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La récente « controverse étouffée » entourant la publication du livre Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique et les poursuites intentées contre ses auteurs et son éditeur par Barrick Gold et Banro pour diffamation donnent l’impression que l’ouvrage ne serait qu’un pamphlet sensationnaliste et dénonciateur ayant pour seul but de traîner dans la boue les entreprises minières canadiennes opérant en Afrique dans un contexte de guerre civile. Cette impression doit être nuancée. En effet, s’il est vrai qu’Alain Denault, Delphine Abadie et William Sacher, du collectif Ressources d’Afrique, n’hésitent pas à pointer du doigt les principaux acteurs économiques qui seraient selon eux responsables de nombreuses malversations (ou externalités) sur le plan humain et environnemental en sol africain, ils le font avec l’idée que ces pratiques n’ont jamais été considérées comme « répréhensibles » sur le plan juridique et politique. Les auteurs avancent que les entreprises minières bénéficient d’une protection juridique leur permettant d’agir en toute impunité avec l’appui idéologique des institutions politiques et économiques canadiennes (ACDI, Bourse de Toronto) et internationales (FMI, OMC, Banque mondiale). Les actes qu’accomplissent certaines entreprises canadiennes et que les auteurs considèrent comme « criminels » (homicide, corruption, pillage) ne sont jamais considérés comme tels par un système juridique jugé ici trop permissif et par un gouvernement trop soucieux de préserver son image « d’ami de l’Afrique ». À ce titre, l’objectif de l’ouvrage est précisément de synthétiser les nombreuses allégations visant les entreprises et les institutions politiques canadiennes, afin de mieux comprendre leur rôle et leur idéologie dans le développement économique des pays africains.

Loin de se baser sur des suppositions sans fondement, cet ouvrage repose sur une recherche documentaire très fouillée et puisant à de multiples sources, comme en témoignent les quelques centaines de notes de bas de page. On remarque aussi qu’une grande partie de l’information recueillie par les auteurs n’est pas inédite. Tout ce que nous révèle ce livre repose sur des faits relativement connus qui se sont déroulés au cours des quinze à vingt dernières années et décrits dans des rapports d’enquête de plusieurs organismes internationaux et ONG, comme l’ONU et Human Rights Watch.

L’ouvrage est divisé en six parties. Les trois premières font état de l’extrême complexité qui caractérise la réalité économique et politique et l’exploitation des mines africaines par les entreprises privées, que le sens commun journalistique et les (fausses) apparences diplomatiques ont souvent tendance à éluder avec complaisance. Il s’agit précisément pour Denault, Abadie et Sacher de prendre du recul face au traitement souvent partiel de cette réalité et de la restituer dans sa « cohérence » propre. En d’autres termes, ils analysent sur un même plan l’activité économique des entreprises minières, l’activité guerrière des diverses factions politiques, les catastrophes humaines et environnementales, ainsi que les tractations diplomatiques qualifiées de « mafieuses » entre le Canada et les pays africains diamantaires ou pétrolifères, notamment dans la région des Grands Lacs (l’Ituri). Si ces nombreuses malversations sont pernicieuses, c’est parce que les populations (et leur milieu de vie) en subissent les conséquences, dans certains pays où l’absence de véritable démocratie rend quasiment impossible tout recours juridique contre les entreprises frauduleuses. Les auteurs prennent soin de rapporter les cas d’entreprises canadiennes ayant déjà fait l’objet de poursuites judiciaires, particulièrement au Lesotho.

Les trois dernières parties de l’ouvrage présentent au lecteur une observation sociologique du phénomène, en attirant l’attention sur le rôle des institutions politiques canadiennes et internationales. Dans cette optique, ils tentent de démystifier un certain nombre de principes qui justifieraient la neutralité bienveillante de l’État canadien face à l’irresponsabilité des entreprises canadiennes en sol africain. Denault, Abadie et Sacher analysent avec une grande précision comment le Canada, dans le contexte de ses relations avec l’Afrique, a échafaudé une idéologie qui porte le nom de « gouvernance » et qui sert directement ses intérêts économiques. Les auteurs articulent leur argumentation autour de trois points :

  1. Sur le plan juridique, le Canada s’est doté d’un énoncé de principes qui encourage l’investissement à l’étranger des entreprises canadiennes inscrites à la Bourse de Toronto, tout en leur assurant « de fournir une assise capable de légitimer les relations de marché aux yeux du citoyen », notamment par l’entremise de règles de gouvernance et de codes d’éthique (p. 161-162). Dans les faits, le Canada donne à ces entreprises canadiennes des garanties juridiques qui les immunisent contre d’éventuelles poursuites judiciaires intentées au vu des conséquences qu’entraîne l’exploitation minière dans les pays africains. Ainsi, ces entreprises peuvent se soustraire en toute légalité à la souveraineté territoriale d’un pays parce que la juridiction canadienne relative à une « bonne gouvernance » ne s’applique pas en matière de droit international ni de commerce extérieur ;

  2. Si le concept « d’aide au développement » permet au Canada de se parer de beaux habits philanthropiques, notamment grâce à l’ACDI, il constitue selon les auteurs une façade qui dissimule les intérêts économiques des entreprises canadiennes. Denault, Abadie et Sacher s’intéressent plus spécifiquement à la notion « d’aide liée », promue par ces entreprises affiliées à un groupe de pression (le Conseil canadien pour l’Afrique) et ayant pour objectif de convaincre l’ACDI de verser ses fonds directement aux entreprises canadiennes en Afrique, sans passer par les instances publiques ou étatiques. Autrement dit, les auteurs montrent que ce groupe fait pression sur l’ACDI pour privatiser l’aide au développement sous prétexte de favoriser la liberté d’entreprise et d’accentuer l’efficacité managériale du Canada en Afrique ;

  3. Les deux précédentes tendances se trouvent renforcées par une intervention active du Canada au sein des grandes instances internationales. Sous le couvert de la doctrine axworthienne de « sécurité humaine », il vise à donner une légitimité idéologique et politique à son rôle dans le développement du secteur privé en Afrique. Au nom de la sécurité des individus et au détriment de la collectivité, s’instaure un mécanisme de gouvernance qui court-circuite les instances publiques et qui accroît par le biais des ONG et des forums internationaux l’ingérence des acteurs privés, là où les souverainetés étatiques devraient normalement manifester leur prérogative. Comme preuve à l’appui, les auteurs puisent dans les rapports onusiens Strong (1996) et Martin-Zedillo (2004), selon lesquels le monopole de l’économie formelle sur le secteur privé serait la seule solution au problème de développement des pays africains. Ce processus de gouvernance, comme en font état les deux rapports, finit par asseoir les notions de « sécurité humaine » et de « développement » sur « une idéologie agressive fondée sur la loi et l’hégémonie du plus fort » (p. 282), qui laisse toute latitude au secteur privé et qui permet au Canada de faire valoir ses intérêts économiques sans se rendre imputable des éventuelles « externalités » de l’exploitation privée de citoyens.

Malgré la lourde critique du rôle des entreprises canadiennes en sol africain, une lecture attentive de l’ouvrage devrait nous amener à voir au-delà de l’attitude dénonciatrice des auteurs de Noir Canada. Pour un lecteur profane, nul doute que l’information révélée suscitera l’indignation. Mais là n’est pas le seul intérêt du livre. Tout d’abord, l’inscription méthodologique de l’ouvrage dans la lignée des nombreuses théories postcoloniales, de Franz Fanon à François-Xavier Verschave, lui confère une qualité théorique. Les auteurs décèlent dans la nomenclature conceptuelle de la gouvernance une domination symbolique qui tend à réduire l’Afrique à « un décor colonial » dans lequel ses habitants ne sont que de simples « figurants historiques » (p. 233-234). Par leur analyse, il est évident que les auteurs attribuent à l’héritage colonial une part de responsabilité. Cela dit, il serait exagéré de réduire la portée du livre à une diatribe anti-colonialiste contre les entreprises canadiennes. Dans l’introduction, les auteurs précisent bien que leur intention primordiale n’est pas de condamner, mais plutôt de lancer un « appel à des solutions de recherche » (p. 15) afin d’évaluer de façon transparente le rôle des entreprises canadiennes en Afrique. Par ce souci de transparence, ils ne cherchent pas tant à dénoncer un « complot » qui se déroulerait à l’insu de l’honnête citoyen qu’à affiner l’analyse des principes politiques et diplomatiques à même de déresponsabiliser les acteurs économiques en sol africain. À ce titre, c’est l’enjeu de la gouvernance qui devient le problème de fond pour les auteurs, parce qu’il contribue à dépolitiser tout conflit éventuel en en faisant un problème de gestion du consensus (p. 175-176). Dans ce contexte, il s’agit de porter une attention particulière à la manière d’aborder le « jeu de la gouvernance » en Afrique, pour voir s’il permet précisément de « définir ce qui est légal de ce qui ne l’est pas » et s’il « ressort de la politique ou du seul business » (p. 332).

Sans négliger l’intention politique marquée de Noir Canada, son intérêt pour la sociologie réside, selon nous, dans la façon dont les auteurs cherchent à réévaluer la portée symbolique des nombreux usages que font les acteurs dominants des concepts de « gouvernance », de « secteur privé », « d’aide au développement » et de « sécurité humaine ». Autrement dit, il s’agit de voir que l’analyse de l’événementialité rattachée à l’économie politique africaine ne peut être dissociée d’une analyse des stratégies discursives conçues par les acteurs économiques dominants, qui obscurcissent souvent notre compréhension du phénomène. Ainsi, pour mieux saisir la complexité du rôle des entreprises canadiennes en Afrique, le lecteur bénéficie d’un choix méthodologique privilégiant l’analyse des stratégies discursives à l’analyse des événements mêmes. Ce choix n’enlève rien au souci de détail et de précision dont font preuve les auteurs et nous donne une appréciation plus précise du phénomène de la mondialisation économique qui, loin de n’être qu’un terme générique creux, est le produit des actions et des pratiques d’individus lui conférant sa « rationalité propre ». Pour cette raison, Noir Canada s’avère un ouvrage important pour qui veut jauger la large part d’irrationnel produite par les institutions internationales et les acteurs économiques participant du développement des pays africains.