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L’oeuvre de Michel Foucault est traversée par des influences intellectuelles multiples qui vont, pour l’essentiel, d’une certaine tradition philosophique à une certaine pratique de la littérature (Foucault, 1971, p. 72-82). Mais si son horizon intellectuel n’a jamais été vraiment la sociologie, elle y occupe malgré tout une place de choix dans ses discussions puisque bien de ses thèmes de réflexion, et notamment son diagnostic sur la société moderne, apparaissent comme une conception extrême du processus de rationalisation (Martuccelli, 1999).

Mais peut-on accepter sa représentation de la vie sociale ? Ne se caractérise-t-elle pas par des excès qui, loin d’être anecdotiques, en constituent le coeur même ? Peut-on accepter, à l’encontre de maintes et maintes études sociologiques, l’affirmation selon laquelle « la prison rassemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons » (Foucault, 1975, p. 229) ? Au-delà donc du brio de l’oeuvre, et de la force évidente de certaines de ses analyses, la question que nous aborderons dans cet article est celle de la pertinence d’ensemble du regard que porte Michel Foucault sur la vie sociale.

I. Foucault et l’ordre social

Il est impossible de comprendre l’oeuvre de Foucault, si on ne part pas de son soupçon extrême envers la Raison. Sur ce point d’ailleurs, il ne conteste guère le constat que dresse la sociologie du processus de modernisation lui-même, lorsqu’elle le voit comme un irrépressible mouvement de rationalisation et de sécularisation, qui détruit lors de son passage toutes les appartenances communautaires et toutes les croyances traditionnelles. Au contraire même, l’ensemble de son oeuvre épouse cette analyse, la durcit parfois dans ses détails, la prolonge certainement dans ses objets. C’est justement de l’enchaînement très particulier entre la domination et la critique que surgit la personnalité de son oeuvre.

1. Domination et assujettissement

Les temps modernes assistent à la pénétration croissante de la vie personnelle par des bureaucraties, thérapies, diverses disciplines contraignantes qui, sous couvert de porter les principes majeurs de la démocratie, se trouvent, au contraire, au fondement même de l’extension de la surveillance. Ce complexe scientifico-institutionnel ne fonctionne et ne se justifie, dans ses actions de normalisation, qu’en perpétuelle référence à un savoir qui ne cesse sans arrêt de le requalifier, et sans lequel il ne pourrait pas exercer ses tâches de surveillance. « Le songe d’une société parfaite, les historiens des idées le prêtent volontiers aux philosophes et aux juristes du xviiie siècle ; mais il y a eu aussi un rêve militaire de la société ; sa référence fondamentale était non pas à l’état de nature, mais aux rouages soigneusement subordonnés d’une machine, non pas au contrat primitif, mais aux coercitions permanentes, non pas aux droits fondamentaux, mais aux dressages indéfiniment progressifs, non pas à la volonté générale, mais à la docilité automatique » (Foucault, 1975, p. 171).

En tout cas, pour Foucault, une connivence de principe relie l’extension du savoir propre aux sciences humaines, avec leur souci de produire des connaissances sur les individus, de leur extorquer des confidences et des aveux, et l’emprise croissante des experts qui appliquent ces savoirs aux différents domaines de la vie sociale. La modernité est le passage d’un régime où la contrainte s’exerce par la violence à un régime de pouvoir et de vérité en apparence plus « souple », basé sur une capacité de regard et de jugement permanents, grâce à l’accumulation de savoirs opérant aussi comme principes de justification. Le lien entre le savoir et le pouvoir est intime au point que, comme le résume Foucault lui-même, le problème est de chercher « comment déconnecter la croissance des capacités et l’intensification des relations de pouvoir » (Foucault, 1984a).

La radicalisation de cette vision sociologique de l’ordre social s’accompagne chez Foucault de sa volonté de détruire l’idée que la société aurait un « centre ». Rien n’en atteste mieux que son effort d’étudier le pouvoir comme une série de réseaux qui traversent et constituent les corps, la sexualité, la famille, les techniques, en rapport de dépendance et de constitution avec un métapouvoir. L’essentiel de l’étude qu’il consacre au pouvoir dans Surveiller et punir consiste à l’analyser au travers d’une série de « microphysiques du pouvoir », en montrant comment il opère par inculcation sur les corps, les gestes, les actions quotidiennes, comment il fait du corps humain un objet de manipulation. Il faut « se passer du personnage du Prince, et déchiffrer les mécanismes du pouvoir à partir d’une stratégie immanente aux rapports de force » (Foucault, 1975, p. 128). Le pouvoir tend à donner de lui-même une représentation en termes de droit, afin d’assurer une forme d’unité à ce qui n’est, de fait, qu’un ensemble de puissances multiples. La théorie du pouvoir de Foucault se présente donc comme une critique d’une conception substantialiste du pouvoir en faveur d’une représentation relationnelle, mais il insiste surtout sur les capacités productives du pouvoir, puisque c’est lui qui constitue autant les sujets que les objets de la société.

Mais comment Foucault passe-t-il de cette conception généralisée d’un pouvoir relationnel à une analyse structurelle de la domination ? Comment cet ensemble des mécanismes microphysiques de pouvoir engendrent-ils par agrégation ou par coordination un système de macropouvoir ? L’articulation entre ces deux ordres n’est jamais entièrement explicite pour Foucault, mais presque toujours posée comme un arrière-plan implicite, qui semble pourtant opérer de deux manières différentes.

La première réponse, et c’est la voie explicitement choisie et prônée par Foucault, consiste à partir du bas, à se centrer sur l’analyse des technologies infinitésimales avant de supposer l’existence d’un mécanisme unique du pouvoir. L’absence de toute coordination centrale octroie alors un rôle majeur aux sciences humaines, dont la régulation transversale se trouve au coeur d’une théorie structurelle de la domination. En effet, c’est de leur articulation disciplinaire, de la plus ou moins grande similitude du type de regard qu’elles portent, que provient l’accord repérable entre les divers appareils de pouvoir dans une situation historique. La logique de marginalisation et de normalisation mise en place par les savoirs-pouvoirs traverse l’ensemble des disciplines et des lieux, et c’est dans la ressemblance des technologies de contrôle, dans la manière dont elles imposent une définition, obtiennent des aveux, jugent et surveillent perpétuellement les individus, les enferment afin de les normaliser que se loge, en fait, la base de la domination sociale.

La deuxième réponse, bien plus implicite et néanmoins toujours présente, renvoie et fait dépendre cette théorie du pouvoir d’une conception avant tout économique de la domination capitaliste. La discipline des corps y est directement mise au service de la production et du maintien de la domination dans une vision par ailleurs fortement fonctionnaliste. On pourrait penser qu’elle est sans grande valeur explicative. Pourtant, elle est presque toujours là. Certes, elle ne semble pas détenir un rôle central, mais sa présence même invite à l’interrogation. À propos de la folie, le grand renfermement des individus est aussi mis en rapport avec une crise politique et économique, propre au xviie siècle, qui permet de gérer de manière répressive les méfaits du capitalisme naissant, de contrôler les chômeurs et les vagabonds, de prévenir des émeutes tout comme l’extension de la mendicité, et d’utiliser les sans-travail comme main-d’oeuvre en temps de crise (Foucault, 1961). L’idée reviendra dans l’étude consacrée à la naissance de la prison : l’investissement politique du corps est lié, par des relations complexes et réciproques, à son utilisation économique, et il est alors indispensable à « sa constitution comme force de travail » (Foucault, 1975, p. 30). L’hypothèse est encore là lorsque Foucault analyse l’explosion discursive qui entoure la sexualité depuis deux ou trois siècles, avec l’apparition d’un biopouvoir comme « élément indispensable au développement du capitalisme », non seulement centré sur la répression des corps et le contrôle de la population, mais davantage axé sur des stratégies renforçant l’une et l’autre, afin de majorer les forces présentes dans le corps et d’articuler la croissance des groupes humains à l’expansion des forces productives (Foucault, 1976, p. 185-186).

La conception du pouvoir chez Foucault est inséparable d’une interrogation sur sa finalité. Et c’est là que Foucault est contraint d’établir une relation étroite, par le biais du pouvoir et de la domination, entre les disciplines et l’utilité. C’est là que sa pensée se rapproche le plus d’un exercice fonctionnaliste métaphorique et plein d’emphase. L’expansion du pouvoir suppose trois critères : rendre son exercice le moins coûteux possible ; porter ses effets à leur maximum d’intensité et aussi loin que possible sans échecs ni lacunes ; enfin, faire croître à la fois la docilité et l’utilité de tous les éléments du système (Foucault, 1975, p. 219-220). La vision qui se dégage de la modernité est à terme d’une terrifiante simplicité analytique : « Notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance ; derrière la grande abstraction de l’échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles ; les circuits de la communication sont les supports d’un cumul et d’une centralisation du savoir ; le jeu des signes définit les ancrages du pouvoir ; la belle totalité de l’individu n’est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l’individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactique des forces et des corps » (Foucault, 1975, p. 218-219).

Cette conception du pouvoir trouve son expression maximale du côté des figures de l’assujettissement. Pour Foucault, l’extension de ces disciplines à la maîtrise du corps répond à un ensemble de technologies de pouvoir et d’orthopédies de l’âme, qui parviennent à annuler, au moins dans de longues phases de son oeuvre, toute esquisse d’autonomie du sujet. C’est l’imposition sur le corps, ou plutôt la constitution des corps par les pratiques de pouvoir en l’absence de tout consensus, qui est pour lui, en dernière analyse, le véritable objet de la réflexion. Le sujet n’est qu’un noyau élémentaire, un atome primitif, un corps multiple et inerte sur lequel viendrait s’inscrire le pouvoir. Pour Foucault, le corps et les désirs, et donc l’individu en tant que sujet, sont un effet (un des premiers effets) du pouvoir. C’est dire jusqu’à quel point les capacités psychiques des individus sont réduites, ou plutôt susceptibles d’être manipulées et dressées, à travers des techniques opérant sur leur corps, sans qu’il n’ait pourtant une quelconque « matérialité » en dehors des effets que le pouvoir produit en lui et sur lui. Le sujet est le résultat de l’ensemble « des douceurs insidieuses, des méchancetés peu avouables, des petites ruses, des procédés calculés, des techniques, des “sciences” en fin de compte qui permettent la fabrication de l’individu disciplinaire » (Foucault, 1975, p. 315). Le sujet est une conséquence des pratiques d’examen, de confession et de mesure qui produisent l’exigence des sujets modernes. Le sujet est une réalité fabriquée par une technologie spécifique de pouvoir.

2. Critique et émancipation

Mais cette oeuvre, consacrée à montrer le caractère croissant et absolu du pouvoir et de l’assujettissement, ne renonce jamais entièrement à envisager une possibilité d’émancipation. Certes, elle est d’une nature toute particulière, et on peut même penser qu’elle est dérisoire ou impraticable, tant le renforcement des disciplines est puissant et central. Pourtant, elle est toujours présente avec différents visages.

D’abord, elle prend la forme d’une nostalgie, emplie de romantisme critique, lorsque Foucault investit la folie d’une possibilité d’énonciation initiale qui échapperait à l’emprise de la raison (cf. la critique de Derrida, 1967 ; et la réponse de Foucault, 1972). Elle exprimerait une expérience originelle, le « secret insensé de l’homme » caché et détourné par l’avènement de la raison normalisatrice. Certes, énoncé de cette manière, l’appel à une source originelle de « vérité » au-delà de l’emprise du pouvoir-savoir disparaît pour beaucoup par la suite des travaux de Foucault, bien qu’il soit néanmoins possible d’en retrouver trace dans quelques jugements qu’il porte sur la délinquance ou sur la sexualité. Progressivement, les effets d’une « pensée du dehors » s’affaissent dans son travail.

Ensuite, l’appel à la capacité des individus de résister à l’emprise de la rationalisation va devenir, pour beaucoup, une insinuation stylistique largement dépourvue de tout contenu réel. L’appel à la libération est une possibilité inexplorée, qui revient comme une sorte de rituel lorsque, par exemple, Foucault affirme dans la dernière phrase de Surveiller et punir qu’« il faut entendre le grondement de la bataille » (Foucault, 1975, p. 315), ou lorsque dans La volonté de savoir, il signale, sans jamais s’y étendre, que « là où il y a pouvoir, il y a résistance » (Foucault, 1976, p. 125). Certes, la microphysique du pouvoir semble suggérer cette possibilité, dans la mesure où son déploiement n’est, en lui-même, rien d’autre que le résultat d’un rapport de forces, mais en l’absence de tout ancrage « pulsionnel » ou « social », il s’agit plus d’un voeu pieux que d’une véritable analyse.

Enfin, dans la toute dernière phase de son oeuvre, se dessine une autre possibilité d’émancipation, qui passe alors notamment par la capacité à se défaire du mode de subjectivation produit et induit par le pouvoir moderne (Foucault, 1983). Ce déplacement, explicite dans son oeuvre, consiste à étudier ce qui est désigné comme « sujet », à travers l’étude des « jeux de vérité dans le rapport de soi à soi et la constitution de soi-même comme sujet » (Foucault, 1984b, p. 12). La réponse de Foucault, qui fait alors un long détour par l’Antiquité classique jusqu’aux premiers siècles du christianisme, consiste à recourir à un modèle éthique contraignant les individus à chercher, de manière singulière, leur propre technique de vie. Il s’agit pour chacun de trouver en soi-même la manière de se conduire et, surtout, de se gouverner. Pour Foucault, cette attitude est un savoir-faire qui instaure un rapport de soi à soi-même, puisqu’il ne s’oriente ni vers une codification des actes (sur une morale basée sur le renoncement à soi) ni vers une herméneutique du sujet (qui chercherait les désirs dans les arcanes du coeur) mais vers une « esthétique de l’existence », une sorte de technique de vie qui cherche à distribuer les actes au plus près de ce que « demande » la nature, et qui, par là même, est la possibilité de se constituer comme sujet maître de sa conduite. Le souci de soi désignerait ainsi pour les anciens une maîtrise de soi obtenue en dehors des règles imposées par la contrainte sociale. Leur interrogation principale ne porte pas sur la conformité de leurs actes à une structure naturelle, mais sur le rapport à un « style d’activité » du sujet (Foucault, 1984c, p. 273). Mais ici encore il est difficile de comprendre d’où provient la valeur positive qu’il prête à l’esthétique de l’existence. L’idée qu’il se forge des capacités des individus à s’auto-affecter n’est en effet pas exempte de contradictions, mais surtout il semble négliger le fait que cette attitude est devenue une formidable exigence de contrôle social dans les sociétés modernes (Smart, 1999, p. 97).

Mais malgré ces différences, la structure à partir de laquelle Foucault conçoit la possibilité d’une émancipation reste étonnamment similaire tout au long de son oeuvre. Dans les trois cas, l’émancipation apparaît comme une « fuite », le résultat d’une « échappatoire » : un « dehors » de la normalisation, une « résistance » primitive, la quête d’une existence esthétique se produisant dans le cadre de l’effondrement d’un ordre politique et moral — et bien avant l’avènement de la modernité. Dans son oeuvre, la critique n’existe que sous la forme d’impasses récurrentes, comme une altérité, plus ou moins romantique, qui s’oppose à une pure dissolution linguistique du savoir ; ou comme une subjectivation, plus ou moins esthétique, qui s’oppose à une vision totalitaire du pouvoir[1]. Pourquoi ? C’est la conception de l’ordre social présente chez Foucault qui mène, encore et toujours, à cette position.

II. Foucault et l’ontologie du discours

La constitution d’un nouveau regard (les « sciences humaines ») découpant les choses et observant les sujets, plaçant les uns et les autres sous l’autorité de systèmes institutionnels de contraintes et de normalisation, a été pendant toute sa vie le véritable objet d’étude de Foucault (Habermas, 1988). Cette continuité prime même d’ailleurs sur les ruptures entre une première phase semistructuraliste, une deuxième postherméneutique, voire une troisième tournant autour du sujet ou du soi. La distinction entre les deux premières périodes est désormais bien établie. Dans un premier moment, Foucault s’efforce d’interpréter la vérité comme un effet de la convergence d’un savoir avec d’autres savoirs. Cette position le conduit à une impasse manifeste, dans la mesure où cette attitude « pose le discours comme principe unificateur du système global de pratiques et affirme que les divers facteurs sociaux, politiques, économiques, technologiques, pédagogiques, ne se regroupent et ne fonctionnent de manière cohérente que selon les modalités de cette unité discursive » (Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 100). Le « discours » est, de manière mystérieuse, doté d’une priorité qui lui permet de subordonner les pratiques non discursives. Pour Foucault, ce sont les régimes de signes qui à chaque époque commandent ce qui est visible, ce qui est dit et ce qui est fait. L’idéalisme linguistique était l’horizon incontournable — et l’impasse principale — du premier Foucault. Tout est relié à un épistémè, « à l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques » (Foucault, 1969, p. 250). À terme, aucun objet ne « préexiste » à sa constitution par et dans le discours. Certes, Foucault n’ignore pas l’existence d’une « matière » prédiscursive mais elle n’est qu’une pure virtualité, ne devenant « réelle » que par la seule objectivation capable de la faire advenir à « être ». Il l’exprime clairement dans Les mots et les choses à propos de l’image nodale de l’homme : « l’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la mort prochaine » (Foucault, 1966, p. 398). Le structuralisme de Foucault est alors poussé à l’extrême.

Dans sa « deuxième » période, Foucault abandonne le primat des discours au profit — mais seulement en apparence — des « pratiques ». Désormais, le principe d’intelligibilité ne provient plus d’un système de règles de formation ou d’un horizon collectif de signification (un épistémè), mais découle d’un ensemble de pratiques organisées et structurantes de contrôle et de normalisation (Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 151-153). Le changement est important. Foucault cesse de « dissoudre » la société et les pratiques sociales dans l’ensemble des systèmes de formation discursifs qui la constituent (« le jeu des règles qui définissent les transformations de ces différents objets ») (Foucault, 1969, p. 46). En se tournant vers la généalogie du pouvoir, l’objet d’étude privilégié sera désormais les stratégies institutionnelles et pratiques au travers desquelles se met en place la domination. Le pouvoir est ce qui permet alors de comprendre les changements historiques survenus dans les strates de signification ou d’épistémè, et sans lesquels la succession dans le temps ne pourrait pas être véritablement expliquée. Le travail de Foucault vise alors à découvrir les effets de pouvoir qui circulent parmi les énoncés scientifiques, afin de les rendre acceptables et vrais à un moment donné, mais aussi la manière dont ces règles de formation se transforment, lorsqu’elles sont pliées, par une nouvelle volonté, à un autre jeu et à d’autres règles. D’où l’articulation, à terme, entre le type de regard constitué par les sciences humaines et leur inscription institutionnelle dans les asiles, hôpitaux, prisons, écoles, usines.

L’inflexion est réelle, et pourtant, en dernière analyse, elle reste inscrite dans le regard, plein de soupçon, que Foucault porte sur les sciences humaines. Dans cette entreprise, le discours est remplacé dans son rôle génétique par le pouvoir, mais autant l’un que l’autre restent prisonniers d’un système de pensée qui, dans sa volonté d’échapper à tout recours à une subjectivité constituante — extérieur au discours ou au pouvoir —, est contraint de s’enfermer dans des modèles clos et auto-engendrés. Et, de ce point de vue, l’idéalisme discursif du « premier » Foucault est davantage prolongé que véritablement infléchi par l’idéalisme pratique du « deuxième » Foucault. Une profonde continuité est repérable entre cette conception de l’homme comme seul fruit d’un réseau discursif, et la conception ultérieure qui fait du sujet le résultat d’une stratégie capillaire du pouvoir. D’un côté, l’origine de l’« homme » est à mettre à l’actif d’une épistémè construisant l’espace des sciences humaines, de l’autre côté, le sujet trouve son origine dans les pratiques des professionnels de l’homme qui instaurent le sujet comme objet de discours vrais[2].

Aucune brèche ne traverse une représentation totale et totalitaire, sans fissure, impuissante à distinguer entre des rapports de domination ou d’assujettissement et des relations sociales placées sous l’emprise de l’interaction ou de l’influence, insensible aux stratégies et aux marges de manoeuvre qui pourraient les parcourir. Pour la sociologie, un excès inacceptable est au fondement même de son oeuvre. Certes, Foucault aurait pu accepter l’existence d’une géographie du pouvoir avec des intensités différentes, et l’étude des différentes procédures et des technologies de pouvoir laisse, par moments, apparaître cette possibilité, mais il faut conclure pourtant qu’elle n’a jamais été vraiment mise en oeuvre dans la société moderne[3]. Au contraire, Foucault n’a pas arrêté d’insister sur ses capacités de normalisation croissantes et absolues. La rationalisation étant totale et achevée, il n’y a plus guère de possibilité de sortie. La fusion, voire l’élimination, de la subjectivité en tant que produit et effet des pratiques d’objectivation est à ce prix.

III. De l’ontologie du discours à l’ontologie de l’action

À la différence de ce que propose l’oeuvre de Foucault, l’ontologie de la vie sociale ne doit pas s’organiser autour du « discours » mais avant tout autour du problème de l’« action ». Le déplacement est — lorsqu’il est assumé jusqu’au bout — fondamental[4]. La société cesse d’être alors perçue comme soumise à un principe d’ordre général et cohérent, et elle est reconnue dans la pluralité d’initiatives, de contradictions, de malentendus qui la composent.

1. Les explicites de l’ontologie du discours

Il n’existe pas de vie sociale sans médiation culturelle. L’étude de la vie sociale est inséparable de l’ensemble des horizons de sens, des significations, des signes, des représentations issues de l’enchevêtrement d’un grand nombre de dispositifs symboliques toujours déjà là. D’ailleurs, c’est cette spécificité ontologique qui commande la spécificité analytique (l’attitude de « compréhension ») des sciences sociales. L’individu comme animal symbolique passe justement par cette capacité originaire à mettre un monde spécifique, familier et protecteur, entre lui et la nature. La relation de l’individu à la réalité est ainsi toujours indirecte.

Pour bien des démarches — y compris dans l’oeuvre de Foucault — c’est sur ce plan qu’il faut expliciter le propre de l’ontologie de la vie sociale. Ces médiations ou dispositifs symboliques constituent une sphère à part, à différencier autant de la réalité matérielle que de la dimension proprement subjective (ou « cognitive »). Cet ensemble structuré de médiations symboliques, quel que soit le nom retenu pour le décrire (épistémè, pratiques, champs...), est justement ce par quoi l’une et l’autre entrent en relation. Dans tous les cas, les dispositifs symboliques ne sont pas en adéquation immédiate avec le monde extérieur, mais dotés d’un mode de fonctionnement spécifique. L’idée est juste. La vie des individus s’est toujours déroulée au milieu et au travers des catégories qui, non seulement rendent compte de la réalité, mais à proprement parler, la structurent justement comme réalité. La médiation symbolique participe activement à la constitution du monde puisque les individus y baignent, perçoivent et éprouvent le monde par son intermédiaire. Dans ce sens, elle ne peut pas être réduite à la conscience humaine, ou à l’intérêt instrumental, puisque tous deux ne prennent sens, dans leurs variantes particulières, que dans un ensemble de significations leur donnant justement les formes propres de faits de conscience ou d’intérêt instrumental. C’est la médiation symbolique qui définit à la fois les dimensions objectives et subjectives, au travers de la définition de leur espace d’interaction. L’épistémè et la microphysique du pouvoir de Foucault s’inscrivent dans cette descendance.

Pourtant, la réflexion primordiale sur la vie sociale ne doit pas s’organiser à partir de cette donne. La compréhension ontologique de la vie sociale reste alors trop marquée par les seuls implicites d’une préoccupation herméneutique, communicationnelle ou symbolique. S’il faut certainement rompre avec un objectivisme et un réalisme naïfs, il faut se garder d’enfermer l’analyse sociologique dans une dissolution discursive du social, là où le coeur de l’ontologie se déplace exclusivement vers les manières dont la vie sociale est médiatisée — ou « produite » — par nos symboles. Elle ne peut pas, en effet, être réduite à un univers dont l’objectivité découlerait exclusivement de sa traduction dans une médiation significative fonctionnant au travers des règles de production et de transformation relativement indépendantes des réalités matérielles. Elle est toujours soumise à une diversité de résistances qui ne constituent pas seulement des bornes de nature symbolique. Certes, les « discours » ne se limitent pas à refléter la réalité, ils la préstructurent aussi. Certes, le monde social n’est jamais nulle part une réalité brute à symboliser. Certes, c’est l’espace possible d’énonciation symbolique qui trace pour beaucoup les conditions historiques de constitution d’un phénomène social. Et pourtant, et malgré l’autonomie de ce processus de médiation symbolique, le monde social — et c’est ce qui trace la spécificité de son ontologie — résiste de maintes manières.

Bien entendu, peu de démarches nient l’existence d’une sorte de « terreau » premier, d’une « réalité » déjà là, susceptible tout au plus de recevoir un nombre pluriel de traductions culturelles. La discussion porte plutôt sur l’étendue des traductions possibles. Mais quelle que soit la « matérialité » des faits sociaux, ils sont avant tout une conséquence de la structure de la médiation symbolique dont ils sont issus. C’est donc sur le plan des catégories et dans leur progressive évolution historique en tant que matrice constitutive des faits sociaux qu’il faudrait chercher la véritable ontologie de la vie sociale. Ce n’est que lors de leur « articulation » symbolique que les faits se constituent en tant que tels : ce sont les discours qui préstructurent les critères constitutifs des sujets, des objets ou des pratiques. L’existence d’un fait social n’est pas donnée par sa référence matérielle, mais par son inscription dans une articulation symbolique. Tout en se défendant de toute dérive idéaliste, comment nier que ces perspectives sont toujours hantées par le danger de réduire la réalité sociale à sa seule perception ?

Le risque est alors d’aboutir à une dissolution culturelle des faits sociaux. S’il est désormais indispensable de rompre avec toute velléité de relation immédiate entre un fait réel et sa représentation, et du coup de souligner l’importance et l’épaisseur de la médiation symbolique, cette position ne doit, à aucun moment, oublier la spécificité des résistances constitutives de la vie sociale. Il ne suffit pas de dire qu’entre la réalité et le monde social s’interpose une structure de médiation symbolique animée par une logique spécifique. Encore faut-il, pour rester en phase avec le propre de la vie sociale, ne pas oublier les résistances de différentes natures qui la constituent justement en tant qu’ensemble de faits sociaux, et non pas uniquement en tant qu’entéléchies intellectuelles.

Le langage a pris depuis quelques décennies un poids analytique central dans les sciences sociales. À terme, c’est la vie sociale elle-même, au travers d’une ontologie du discours, qui a fini par être construite en ressemblance étroite avec le langage, devenant ainsi un espace étrangement trop ouvert ou trop fermé. Trop ouvert : la vie sociale a été abusivement associée à une série illimitée d’énonciations. Trop fermé : dans sa variante structuraliste, elle était censée être limitée par des bornes logiques indépassables. Or, la vie sociale résiste à une assimilation métaphorique au langage. Le langage et l’action sont deux registres différents soumis à des contraintes diverses. Que le langage comme structure de sens puisse être l’outil principal de l’épistémologie sociale ne doit pas se traduire par un isomorphisme entre la réalité et le langage. La réalité sociale ne peut pas être réduite uniquement à la totalité des énoncés possibles ou des pratiques prévues et programmées. Y compris dans les démarches analytiquement les plus prudentes, l’association, même implicite, entre le langage et le monde social se solde inévitablement par un glissement vers une ontologie discutable. Le mérite de Foucault est de l’avoir assumé avec plus de rigueur et de génie que quiconque.

2. Pour une autre ontologie de la vie sociale

Pour l’analyse sociologique, ce n’est ni le processus de « fabrication » de la vie sociale ni la pertinence de la notion de « réalité » qui sont au coeur de la réflexion, mais la fonction, pratique et intellectuelle, que jouent les conceptions de la « réalité » pour et par l’action sociale. La question la plus pertinente pour l’analyse sociale est d’interroger les caractéristiques que doit posséder la réalité sociale pour que l’action soit possible. Il s’agit de cerner les traits ontologiques de la réalité sociale à partir de la possibilité irréductible de l’action. Ce qui est premier, ce n’est pas l’étude des tendances, des conditionnements, les motivations ou les engrenages pratiques « explicatifs » de telle ou telle forme d’action, mais la question d’un monde social où, quelle que soit la force des coercitions, nous pouvons toujours agir. La vie sociale est dotée d’un mode opératoire particulier. Ce qui se trouve donc au coeur de l’ontologie ce n’est pas la manière dont s’articulent les structures et l’agent, ni le problème proprement épistémologique de la régularité ou prévisibilité des conduites, mais la possibilité — toujours ouverte — de l’action (Martuccelli, 2005).

Les analyses divergent radicalement selon que l’on commence par étudier le « je peux » volontaire inéliminable de l’acteur ou le saisissement de la nature d’une vie sociale rendant toujours possible l’action. Dans un cas, tôt ou tard, c’est bien le corps, parfois associé à la liberté, qui, devenant le principal médiateur entre l’action et le monde, devient l’objet privilégié de l’étude. Bref, c’est alors du côté d’un sujet constituant qu’il faut chercher la possibilité de l’émancipation — comme une certaine pensée contemporaine s’efforce de le faire en oubliant les acquis critiques de la période précédente. Mais il est nécessaire d’aller au-delà si l’on veut refonder une ontologie du social plus en phase avec les événements et pas simplement une philosophie de la libération du sujet.

Le problème cardinal est l’existence d’une réalité sociale que nous supposons susceptible, par divers biais, de nous opposer des formes de limite, une limite qu’il est possible d’appeler régulatrice, puisque c’est toujours à partir de sa possibilité, posée comme permanente, que nous agissons sur le monde. Mais ce qui est à la source du questionnement est justement la « nature » d’un monde social rendant toujours l’action pratiquement possible. Le problème est moins ainsi de comprendre l’ordre immanent sur le plan des pratiques — comme dans le projet de l’ethnométhodologie (Fornel, Ogien et Quéré, 2001) — que de saisir comment le monde social conditionne ou limite différemment nos actions, au sein d’une situation liminaire d’ouverture. À l’origine de la réflexion ontologique se trouve la volonté de comprendre comment le déroulement simultané d’actions diverses est possible (c’est-à-dire quelles sont les caractéristiques du mode d’agencement propre au social qui rend toujours possible cette diversité à la différence d’autres domaines de la réalité). Le problème n’est pas de savoir si la réalité sociale se réduit ou non à l’action, mais de soutenir que c’est sur le plan de ses conséquences pour et par l’action qu’il faut dégager les caractéristiques ontologiques du social. C’est dire que la spécificité ontologique du social réside dans sa malléabilité résistante. Le monde social n’est ni un domaine déterminé ni un espace de liberté. La division de la vie sociale entre un monde externe, contraignant, objectif et soumis à la loi de la « nécessité » et un acteur d’autant plus libre qu’il devient la seule et dernière source de la créativité apparaît alors abrupte et inacceptable. La vie sociale est, sur tous les plans, simultanément habilitante et contraignante. Toute action se déroule dans un domaine malléable, jamais entièrement dépourvu de résistances.

Ce regard ontologique invite donc à un déplacement du foyer métaphorique central de la sociologie. Il s’agit de remplacer toujours et partout l’idée d’un monde social rigide, organisé autour d’un principe d’ordre, et susceptible alors de modélisations diverses (systèmes, champs, configurations) par un monde social, nullement « liquide » (Bauman, 2000), mais doté d’une série d’élasticités. La vie sociale est marquée par une malléabilité particulière, source ultime de contingence et de contrainte que les individus éprouvent dans leurs actions. C’est la vie sociale elle-même qui doit être conçue comme un « entre-deux » ayant des caractéristiques spécifiques ne se définissant ni par une pure rigidité ou solidité, ni par une pure fluidité ou incertitude.

Mélangeant des éléments épistémologiques et ontologiques, bien des catégories contemporaines de la pensée sociologique soulignent ce changement (qu’il suffise d’évoquer les réseaux, les flux, le désordre, la complexité ou encore la contingence). Dans ces représentations, l’univers social serait constitué par différents systèmes qui seraient très loin d’atteindre un quelconque équilibre. La complexité vient justement souligner à quel point, à la différence de l’ancienne représentation, les faits sociaux seraient désormais soumis à toute une série de mises en réseaux divers dans le temps et dans l’espace, et surtout comment un univers de ce type connaîtrait une profonde disproportion entre les causes et les effets (Urry, 2003, p. 14). Dans cette nouvelle donne historique, la sociologie s’essaie à une série de métaphores afin de cerner le propre de la vie sociale. Aux fluides s’ajoutera l’intérêt pour les flux, les études s’efforçant de les différencier en fonction de leur nature ou de leur type de circulation (Castells, 1998 ; Appadurai, 1996). Mais en faisant dépendre le changement de regard ontologique d’une transformation historique, ces démarches sont prises au piège. En passant par pertes et profits l’idée d’une société industrielle « solide », elles s’enlèvent, à la racine, la possibilité de produire une conceptualisation ontologique de la vie sociale au sens primordial du terme (Wagner, 1996).

Certes, l’élasticité de la vie sociale est davantage apparente lorsque nous sommes confrontés aux changements induits par le glissement d’économies nationales autocentrées, fortement régulées et encadrées, vers des situations marquées par un surcroît de structures sociales mondialisées, et par une transformation de l’encadrement organisationnel et institutionnel (que les mots de postmodernité, modernité désorganisée ou liquide, ou encore globalisation visent justement à cerner). Et pourtant, en dépit de l’importance de ces bouleversements, la réflexion ontologique se situe à un autre niveau que celui de la dimension historique à proprement parler. Nous n’assistons pas aujourd’hui à la « dissolution » généralisée des anciens liens sociaux, où finiraient même par disparaître les traditionnelles rigidités ou solidités, pas plus qu’hier nous n’avions été enfermés dans des structures ou institutions dictant à tout jamais l’ordre des événements.

Sur ce point, la séparation analytique avec la thèse de la fin de la modernité organisée ou de la première modernité doit être ferme. N’en déplaise à ses partisans, la société industrielle — toile de fond de l’analyse sociale de Foucault — n’a produit des univers sociaux homogènes et des biographies standardisées qu’au sein d’un espace doté de doses d’élasticité importantes. La sociologie, sous la double emprise du marxisme et du fonctionnalisme, les a fortement minimisées, les saisissant sous forme de déviance ou de contradictions lorsqu’elle les voyait cycliquement apparaître. Aujourd’hui, malgré ce qu’affirment les tenants d’une seconde modernité (Beck, Giddens et Lash, 1994) ou d’une société incapable de s’agencer de manière stable à la suite de l’autonomisation des systèmes sociaux (Luhmann, 1995), la vie sociale, derrière son élasticité, n’en garde pas moins des bornes solides. Bien entendu, le changement de représentations collectives est décisif. Ce n’est donc pas d’un passage du « solide » au « liquide » dont il s’agit. La vie sociale est à la fois, et indissociablement, « chaude » et « froide », « solide » et « liquide », et c’est cette malléabilité résistante commune à toutes les situations qui caractérise justement le propre de l’ontologie sociale. Ce déplacement ontologique transforme, dès sa racine même, les questions majeures de la sociologie.

IV. Retour à la domination

Foucault a voulu appuyer ses études sur une conception systématique du pouvoir, solide et inébranlable. S’il en a donné une version extrême, elle communie sur ce point avec la vision d’une domination globale et homogène, elle-même associée à l’idée d’un projet d’extension illimitée du pouvoir, dans une modernisation dont l’expansion fut présentée comme à la fois redoutable et imparable tout au long du xxe siècle. Rompre avec cette conception ontologique de la vie sociale, et l’imagerie de l’ordre social sur laquelle elle repose, permet à la fois de relire autrement l’histoire de la rationalisation moderne et surtout de voir différemment les transformations actuelles.

En premier lieu, il s’agit de relire la rationalisation en accentuant des dimensions, connues depuis longtemps, mais analytiquement minimisées — pour ne pas dire méconnues — dans le cadre de l’ontologie du discours. Pourtant, les études sociologiques ont sans arrêt montré, notamment dans le domaine du travail, les limites de tout projet de maîtrise, en soulignant toute l’irrationalité réelle des organisations derrière l’imagerie de la rationalisation. La distance est irréductible entre, d’une part, l’expérience au travail et ses dimensions informelles, et, d’autre part, le plan de production et d’organisation imposé par l’entreprise comme modèle prescriptif. Dans cet écart, les ouvriers développent maintes stratégies s’appuyant sur diverses formes de savoirs, d’expériences, de solidarités, qui leur permettent de réguler la production de manière relativement « autonome » face aux contrôles imposés par la direction. Davantage encore, l’initiative ouvrière, rebelle à toute formalisation achevée, est une condition indispensable au fonctionnement d’une entreprise, à défaut de laquelle aucune organisation, pour « scientifique » qu’elle soit, ne peut jamais tourner. La permanence de ces initiatives montre, au coeur même du lieu le plus fantasmatique de puissance des sociétés industrielles, les limites de toute organisation formelle de production : elle ne peut véritablement fonctionner qu’à l’aide d’une organisation ouvrière informelle et fragmentaire échappant à son contrôle (Castoriadis, 1973).

D’ailleurs, c’est en partie la reconnaissance de ces limites qui alimente depuis quelques décennies des changements importants dans la gestion de la main-d’oeuvre. Quelles que soient les polémiques sur leur réelle étendue, on observe le passage tendanciel d’une volonté de quadrillage et d’élimination radicale de toute initiative ouvrière à une mobilisation maîtrisée de cette même implication au service de l’entreprise. Cet appel à l’« initiative » n’en reste pas moins sous surveillance. Il ne passe plus par des règles déterminées une fois pour toutes, mais plutôt par un renouveau constant des principes de l’engagement. Les nouvelles formes de management, en prenant acte de la distance entre l’organisation formelle et la réalisation concrète du travail, s’efforcent, par différents biais, de contrôler ou d’orienter l’apport personnel sans lequel le travail ne peut exister. La volonté de rationalisation n’a nullement disparu et les organisations continuent à vouloir neutraliser des formes traditionnelles de l’initiative ouvrière. Mais au-delà des nouveaux modèles du travail prescrit, les marges, les résistances et les initiatives n’en sont pas moins, aujourd’hui comme hier, toujours en action. En dépit de la profusion des contrôles mis en place, le travail ne parvient jamais à atteindre le degré de maîtrise prévu par les thèses de Foucault. Les stratégies de détournement des salariés sont toujours de rigueur, menant parfois à un jeu de surenchère qui finit par vider les mesures d’encadrement supplémentaires de toute fonctionnalité (Durand, 2004). De deux choses l’une : ou bien on ne regarde pas ces pratiques — comme c’est largement le cas chez Foucault — ou on est contraint de reconnaître les limites insurmontables de son ontologie.

Mais, et en deuxième lieu, cette inflexion permet également d’interpréter autrement les changements actuels. Les sociétés contemporaines, du fait de leur complexité structurelle, sont sous la contrainte d’un nombre trop grand d’interdépendances pour qu’il soit possible d’en gouverner toutes les pratiques. Des images plus réalistes et plus modestes de la maîtrise du monde s’imposent alors face aux nouveaux défis. Elles parcourent bon nombre de domaines sociaux, comme le montrent les évidentes difficultés croissantes de contrôle des populations et des migrations, le constat de la rémanence d’un secteur informel tout au long de l’histoire des sociétés industrielles, l’émergence de mafias transnationales défiant le pouvoir de contrôle des États et des organismes internationaux, mais aussi la prolifération des risques écologiques ou alimentaires non maîtrisés. En bref, c’est moins avec l’ordre et le fixisme que nos sociétés ont aujourd’hui à faire au niveau de leurs représentations qu’avec le « désordre ». S’il est absurde de nier les considérables différentiels de pouvoir dont jouissent les acteurs, aucun d’entre eux, aussi puissant soit-il, n’est désormais capable d’imposer partout sa volonté. C’est même le paradoxe liminaire du pouvoir au sein du processus de rationalisation : il ne s’est jamais autant accru, il n’a jamais été aussi faible. Ce n’est pas seulement la vie sociale dans son ensemble qui ne peut pas être régulée par une domination unique, comme en atteste l’effondrement du totalitarisme dans le xxe siècle. Même dans des domaines plus sectoriels, comme l’économie, la culture ou la consommation, les problèmes posés — ou les tactiques des acteurs (Certeau, 1980) — échappent souvent au pouvoir de régulation globale de toute couche dirigeante.

Un écart majeur s’instaure ainsi entre la perception ordinaire qu’ont les acteurs d’un monde soumis à des aléas de plus en plus importants, défiant toute logique stricte de contrôle, et des représentations analytiques prônant encore la force d’un projet global et homogène de domination. En fait, l’idée que le pouvoir instaure l’ordre comme conséquence directe de ses capacités de réactivité universelle exerce une étrange fascination intellectuelle. Au point que, même lorsque ses limites s’imposent avec évidence, une certaine posture critique veut y chercher, encore et toujours, les raisons cachées de sa vigueur. Souvent, elle le fait à l’aide de l’idée de « récupération ». Plus récemment, une nouvelle imagerie du pouvoir a pris forme, celle d’une réactivité universelle et immédiate, se substituant à celle du contrôle absolu. On « reconnaît » qu’il n’est plus possible de maîtriser par avance toutes les déviances ou les contestations, mais on « croit » toujours possible leur neutralisation, grâce à une réactivité en temps réel. L’essentiel n’est plus d’organiser une planification aussi vaste qu’impossible, mais de parvenir à mettre en place les modèles les plus performants de la réactivité. L’ordre imposé n’est plus alors décrit comme rigide et fixiste, mais comme décentralisé et déterritorialisé : il devient tentaculaire, le fruit d’une structure systémique dynamique et souple, articulée horizontalement, sans dehors possible, sans centre directeur, mais capable d’imposer un ordre d’ensemble grâce à des compétences inouïes de réaction. Il est difficile de s’empêcher de penser que la séduction de cette vision absolutiste du pouvoir et de l’ordre, dans laquelle s’inscrivent bien des études contemporaines plus ou moins inspirées de l’oeuvre de Foucault (Hardt et Negri, 2000), tient plus d’une « réassurance » psychologique, voire d’un processus de socialisation dans une culture politique de contestation, que d’une démonstration scientifique. Pour ses défenseurs, il est à proprement parler inadmissible de reconnaître les limites et les impasses du contrôle dans les temps modernes. Du coup, la reconnaissance du mouvement derrière l’ordre, des multiples défaillances quotidiennes du pouvoir, de ses turbulences diverses, sans être forcément niées, sont néanmoins littéralement renversées dans leurs significations afin de les rendre compréhensibles, en fait compatibles, avec l’idée d’un contrôle décrété comme total et absolu malgré l’ensemble tous azimuts d’incertitudes quotidiennes.

Considérée à travers le problème de l’ordre social, la domination procède de la force des contraintes externes produite par l’engrenage même des rapports sociaux ou par le biais du dessein volontaire d’un groupe dirigeant. Dans la sémiologie du pouvoir sur laquelle repose cette vision, l’action des classes supérieures — ou les « stratégies sans sujets » de Foucault — s’inscrivent de manière directe, mécanique et homogène dans la vie sociale. Pour étrange que cela puisse paraître, les limites du pouvoir, ainsi que les multiples processus de contestation actives, n’entament en rien le bien-fondé de cette vision organique de la domination. Or, le pouvoir ne s’inscrit nullement de manière immédiate comme domination sur la vie sociale — qui n’est pas une pure pâte de cire modelable à volonté. D’autant plus que les mécanismes de diffraction de son action ne cessent de se multiplier. Il faut donc complexifier, sans aucunement le nier, le lien entre l’emprise d’un acteur dirigeant, les projets de domination stricto sensu et les situations éprouvées par les acteurs (Martuccelli, 2001). Il existe un ensemble de dominations ordinaires se jouant en deçà des pouvoirs et des volontés directes de contrôle des groupes dirigeants. Savoir « qui » domine ne permet plus de comprendre entièrement « comment » les individus sont dominés — comme Foucault l’a bien vu. Mais savoir « comment » les acteurs sont dominés ne permet pas de conclure sur l’intensité effective du processus — et cette fois-ci contrairement à l’implicite fondamental de l’oeuvre de Foucault. La nature de la vie sociale, et l’ontologie de l’action qu’elle exige de reconnaître, contestent l’idée que l’ensemble des dominations découle de l’imposition d’un modèle unique instrumenté, grâce à leurs pouvoirs, par les groupes dirigeants, tout autant que l’idée d’un système décentré et tentaculaire des microphysiques du pouvoir. Comment méconnaître qu’aucune concentration absolue de pouvoir n’informe entièrement la vie sociale ? Elle est au contraire parcourue par différents types de pouvoir, mis en place par différents acteurs, produisant des additions et des neutralisations diverses, établissant un jeu particulier entre le pouvoir et la domination. Et, bien entendu, suggérer que le pouvoir « produit » sa propre contestation est intellectuellement insuffisant : ou bien la contestation ne constitue pas une véritable extériorité au pouvoir et donc ce n’est pas, vraiment, de la contestation (comme c’est le cas chez Foucault), ou bien elle est cette extériorité et il faut dans ce cas expliquer la raison ultime de sa possibilité (en la ramenant soit à une subjectivité-liberté, soit à une ontologie sociale lui rendant la place qui est la sienne).

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La société est un ensemble disciplinaire, sous surveillance constante et sans extériorité possible. Cette image extrême est la conclusion logique de l’ontologie du discours. Foucault n’a été ni le premier ni le seul auteur à épouser une telle conception. Mais avec plus de cohérence et de force que d’autres, il en a tiré toutes les conséquences. De son côté, la sociologie, trop longtemps attachée à une représentation de la vie sociale s’organisant autour de la question de l’ordre social, a souvent donné par le passé une image trop cohérente des sociétés. Une image durcie par sa volonté épistémologique de proposer des modèles systémiques de la vie sociale, et surtout portée à son paroxysme chaque fois que l’ontologie du discours, comme c’est le cas dans le projet structuraliste, est placée au centre de l’analyse. Cette ontologie et ses impasses empêchent tout simplement de cerner le propre de la vie sociale — ce domaine de la réalité caractérisé par un mode opératoire spécifique.