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Dans la plupart des pays développés, depuis plus de 20 ans, de nouvelles politiques et de nouveaux dispositifs institutionnels de régulation se développent dans les champs de l’éducation et de la formation, quel que soit d’ailleurs le segment considéré : l’enseignement obligatoire (primaire et secondaire), l’enseignement supérieur (postsecondaire et universitaire) ou la formation des adultes. Les réformes sont largement engagées avec l’objectif explicite d’améliorer l’efficacité et l’efficience des systèmes, sans faire fi des préoccupations d’équité, mises en avant dans plusieurs pays et par plusieurs organisations internationales comme l’UNESCO. Les réformes sont multidimensionnelles : modification du contenu des enseignements ou des formations, introduction de nouvelles méthodes pédagogiques, implantation de nouveaux dispositifs institutionnels de coordination et de régulation, action sur les flux d’étudiants ou d’apprenants.

Le temps des réformes à large échelle (large-scale reforms), pour reprendre l’expression de Fullan (2000), est revenu. Le milieu du xxe siècle avait été une période de forte effervescence institutionnelle et organisationnelle qui avait conduit à repenser et à restructurer en profondeur les systèmes éducatifs nationaux au nom de l’égalité des chances et du développement économique, tant dans les pays développés que dans les pays en développement. Les années 1990 et 2000 constituent également un moment fort, les architectes des systèmes éducatifs étant retournés à leur table à dessin afin d’introduire de « nouvelles » politiques éducatives et d’amorcer un vaste mouvement de réforme dans de nombreux pays développés.

L’objectif de ce numéro est d’explorer et de faire le point sur les grandes tendances des politiques d’éducation et de formation récentes ou en cours, notamment en matière de régulation des systèmes d’enseignement et de formation. Il est aussi d’interroger les orientations théoriques, les balises et les voies heuristiques de développement d’une sociologie des politiques d’éducation et de formation.

Avant donc de présenter quelques tendances transversales des politiques éducatives actuelles et les articles qui composent ce numéro thématique, il convient de s’interroger, de façon réflexive et critique, sur l’émergence de ce « nouvel » objet, les politiques de l’éducation et de la formation. Et au préalable de se convaincre de la nouveauté du thème, en effectuant un bref retour en arrière sur les numéros de Sociologie et sociétés traitant d’enseignement et d’éducation.

I. Sociologie et sociétés et l’éducation

Au cours de ses 40 ans d’existence[1], c’est la quatrième fois que la revue Sociologie et sociétés consacre un numéro entier à l’éducation. En effet, Béland, Bélanger, Dandurand et Rocher préparaient en 1973 un numéro sur les systèmes d’enseignement. Ce numéro était organisé autour de cinq thèmes structurants qui permettaient de classer de manière significative les travaux, de plus en plus nombreux, sur l’éducation : les rapports entre système d’enseignement et classes sociales, la place de l’éducation dans l’histoire des sociétés humaines, les articulations entre éducation et économie, l’organisation politique du système d’enseignement et la classe comme système social. Sept ans plus tard (1980), Pierre Dandurand proposait un numéro portant sur les relations entre éducation, économie et politique. L’intention du numéro consistait à remettre l’école à sa place, c’est-à-dire à reconnaître l’apport du système scolaire dans la gestion des rapports sociaux. Trois thèmes y étaient abordés : le rôle de l’école dans la production des qualifications, la reproduction des rapports de pouvoir entre classes sociales par le système scolaire et le rapport à la culture. En 1991, Pierre Dandurand préparait, en collaboration avec Émile Ollivier, un numéro portant sur les savoirs. Les deux chercheurs visaient à ouvrir une brèche, selon leur propre expression, en se « centrant sur une problématique d’une sociologie de la connaissance où les processus de modélisation, de diffusion et d’appropriation deviennent centraux » (Dandurand et Ollivier, 1991 : 3). Plus spécifiquement, il s’agissait d’examiner la place des savoirs dans l’école, mais aussi dans d’autres lieux où ils sont présents, comme les entreprises ou les médias.

Un premier constat ressort de ce survol : la présence de Pierre Dandurand dans la préparation de ces trois numéros. D’entrée de jeu, nous tenions à rappeler l’héritage de ce sociologue de l’éducation au développement de cette spécialité au Québec. En plus de produire des analyses importantes sur le système scolaire et les étudiants, il a contribué à réunir les sociologues de diverses origines afin de mieux comprendre les articulations entre éducation, formation et rapports sociaux. Nous reprenons en quelque sorte le flambeau pour ce numéro sur l’action publique et les « nouvelles politiques éducatives ».

Un deuxième constat, c’est la faible place consacrée au thème des politiques éducatives, au fil des numéros. Dans le numéro de 1973, un article thématise « l’organisation politique du système d’enseignement », qui « recouvre des sujets comme la distribution et/ou la concentration du pouvoir, les modes et les formes de bureaucratisation des différents secteurs du système scolaire, les canaux de communication entre les paliers hiérarchiques de la bureaucratie scolaire ou universitaire, et aussi entre les sous-structures du système d’enseignement, les moeurs et habitudes électorales dans les scrutins scolaires » (Béland et al., 1973 : 5). Le terme « politique » renvoie alors aux différentes formes d’exercice du pouvoir et de l’autorité dans le système éducatif plutôt qu’aux politiques éducatives comme ensemble structuré de finalités normatives et intellectuelles associées à un ensemble de ressources de différentes natures. Curieusement, le texte d’Etzioni sur les « réformes éducatives » à réaliser afin de moderniser l’école n’est pas considéré comme relevant des politiques éducatives, alors même que l’auteur propose une politique de l’enseignement et du curriculum en s’appuyant sur une analyse critique des différents travaux de l’époque portant sur la transformation du système scolaire[2].

Le numéro de 1980 aborde trois thématiques : le rôle de l’école dans la production des qualifications, la reproduction des rapports de pouvoir entre classes sociales par le système scolaire et le rapport à la culture. Si le premier thème porte sur l’articulation entre les institutions et les pratiques scolaires avec la structure du champ économique, le rapport au politique « pose le problème de la reproduction des rapports de pouvoir entre classes dans et par le système scolaire, soit par le biais d’une politique scolaire mise en place par l’État, soit par l’analyse des luttes et stratégies de classes pour s’approprier l’appareil scolaire » (Dandurand, 1980 : 4). Les politiques scolaires de « démocratisation » (qui touchent le Québec à l’instar d’autres sociétés) y sont ainsi étudiées comme des formes de gestion des rapports conflictuels de classe. Les ressources éducatives font l’objet de luttes pour leur appropriation entre les différentes classes. Ainsi, le propos de différents articles porte sur l’organisation et le contenu de l’enseignement dans différents segments du système éducatif comme la formation professionnelle (Tanguy, 1980) ou les interventions en milieux défavorisés (Hohl, 1980). Ces analyses proposent les concepts de nouveaux modes de formation ou de nouveaux modes de production pédagogiques sans intégration à une perspective en termes de politiques éducatives. En bref, les politiques sont largement thématisées à l’aune d’un paradigme sociologique privilégiant le primat des rapports sociaux de classe comme clé interprétative des politiques étatiques, qui dès lors tendent à perdre toute consistance et autonomie.

Enfin, dans le numéro de 1991 sur les savoirs, aucune politique éducative explicite n’est thématisée. Plus spécifiquement, le thème est la production et l’institutionnalisation des savoirs, qu’elles se déroulent dans l’école ou ailleurs. Bien sûr, la montée de la recherche dans l’institution universitaire, les différentes formes de hiérarchisation des savoirs, l’expansion des savoirs scientifiques peuvent être lues comme des composantes d’une politique éducative de fait ; cependant, il n’en est pas explicitement fait mention. Pourtant dans la conclusion du texte de présentation, les auteurs signalent que l’on a « aussi le sentiment d’assister, dans le monde scolaire, à la pénétration d’une idéologie de la performativité liée à une conception essentiellement technocratique de l’agir social plus près de la culture des entreprises » (Dandurand et Ollivier, 1991 : 21). En d’autres mots, ne voyons-nous pas là poindre de nouveaux référents normatifs, qui vont être au coeur des politiques de la décennie suivante ?

II. Le thème du numéro : les politiques en action ou l’action publique en éducation

Ce numéro est centré sur « les nouvelles politiques d’éducation et de formation ». Un tel thème pourrait sembler s’imposer par l’actualité des réformes éducatives dans de nombreux pays. Toutefois, au-delà de cette actualité, la problématisation des politiques éducatives ne va pas de soi, car les sociologues, ceux de l’éducation en particulier, n’ont pas dans le passé fréquemment cherché à analyser les « politiques éducatives ». Leur propos, comme l’indique le rapide historique des numéros de Sociologie et sociétés consacrés à l’éducation, était plutôt de saisir les « structures » des systèmes d’enseignement en lien avec les structures économiques et sociales ou les rapports sociaux qui traversaient la société. Plus récemment, ce sont plutôt les acteurs locaux dans les classes, les établissements, les « quartiers » qui ont été appréhendés par la sociologie de l’éducation, tant pour saisir les processus fins de construction des inégalités et des échecs scolaires dans le quotidien des écoles que pour appréhender les logiques de structuration des établissements, ou leurs relations avec l’environnement local. Enfin, les savoirs transmis, leur organisation dans des curriculums, leurs effets sur le parcours des élèves ont aussi été thématisés.

C’est dire que les politiques éducatives n’ont guère été appréhendées, les sociologues de l’éducation laissant ce terrain vierge, de même d’ailleurs que les politologues préoccupés par d’autres domaines des politiques publiques. Si du côté francophone ce terreau des politiques et de la planification scolaire est alors abordé, c’est davantage par des experts ou des promoteurs de politiques scolaires, comme Louis Legrand, l’un des promoteurs du collège unique en France (dans un « Que sais-je ? » publié en 1988).

La situation a très largement changé ces dernières années. Dans les pays anglo-saxons tout d’abord, nombre d’ouvrages sont parus dans la foulée des politiques relativement radicales qui s’y faisaient jour dès la fin des années 1980 (Ball, 1990, 1994 ; Ozga, 2000 ; Whitty, 2002). Aux États-Unis également, un domaine d’étude en Education policies se développe (Scribner et Layton, 1995 ; Elmore, 2004 ; Fullan, 2000). Différentes revues apparaissent, assez récemment pour la plupart — comme Journal of Education Policy (1985), Educational Policy (1987), Educational Policy Analysis Archives (1993), Higher Education Management and Policy (1993), eJournal of Education Policy (2000), Journal for Critical Educational Policies (2003).

Qu’est-ce qui peut expliquer un tel engouement parmi les sociologues pour ce nouvel objet, alors que les politiques éducatives sont des réalités anciennes ?

À notre sens, il faut chercher à l’expliquer par deux évolutions : d’une part, le contenu et l’enjeu des politiques évoluent et d’aucuns (dont nous-mêmes) les qualifient de « nouvelles politiques éducatives » ; d’autre part, le regard porté sur ces politiques, leur problématisation et leur appréhension a fortement évolué, sous l’effet essentiellement d’une sorte de « sociologisation » plus générale du regard scientifique sur les politiques publiques, au sein ou autour des « sciences politiques ».

Pour illustrer ces évolutions, il suffit de comparer deux livres de langue française parus dans la célèbre collection « Que sais-je ? ». Le premier, cité plus haut, intitulé Les politiques de l’éducation, est signé par Louis Legrand en 1988 et le second, Les politiques d’éducation, a été écrit en 2004 par Agnès van Zanten. Ils présentent deux différences symptomatiques des évolutions évoquées. D’une part, quant au contenu des politiques d’éducation présentées (essentiellement dans un contexte français, surtout pour le premier), d’autre part, quant au regard et à la conceptualisation même de ce qu’il faut considérer comme une politique éducative.

Le changement de nature des politiques éducatives

Le livre de van Zanten aborde la question importante des « référentiels », finalités et valeurs qui peuvent motiver, accompagner ou simplement justifier après coup des « décisions éducatives ». Elle en distingue trois types. Certaines politiques et décisions se réfèrent à la « laïcité », à la « religion » et à « l’ethnicité », autant de termes dont le sens et le contenu sont sujets à évolution et à débat ; il en va ainsi des politiques régulant les rapports entre l’enseignement public et privé (loi Debré, projet avorté de la gauche d’un enseignement public unifié) ou encore les décisions relatives au « voile islamique ». D’autres décisions ont été mises en oeuvre en référence à la question de l’égalité et de la justice scolaire dont les conceptions évoluent et se diversifient également (égalité méritocratique des chances, égalité de dignité, équité et politiques compensatoires, égalité des résultats). Mais, fait important, Agnès van Zanten signale que dans les années 1990, les politiques se réfèrent désormais à un principe d’efficacité, avec l’apparition d’un souci d’évaluation et d’amélioration des résultats ; de plus, on assiste à l’introduction de diverses formes de choix de l’école par les parents, qui ouvrent la porte à autant de formes de concurrence scolaire et de marché.

Or en 1988, il est frappant de constater que Louis Legrand thématise très largement les politiques visant une plus grande « démocratisation scolaire », se référant à la question de l’égalité et, déjà, de l’équité (par exemple, les décisions visant l’intégration du curriculum et des établissements d’enseignement au sein d’un « collège unique », la promotion d’une « pédagogie différenciée », etc.) ; il thématise également les questions relatives au rapport Églises/État et, plus largement, il met en évidence les grandes « idéologies » auxquelles renvoient les politiques : religions, positivisme, marxisme, fascisme. Mais nulle part ne fait-il référence à une finalité ou à un principe d’efficacité qui devrait être appliqué à l’institution scolaire, qui motiverait, accompagnerait ou justifierait certaines décisions éducatives. Ce principe revient certes dans la discussion des moyens, mais n’intervient pas comme une « valeur », un principe normatif à mettre en balance avec d’autres, l’égalité par exemple. Or dans la période suivante, si son statut de « valeur » reste « ambigu dans la mesure où le discours sur l’efficacité vise à définir des problèmes comme purement techniques » (van Zanten, 2004 : 51), on assiste néanmoins à la montée d’une légitimité procédurale des politiques qui s’accompagne d’une valorisation des considérations d’efficience économique et qui importe tout un vocabulaire repris à l’univers cognitif et normatif de l’entreprise privée (projet, responsabilité, contrat, communication, etc.).

S’il s’agit donc de « nouvelles » politiques éducatives, dans notre titre comme dans de récents ouvrages qui thématisent ces politiques (Mons, 2007), c’est qu’il s’agit de politiques dont la finalité se réfère de plus en plus à une conception économique de l’école et plus largement du système scolaire. L’école était essentiellement thématisée comme une institution et la voilà, depuis les années 1990, de plus en plus considérée comme un système « de production », dont il est légitime de s’interroger sur l’efficacité et l’efficience, fut-ce au service des finalités qu’elle se donne par ailleurs sur le plan rhétorique, comme celle de l’égalité des chances, entre autres. La signification d’un tel changement cognitif et normatif, favorisé par l’entrée en force des sciences économiques et de gestion pour analyser les politiques et pratiques dans le système scolaire, ne peut être discutée ici de façon approfondie et, de toute manière, elle reste encore partiellement opaque, se dévoilant au fil du développement des « nouvelles politiques scolaires » et de leurs effets sociaux et symboliques (Normand, 2003).

À ce stade évoquons simplement notre hypothèse. Si les sociologues se saisissent plus fortement qu’auparavant de cet objet, les « politiques éducatives », c’est notamment en raison de l’apparition de nouvelles politiques éducatives qui se donnent et s’énoncent dans le registre de la rationalité instrumentale. Tout d’abord, leurs objectifs visent explicitement à améliorer les performances du système, et sont énoncés de plus en plus dans des termes opérationnels et chiffrés. On parle par exemple de limiter le nombre d’élèves sortant sans diplôme ni qualification du système, d’améliorer les acquisitions des élèves de 15 ans en mathématiques, en français ou en sciences, de diminuer les inégalités des chances d’accès à l’enseignement supérieur. Par ailleurs, nombre de décisions politiques vont rechercher les meilleurs moyens, s’interroger sur les allocations de ressources, les « arrangements institutionnels », les modes de coordination ou encore les dispositifs pédagogiques susceptibles de favoriser l’obtention de ces résultats.

On est donc à tout le moins face à un changement des référentiels normatifs en fonction desquels les politiques se formulent. Si le recours à des finalités telles la laïcité ou l’égalité et l’équité est loin d’avoir disparu, l’efficacité et l’amélioration des performances deviennent des objectifs des politiques scolaires, et non des moindres. À cet égard, la réduction des inégalités est considérée comme un critère d’efficacité. On peut en définitive penser que ce nouveau vocabulaire économique et « industriel » pointe vers un changement majeur de « discours » (au sens de Foucault) ou de référentiels d’action publique, sous-tendant les énoncés explicites motivant les politiques, mais aussi les justifications qui accompagnent ou suivent les décisions concrètes.

Autrement dit, ces « nouvelles politiques » pourraient bien être l’amorce d’une nouvelle forme de régime général de justice et de coordination susceptible de fonder, du moins est-ce un objectif des promoteurs des réformes, le « consensus scolaire ». On n’assisterait pas seulement à une recherche d’un meilleur fonctionnement de structures existantes, à un changement « technique », anodin finalement, visant à améliorer l’efficacité du système, mais bien plus profondément à un changement de la nature institutionnelle du système scolaire. Le déclin de « l’institution scolaire » (Dubet, 2002 ; Derouet, 2000), d’une école avant tout intégratrice et garante de la cohésion nationale et qui, aussi, distribue de façon légitime les individus dans les diverses places de la division sociale du travail, ferait de plus en plus place à un système scolaire producteur d’une appropriation des savoirs et compétences utiles par de nouvelles générations, pensées de plus en plus comme une somme d’individus à équiper en capital humain et parfois en capital social. En d’autres mots, on peut aussi penser qu’on est en train d’assister à des transformations très profondes du « régime de régulation » des systèmes d’enseignement (Maroy, 2006, et article ci-après).

Dès lors, ces nouvelles politiques éducatives susciteraient, par leurs enjeux, leur ampleur, leurs significations culturelles et institutionnelles, leur impact sur l’institution scolaire, l’intérêt des sociologues. Voilà donc la première hypothèse. Ajoutons de suite que les études sur les politiques éducatives vont d’ailleurs se développer entre deux pôles. D’une part, nombre de travaux (Ball, 1990, 1994 ; Ozga, 2000 ; Dale, 2005 ; Normand, 2004 ; Vinokur, 2005 ; Cusso, 2004 ; Van Haecht, 2004) vont adopter une posture critique, interrogeant les implicites, les effets de sens et de pouvoir que génère la montée de ces nouvelles rhétoriques politiques, mais aussi les instruments par lesquels elles s’opérationnalisent. D’autre part, sans pour autant s’identifier aux objectifs promus par les décideurs, d’autres recherches vont chercher à complexifier le regard sur les divers moments ou processus constitutifs de l’action publique en matière d’éducation, cerner les décisions effectives et leurs effets symboliques ou sociaux (Dutercq, 2000 ; Dupriez et Cornet, 2005 ; van Zanten, 2003, 2004 ; Felouzis et al., 2005 ; Maroy et Dupriez, 2000 ; Maroy et van Zanten, 2007 ; Maroy, 2006 ; Mons, 2007). Le souci majeur est ici de pallier un certain réductionnisme de la réalité des politiques, de leurs processus et de leurs effets, que généreraient des approches économiques et parfois « édumétriques » des mêmes objets. Autrement dit, les approches sociologiques, qu’elles s’affichent comme « critiques » ou non, auraient pour point commun de se démarquer du caractère simplificateur, décontextualisé et normatif très marqué de certaines approches économiques des politiques éducatives, dont l’audience est importante et sans doute croissante dans les milieux de décision nationaux ou internationaux[3].

Le renouvellement de l’analyse des politiques publiques : émergence d’une sociologie de l’action publique

Par delà les différences de posture, les travaux sociologiques sur les politiques éducatives vont se nourrir des évolutions propres de la sociologie politique et des sciences politiques, qui ont eu tendance depuis le milieu des années 1980 à considérablement complexifier la problématisation des politiques publiques et à faire rupture avec un modèle trop stratocentré, linéaire, séquentiel d’appréhension des politiques publiques. En bref, l’approche des politiques publiques s’est fortement sociologisée au point que d’aucuns prônent davantage une sociologie de l’action publique qu’une analyse des « politiques publiques » (Commaille, 2004).

Pour illustrer cette évolution, on peut à nouveau comparer les livres de Legrand (1988) et de van Zanten (2004), dont les différences de problématisation nous semblent très symptomatiques de cette évolution théorique.

Legrand définit les politiques d’éducation dans la lignée des études des politologues classiques. Une politique d’éducation : 1) doit émaner d’une autorité publique, d’une organisation collective comme l’État, la région ou encore l’établissement scolaire ; 2) elle implique un projet explicitement défini, ce qui ouvre une distinction entre la phase de détermination du projet et sa mise en oeuvre ; 3) ce projet est traduit dans des lois, décrets et instructions impulsés et contrôlés par une hiérarchie ou par un pouvoir ; 4) ce pouvoir devra être reconnu comme légitime, du point de vue des acteurs de terrain, car ceux-ci disposent d’une autonomie et peuvent résister, détourner ou adhérer aux politiques en fonction de leurs intérêts, de leurs valeurs ou de leurs routines. Une politique d’éducation est donc conçue comme relevant du domaine public (par opposition au privé), menée par des acteurs collectifs ayant pouvoir et mandat de conduire des projets politiques.

Dans l’ouvrage d’Agnès van Zanten, la définition d’une politique publique d’éducation est moins univoque et davantage située dans une optique socio-constructiviste, qui va reprendre à son compte les apports de divers courants récents d’analyse des politiques publiques. Dès lors, l’objet même de l’analyse oscille entre une définition « classique » et opérationnelle des politiques publiques[4] et une redéfinition de l’objet en termes d’action publique.

En effet, face à la définition « classique » insistant sur les autorités publiques, les ressources et les programmes mis en oeuvre pour tenter de résoudre certains problèmes, d’autres courants vont amener à remettre en question cette vision linéaire de la politique comme un processus relativement instrumental de « solution de problèmes » (avec plusieurs phases : la définition du problème, sa mise à l’agenda des instances de décision, l’examen et la négociation des solutions envisageables, la mise en oeuvre d’un programme d’action et, enfin, son évaluation à des fins de rétroaction).

D’une part, les courants « cognitifs » d’analyse des politiques publiques insistent sur le fait qu’une politique publique n’est pas seulement un programme technique et organisationnel mis en place pour aborder tel ou tel problème, mais constitue d’abord et surtout une représentation du système sur lequel on veut intervenir, la nature des problèmes à résoudre et des solutions envisageables relevant largement de « référentiels d’action publique » (Muller et Jobert, 1998) ou de « paradigmes » qui orientent cognitivement et normativement la définition des problèmes et des solutions.

D’autre part, toute la sociologie de l’action organisée dans la foulée des travaux de Crozier en France (Thoenig, 1998) et de Lipsky aux États-Unis (1990) va insister sur le fait que la mise en oeuvre des politiques n’est pas « sans problèmes » et que les « street level bureaucrats » contribuent tout autant que « les décideurs » à la production des orientations effectives et des effets réels de la politique. Dès lors, il faut faire fi de cette conception « descendante et linéaire » de l’action politique et prendre en compte de façon systémique les interrelations, les compromis, les arrangements entre plusieurs sphères d’action, tant sur le plan de « la décision politique » que de sa mise en oeuvre, pour saisir dans son mouvement même la construction de l’action publique. Loin d’être une source de consensus, les réformes éducatives sont un moment de controverses, parfois vives, entre les promoteurs des réformes (les entrepreneurs du changement) et leurs détracteurs.

Ces divers courants critiques culminent dans une redéfinition plus sociologique de l’objet d’analyse, qui se reformule comme une sociologie de l’action publique (Duran, 1996 ; Commaille et Jobert, 2004), clairement opposée à une approche limitée aux seules politiques publiques. Dans le Dictionnaire des politiques publiques (2004), Jacques Commaille explique ainsi (à l’article « Sociologie de l’action publique ») en quoi l’expression « action publique » marque un changement de perspective par rapport au domaine de savoir des sciences sociales consacré, dit des « politiques publiques » : « Face à une vision inspirée par la primauté accordée à l’impulsion gouvernementale, à l’action de l’État, et aux interventions des autorités publiques, on indique par ce renversement, le choix d’une approche où sont prises en compte à la fois les actions des institutions publiques et celles d’une pluralité d’acteurs, publics et privés, issus de la société civile comme de la sphère étatique, agissant conjointement, dans des interdépendances multiples, au niveau national, mais aussi local et éventuellement supranational, pour produire des formes de régulation des activités collectives » (Commaille, 2004 : 413). S’il est question d’une sociologie de l’action publique, c’est précisément dans la mesure où « ce ne sont plus seulement les objets traditionnels de la science politique (pouvoir, instances gouvernementales, institutions étatiques, personnel politique et forces partisanes, etc.) qui sont concernés, mais ce qui se passe au sein même des sociétés dans les interactions multiples, diverses et complexes, qui les structurent » (Commaille, 2004 : 414). Une telle sociologie de l’action publique est revendiquée dans le domaine de l’éducation par Anne Van Haecht dans un article de 1998, laquelle en appelle à l’élaboration d’un programme de recherche qui s’inspirerait de ces nouveaux courants, notamment de l’analyse cognitive des politiques publiques mais aussi de l’analyse des interactions et interrelations entre différentes sphères d’action sociale et politique, dans l’analyse des politiques éducatives.

En fin de compte, la définition même de l’objet à analyser s’élargit, se complexifie, se « sociologise » par rapport aux approches « institutionnelles » classiques de l’État ou aux approches « centrées » sur les jeux politiques (politics) des institutions politiques classiques. C’est cette ouverture de l’analyse des politiques publiques qui constitue selon nous un deuxième élément pouvant expliquer le développement parmi les sociologues de l’éducation d’une problématisation des politiques d’éducation.

D’un côté, de nouveaux enjeux et une nouvelle ampleur des politiques éducatives qui redeviennent des programmes d’action forts des gouvernements, d’un autre côté, une évolution des cadres d’analyse des politiques publiques, voilà ce qui sous-tend l’émergence d’une sociologie des politiques d’éducation, en tout cas, la délimitation d’un objet et d’un intérêt de recherche spécifique.

III. Présentation du numéro

Les articles de ce numéro témoignent de la vitalité et des orientations variées prises par cette sociologie des politiques éducatives. Bien entendu, ce numéro n’a pas l’ambition de couvrir toutes les politiques éducatives. La tâche est d’évidence hors d’atteinte, car ces politiques peuvent non seulement concerner différents niveaux d’enseignement au sein du système scolaire, mais encore différents « domaines » (le curriculum, la formation des enseignants, la gestion des équipements ou des flux d’élèves, etc.). Le projet est d’autant plus difficile que différents pays sont concernés et que l’on intègre l’éducation et la formation des adultes, avec l’éducation permanente et l’éducation tout au long de la vie. Enfin, les politiques ne s’élaborent plus ni principalement, ni exclusivement au niveau des gouvernements nationaux, au fur et à mesure que des réseaux « mondialisés » et des instances supranationales (européennes, nord-américaines, asiatiques) prennent forme et force.

Le propos de ce numéro est davantage de faire le point sur quelques résultats de ces travaux portant sur les « nouvelles politiques éducatives », en dépassant les oppositions (relatives) entre les travaux qui se veulent résolument critiques et ceux qui se veulent porteurs d’une intelligibilité sociologique des processus en cours. Il est par ailleurs important de jeter un regard réflexif sur ce nouvel objet de la sociologie de l’éducation et sur les différentes approches théoriques ou méthodologiques qui le caractérisent. Mais à cet égard, il nous faut aussi rester modeste. Nous sommes loin de dresser ici une liste exhaustive de toutes les orientations émergentes dans ce champ de recherche.

En plus de faire écho à l’étendue des changements en cours tant à l’échelle des institutions scolaires (de la maternelle à l’université) qu’à celle des sociétés (la majorité des pays industriels et de nombreux pays en développement ou en émergence), nous avons tenu à rendre compte autant que possible de la situation dans les différents ordres d’enseignement. L’enseignement obligatoire (primaire et secondaire) occupe une part importante du numéro avec cinq contributions (Maroy, van Zanten, Derouet, Draelants, Lessard et al.). L’enseignement postsecondaire est aussi abordé dans trois articles (Khelfaoui, Bélanger et Robitaille, Chevalier), sans oublier la formation des adultes et la formation professionnelle (Bélanger et Robitaille, Verdier).

Les articles rendent compte des changements dans plusieurs sociétés à l’organisation scolaire fort différente. Maroy propose une analyse fondée sur la comparaison entre plusieurs pays d’Europe. Il en est de même pour Verdier qui examine différents modèles nationaux de formation professionnelle continue. Chevalier, van Zanten et Derouet examinent la situation française, tandis que Draelants s’intéresse à une réforme spécifique des curriculums en Communauté française de Belgique. Lessard et al. ainsi que Bélanger et Robitaille s’intéressent à la situation québécoise. Khelfaoui nous propose une analyse sur l’évolution de l’enseignement supérieur algérien.

Le premier article, signé par Christian Maroy, analyse l’évolution des modes de régulation institutionnelle de l’enseignement secondaire dans cinq sociétés européennes (France, Grande-Bretagne, Portugal, Hongrie et Communauté française de Belgique). Selon Maroy, on peut percevoir les signes d’un changement de régime de régulation. Par régime, il faut entendre une configuration spécifique des arrangements institutionnels et des modes de régulation autonomes effectivement présents dans un système éducatif. Ces changements sont supportés par les politiques éducatives qui tendent à transformer les modes de régulation institutionnels que l’État peut promouvoir par l’adoption de lois, la production de règlements mais aussi la création de nouveaux dispositifs institutionnels (décentralisation, évaluation, formules de financement, dispositifs de marché...).

Le régime bureaucratico-professionnel de régulation est modifié avec d’importantes variantes nationales. Deux modèles servent de référents aux politiques. La régulation par le quasi-marché introduit une concurrence plus forte entre les établissements, toutefois balisée par des règles qu’édictent les pouvoirs publics. Celles-ci font une plus grande place au choix des parents, avec un affaiblissement du jeu de la carte scolaire qui oblige à fréquenter l’établissement du quartier de résidence. Elles peuvent aussi conduire à une modification locale des curriculums proposés par chaque établissement. Le second modèle est celui de l’État évaluateur, c’est-à-dire la gouvernance par les résultats. Les établissements scolaires se voient accorder plus d’autonomie dans la gestion quotidienne, mais ils sont aussi sujets à une évaluation régulière en ce qui a trait à l’atteinte des objectifs. Ces deux modèles participent de la gestation d’un régime de régulation « post-bureaucratique » pour deux raisons. D’une part, la légitimité du régime bureaucratique repose sur un idéal égalitaire et sur la valeur intrinsèque de la loi, dont la signification ne se réduit pas à la seule dimension organisationnelle. Or, les nouveaux modèles se voient légitimés par la seule rationalité instrumentale. D’autre part, les modes de coordination et de contrôle ne se fondent plus seulement sur un contrôle de conformité des actes par rapport aux règles, mais introduisent des « outils », des « référentiels », des dispositifs d’évaluation ou de concurrence, qui seront autant de repères cognitifs, de références normatives ou de contraintes pour les acteurs locaux.

Maroy indique aussi les raisons qui expliquent la persistance de spécificités nationales. Une première tient à la dépendance de sentier (path dependency) et au poids des structures existantes. Une autre tient aux processus d’appropriation par les acteurs locaux des politiques et des réformes proposées. Les conditions locales de réception (contraintes matérielles, politiques et symboliques) conduisent à des interprétations et à des mises en oeuvre différentes. Finalement, les politiques intègrent souvent les deux modèles post-bureaucratiques. En somme, la variabilité tient à l’hybridation et à la contextualisation des politiques et des dispositifs éducatifs.

Dans le second article, Jean-Louis Derouet propose une approche selon laquelle les nouvelles politiques éducatives ne tiennent pas uniquement du nouvel esprit du capitalisme, mais d’un « épuisement du modèle de démocratisation porté par la gauche pédagogique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale » [5], dont le slogan français « amener 80?% d’une génération au niveau du baccalauréat » constitue l’accomplissement. En France, comme dans plusieurs sociétés, le modèle traditionnel de démocratisation était fondé sur une séparation entre l’éducation et la production. Il proposait un allongement du temps de formation. Cette politique semblait porter fruit, car en 1995 la proportion de bacheliers était de 62,7?% comparativement à 31,2?% en 1986. Toutefois, un plafonnement se fait sentir depuis. Celui-ci tiendrait au retrait des jeunes des milieux populaires qui vivent mal la coupure entre le monde de l’éducation et la « vraie vie ». Un autre modèle prend forme et s’appuie sur le cadre plus large de l’État managérial qui affiche pour une grande part des objectifs d’efficacité et d’efficience. Dès lors, la reddition de compte est partie intégrante du référentiel normatif. Concernant l’éducation, ce retournement doctrinal débouche sur un nouvel intérêt pour la formation des élites, dont dépend le développement des sociétés, sur des modifications dans les représentations du contenu (les élites doivent être en mesure de s’insérer dans des réseaux internationaux, l’éducation doit revenir aux connaissances fondamentales « formatées » en termes de compétences) et sur un nouveau phasage de la formation. Ainsi, l’État garantit l’accès à l’éducation de base au cours de la scolarité obligatoire. La formation post-obligatoire est du ressort de l’individu — avec l’appui de ressources éducatives publiques — qui doit construire son parcours de formation dans le sens de l’éducation tout au long de la vie. La validation des acquis de l’expérience facilite par ailleurs le retour aux études des individus n’ayant pas réussi leur formation initiale.

La description que fait Derouet des nouvelles représentations de la justice en éducation rejoint en partie l’analyse de Maroy en soulignant l’importance de l’État évaluateur, ce qui touche à la reddition de compte. L’article souligne finalement l’épuisement du modèle éducatif précédent qui mettait de l’avant l’allongement de la scolarité comme modalité principale de démocratisation de l’éducation. Derouet termine en précisant deux enjeux que l’évaluation du nouveau modèle doit documenter : la garantie de l’accès effectif au socle commun pour les jeunes, et l’accompagnement des parcours individuels quand tous n’ont pas les mêmes ressources pour définir et compléter leur parcours dans un système éducatif de plus en plus complexe. En d’autres mots, les préceptes ou les référents cognitifs et normatifs de l’État-providence ne sont pas hors jeu. Ils sont réinterprétés.

Agnès van Zanten propose une description du mode traditionnel de régulation qui prévalait en France en insistant sur ses trois piliers : la cogestion entre l’État et les syndicats, le fonctionnement à la règle dans un contexte de forte centralisation et un ethos institutionnel partagé par les dirigeants, mais aussi par les enseignants. Autrement dit, la régulation est néo-corporatiste, bureaucratique et charismatique. L’auteure signale en outre l’érosion de ces trois piliers. La régulation professionnelle est affaiblie par l’arrivée de nouveaux enseignants plus sceptiques à l’égard des associations syndicales. La régulation bureaucratique est bousculée par la décentralisation et la mise en oeuvre de nouveaux outils de gestion, la régulation charismatique est mise à mal par le manque de légitimité des acteurs aux différents niveaux d’action ou de décision.

Mais il reste que de nombreux obstacles freinent le passage à une régulation par les résultats impliquant une mobilisation plus grande des connaissances. Cela donne prise à l’hypothèse proposée par l’auteure : l’existence d’une transition lente et difficile vers un usage plus important ou plus intensif des connaissances produites sur le développement du système éducatif. La transition est lente pour au moins deux raisons. Les cabinets ministériels internalisent les connaissances produites, mais « ils seraient plus sensibles à la légitimité des politiques qu’à leur efficacité », ce qui réduit l’usage des connaissances dans le pilotage du système ou du champ. Les élites politiques et administratives responsables de la gestion de l’éducation ont une formation éloignée de la recherche, ce qui ne favorise pas un pilotage éclairé par les savoirs issus de la recherche. Les enseignants font davantage confiance à leur expérience qu’aux savoirs produits par la recherche de par la prédominance des « routines incertaines » de leur métier et par une formation coupée de la recherche. Malgré ces obstacles, « de nouvelles pressions en faveur d’une ouverture vers l’expertise externe se font jour en lien avec l’érosion des piliers de la régulation traditionnelle ». De nouveaux entrepreneurs de la connaissance émergent. Nous y retrouvons des organisations internationales comme l’OCDE, laquelle produit des travaux d’évaluation internationale (PISA et AELS) et se fait le promoteur de l’evidence-based policy et de la gestion par les connaissances. Il existe aussi des experts individuels qui influent sur la perception des problèmes et leurs solutions tout en agissant à titre de conseillers des administrations. Finalement, van Zanten souligne l’arrivée d’entrepreneurs internes des administrations qui, dans le cadre de la mise en oeuvre de l’État managérial, ont cherché à établir des procédures d’évaluation. Cette mise en oeuvre de l’État évaluateur décrit aussi par Maroy est le fait de catégories professionnelles qui ont connu des changements de responsabilités axés sur la production d’évaluations. On distingue différentes catégories, ainsi que différents rapports aux savoirs. Les décideurs et les professionnels de l’État se focalisent toujours fortement sur les enjeux de légitimité, « ce qui conduit à limiter le recours à la connaissance ou à en faire un usage étroitement politique ». Par contre, les professionnels institutionnels sont beaucoup plus impliqués dans la production de connaissances, malgré les obstacles qui demeurent.

Les articles de Claude Lessard et al. et de Hugues Draelants posent des questions fort différentes. Dans les deux cas, il est question de l’application des réformes impulsées par l’adoption de nouvelles politiques. Le regard est davantage porté sur les acteurs des réformes, leur action et leur représentation. Le propos de Lessard et al. porte sur la perception qu’ont les directions d’école et les enseignants des réformes introduites dans les différentes provinces canadiennes.

Celles-ci, qui possèdent la responsabilité constitutionnelle de l’éducation, ont toutes instauré des réformes du curriculum et des modes de régulation de l’enseignement obligatoire. Lessard et al. désirent comprendre la perception qu’ont les acteurs locaux de ces réformes, perception considérée comme une dimension de l’appropriation des politiques. Les auteurs constatent une forte différence entre les directeurs d’établissements et les enseignants. Les premiers font montre d’un plus grand enthousiasme que les seconds face aux réformes proposées. Les directeurs sont plus nombreux à se considérer comme des porte-étendards des réformes et à en anticiper des effets positifs. Les enseignants perçoivent moins d’impacts, mais, surtout, sont nettement moins positifs. La question est alors de s’interroger sur l’origine de ces adhésions différenciées aux réformes. La réponse se situe sur le plan de l’identité professionnelle des deux catégories. L’idéologie professionnelle des directeurs en fait des leaders ou des agents de changement, ce qui les conduit à vouloir contribuer à l’implantation réussie des politiques éducatives. Il faut aussi considérer que les directeurs ont un devoir de fonction de soutenir la mise en oeuvre des politiques éducatives. Les enseignants réagissent aux contraintes que les changements introduisent dans leur pratique et à ce qu’ils perçoivent comme de nouvelles restrictions à leur autonomie professionnelle, soit la perte de leur marge individuelle de manoeuvre et l’augmentation de leurs tâches. L’implantation des politiques est fréquemment l’objet de controverses sur la nature des réformes et sur leurs effets sur le plan des apprentissages. Ce texte permet de dégager une explication possible aux controverses qui accompagnent très fréquemment la mise en place des nouvelles politiques.

Draelants s’intéresse à une politique particulière du curriculum de l’enseignement secondaire de la Communauté française de Belgique, l’abolition du redoublement et, par la suite, son rétablissement. Considérant que la politique du redoublement ne favorisait ni la persévérance ni la réussite scolaire, les responsables du système éducatif ont aboli cette mesure en 1994. Une controverse a eu lieu et en 2002, à la faveur d’un changement de majorité politique au parlement de la Communauté française, cette mesure a été réintroduite. Pour Draelants, l’introduction d’une nouvelle politique est considérée comme une entreprise de changement institutionnel qui met en jeu des mouvements de légitimation et de délégitimation. « Toute politique publique éclaire le contexte et l’objet de son intervention sous un jour particulier, portant donc en elle une disqualification implicite des autres possibles et, généralement, une délégitimation explicite des interprétations concurrentes de la réalité, des alternatives proposées ou non et en définitive des institutions existantes ».

Les nouvelles politiques, qui prennent l’aspect de réformes des institutions éducatives, sont portées par des entrepreneurs du changement qui doivent assurer la légitimité de leurs propositions. Les sources de la légitimité sont plurielles. L’une est cognitive, quand les entrepreneurs font appel aux savoirs et à l’expertise ou qu’ils mobilisent des savoirs d’expérience ou de terrain pour convaincre du bien-fondé d’une mesure. La légitimité peut être morale et correspondre aux prescriptions normatives dominantes. Draelants insiste sur la troisième source : la légitimité pragmatique, qui consiste à créer un lien fonctionnel entre les nouveaux arrangements institutionnels et les milieux dans lesquels ils sont implantés. Cette dernière source se réalise en aval de l’introduction des nouvelles mesures. Dès lors, il s’agit d’analyser les processus de mise en oeuvre afin de saisir l’appropriation (ou le rejet) des nouvelles mesures par les instances intermédiaires et locales du système éducatif. Dans le cas du redoublement, son abolition a mis en lumière son caractère encastré dans l’institution scolaire. Le redoublement assumait une série de fonctions latentes dont la mobilisation des élèves face au travail scolaire. Il s’articulait à d’autres éléments du système scolaire belge, soit le fonctionnement selon les principes du quasi-marché et l’évaluation traditionnelle. Son abolition a entraîné une remise en cause de ces règles, ce qui a suscité une opposition des enseignants. En d’autres mots, la nouvelle mesure n’a pas réussi le test de la légitimité pratique au sein des établissements.

Hocine Khelfaoui étudie aussi une réforme « avortée », bien qu’elle soit de tout autre nature que celle présentée dans le texte précédent. L’auteur analyse, sur une longue période, la réforme de l’enseignement supérieur algérien et son étiolement au cours du temps. Au lendemain de l’indépendance, le gouvernement algérien entreprend une réforme de l’enseignement postsecondaire afin d’« amener l’enseignement supérieur à répondre aux “impératifs économiques” ». Cela se traduit essentiellement par la création des instituts technologiques et par des changements apportés à l’organisation des universités afin qu’elles soient plus sensibles aux réalités nationales. Or, les objectifs de rapprochement éducation-production (mouvement de professionnalisation) ou de rapprochement éducation-société se sont peu à peu effacés pour finalement disparaître, les deux institutions revenant au mode de fonctionnement traditionnel ou académique des institutions d’enseignement postsecondaire, sur le plan pédagogique comme sur le plan organisationnel. Ce détournement de la régulation des établis-sements tiendrait, selon l’auteur, à deux phénomènes. D’une part, le mouvement de professionnalisation s’est heurté au choix de programme des étudiants, qui privilégient les filières classiques de l’enseignement supérieur. D’autre part, le volontarisme de l’État a fait face aux acteurs locaux pour qui les référentiels d’action étaient toujours ceux de l’enseignement classique. Les luttes à l’intérieur des établissements entre les différentes composantes du corps enseignant ont finalement conduit à une homogénéisation des institutions quand les instituts technologiques ont changé de ministère de tutelle en faveur du ministère de l’Éducation.

Cette situation résulterait d’un décalage entre, d’un côté, les hiérarchisations et les catégorisations projetées et mises en oeuvre par les politiques publiques et, de l’autre, les projets, les prédispositions et les dispositions des acteurs locaux. Ainsi, à défaut de considérer les modes existants de fonctionnement des institutions au sein du champ et les habitus des acteurs, l’imaginaire éducatif traditionnel de l’enseignement postsecondaire ou universitaire a peu à peu repris le dessus. Mais il reste que, comme dans la réforme belge, la légitimité de la réforme n’a su franchir le test de la pratique. En ce sens, cette analyse souligne aussi l’importance de la légitimité pratique dans l’acceptation et l’appropriation des arrangements institutionnels présents dans une réforme. Il existe une différence avec la situation précédente : la « contre-réforme » n’a pas pris l’allure d’une controverse conduisant à des réajustements institutionnels à plus ou moins court terme, elle a plutôt fait l’objet de luttes nettement moins ouvertes bien que probablement tout aussi serrées. Cet exemple montre enfin qu’il est difficile de penser q’une réforme est instituée une fois pour toutes.

Le texte de Gérard Chevalier porte également sur l’université, plus spécifiquement, sur les conditions d’institutionnalisation des savoirs au sein des universités françaises. Sur le plan théorique, l’auteur s’inscrit dans une perspective bourdieusienne qui intègre aussi des éléments de l’analyse stratégique. Il reprend de Bourdieu l’idée de positionnement dans le champ (position de prétendants). Il étend à l’analyse contextuelle des politiques et modes de gestion universitaires l’examen des modes de fonctionnement des ministères de tutelle. La dernière section de l’article explicite ces choix théoriques.

Ce texte est le seul qui aborde de front un aspect important des politiques éducatives : le choix et la sélection des connaissances et des savoirs à enseigner et à apprendre. L’objectif est de dégager les conditions intellectuelles, institutionnelles et organisationnelles à l’oeuvre dans ces choix. Pour ce faire, Chevalier analyse la genèse de l’université française et décrit des processus d’institutionnalisation de spécialités en son sein. Il en ressort que les changements de structure de l’université au cours des deux derniers siècles ont conduit à une diversification des filières d’études, qu’elles soient professionnelles ou qu’elles correspondent à de longs cursus à vocation de recherche. À cet égard, l’université apparaît comme un appareil autosuffisant de production et de reproduction des savoirs. En même temps, l’autonomie dont a bénéficié l’université a produit une variabilité des conditions d’institutionnalisation des savoirs qui se perçoit dans l’absence de procédures formalisées. En fait, le fonctionnement local des différents établissements universitaires aurait plus de poids que la capacité de l’institution universitaire à produire une régulation scientifique. Ce retour sur l’histoire des universités permet aussi de souligner que « l’appréciation de la valeur des connaissances et des démarches intellectuelles rest[e] attachée aux caractéristiques personnelles des prétendants ». L’auteur poursuit son analyse par un examen de la situation actuelle. Nous découvrons que la sélection des savoirs et des spécialités « laissent entrevoir toute une gamme de jeux d’influence où se mêlent les motifs scientifiques et les stratégies personnelles, sur fond de conjoncture politico-administrative ».

Il faut noter qu’au cours des dernières années, plusieurs changements des politiques publiques font explicitement référence à de grands projets éducatifs internationaux. Au cours des années 1970, l’UNESCO avait fait la promotion de l’éducation permanente, répondant à la nécessité de penser l’éducation de manière transversale aux différents moments de la vie, de l’enfance à la retraite. L’OCDE avait alors proposé « l’éducation récurrente », en insistant sur la nécessaire alternance entre périodes de travail et périodes de formation. Plus récemment, le projet de « l’éducation et la formation tout au long de la vie » (EFTLV) tient lieu de référent cognitif et normatif. Des organisations internationales comme l’UNESCO et l’OCDE en font la promotion, tandis que d’autres comme l’Union européenne cherchent à la mettre en oeuvre. Les deux derniers articles proposent une analyse de l’éducation des adultes en lien avec ce grand projet éducatif.

Éric Verdier poursuit deux objectifs. D’une part, il veut rendre compte de l’approche européenne de l’EFTLV et de son institutionnalisation. Cette approche apparaît comme la résultante complexe et changeante de différentes conceptions de l’éducation et de diverses analyses. De plus, l’harmonisation des politiques nationales à l’échelle européenne repose sur la méthode ouverte de coordination (MOC) qui favorise la convergence des politiques nationales autour d’objectifs communs. Parallèlement, une véritable technologie (machinerie) sociale de mise en compatibilité des situations nationales est élaborée afin de comparer les États membres les uns aux autres. D’autre part, Verdier rend compte de la diversité des situations nationales en matière d’EFTLV. Pour ce faire, l’auteur a recours au concept de régime d’éducation et de formation. Ces régimes sont constitués d’acteurs (privés/publics ; individuels/collectifs), d’institutions (règles et coutumes) et de conventions qui déterminent le juste et l’efficace. Cinq régimes idéal-typiques sont définis (académique, professionnel, universaliste, marché, marché organisé) et servent d’outils pour décrire les situations nationales vues comme des agencements de divers régimes résultant du jeu de différents acteurs au sein de la société étudiée. Verdier décrit ainsi le cas suédois, français, allemand, danois et anglais.

Paul Bélanger et Magali Robitaille proposent une analyse locale du développement de l’éducation des adultes, ou plutôt du non-développement de cette dernière. Le gouvernement québécois a créé, dans les années 1960, les collèges d’enseignement général et professionnel (cégep) qui sont des institutions d’enseignement postsecondaire conduisant à l’université (formation générale) ou au marché du travail (formation technique). Ces institutions ont un double mandat de formation initiale et de formation continue. Or, le second connaît une institutionnalisation difficile, révélant la tout aussi difficile transition des systèmes éducatifs à s’ordonner selon les principes de l’Éducation Permanente ou de l’EFTLV. Cette situation est d’autant plus paradoxale que des établissements d’enseignement similaires au Canada anglais ou en Angleterre ont connu une croissance de l’éducation des adultes. Des obstacles au développement sont identifiés, comme les mécanismes de prise en compte de la demande éducative dans les institutions qui régissent l’ordre collégial. Au-delà de ces obstacles, quatre logiques d’action prévalant dans les établissements permettent aussi de comprendre la situation actuelle : la logique de formation initiale comme source d’inspiration de la planification des activités, les logiques de construction des représentations sociales des collèges, l’absence d’une logique de recueil de la demande et, enfin, les logiques qui président à l’élaboration des politiques de gestion du marché du travail. Cet article souligne ce que nous pourrions appeler une politique de fait qui est fort différente des politiques formelles présidant à la définition des établissements scolaires. À cet égard, les auteurs illustrent bien l’écart qui existe entre les deux et l’importance d’examiner les jeux locaux pour comprendre le développement des pratiques éducatives.

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En définitive, ce numéro témoigne de la vitalité du regard sociologique sur ce nouveau champ d’études des politiques éducatives. Les travaux sociologiques soulignent en effet simultanément la pluralité des acteurs intervenant dans la construction des politiques, la complexité des processus de traduction des actions des autorités publiques ou des instances internationales dans leur mise en oeuvre concrète. Il attire également l’attention sur les enjeux et instruments de l’action publique, notamment la fonction des dispositifs cognitifs d’analyse et d’évaluation dans l’élaboration et la régulation des politiques publiques. Enfin, ils soulignent la nécessité de dépasser le « nationalisme méthodologique » (Robertson et Dale, 2007) qui sous-tendait traditionnellement les études en éducation ; d’un côté, il est crucial de prendre en compte les forces, les processus, les acteurs qui contribuent à l’internationalisation des politiques éducatives, de l’autre, il faut davantage penser les multiples médiations locales qui en conditionnent la mise en oeuvre.

Ainsi, l’analyse des politiques éducatives porte sur le développement du champ éducatif un regard différent de celui des sociologues de l’éducation appartenant aux générations antérieures, qui s’intéressaient à l’usage des ressources éducatives par les différentes fractions sociales et aux diverses manières par lesquelles l’école contribuait à la reproduction sociale. Dans tous les cas, l’éducation est un lieu d’exercice du pouvoir et un objet d’enjeux sociaux entre différents groupes et catégories sociales (Dandurand et Ollivier, 1987), comme entre différentes entités politiques régionales, nationales ou locales.