avoir été capable (sic) « de constituer la société en nation » (Thériault, 2002, p. 352) ? (Vertu subjective que Dieu lui a certainement accordée.) Enfin, est-ce un hasard si cette référence nationale s’est élaborée « en même temps » que l’idéologie ultramontaine du clergé — ou Thériault soupçonne-t-il une complicité quelconque sans l’avouer?

Thériault reproche, à juste titre, à l’idéologie de l’américanité — voire de la modernité — d’effacer le politique — via l’évacuation de la dimension de l’histoire. Mais une histoire qui se cantonne à une pure histoire de représentations ne court-elle pas aussi le risque d’un effacement du politique? Les révolutions nationales du xixe siècle, dont les exemples les plus saillants ont été celles des peuples soumis aux empires austro-hongrois, ottoman et espagnol, loin de constituer des « revanches » de peuples « substantiels » à des conceptions abstraites du peuple ont été des révoltes populaires contre des régimes oppressifs. Une pure histoire de représentations et, davantage, une représentation de leur conflit historique comme conflit entre substance et abstraction conduit bien naturellement à évacuer les phénomènes politiques d’oppression et de résistance à l’oppression. D’ailleurs, et c’est tout particulièrement le cas des révolutions nationales dans l’empire espagnol des Amériques et de leurs guerres de libération, elles ont été faites au nom des idéaux de la Révolution française — idéaux qui n’étaient donc nullement appréhendés comme des conceptions « abstraites[11] ». Dans ces guerres de colons, la nation en tant que forme d’organisation politique autant qu’en tant qu’idée, loin de préexister aux guerres de libération et d’être leur condition ou leur préalable, en a été la conséquence. La nation n’a préexisté aux révolutions que là où elle a été conquise et soumise — cas, en particulier, des empires austro-hongrois et ottoman — mais non pas dans des « colonies de peuplement » comme celles des Amériques. Dans ce cas, c’est la révolte contre l’oppression qui est à l’origine de la nation — et on ne peut certainement pas définir la nation comme pure et simple « entité culturelle » préexistante à l’État et à la loi, comme le fait Thériault (Thériault, 2002, p. 325)[12]. D’ailleurs, une telle oppression prenait des formes bien concrètes et la lutte contre l’oppression, bien qu’enrobée dans un discours universaliste — la « liberté », l’« égalité » et la « fraternité » —, cachait mal des intérêts particularistes : ce sont les commerçants du grand port de Buenos Aires (les porteños) qui créent la nation comme entité politique autonome afin de briser le monopole du commerce international détenu et imposé par l’Espagne.

La question cruciale que pose l’« intention nationale » chez les colons de la Nouvelle-France est celle d’une intentionnalité qui ne naît pas au cours d’une révolte populaire contre une oppression (quelle que soit sa forme), c’est-à-dire au cours d’une guerre de libération, mais plutôt dans une situation particulière d’assujettissement. En ce sens, le cas des Canadiens français n’est assimilable ni à celui des colons autonomisés des Empires espagnol et anglais du reste des Amériques ni, non plus, à celui des nationaux des Empires austro-hongrois et ottoman. Bien entendu, la tentation est forte de faire de cette « intention » une « substance » (même prépolitique, comme chez Rioux)[13]. Pour répondre à cette question cruciale, il est décisif d’examiner la forme d’assujettissement à laquelle ont été soumis ces colons lors de cet unique événement dans les Amériques qu’a été la colonisation de colons (français) par d’autres colons (anglais). Mais, on le voit, un tel examen va au-delà des représentations ou des intentions, il doit joindre, et non pas disjoindre, le « systémique » et le « culturel », et examiner les conséquences politiques de cette jonction. Pris dans la tenaille théorique et méthodologique d’une dynamique historique « repensée » mais qui ne cesse de faire jouer « tradition et modernité » comme concepts centraux, Thériault passe à côté systématiquement du phénomène politique des structures de domination. Et pour cause, car ces concepts cachent ce phénomène ou, dans le meilleur des cas, ils ne le voient tout simplement pas. À preuve, ses efforts pour montrer que la société québécoise — canadienne-française — d’avant la Révolution tranquille était « mise en forme globalement par les procès institutionnels propres à la modernité » (Thériault, 2002, p. 273) — au lieu d’être mise en forme par un procès politique de domination. Il me paraît fécond d’envisager la « stratégie » de cette colonisation/domination de colons comme celle d’une société duelle[14].

Comme on l’a vu au début de ce texte, dans des situations dans lesquelles le pouvoir colonial a rencontré une population indigène nombreuse, relativement bien organisée du point de vue politique et économique et avec de fortes traditions culturelles, la stratégie de colonisation duelle a consisté dans une superposition de la couche de colons et de commerçants d’origine européenne à la population indigène, bien que comportant un rapport de domination. La notion de « superposition » réfère à une situation dans laquelle la couche dominée mène sa vie propre, surtout en ce qui concerne sa culture, sa langue et ses traditions mais aussi en ce qui concerne son organisation économique. La raison de cette « autarcie » — plutôt qu’« autonomie » — économique se trouve dans le fait qu’elle est « fonctionnelle » dans le cadre du rapport de domination, autrement dit que loin d’affecter ce rapport elle assure sa reproduction. J’avance donc l’hypothèse explicative que la colonisation/soumission des colons canadiens-français se fait dans le cadre d’une stratégie de société duelle dans laquelle l’organisation de ces colons en petits producteurs[15] était économiquement « fonctionnelle » dans le contexte de la structure de domination et leur « autarcie » culturelle inoffensive, sinon aussi « fonctionnelle[16] ». C’est sans doute Duhram qui a vu en toute clarté la nature duelle de cette société mais, comme Thériault, il semble l’interpréter comme pur phénomène réprésentationnel : comme dualisme entre « cultures d’individus » et « cultures d’héritage » (Duhram, 1990, p. 63, 64, 67). Comme Thériault aussi, Duhram semble faire d’un rapport de domination un phénomène plutôt de surface lorsque comparé au conflit entre « formes de représentation du politique » (Duhram, 1990, p. 58 ; Thériault, 2002, p. 292). À la lumière d’une telle hypothèse explicative, le projet national, loin d’être une substance prépolitique, encore moins la trace laissée par une question, s’avère être un construit historique qui, certes, s’est appuyé sur une culture, une langue et des traditions — préservées, donc, par cette structure duelle —, mais qui ne représente qu’un projet de libération élaboré dans des conditions précises, c’est-à-dire autant culturelles que « systémiques » et, surtout, politiques d’assujettissement.

Le deuxième groupe de questions que j’adresse à l’ouvrage de Thériault porte, lui, sur l’idéologie de l’américanité. Questions qui portent cette fois-ci non pas tellement sur le quand ou le qui mais plutôt sur le pourquoi. Pourquoi est-ce à ce moment-là (tournant des années 1970 et surtout dans les années 1980) que se forme l’idéologie de l’américanité et pourquoi chez ceux-là (politiciens nationalistes, artistes, historiens, spécialistes des sciences sociales) ? C’est, me semble-t-il, dans le contexte de ces interrogations que les limites politiques de l’approche de Thériault se font évidentes. Le quand et son pourquoi d’abord. Il est clair que l’idéologie de l’américanité ne peut pas ne pas être pensée en dehors d’un rapport avec la Révolution tranquille — et ceci, non pas en vertu d’une séquence simple dans laquelle l’antécédent expliquerait le conséquent mais parce que l’idéologie de l’américanité se situerait dans la droite ligne d’un projet modernisateur — davantage, elle l’aurait accentué (Thériault, 2002, p. 356). Projet modernisateur qui comporterait un aspect paradoxal, voire parfaitement contradictoire : le déclin, voire la fin des États-Nations, d’une modernité accentuée rendrait possible... la réalisation de l’intention nationale! D’où « un astucieux nationalisme économique » qui, cependant, et en fait, traduirait « le corporatisme du capitalisme transnational » (Thériault, 2002, p. 356-357). Paradoxe qui coexisterait avec un autre —qui, peut-être, lui serait même lié — à savoir celui d’un projet de souveraineté nationale qui, pourtant, se serait délesté de « toute référence à une substance » (Thériault, 2002, p. 356). Il faut bien signaler qu’ici Thériault fait bel et bien un remarquable retour au « systémique ». J’essaierai de montrer que la timidité de ce retour laisse cependant sans réponses, ou avec des réponses insatisfaisantes, des questions cruciales.

Le qui, enfin : « lieu commun des milieux politiques et intellectuels, elle (l’idéologie de l’américanité) est partout »(Thériault, 2002, p. 12). Étonnant succès de cette idéologie anti-mémoire ; d’autant plus étonnant que, à suivre Thériault, l’« intention nationale » continue à être constitutive sinon de l’être québécois au moins de la question du Québec. Or, comment expliquer ce succès? Pour Thériault, il s’agit d’un succès auprès des élites et nullement du « peuple ». Tout le chapitre 2.1 (« Histoire sans mémoire, mémoire sans histoire ») vise à montrer que « les Québécois francophones ont une mémoire » — laquelle serait le siège de l’intention nationale — tandis que « leurs historiens n’en ont plus », dominés qu’ils seraient par l’idéologie de l’américanité. Certes, on pourrait faire appel à certaines données pour questionner cette vision du peuple[17], mais ce n’est pas cet aspect que je voudrais retenir. Ce que je retiens comme question ou comme problématique est plutôt la suivante : comment se fait-il que la conjoncture idéologique et politique au Québec puisse être dominée par toute une série de paradoxes et de contradictions (nationalisme transnational, souveraineté insubstantielle, mémoire sans histoire et histoire sans mémoire, élites sans peuple et peuple sans élites, etc.) ? Mais, s’agit-il réellement de paradoxes et de contradictions ? Et si ce n’était pas le cas ?

On a constaté avec Thériault le rapport de l’idéologie de l’américanité à la Révolution tranquille. S’agit-il pourtant simplement d’un rapport d’« accentuation » d’un « projet modernisateur » ? Est-ce que la Révolution tranquille se laisse caractériser suffisamment comme projet (réalisé) de modernisation porté par une élite (technocratique mais aussi intellectuelle) qui, dans la séquence de cette réalisation, aurait élaboré et adopté massivement l’idéologie moderniste et insubstantielle de l’américanité — idéologie cependant « fourre-tout » et conduisant à toutes sortes de paradoxes et de contradictions ? Sans pour autant présupposer la parfaite rationalité des acteurs sociaux, il n’est méthodologiquement inutile de se méfier d’une explication qui repose sur leurs incohérences et leurs contradictions. Proposons donc une esquisse d’explication dans laquelle ces incohérences et contradictions deviennent purement apparentes.

Il faut voir dans la Révolution tranquille un événement qui ne se laisse pas caractériser suffisamment comme simple projet modernisateur mais comme projet qui s’inscrit dans une histoire, à savoir celle d’un processus de transformation d’une société duelle en une société « organiquement » articulée. La Révolution tranquille est révolution parce qu’elle constitue l’événement de « désenclavement » de la société québécoise d’un système duel. Elle est « tranquille » parce que ce désenclavement n’est pas le résultat d’un conflit violent — d’une guerre de libération nationale, mais la conséquence d’une évolution « systémique » : la « modernité » économique — autrement dit, un capitalisme développé — ne peut pas coexister avec une organisation sociétale duelle. Et ceci, parce qu’une telle « modernité » tend à subordonner directement toutes les sphères économiques — et autres : en particulier les sphères culturelles[18], autrement dit, à les articuler en une unité « organique » — y compris à l’échelle du monde. D’où, entre autres choses, la « soudaine » disparition de la scène sociétale québécoise de l’Église catholique en tant qu’institution qui, sur les plans culturel et social, garantissait l’unité et la continuité de l’« autre » société qu’était la société québécoise[19]. Mais le « désenclavement » ouvre des possibilités nouvelles ; plus exactement, il pose la question de la forme ou de la direction de la nouvelle articulation. Surgit ici le projet « modernisateur » — et le terme ne veut plus rien dire — d’une articulation à l’économie continentale —qui est, en fait, celle gouvernée par le capital transnational des États-Unis[20]. Dans la mesure où l’État-Nation est encore — et bien probablement pour longtemps — un instrument décisif dans les processus d’articulation systémique, il n’y a rien de paradoxal, encore moins de contradictoire, dans le projet politique nationaliste d’une élite dont les intérêts vont dans le sens d’une articulation à ce capital transnational nord-américain. Et il n’y aurait alors non plus rien de paradoxal ou d’étonnant dans la tentative de penser en même temps quelque chose comme une « américanité » québécoise car elle ne serait que l’expression « subjective », idéologique, de ce désenclavement. Ce projet économique, politique et idéologique est donc le projet d’un certain groupe social dont les porte-parole se trouvent, sur la scène politique, chez bien des nationalistes. L’analyse de l’américanité de Thériault, si elle aboutit dans les tout derniers paragraphes à situer ce projet dans les « élites économiques » liées au capitalisme transnational, n’offre pas cependant des éléments susceptibles de contribuer à la construction d’un autre projet —qui, on le voit, ne peut pas être uniquement culturel et politique.