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Traduction : Suzanne Mineau

Dans cet article, nous analysons différentes façons de conceptualiser les liens entre l’appartenance sexuelle, les loisirs et les goûts, et nous présentons une analyse longitudinale des différences, selon le sexe, qui sont apparues en Grande-Bretagne dans le temps consacré à diverses activités de loisir. La consommation de produits et d’activités culturels comme les loisirs reflète des goûts qui concrétisent des aptitudes symboliques et des ressources. Dans le cadre de cette recherche empirique, l’approche consiste donc à considérer que les goûts se manifestent par la participation à différents champs de pratiques (Harvey et al., 2001), dans ce cas-ci à des activités de loisir spécifiques. Les activités considérées dans notre analyse se rattachent aux domaines du divertissement, de la socialisation, des voyages, des sports, des loisirs à domicile et représentent des goûts aussi bien intellectuels que populaires.

La relation entre, d’une part, le sexe et, d’autre part, les loisirs et les goûts illustre la façon dont des conduites spécifiques sont dotées de significations sexuelles. Les loisirs fournissent aux hommes et aux femmes une structure hiérarchique d’opportunités ainsi qu’une structure efficace d’identité et de cohésion. Dans cette optique, diverses structures sociales comportent des valeurs sexuées et transmettent des avantages liés au sexe. Il est donc important de comprendre la façon dont les loisirs des hommes et des femmes se modifient avec le temps parce que cette évolution reflète la répartition changeante des ressources culturelles selon le sexe. Nous nous demanderons si les hommes et les femmes ont des habitudes similaires en matière de loisirs au cours des années et si nous pouvons repérer des modifications dans la répartition relative de leurs activités de loisir. Par exemple, nous nous demanderons si les hommes tendent à participer plus que les femmes à des activités hors du domicile, s’ils s’intéressent plus aux loisirs électroniques que les femmes et s’ils participent moins à des loisirs de socialisation ; nous nous demanderons aussi si ces différences ont évolué au cours des années et de quelle façon. En outre, nous nous interrogerons sur la signification des tendances repérées par rapport aux théories existantes sur les loisirs et le sexe. De nombreuses études soulignent les conséquences des différences de loisirs selon le sexe au cours des années, mais ne présentent pas d’analyse empirique des tendances. De plus, une grande partie de la littérature sur l’expérience féminine au cours des années a une orientation philosophique, et même les études qui s’appuient sur des recherches empiriques sont de nature qualitative et font appel à des données à petite échelle (Bittman et Wajcman, 2000).

Nous utilisons des données britanniques sur l’emploi du temps, recueillies à partir des années 1960 jusque dans les années 1990, pour analyser quelques thèses clés dans la littérature sur la répartition des activités de consommation. Ces données nous donnent une perspective longitudinale de l’évolution des tendances de la consommation culturelle et des différences entre les conduites de consommation selon le sexe.

Consommation culturelle et appartenance sexuelle

La littérature sociologique souligne de plus en plus l’importance de la consommation culturelle et des goûts pour délimiter les lieux sociaux et les relations sociales (Bourdieu, 1979 ; Slater, 1997). Étant donné l’importance politique et économique accrue du consumérisme et de la culture des consommateurs, certains soutiennent qu’il faut s’intéresser plus à la construction culturelle des groupes sociaux qu’à leur construction économique. Ainsi, au lieu de centrer l’analyse sociale sur les revenus, l’emploi ou l’instruction, on s’intéresse de plus en plus à des critères culturels comme les conduites de consommation et les habitudes en matière de goûts. Les préférences culturelles et les styles de vie représentent des créateurs et des supports de l’identité ainsi que des frontières entre les groupes (Warde, 1994 ; Lamont et Molnar, 2001) ; ils indiquent et maintiennent une distinction sociale (Peterson et Kern, 1996 ; Katz-Gerro, 1999) ; ils reflètent et créent des symboles ainsi que des significations symboliques (Bryson, 1996) ; enfin, ils sont la source de nouveaux conflits et de nouveaux mouvements sociaux (Schor, 1999). Les « tribus » culturelles (Mafessoli, 1996) s’amalgament selon des styles de vie considérés comme une nouvelle forme de socialisation au sein de laquelle les individus et les groupes objectivisent leur personnalité et leurs valeurs au moyen de leurs actes de consommation. Le passage d’une système social fondé d’abord sur la production à un système fondé d’abord sur la consommation signifie que les individus consacrent plus de temps aux activités de loisir. Par conséquent, les décisions touchant la part de ressources, comme l’argent ou le temps, consacrée aux loisirs ainsi que le contenu de ces loisirs (c’est-à-dire quelles activités sont pratiquées et qui y participent) se situent au coeur de la dynamique de l’identité, de l’exclusion et de la solidarité.

La consommation, les goûts et les loisirs sont intimement liés, en ce sens qu’ensemble ils constituent le style de vie. Dans la littérature, les indicateurs habituels du style de vie englobent les passe-temps, la consommation culturelle ainsi que les goûts culturels en matière de vêtements, musique, lecture et choix de vacances (Featherstone, 1991). On reconnaît généralement que la consommation et les goûts se différencient fortement en fonction du sexe. Les femmes et les hommes n’ont pas les mêmes activités et les mêmes préférences en matière de loisirs ; ils ne consacrent pas le même temps aux loisirs ; ils n’ont pas les mêmes goûts culturels ; ils ne se partagent pas également la consommation domestique ainsi que les prises de décision en matière de consommation domestique (Costa, 1994 ; Firat, 1991 ; Grazia et Furlough, 1996 ; Horowitz et Molhun, 1998 ; Lubar, 1998 ; MacDonald, 1995). On a attribué à divers facteurs les différences sexuelles en matière de consommation. Premièrement, avec la croissance de la division du travail selon le sexe, la production a fini par être associée au domaine public et aux hommes tandis que le domaine privé était associé aux activités de non-travail des femmes, comme les activités récréatives, le loisir, la vie familiale et la consommation (Firat, 1991). Deuxièmement, on s’attend à ce que les femmes assument au sein de la famille la responsabilité du « travail exigé par le statut », ce qui les amène à décider de la consommation culturelle et matérielle du ménage (Collins, 1988, 1992). Elles s’intéressent plus que les hommes au domaine de l’émulation symbolique et de la représentation du statut, par exemple en identifiant le statut à l’apparence du domicile. C’est ainsi qu’aux États-Unis, les femmes sont souvent responsables des activités de consommation (courses, préparation des produits consommés, achats des cadeaux et élimination des articles usagés). En règle générale, il incombe davantage aux hommes qu’aux femmes d’acheter certains types de biens comme les voitures et les appareils électriques. Cette dichotomie sexuelle est en voie de disparaître en partie, mais une grande portion demeure imperméable au changement (Costa, 1994). Troisièmement, comme les femmes sont considérées comme des gagne-pain secondaires, leur position marginale dans le régime de sécurité sociale de la famille leur laisse du temps libre pour s’occuper surtout de la famille, entretenir la maison ou passer leurs heures de loisir à l’intérieur. Cela signifie que les heures de liberté dont elles disposent sont imperceptiblement grugées par les soins qu’elles prodiguent aux membres de la famille (Pasers, 1994).

Toutefois, dans la littérature sur la consommation, il existe beaucoup de lacunes en ce qui a trait aux différences selon le sexe. L’effet de l’appartenance sexuelle n’apparaît souvent que comme une variable de contrôle au lieu d’être au coeur de l’analyse. Par conséquent, bien que le sexe soit souvent présent dans les modèles qui expliquent la répartition de la consommation culturelle, la relation entre le sexe et la consommation ne reçoit pas toujours l’attention voulue. De plus, la littérature existante s’intéresse surtout à un moment précis dans le temps et non aux changements au cours des années. Les résultats qu’elle présente sont également équivoques, car les analyses des différences entre les sexes en matière de consommation culturelle et d’activités de loisir s’opposent souvent, sur le plan empirique comme sur le plan théorique. En premier lieu, les recherches existantes démontrent, d’une part, que les hommes et les femmes se différencient par leurs activités de loisir et leurs goûts culturels (Shaw, 1985 ; Bryson, 1996 ; Netz, 1996 ; Bihagen et Katz-Gerro, 2000 ; Katz-Gerro, 2002), mais, d’autre part, que les différences selon le sexe sont négligeables dans ces mêmes domaines (Shelton, 1992 ; Robinson et Godbey, 1999 ; Bittman et Wajcman, 2000). En second lieu, bien qu’il ait été démontré que les femmes ont en moyenne légèrement plus de temps de loisir que les hommes dans un éventail de pays européens et en Amérique du Nord (Sullivan et Gershuny, 2000 ; Gershuny, 2000), il est possible que ce temps de loisir des femmes soit soumis à plus de contraintes que celui des hommes à cause de divers facteurs ; mentionnons, entre autres, la responsabilité des enfants (qui exige souvent de combiner heures de loisir et soins des enfants selon Sullivan [1997]), la possession de ressources matérielles moindres et la non-légitimité pour les femmes d’avoir leurs propres activités de loisir. Les loisirs présentent donc des aspects contradictoires dans la vie des hommes et des femmes, et ils peuvent aussi avoir des conséquences différentes pour les femmes prises individuellement et aussi pour les relations structurelles entre les hommes et les femmes dans la société (Shaw, 1985). En troisième lieu, les théories sur les différences sexuelles en matière de loisirs et de consommation soulignent tantôt la socialisation, les rôles sexuels et le lien entre le sexe et le statut (Collins 1988, 1992), tantôt la division du travail au domicile, les ressources relatives et les contraintes dues au temps, aux opportunités et à la légitimité (Green et al., 1990 ; Shaw, 1994 ; Samuel et al., 1996)[2]. Dans ces recherches, il a été démontré que divers facteurs et covariables sociodémographiques influent de façon similaire ou différente sur les loisirs des hommes et des femmes. De telles inconsistances, qui rendent problématique le développement d’un ensemble cohérent de théories, sont attribuables à l’utilisation de mesures de covariables différentes dans différents pays et pour différentes décennies (Thrane, 2000).

On a assisté récemment à des interventions intéressantes dans les discussions sur la consommation culturelle, mais il y a eu peu d’études empiriques à grande échelle sur les différences et les tendances longitudinales dans les domaines de la consommation culturelle, des goûts culturels et des préférences en matière de style de vie. La plupart des recherches que nous venons de passer en revue, par exemple, se fondent sur des données d’enquête à un moment précis dans le temps. Un des avantages du présent article est de donner une perspective longitudinale à partir d’informations sur l’emploi du temps tirées de journaux personnels. (Voir la section ci-dessous sur les données.)

À la suite des résultats publiés dans la littérature et compte tenu des débats théoriques actuels sur la relation entre la consommation culturelle et les variables sociodémographiques, nous avons choisi une série d’activités représentant les différents domaines de la consommation culturelle ainsi qu’une série de facteurs habituellement associés aux habitudes de consommation culturelle. À partir d’études existantes au niveau macroscopique, nous savons que les différences dans les heures de loisir et les activités de consommation sont reliées à des facteurs comme la classe, le sexe, le niveau d’instruction, l’emploi et le revenu (DiMaggio, 1982 ; Aschaffenburg, 1995 ; Bryson, 1996, Peterson et Kern, 1996). Dans les analyses qui suivent, nous nous concentrons surtout sur les facteurs de classe et de sexe à cause des études théoriques importantes existant dans ces domaines, ce qui nous permet de tester des hypothèses spécifiques. Toutefois, nous contrôlons (en les incluant dans nos analyses) les effets d’autres variables socioéconomiques et sociodémographiques qui sont jugées significatives, comme le niveau d’instruction, la structure familiale et le revenu.

Loisirs, goûts, classe et appartenance sexuelle

En sociologie, des doctrines solidement établies font un lien entre le style de vie culturelle et la position dans une classe économique. Selon Weber, il existe des classes autant dans la sphère de la consommation que dans celle de la production, et les relations sociales à l’intérieur des barrières d’une classe sont soutenues par des similitudes dans les façons de vivre et les habitudes (Weber, 1946).

Dans une étude qui a eu une grande influence, Bourdieu utilise les concepts de capital économique et de capital culturel pour décrire un modèle de structure et de reproduction sociales (1979). Il soutient qu’au moyen de l’habitus — un système de dispositions à penser, à comprendre, à consommer et à adopter un style de vie —, les personnes intériorisent leur position sociale et expriment celle-ci dans des choix culturels qui reproduisent la structure même de leur classe. Bourdieu (1979) croit que les classes dominantes ont des goûts culturels distincts qu’elles utilisent comme un indicateur de leur capital culturel et aussi comme un moyen de conserver leurs avantages dans le domaine social, économique et culturel.

Les goûts culturels des intellectuels et des « non-cultivés » sont souvent analysés sous l’angle des différences de classe dans les préférences culturelles (De Graaf, 1991 ; Aschaffenburg, 1995 ; Spellerberg, 1995 ; Katz-Gerro, 2002). Les avantages associés à la consommation de la culture intellectuelle, soit la réussite dans les études et l’emploi, sont liés à la construction d’une solidarité et d’une identité ainsi qu’à des pratiques d’exclusion (Lamont, 1992). Toutefois, les différences entre les sexes en matière de consommation culturelle se confondent souvent avec des différences de classe lorsqu’on considère que le sexe est secondaire par rapport à la classe et que les différences dans les habitudes de consommation résultent de l’emploi, du niveau d’instruction ou du revenu (Bourdieu, 1979).

Pour aborder les questions soulevées jusqu’ici, nous empruntons deux grandes orientations. Tout d’abord, nous documentons dans le temps les tendances et les changements selon la classe et le sexe dans les activités de loisir. En deuxième lieu, nous testons quelques hypothèses théoriques spécifiques en examinant les effets des interactions des variables qui influent sur ces activités de loisir. Alors que la plupart des conclusions dans ce domaine proviennent d’enquêtes ponctuelles, il est nécessaire de disposer d’une perspective longitudinale pour évaluer des théories qui comportent une dimension temporelle (comme la théorie des interactions en cascade ou la théorie de l’émulation sociale). Nous nous proposons de pousser plus loin les études qui ont analysé en profondeur, dans les différences en matière de loisirs, les effets de la participation des femmes au marché du travail, de l’éducation des femmes, de la division domestique du travail, des contraintes familiales et de la socialisation.

Nous voulons explorer des aspects complémentaires à cette question en utilisant les travaux de Bourdieu et de Simmel qui ont occupé une place centrale dans la littérature sur la consommation. Nous nous inspirons de leurs travaux pour analyser les questions soulevées jusqu’ici, c’est-à-dire celles touchant l’identité et les habitudes de consommation des hommes et des femmes. Ainsi, nous pensons que la théorie de Simmel sur l’émulation sociale peut servir à comprendre les différences entre les sexes en matière de loisirs au cours des années, et que le concept de distinction de Bourdieu (qu’il applique aux classes sociales) peut servir à comprendre les relations entre les hommes et les femmes telles qu’elles s’expriment dans leurs préférences en matière de loisirs. Bien que la théorie de Bourdieu sur la distinction englobe d’autres distinctions sociales à l’intérieur du cadre de la classe, il est intéressant de tester l’applicabilité de ce concept à l’appartenance sexuelle dans le contexte des goûts culturels désirables (intellectuels). Nous présentons ces théories comme des explications possibles des différences sexuelles dans la participation aux loisirs qui s’ajoutent, sans les remplacer, à celles que nous avons passées en revue dans la première partie de cet article. Dans la section sur les hypothèses et les questions, nous développerons davantage notre argumentation.

Méthodologie

La perspective longitudinale

La perspective longitudinale fait appel à la cueillette et à l’analyse de données à travers le temps. On croit aujourd’hui qu’une telle perspective est indispensable lorsque les recherches visent à comprendre le changement social. En effet, seules des données longitudinales permettent une analyse diachronique dans laquelle il est possible d’établir un calendrier relatif des événements (Berthoud, 2000). Dans le domaine des loisirs et des goûts, cependant, les recherches empiriques à grande échelle sont très rares jusqu’à maintenant.

Il existe de nombreux types de données longitudinales, depuis les véritables données longitudinales recueillies auprès des mêmes personnes pendant des années jusqu’aux données d’enquêtes ponctuelles répétées avec le même questionnaire, mais auprès de personnes différentes chaque fois. Pour cet article, nous avons utilisé une série d’enquêtes ponctuelles répétées. L’étude de données provenant d’une seule enquête ponctuelle est celle qui est utilisée le plus souvent en sciences sociales pour évaluer les facteurs qui déterminent les conduites. Toutefois, il est assez courant aujourd’hui de disposer de données longitudinales provenant d’une série d’enquêtes ponctuelles réalisées à plusieurs moments dans le temps auprès d’un nouvel échantillon chaque fois. Lorsque ces données présentent un haut niveau de cohérence d’une fois à l’autre, il est possible d’ajouter à l’analyse une étude de la tendance dans le temps. Les archives de données plurinationales sur l’emploi du temps tirées de journaux personnels ont été réunies pour permettre ce type d’analyse. (Voir Sullivan et Gershunny, 2001 et Gershuny, 2000a pour une description des tendances transnationales générales dans l’emploi du temps tirées de cette source.)

Les données

Nous utilisons des données sur l’emploi du temps recueillies en Grande-Bretagne à partir des années 1960 jusque dans les années 1990. Ces données comportent des informations sur le temps consacré à des activités de loisir précises, et ces informations proviennent de journaux personnels sur l’emploi du temps tenus pendant une semaine entière d’activités (alors que les journaux les plus souvent utilisés ne couvrent qu’une seule journée). La base de données complète contient des enquêtes successives sur l’emploi du temps à l’aide de journaux personnels recueillis dans un certain nombre de pays développés à partir des années 1960 jusque dans les années 1990. On a uniformisé ces enquêtes à l’intérieur d’un même cadre avec une seule gamme d’activités, si bien qu’elles forment un dossier unique sur l’évolution de l’emploi du temps d’individus de pays différents au cours de la période étudiée. Tout en prévoyant dans une prochaine étape inclure d’autres pays dans ce projet, nous disposons pour le moment d’un nombre important de données normalisées sur l’emploi du temps tirées de journaux personnels et provenant de la plupart des pays européens et d’Amérique du Nord. (Pour plus d’informations au sujet de l’étude multinationale sur l’emploi du temps, voir le site internet de l’Institute for Social and Economic Research en Essex <www.iser.essex.ac.uk>.)

La méthode du journal personnel de l’emploi du temps

Le journal personnel de l’emploi du temps décrit la structure des activités quotidiennes des participants (voir Robinson, 1985). Il nous dit comment chacun occupe son temps au cours d’une journée ou d’une semaine à l’aide de séquences de codes numériques représentant les diverses activités pratiquées. Ces journaux personnels constituent aujourd’hui une méthode reconnue en sciences sociales, et ils ont servi à analyser l’emploi du temps d’individus, de ménages et de sociétés. On a analysé par exemple la façon dont les individus partagent leur temps entre travail rémunéré et non rémunéré, ainsi que le nombre et le mode d’utilisation de leurs heures de loisir (voir Grazia, 1964 ; Szalai, 1972 ; Berk, 1985 ; Gershuny, 1995 ; Robinson et Godbey, 1999 ; Gershuny, 2000a). Les données sur l’emploi du temps tirées de journaux personnels uniformisés sont utiles pour documenter les différences et les tendances au cours des années, et il a été démontré qu’elles sont plus précises que celles découlant de questions sur l’emploi du temps posées au cours d’une seule enquête.

En ce qui a trait aux activités de loisir, il y a deux raisons pour lesquelles les données des journaux personnels donnent une image plus exacte d’une population que celles d’une enquête ponctuelle. Premièrement, les données des journaux personnels donnent une évaluation précise du nombre d’heures consacrées à différentes activités usuelles (comme regarder la télévision) parce qu’elles sont inscrites au moment même de l’activité ou presque. Deuxièmement, elles peuvent fournir des renseignements sur la fréquence de participation à des activités rarement pratiquées qui soient plus fiables que les données qui proviennent des questions d’une seule enquête et qui soulèvent de grandes difficultés de mémoire. Parce qu’un journal personnel d’une semaine est utilisé au lieu du journal courant d’une journée, l’exactitude des renseignements sur les activités rarement pratiquées par la population se trouve accrue.

Des données plurinationales sur l’emploi du temps peuvent nous permettre de comparer les façons dont différentes sociétés répartissent leur temps entre différentes activités. On a pu établir que l’emploi du temps varie selon les pays (Szalai, 1972 ; Gronmo et Lingsom, 1986 ; Robinson et Godbey, 1999 ; Gershuny, 2000a), et ces variations ont été reliées à ces facteurs comme des différences dans les régimes de sécurité sociale, dans les systèmes d’emplois et dans la modernité des technologies domestiques. Toutefois, alors qu’on dispose de plus en plus de recherches sur des facteurs de corrélation transversale par rapport à l’emploi du temps dans différentes sociétés, on connaît moins la façon dont se développent les patterns d’activités dans les sociétés au cours des années. Il arrive que les données existantes montrent des changements de patterns, par exemple une tendance générale vers une diminution des heures de travail et un allongement des heures de loisir (voir Gershuny, 1993 ; Robinson et Godbey, 1999), mais nous possédons relativement peu de renseignements sur les processus qui sous-tendent ces changements. Dans cet article, nous tentons de relier les changements qui se produisent dans l’emploi du temps des femmes à des théories spécifiques qui portent de façon générale sur l’évolution des goûts en matière de loisirs, et de façon particulière sur la participation des femmes aux activités de loisir.

Variables

Nous puisons nos indicateurs dans les domaines du divertissement, de la socialisation, des voyages, des sports et des loisirs à domicile. Dans la liste des activités extraites des données sur l’emploi du temps et énumérées au tableau 1, nous pouvons repérer diverses dimensions de la consommation culturelle. Par exemple, nous pouvons distinguer des activités intellectuelles et populaires, des activités à l’intérieur et à l’extérieur ainsi que des activités coûteuses et bon marché.

Pour pouvoir utiliser le concept de classe sociale, nous avons créé un indicateur normalisé à partir des variables de la classe que nous trouvons dans les études sur les journaux personnels de l’emploi du temps. Ces variables englobent des définitions de la classe fondées sur l’emploi comme celles qu’utilisent les bureaux nationaux de statistiques et des indices socioéconomiques comme ceux qu’utilisent les organismes d’études de marché. Il a été possible, cependant, d’amalgamer ces diverses catégories pour créer une série cohérente de données à partir d’une classification en trois classes : supérieure, moyenne et inférieure.

Tableau 1

Les variables activités de loisir

Les variables activités de loisir

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Hypothèses et questions

Dans des recherches antérieures, nous avons montré que les différences entre les sexes en matière de consommation ne peuvent être facilement ramenées à des différences d’emploi, de niveau d’instruction ou à d’autres différences (Bihagen et Katz-Gerro, 2000 ; Katz-Gerro, 2002). Dans la présente recherche, nous voulons explorer des explications théoriques possibles des caractéristiques différentes selon le sexe de la consommation culturelle qui se traitent mieux dans une perspective longitudinale. Selon la première explication, avec le taux croissant de femmes qui complètent des études supérieures et entrent sur le marché du travail, il y a plus de femmes qui participent à la culture intellectuelle dominante[3]. Cette explication se fonde sur des recherches approfondies qui ont montré que l’instruction est de loin le déterminant le plus important de la consommation culturelle intellectuelle (De Graaf, 1991 ; Peterson et Kern, 1996 ; Katz-Gerro, 2002). Par conséquent, plus les femmes en moyenne s’instruisent, plus elles pénètrent en nombre croissant dans cette sphère culturelle. Même si certaines recherches antérieures ont montré que, parmi des personnes ayant une instruction supérieure, les femmes consomment généralement plus que les hommes la culture intellectuelle, l’explication courante se fonde sur l’hypothèse voulant que les femmes en général ont une consommation culturelle intellectuelle plus élevée que celle des hommes. Toutefois, plus les femmes pénètrent dans ce domaine culturel, plus celui-ci est dévalué. En suivant la logique de la théorie des interactions en cascade de Simmel (1904), selon qui les groupes sociaux subordonnés revendiquent un nouveau statut en adoptant les goûts des groupes dominants, nous pouvons dire que les femmes tentent de revendiquer un nouveau statut en adoptant les habitudes de consommation des hommes.

Selon la deuxième explication qui s’inspire de Bourdieu, les hommes en tant que sexe dominant choisissent et partagent de nouveaux domaines de loisir de façon à conserver leur distinction en créant de nouveaux champs d’activité. Des styles de vie distincts sont nécessaire à l’identification du groupe, et ils sont renforcés par la différenciation et la répartition des goûts.

À la suite de ces deux explications, nous avançons deux hypothèses. Premièrement, au cours de la période couverte par les enquêtes (période qui correspond à une hausse du nombre de femmes ayant fait des études supérieures et étant sur le marché du travail), les goûts des femmes en matière de consommation sont devenus plus intellectuels et aussi plus variés, englobant des activités intellectuelles ou populaires, extérieures ou intérieures, coûteuses ou bon marché, etc. Nous chercherons des données à l’appui de la théorie de Simmel sur les interactions en cascade selon laquelle les femmes tentent au cours des années d’acquérir un nouveau statut en adoptant les habitudes de consommation des hommes. Deuxièmement, nous posons comme hypothèse que les hommes, pour maintenir leur distinction, adoptent de nouveaux goûts en matière de consommation. Au lieu de s’en tenir aux domaines de consommation culturelle que les femmes ont appris à maîtriser, ils cherchent de nouveaux domaines dans lesquels ils deviendront compétents et qui constitueront de nouveaux domaines de distinction sexuelle.

Résultats

Les figures 1 et 2 montrent les tendances des taux de participation aux activités de loisir chez les hommes et les femmes en 1961, 1975, 1987 et 1997. L’axe vertical de la figure 1 nous donne le pourcentage d’hommes qui ont participé à une activité particulière au cours de la semaine couverte par le journal personnel. Nous pouvoir voir, par exemple, un accroissement du pourcentage de ceux qui ont regardé la télévision à partir de 1961 jusqu’à un pourcentage de près de 100 pour cent en 1997. Les données sur les vidéos et les ordinateurs ne s’appliquent qu’aux années 1987 et 1997, et on peut constater une hausse spectaculaire de la participation entre ces deux années.

Cependant, les figures 1 et 2 présentent des pourcentages bruts de participation car les autres variations des conditions sociodémographiques de la population ne sont pas contrôlées bien qu’elles puissent être reliées, elles aussi, à la structure de participation aux activités de loisir. Par exemple, il est probable que les parents salariés de jeunes enfants consacrent moins de temps à des activités de loisir à l’extérieur du domicile comme des sorties (promenades, excursions d’une journée, musées, galeries d’art) ou des rencontres (bars, restaurants).

Comme nous nous intéressons aux modifications des différences entre les sexes au cours des années tout en tenant compte de caractéristiques sous-jacentes comme les conditions sociodémographiques, nous avons procédé à des analyses de variance multifactorielles qui contrôlent les effets de plusieurs variables en même temps. Les pourcentages de participation aux activités sont les variables qui nous intéressent au premier chef (ce sont les variables dépendantes). Dans les analyses, nous avons contrôlé le sexe, l’année de l’enquête, la classe sociale, la structure familiale et la situation d’emploi, ces variables étant reconnues pour leur influence sur la participation aux loisirs (Katz-Gerro, 2002). Par exemple, des recherches menées dans les pays scandinaves montrent que le facteur qui a l’effet le plus négatif sur le temps consacré aux loisirs est un emploi à temps plein, suivi de la fréquentation scolaire, mais le mariage et les enfants réduisent aussi les heures de loisir, et ce sont trois variables qui touchent plus les femmes que les hommes (Thrane, 2000). Les analyses de contrôle visaient à tenir compte des tendances qui se manifestent avec le temps dans la répartition de ces variables chez les hommes et les femmes, de façon à pouvoir analyser l’évolution des activités de loisir en excluant ces tendances. Nous avons également inclus dans les modèles les effets des interactions du sexe par année d’enquête et du sexe par classe sociale. La prise en compte de l’année de l’enquête nous a permis de déterminer quelles activités changent avec le temps de façon différente chez les hommes et les femmes (effets du sexe par année d’enquête), et la prise en compte de la classe sociale nous a permis de contrôler les différents patterns de participation des hommes et des femmes selon la classe.

Figure 1

Tendances dans les taux de participation des hommes aux activités de loisir

Tendances dans les taux de participation des hommes aux activités de loisir

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Figure 2

Tendances dans les taux de participation des femmes aux activités de loisir

Tendances dans les taux de participation des femmes aux activités de loisir

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Le tableau 2 montre les moyennes corrigées des taux de participation aux différentes activités par année d’enquête et par sexe ; ces données ont été obtenues à l’aide d’analyses de variance multifactorielles tout en contrôlant les effets de la structure familiale, de la situation d’emploi, de la classe et aussi l’effet interactif classe et sexe. Dans ce tableau, on constate les résultats suivants : des variations dans le temps des taux moyens de participation aux différentes activités de loisir (illustrées par la variable Année d’enquête) ; la participation différente selon le sexe au cours de la période étudiée (illustrée par la variable Sexe) ; enfin, les patterns changeants de participation avec le temps en fonction du sexe (illustrés par l’interaction Enquête*Sexe). Comme nous l’avons expliqué précédemment, les analyses contrôlent les changements structurels dans la structure familiale, la situation d’emploi et la classe sociale des hommes et des femmes au cours des années ; par conséquent, les effets qui apparaissent n’englobent pas certains grands changements structurels qui se sont produits dans la situation des femmes au cours de la période couverte par les enquêtes[4].

Tableau 2

Taux moyens de participation aux activités de loisir corrigés à l’aide d’analyses de variance par année d’enquête et par sexe et interaction de l’année d’enquête et du sexe (en contrôlant la structure familiale, la situation d’emploi, la classe et l’interaction classe et sexe)

Taux moyens de participation aux activités de loisir corrigés à l’aide d’analyses de variance par année d’enquête et par sexe et interaction de l’année d’enquête et du sexe (en contrôlant la structure familiale, la situation d’emploi, la classe et l’interaction classe et sexe)
*

p<0,05

**

p<0,01

***

p<0,001

#

Dans cette colonne, le seuil de signification s’applique à la variable année d’enquête.

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De prime abord, nous voyons qu’il y a au cours des années certaines tendances statistiquement significatives dans la participation à toutes les activités de loisir sauf les deux plus petites : ordinateur-études et ordinateur-autre. Il y a également des différences significatives en fonction du sexe pour les activités suivantes : sorties, rencontres, visites, sports, hospitalité, appels téléphoniques, ne rien faire, jeux informatiques et courriel. Les activités qui ne présentent aucune différence significative en fonction du sexe sont les suivantes : cinéma, télévision, radio, lecture, vidéos, ordinateur-études, ordinateur-travail et ordinateur-autre. (Voir l’analyse de ces résultats ci-dessous.) Il n’y a que trois courbes de la variation selon le sexe qui soient significatives, soit les sports, les appels téléphoniques et les jeux à l’ordinateur.

Figure 3

Différences significatives selon le sexe dans les taux de participation aux activités de loisirs (moyennes corrigées à l’aide d’analyses multifactorielles)

Différences significatives selon le sexe dans les taux de participation aux activités de loisirs (moyennes corrigées à l’aide d’analyses multifactorielles)

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On ne retrouve dans la figure 3 que les différences de participation selon le sexe qui se révèlent significatives (voir tableau 2 et explications ci-dessus) lorsque les variables situation d’emploi, structure familiale et classe sociale sont contrôlées. Au cours de la période couverte par les enquêtes, les femmes ont affiché un taux de participation supérieur pour les sorties, les visites, l’hospitalité, les appels téléphoniques (c’est-à-dire pour la plupart des catégories sociales) et aussi pour la catégorie « ne rien faire ». Des études antérieures ont démontré que les femmes ont une influence dominante sur le maintien des communications avec les parents et les amis (Anderson et al., 1999), et qu’elles passent plus de temps au téléphone que les hommes (Anderson et al., 1999). Dans nos analyses, cependant, les hommes participent plus que les femmes aux activités suivantes : rencontres, sports, jeux informatiques et courriel. Les deux dernières activités représentent, parmi les activités informatiques, les deux loisirs les plus importants. Nos résultats confirment donc des recherches antérieures qui ont montré que les hommes dominent le nouveau domaine de l’ordinateur domestique[5]. Les moyennes brutes (Figure 1) indiquaient que les femmes utilisent en fait un peu plus l’ordinateur pour des études, mais cette différence n’est pas significative quand les variables situation d’emploi et structure familiale sont contrôlées, ce qui indique sans doute que ce résultat s’applique à un groupe spécifique de femmes, peut-être des étudiantes.

Des écarts similaires ont déjà été constatés, mais le but principal de notre recherche était de rechercher des tendances différentes par rapport au sexe. Il faut donc centrer la recherche sur les activités pour lesquelles il y a des interactions entre les années d’enquête et le sexe (c’est-à-dire lorsque les tendances au cours des années diffèrent pour les hommes et les femmes) quand les variables situation d’emploi, structure familiale et classe sociale sont contrôlées. Parmi les neuf activités qui montrent des moyennes différentes pour les hommes et les femmes, aucune tendance significativement différente en fonction du sexe n’apparaît dans six d’entre elles (promenades et excursions, rencontres, visites, hospitalité, ne rien faire et courriel) alors que des tendances différentes au cours des années apparaissent dans les trois autres (appels téléphoniques, sports et jeux informatiques).

Ces différences entre les tendances pour ces trois activités sont illustrées à la figure 4. Nous y voyons les différences absolues entre les taux de participation des hommes et des femmes au cours des années. Plus le point sur l’axe vertical est élevé, plus grande est la différence absolue à ce moment précis dans le temps. L’examen de ces tendances nous permet d’expliquer ce qui diffère entre les tendances des hommes et des femmes dans la participation à ces trois activités.

  • Jeux informatiques : En 1987, la différence entre les hommes et les femmes était faible ; elle s’est accrue de façon importante en 1997 par suite d’une participation à ces jeux beaucoup plus importante chez les hommes.

  • Appels téléphoniques : Jusqu’en 1987, l’augmentation de l’écart est due au fait que les femmes font relativement plus d’appels téléphoniques que les hommes. En 1997, par contre, l’écart se réduit parce que les hommes rattrapent les femmes. Cela est peut-être dû aux améliorations technologiques des téléphones domestiques (sans-fil, télécopieur, modem, Minitel ainsi que toutes sortes de boutons et écrans d’affichage) et à l’apparition du téléphone cellulaire que les hommes d’affaires ont été les premiers à utiliser. Cette explication correspond à la tendance en hausse croissante dans l’utilisation des appareils électroniques/informatiques que nous avons observée chez les hommes.

  • Sports : Nous observons un processus très intéressant dans cette catégorie. La participation des hommes à des activités sportives n’a cessé de croître pendant toute la période, mais affiche une hausse particulièrement forte entre 1961 et 1975. La différence croissante jusqu’en 1975 qui apparaît dans la courbe du graphique résulte de la hausse de la participation relative des hommes. Toutefois, entre 1975 et 1987, on remarque l’effet important de la tendance des femmes à rattraper les hommes et l’écart décroît. Ces résultats correspondent à d’autres recherches qui ont montré qu’entre 1973 et 1997, il y a une convergence accrue entre la participation des hommes et celle des femmes à des activités sportives à cause d’une croissance plus rapide du taux de participation des femmes (Gershuny et Fisher, 1999). L’écart s’accroît à nouveau en 1997 parce que la participation des hommes continue de croître tandis que celle des femmes tend à demeurer stable. On peut se demander quel fait significatif s’est produit en Grande-Bretagne dans les années 1980 qui a pu accroître la participation des femmes aux sports. Bien qu’il n’existe pas de preuve directe à ce sujet, disons qu’on a assisté durant cette période à une énorme croissance des exercices aérobiques chez les femmes.

Figure 4

Tendances dans les différences entre les sexes des taux de participation aux activités de loisir

Tendances dans les différences entre les sexes des taux de participation aux activités de loisir

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Nous avons voulu analyser plus en détail les nouvelles technologies électroniques parce qu’il s’agit d’un domaine où nous voyons apparaître une nette distinction chez les hommes. S’il s’agit vraiment d’un domaine que les hommes s’approprient, faut-il en conclure qu’ils consacrent à l’informatique du temps qu’ils substituent à d’autres activités et que celles-ci ne se différencient donc plus aussi fortement en fonction du sexe ?

Les figures 5 et 6 montrent la moyenne générale de minutes consacrées par semaine à plusieurs activités par ceux qui passent ou ne passent pas de temps devant l’ordinateur. La fourchette va de zéro au nombre de minutes par semaine qui sont déclarées. Nous avons ensuite choisi un éventail d’activités pour lesquelles il n’existe pas de différences significatives selon le sexe dans les taux de participation. Parmi elles, la télévision et les vidéos représentent des activités domestiques alternatives dans le domaine électronique. Les catégories passe-temps et ne rien faire sont deux activités domestiques qui ne se rattachent pas au domaine électronique. Enfin, parmi les activités en dehors du domicile, nous avons choisi le cinéma, qui affiche au cours des années une participation nettement en baisse chez les hommes comme chez les femmes (Gershuny et Fisher, 1999), afin de voir si l’un des effets possibles était une substitution du temps au profit de l’ordinateur.

Figure 5

Temps substitué aux autres loisirs au profit de l’ordinateur (Hommes, 1987, 1997)

Temps substitué aux autres loisirs au profit de l’ordinateur (Hommes, 1987, 1997)

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Figure 6

Temps substitué aux autres loisirs au profit de l’ordinateur (Femmes, 1987, 1997)

Temps substitué aux autres loisirs au profit de l’ordinateur (Femmes, 1987, 1997)

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Les deux figures montrent que les hommes qui passent du temps devant l’ordinateur consacrent moins de temps à aller au cinéma, à ne rien faire et à regarder la télévision. Quant aux femmes qui passent du temps devant l’ordinateur, elles consacrent moins de temps à ne rien faire et à regarder la télévision, mais contrairement aux hommes, plus de temps à aller au cinéma. Les hommes et les femmes qui ont des loisirs informatiques consacrent légèrement plus de temps aux vidéos et aux passe-temps que ceux qui ne participent à aucune activité informatique. Il n’est évidemment pas facile d’interpréter ces données et d’y voir un simple effet de substitution. Pour faire une telle interprétation, il nous faudrait tenir compte également du profil des activités de chacun avant et après sa participation aux activités informatiques. Par exemple, une véritable étude longitudinale effectuée par Gershuny a démontré que les personnes qui ont adopté l’ordinateur domestique avec beaucoup d’enthousiasme ont consacré dans les faits, selon les enquêtes subséquentes, plus de temps à des activités de socialisation que les autres. Comme le souligne l’auteur, ces résultats contredisent l’image stéréotypée des « obsédés de l’ordinateur » (Gershuny, 2000b).

Conclusion

Les loisirs sont au coeur des styles de vie contemporains, notamment lorsqu’on les associe aux réseaux sociaux, à la consommation et à l’identité culturelle. Ils sont également associés à la citoyenneté, à la liberté et à la réalisation personnelle (Ravenscroft, 1996). Les loisirs et les goûts culturels sont en soi au coeur des relations et des inégalités entre les sexes. Dans cet article, nous nous sommes demandé si les hommes et les femmes avaient des habitudes similaires en matière de loisirs et si nous pouvions repérer des changements au cours des années dans la répartition relative des activités de loisir entre les hommes et les femmes, lorsque nous contrôlions des changements structurels significatifs en matière d’emploi, de structure familiale et de classe sociale.

L’image d’ensemble semble relativement stable pendant la période qui va de 1975 à 1997. Au cours des années, les habitudes relatives de participation ne diffèrent entre les hommes et les femmes que pour 3 des 17 activités étudiées (comme le montre l’interaction par enquête selon le sexe). Pour la plupart des activités, les habitudes relatives sont donc similaires.

Pour 9 des 17 activités étudiées, il y avait nettement des différences générales significatives selon le sexe lorsqu’une gamme de variables sociodémographiques étaient contrôlées. La plupart des activités pour lesquelles nous n’avons observé aucune différence en fonction du sexe étaient des activités domestiques (radio, télévision, vidéos, lecture, travail à l’ordinateur) et aussi le cinéma.

Il y a deux théories sur l’évolution de la participation aux loisirs selon le sexe que nous voulions tester à l’aide de nos données. La première est la théorie de Bourdieu sur la distinction selon laquelle les groupes sociaux supérieurs (l’élite) cherchent à établir des territoires culturels qu’ils définissent et maîtrisent et auxquels ils régularisent l’accès. La seconde théorie est celle de Simmel sur les interactions en cascade selon laquelle les groupes subordonnés tentent d’imiter les habitudes de consommation des groupes dominants qui réagissent en adoptant de nouvelles habitudes. Nous nous sommes inspirés de ces deux théories pour tenter de comprendre les tendances différentes en fonction du sexe au cours des années dans trois activités. En ce qui a trait aux jeux informatiques, une interprétation possible est liée au concept de la distinction. Au cours des années, nous observons une hausse significative de la participation des hommes par rapport aux femmes à cette activité qui est la plus populaire des activités informatiques. À notre avis, cela pourrait indiquer que les hommes ont de plus en plus dominé un nouveau domaine dans les années 1990. Dans nos analyses de variance multifactorielles, nous avons également trouvé une nette différence entre les sexes en ce qui concerne le courrier électronique (même si la tendance au cours de la période n’est pas significativement différente entre les hommes et les femmes).

Les deux autres différences dans les tendances que nous avons décelées pourraient être considérées comme un processus modifié d’interactions en cascade. Pour ce qui est de la participation aux activités sportives, nous assistons à un effet important du rattrapage des femmes entre 1975 et 1987. La forte augmentation de la participation sportive s’est produite chez les hommes entre 1961 et 1975, et chez les femmes entre 1975 et 1987.

La récente diminution des écarts dans l’utilisation du téléphone entre les hommes et les femmes est due à un accroissement de la participation des hommes. Nous supposons que cette augmentation est liée à l’offre récente d’appareils dotés d’une technologie complexe. La différence observée ne peut s’expliquer de façon satisfaisante à l’aide de la théorie des interactions en cascade (les groupes subordonnés imitent les groupes dominants) ou à l’aide de la théorie de la distinction (les hommes constituent le groupe dominant). Il est possible que les deux théories offrent une explication partielle des différences entre les sexes en matière d’activités électroniques.

Les progrès technologiques ont une influence directe sur les changements dans l’organisation et le choix des activités de loisir. Mentionnons à titre d’exemple les groupes créés dans le cyberespace qui apparaît comme un nouveau type d’espace de loisir (Bryce, 2001). Des facteurs comme le sexe et la classe sociale limitent et modifient de plusieurs façons l’accès à ces technologies de loisir. Tout d’abord, le sexe et la classe sociale constituent des contraintes structurelles en matière de loisirs à cause de leurs effets sur les contraintes de temps et d’argent ainsi que sur l’absence d’opportunités ou d’équipements. En second lieu, par l’entremise des agents de socialisation, les attentes traditionnelles selon le sexe et la classe sociale se transforment, se reproduisent et se renforcent dans le nouvel espace des loisirs technologiques (Anderson et al., 1999). Nos résultats viennent confirmer en partie la thèse selon laquelle les loisirs des femmes représentent des moyens de résistance possibles. Les loisirs sont perçus comme des lieux de choix et de contrôle, et la participation des femmes à des activités non traditionnelles peut remettre en question des rôles sociaux restrictifs (Shaw, 1994).