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L’état de la recherche et du questionnement

Cet article part d’un constat empirique simple : les gouvernements français et anglais ont été amenés, particulièrement depuis 2001, à collaborer avec différents acteurs musulmans pour la dissémination d’un islam conçu comme religion civile. Par religion civile, nous entendons ici un ensemble de discours et de pratiques qui visent à « sacralise[r] l’être-ensemble d’une collectivité donnée » (Willaime, 1993, p. 571). Dans les cas qui nous préoccupent, elle tend à promouvoir « l’intégration » des populations d’origine islamique[1] dans le but de contrer une potentielle radicalisation.

Dans les deux contextes, l’islam civil présente — à différents degrés — une mutation de la religion civile. En France, l’islam civil se situe dans la continuité d’une mutation de la religion civile politique d’antan vers une religion civile plus ouverte et basée sur certaines valeurs fondamentales et auxquelles les traditions religieuses sont appelées à souscrire (Willaime, 1993, p. 578 et suivantes). En même temps, l’islam civil français marque une rupture. En effet, l’importance qui lui est accordée pour rallier les musulmans au consensus social va bien au-delà de ce qui est attendu des autres traditions religieuses. En ce sens, l’islam civil à la française paraît paradoxal : il intègre les musulmans dans l’unité du corps social, mais cette action intégratrice les distingue aussi du reste des citoyens. En Angleterre, où notre analyse rejoint celle de Birt (Birt, à paraître), la situation est différente. Dans ce pays, l’islam civil est dans une grande mesure façonné selon le modèle de la religion civile, élaboré par l’église anglicane et qui s’est depuis longtemps institutionnalisé (Birt, à paraître ; Gilliat-Ray, 1999). L’exception musulmane qui, comme nous le verrons plus bas, existe bel et bien, y est néanmoins atténuée par rapport au cas français.

Cet article constitue une tentative d’analyse des développements qui ont conduit les deux gouvernements à oeuvrer pour l’institutionnalisation d’un islam civil. Ce questionnement porte notre regard sur les processus d’incorporation de l’islam (Koenig, 2003). Par le terme « incorporation », nous entendons ici un processus tripartite qui recoupe différentes actions — discursives, légales et politiques — liées à la reconnaissance de l’islam comme religion. Cette reconnaissance est toujours tributaire d’une perception spécifique de cette tradition (musulmane) et d’une définition de ce qui fait partie de ses pratiques et de ses croyances. Elle comprend également la régulation continue de l’islam à travers les systèmes administratifs, juridiques et législatifs et la transformation de ces cadres en interaction avec l’islam. Autrement dit, il s’agit d’un processus réciproque.

Étant donné les limites inhérentes à cet essai, nous ne pouvons pas viser l’étude exhaustive des processus d’incorporation de l’islam dans les deux pays. Nous ne pouvons non plus étudier les discours et les pratiques de l’islam civil par les acteurs musulmans (pour une étude préliminaire du cas français, voir Peter, 2006a). Plus modestement, il s’agit d’esquisser les grandes lignes de la constellation des forces qui sont au coeur du processus d’incorporation de l’islam et qui l’ont conduit à servir de véhicule à l’islam civil. Cet angle de recherche nous amènera à identifier les facteurs qui soutiennent le rapprochement des politiques dans les deux pays, alors que leur tradition historique de régulation du religieux diverge très largement. Si l’héritage historique propre à chaque pays continue à déterminer, dans une grande mesure, les processus d’incorporation de l’islam (Amiraux, 2005 ; Fetzer et Soper, 2003 ; Maréchal, 2003), il faut prendre garde de ne pas surestimer la stabilité des différents modèles nationaux de régulation du religieux. Dans une étude comparative entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre, Koenig (2003) a analysé la transformation de ces modèles en insistant sur l’impact de l’institutionnalisation supranationale des droits fondamentaux, de leur transposition et de leur adaptation par différentes voies dans ce qui est désormais — à bien des égards — un contexte postnational. C’est ce facteur qui, selon l’auteur, explique une transformation isomorphe de ces modèles nationaux au cours des années 1990. Dans cet essai, nous tenterons d’expliquer ce processus de transformation en prenant comme point de départ l’analyse des « rationalités politiques » (Rose et Miller, 1992) qui déterminent l’incorporation de l’islam, en nous concentrant notamment sur une rationalité basée sur l’analyse prospective des communautés musulmanes en Angleterre et en France.

Rationalités politiques

Le concept de rationalité politique désigne « les champs discursifs dans lesquels l’exercice du pouvoir est conceptualisé ; les justifications morales qui sont données pour l’exercice particulier du pouvoir par des autorités diverses ; les notions sur la forme appropriée, les objets et les limites de la politique ; et les concepts sur la distribution de telles tâches parmi les secteurs séculiers, spirituels, militaires et familiaux » (Rose et Miller, 1992, p. 175). Les rationalités politiques forment un ensemble incluant des « technologies gouvernementales » spécifiques, c’est-à-dire les programmes, procédures, calculs et documents à travers lesquels on tente de réaliser certaines visées gouvernementales (ibid., p. 175). Dans le présent essai, nous nous inspirons de ce concept de manière libre dans le cadre d’une approche micro. Nous ne retiendrons que trois caractéristiques de la rationalité politique. D’abord, ces rationalités revêtent une forme morale, dans la mesure où elles déterminent les pouvoirs et les obligations des autorités ainsi que les buts de la politique, ses idéaux ou ses principes directeurs. Deuxièmement, elles sont épistémologiques, puisqu’elles se fondent sur une conception spécifique de l’objet à gouverner, que ce soit (comme dans notre cas) un sujet légal, un jeune à éduquer, une population marginalisée ou dangereuse à gérer, etc. Troisièmement, une rationalité politique se manifeste par une expression spécifique. Là, il ne s’agit pas d’une simple rhétorique, mais plutôt d’une expression qui permet au gouvernement de rendre la réalité accessible au débat et à la planification politique (Rose et Miller, 1992, p. 178 et suivantes). Ajoutons que le concept de rationalité politique tel qu’il est employé ici n’implique en aucune manière que les différentes opérations d’analyse ou de planification réalisées dans ce cadre sont conformes à des critères scientifiques. L’expertise utilisée dans le cadre d’une rationalité politique n’est pas nécessairement scientifique et le rôle de ce dernier type d’expertise est déterminé notamment en relation à ses présupposés moraux.

Nous ferons usage du concept de rationalité politique pour deux raisons : il s’agit d’abord de distinguer, dans une perspective diachronique, les différentes constellations de rationalités à l’oeuvre dans les processus d’incorporation de l’islam. Le but est d’esquisser une approche qui permettra de nuancer l’analyse des politiques d’incorporation nationales en allant, de manière systématique, au-delà d’une approche centrée sur les modèles historiques de régulation du religieux, approche qui implique une certaine forme de nationalisme méthodologique. Il nous semble que le concept de rationalité politique permet d’éviter cet écueil en offrant du même coup un point de départ plus adéquat pour évaluer les similarités et les différences dans les deux contextes nationaux. À défaut de pouvoir analyser en profondeur l’ensemble des rationalités, nous nous concentrerons sur l’examen d’une rationalité de type prospectif dont l’importance s’est accrue au cours de la dernière décennie. Cette rationalité se caractérise par : son objet, un groupe social défini par son islamité et son origine immigrée ; l’emploi d’une analyse prospective qui vise à élucider et à évaluer les risques futurs de conflits sociaux ou politiques émanant de ce groupe ; finalement, sa tentative de responsabiliser les musulmans dans la lutte contre la menace d’une radicalisation. Nous appellerons cette rationalité « prospective » puisque l’analyse prospective y revêt une importance cruciale. Dans le cadre de cette rationalité, les champs d’intervention et les programmes politiques sont conçus, planifiés et légitimés principalement en référence à des prévisions spécifiques et ce type d’analyse va aussi déterminer dans une large mesure le rapport spécifique de cette rationalité au cadre légal ou constitutionnel.

Nous soutenons que l’émergence et la stabilisation de cette rationalité dans le domaine de l’incorporation de l’islam sont l’indice d’une transformation plus générale du fonctionnement du pouvoir dans ce domaine. Nous suggérerons que la rationalité de type prospectif peut être utilement analysée comme élément d’un « dispositif de sécurité » (Foucault, 2004) et que l’émergence de ce dispositif, dans la politique d’incorporation de l’islam, est indicatrice d’une subordination partielle du discours de droit à la rationalité prospective. C’est là que réside, selon nous, le point commun entre les politiques anglaise et française.

Le cas de l’Angleterre

Une véritable politique concernant l’incorporation de l’islam a longtemps fait défaut en Angleterre. Depuis les années 1960, la politique anglaise avait fait face à la réalité de la société (post)migratoire à partir d’un prisme racial. Si la nomenclature n’était pas tout à fait uniforme, les termes employés dans la politique et dans la sphère publique étaient essentiellement les termes de « noir » et de « blanc », celui d’« asiatique » étant jusqu’aux années 1980 d’un usage moindre (Alexandre, 2002 ; Bensons, 1986 ; Modood, 2005, p. 46 et suivantes). Cette approche raciale s’inscrit dans une rationalité d’antidiscrimination. Elle se base sur un discours de droit, revendique l’objectif de l’égalité de toutes les races et s’institutionnalise depuis 1965 par l’adoption de politiques antidiscriminatoires accompagnant le durcissement des conditions d’immigration de cette époque (Anwar, 1986, p. 17-20 ; Crowley, 1992, p. 88 et suivantes ; Lester, 1987, p. 22). Si ces politiques, qui sont renforcées en 1976 avec la fondation de la Commission for Racial Equality (CRE), ont eu un impact indirect sur les processus d’incorporation de l’islam[2], elles ne le visaient pas explicitement. En l’absence d’un enjeu politique identifié comme islamique et lié aux « musulmans », l’incorporation se déroulait au niveau local (Ansari, 2004, p. 340-388 ; Rath et al., 2001, p. 227-249).

La politique anglaise changea pourtant d’orientation à partir du début des années 1990. Ce changement est imputable à un nouveau découpage de la population qui s’impose lentement au gouvernement en raison de l’expression identitaire musulmane plus forte et davantage organisée à travers un réseau d’associations en expansion. Les études sur les « jeunes musulmans » britanniques divergent, dans une certaine mesure, dans l’analyse de leurs identités et évaluent différemment l’importance des identités ethniques transmises et la corrélation entre identité d’un côté et pratiques culturelles ou religieuses de l’autre (voir p. ex. Cressey, 2002 ; Geaves, 1996 ; Glynn, 2002 ; Hussain, 2004 ; Jacobson, 1998 ; Mandaville, 2001 ; Modood et al., 1997). Il est toutefois hors de doute que l’identification musulmane est devenue plus importante depuis la fin des années 1980 et qu’elle s’affirmait davantage en public. Cette identification se reflétait dans les nouvelles tentatives musulmanes, entamées dès l’affaire Rushdie en 1989, visant un plus grand degré d’organisation au niveau national. La création, au moment de l’affaire Rushdie, du United Kingdom Action Committee on Islamic Affairs (UKACIA) conduira à la fondation du Muslim Council of Britain (MBC) en 1997, la plus importante fédération musulmane. Ces organisations changèrent de manière radicale la structure du « champ musulman » en Angleterre et sa perception par la politique (Birt, 2005 ; McLoughlin, 2005 ; Samad, 1998).

Contrairement aux organisations nationales précédentes, le MCB réunissait non seulement un nombre important d’organisations sunnites et chiites, mais était aussi dirigé par des cadres entretenant des liens étroits avec certains acteurs du politique. Pour la première fois, les musulmans britanniques disposaient d’un représentant au niveau national et pouvaient compter sur une certaine considération de leurs demandes par les autorités. Ce développement organisationnel changera de manière significative l’élaboration de la politique anglaise envers les populations originaires de pays islamiques et reliera les processus d’incorporation de l’islam à la politique nationale. Pour notre propos, il est utile de distinguer deux rationalités politiques relativement distinctes qui prennent forme dans ce nouveau contexte.

1. À partir du milieu des années 1990, les relations entre les pouvoirs publics et les groupes musulmans furent davantage déterminées par une rationalité « tactique » qui liait les deux groupes d’acteurs par les enjeux des élections locales ou générales. C’est en effet lors des élections générales de 1997, remportées par les travaillistes, qu’on a pu observer pour la première fois la mobilisation à grande échelle dmusulmans qui tentèrent d’influer les décisions des électeurs musulmans[3] dans un contexte marqué depuis des années par de vifs débats sur la représentation des minorités ethniques[4] (Saggar et Geddes, 2000, p. 27). Cette rationalité tactique interagit avec celle de la politique d’antidiscrimination ; en effet, cette première déterminera, dans une large mesure, les limites d’application de la politique antidiscriminatoire qui a été lentement étendue des groupes raciaux aux musulmans, suite à leurs demandes.

2. Deuxièmement, les politiques anglaises envers les musulmans sont déterminées, dès la fin des années 1990, par l’appropriation de certaines idées par le Parti travailliste et des concepts dérivés de la pensée communautarienne (Bevir, 2003 ; Furbey et Macey, 2005). Le renforcement des communautés ethniques, religieuses ou autres, et la réorganisation des services publics à partir de la prise en compte du possible rôle des réseaux et institutions nongouvernementaux dans les services publics sont à la base d’une rationalité politique de type « communautarienne » qui acquiert une certaine importance dans l’action du nouveau gouvernement, notamment dans le cadre de la politique de renouvellement urbain dans les quartiers à forte population d’immigrés.

La rationalité « tactique »

Le calcul électoral adopté par les partis politiques, notamment le New Labour, s’est traduit par la nomination d’un nombre croissant de candidats musulmans, par un engagement limité pour des causes « musulmanes » et par le fort soutien accordé depuis 1997 au MCB. Depuis les années 1980, la politique anglaise avait commencé à chercher ouvertement, avec un sérieux divergent d’un parti à l’autre, le soutien électoral des minorités ethniques. Jusqu’alors ces minorités n’étaient considérées par les partis que comme objet de débats et de discussions (Anwar, 1986, p. 24 s). Ce développement a conduit, au niveau local, à l’émergence d’un nombre important d’hommes politiques issus de groupes ethniques (voir p. ex. Garbaye, 2002), mais a aussi renforcé la perception raciale ou ethnique de la population, au détriment des activistes et associations « musulmans ». Ce n’est qu’au cours des années 1990 que le besoin d’adresser directement les électeurs musulmans a été reconnu, notamment par le Parti Travailliste qui recueillait l’essentiel des votes ethniques (Ansari 2004, p. 240 ; Nielsen 2001, p. 146 s). C’est ainsi qu’en 1997, le premier député musulman est élu pour le Parti travailliste et, qu’une année plus tard, trois musulmans ont été nommés à la Chambre des lords par le nouveau gouvernement. Lors des élections de 2005, quatre candidats musulmans du Parti travailliste (sur un total de soixante-dix-neuf candidats) ont été élus. Désormais, tous les grands partis oeuvraient pour accentuer les moyens de communication avec les communautés musulmanes[5].

Il ne faut ni surestimer l’importance accordée à l’électorat musulman par le gouvernement ni simplement présupposer que le gouvernement croit en l’existence d’un tel électorat. Du point de vue du gouvernement, cet électorat continue d’être perçu dans une certaine mesure en termes socioéconomiques : il ne s’agit pas simplement d’un électorat musulman, mais d’un électorat d’immigrés relativement démunis. Si Ken Livingstone, maire de Londres et grand défenseur des « causes musulmanes »[6], considère que le soutien de l’électorat musulman est indispensable pour remporter les élections dans les grandes villes, d’autres membres du parti, comme le député Shahid Malik, ne partagent pas cet avis. On pourrait, en effet, faire valoir que le comportement électoral complexe des « musulmans » donne dans une large mesure raison à Malik[7]. Il est néanmoins clair qu’au cours des dernières années, l’électorat « musulman » a revêtu une importance particulière dans la stratégie des partis politiques en raison des événements internationaux notamment. Les défaites lors des élections locales subies par le Parti travailliste après sa décision de participer à l’occupation de l’Irak (Mellows-Facer, 2003) ont été interprétées comme preuve de l’existence d’un électorat « musulman » qui n’est plus acquis au Parti travailliste[8] et cela influencera aussi le cours de l’incorporation de l’islam. Là, il s’agit, pour le gouvernement, de faire preuve de son soutien souvent affirmé pour les musulmans. Certains aspects de l’incorporation de l’islam deviennent ainsi de véritables enjeux politiques permettant aux électeurs de mesurer le sérieux de l’engagement du gouvernement qui, lui, tente de se distinguer dans ce domaine des libéraux et conservateurs.

Au cours des années 1990, trois questions étaient au centre des relations entre le gouvernement et les représentants musulmans : 1) l’introduction d’une loi contre la discrimination selon des critères religieux, 2) la modification de la loi contre le blasphème afin d’y inclure l’islam, et 3) la reconnaissance des écoles musulmanes par l’État et, conséquemment, leur subvention. Seule la question de la discrimination contre des écoles musulmanes fut rapidement résolue ; les premières écoles musulmanes sont reconnues en 1998 et le gouvernement a continué à soutenir l’expansion des écoles musulmanes dans le cadre de sa politique générale en faveur des écoles confessionnelles (Association of Muslim Social Scientists, 2004 ; Parker-Jenkins et al., 2004). Dans les deux autres cas, la situation se présente différemment.

Notons d’abord que dans les deux cas, le gouvernement a réagi à l’origine à l’obligation de transposer le droit communautaire en matière d’antidiscrimination. Il n’empêche que ce processus est souvent hautement politisé et le droit interprété différemment. Ce constat est moins vrai pour la transposition de la directive européenne 2000/78/EC contre la discrimination religieuse dans le secteur du travail notamment, qui est intégrée dans la loi anglaise en 2003[9], mais il vaut pour les débats concernant la loi contre l’incitation à la haine religieuse. Précisons que les débats autour de cette loi tirent leur origine dans la demande de nombreux groupes musulmans depuis l’affaire Rushdie pour une loi contre le blasphème mettant l’islam à pied égal avec l’église anglicane. Cette demande a été abandonnée et les débats se sont resserrés sur une loi contre l’incitation à la haine religieuse visant la protection du croyant individuel musulman en élargissant la loi contre l’incitation à la haine raciale de 1986 (Public Order Act, 1986). La campagne des musulmans pour la protection de l’islam jouit d’un soutien important du CRE, de groupes (inter)religieux, de certaines fondations influentes, notamment la fondation Runnymede, et d’universitaires (BMMS janvier 1994, p. 27 ; Runnymede Trust, 1997 ; Weller, 2006). Le gouvernement travailliste aussi a déclaré dès son accession au pouvoir son soutien à une telle loi, mais il s’est ensuite engagé dans ce domaine avec une circonspection et une lenteur qui ont tôt fait douter de son sérieux (BMMS août 1997, p. 1 s. et octobre 1997, p. 1 et suivantes). La première tentative d’introduire la loi n’est entreprise qu’en 2001, à la suite des attentats de septembre 2001 et dans un contexte d’attaques islamophobes (Allen, 2004). Les circonstances de la loi qui fait partie d’un ensemble de mesures législatives « antiterroristes », ne sont pas pour plaire au MCB et à d’autres représentants musulmans et, indépendamment de cela, cette disposition de la loi est abandonnée face à la résistance de la Chambre des lords[10]. À la veille des élections générales, la préparation de la loi fut reprise par le gouvernement dans le contexte d’une véritable stratégie électorale visant les citoyens et institutions musulmans, stratégie qui lui vaut certaines critiques des autres partis[11]. Pour le gouvernement, il s’agit de démontrer son engagement envers les musulmans dans ce domaine, face aux opposants conservateurs et libéraux, tous deux critiques à l’égard de cette loi[12], ainsi que d’amoindrir la popularité des libéraux qui profitaient de l’appui d’électeurs musulmans pour leur opposition contre la guerre en Irak. Suite à l’importante résistance au sein du parlement britannique, la loi contre l’incitation à la haine religieuse (Racial and Religious Hatred Act) ne fut adoptée qu’en 2006, après avoir subi d’importants amendements par la Chambre des lords. L’insulte et les abus envers une religion sont exclus de la loi, qui ne prohibera que les discours et les actes « menaçants » et les faits incitant « intentionnellement » à la haine religieuse. Pour le MCB, qui avait fait de cette loi un objectif prioritaire depuis sa fondation, ces amendements rendent la loi insuffisante et, selon lui, elle ne corrige pas l’inégalité entre groupes religieux et raciaux[13].

La rationalité « communautarienne »

À côté de ce que nous avons nommé la « rationalité tactique », le processus d’incorporation de l’islam est aussi partiellement déterminé, dès la fin des années 1990, par une politique qui s’inspire de la pensée communautarienne. En terme de rationalité, cette politique peut être caractérisée par sa perception des citoyens qui met de l’avant leur ancrage social et par la volonté de responsabiliser les citoyens et de déléguer l’autorité vers le bas. Cette rationalité a sans doute le potentiel de mener à une valorisation considérable des institutions musulmanes. Le gouvernement travailliste a cherché à établir des partenariats avec tout un ensemble d’acteurs non gouvernementaux sur le plan local, parmi ceux-ci les associations religieuses, afin d’initier un processus d’autogestion communautaire, notamment, dans les zones urbaines pauvres (Furbey et Macey, 2005 ; Smith 2004). Cette politique se basait en partie sur l’action du gouvernement précédent qui avait inauguré, en 1992, les « Conseils religieux des centre-ville » (Inner Cities Religious Council), conseils à forte dominante religieuse. Cette politique profitait également de l’extension du dialogue interreligieux à travers la création d’un « réseau interreligieux » (Interfaith Network) en 1987 et de quelques douzaines de réseaux interreligieux locaux existant à la fin des années 1990 (Inter Faith Network, 2003, p. 17). Or, cette stratégie politique, annoncée dès 1999, ne sera véritablement réalisée qu’après 2001, dans un contexte radicalement différent en raison de l’impact politique des émeutes de l’été 2001 dans trois villes du nord de l’Angleterre, dans lesquelles ont été impliquées notamment des jeunes Britanniques d’origine asiatique, ainsi que par les attaques du 11 septembre.

Dans le contexte post-2001, l’approche communautarienne a été repensée et complexifiée. L’option d’une politique communautarienne n’a certes pas été exclue. La création d’un département chargé des relations avec les communautés religieuses (Faith Communities Unit) au sein du Home Office en juin 2003 devrait précisément servir à étendre et à stabiliser les relations de consultation et de coopération entre les communautés religieuses et le gouvernement, un travail qui se poursuit depuis (Home Office, 2004 et 2005b)[14]. Mais cette option n’était plus suffisante — ni évidente —, surtout en ce qui concerne les musulmans. La création d’une unité chargée de la cohésion des communautés (Community Cohesion Unit), peut être considérée l’expression institutionnalisée de ce constat (Inter Faith Network, 2002, p. 4 s). Précisons. Si l’approche communautarienne était basée sur le simple postulat de l’utilité des communautés ethniques ou religieuses, communautés qu’il s’agit de soutenir dans leur action sociale, les événements de 2001, signalant l’échec apparent de la politique anglaise en matière multiculturelle et l’émergence de l’islam comme source éventuelle d’aliénation et de conflits, ont obligé les politiciens à revenir sur ce point. Désormais, l’approche envers la communauté et les institutions musulmanes était principalement problématisée dans le cadre d’une autre rationalité politique. En effet, l’élaboration des politiques touchant cette communauté devenait tributaire des diverses interprétations des événements de 2001 et, plus tard, de ceux de juillet 2005. L’enjeu commun était le suivant : comment analyser, à partir d’une interprétation de ces événements, l’évolution de ce qui est vu à la fois comme la communauté musulmane et asiatique. Partant de cela, l’enjeu était de savoir comment identifier les moyens politiques appropriés pour influencer son évolution — notamment celle des « jeunes » — et prévenir des conflits sociaux ou politiques. Bien sûr, la plupart des analyses proposées dans ces débats ne satisfaisaient pas à des critères scientifiques ; étant destinées principalement aux sphères politique et publique, elles se sont souvent servies d’un « vulgate sociologique » — vulgate qui fondait précisément leur efficacité dans ces domaines tout en maintenant leur connectivité aux discours proprement « scientifiques » (Rose et Miller, 1992, p. 181).

La rationalité « prospective »

L’influence de cette rationalité prospective se montre déjà dans le très influent rapport Cantle qui rend public les résultats d’une des enquêtes entreprises pour le gouvernement et touchant les causes et les circonstances des émeutes de 2001. Le rapport Cantle est important à deux égards : par sa contribution à une approche prospective dans la gestion du multiculturalisme et par son insistance sur les dimensions normatives, culturelles et religieuses. Le principal message du rapport, à savoir la nécessité de définir et de disséminer un ensemble de valeurs communes afin de garantir la « cohésion des communautés » (community cohesion), est le résultat d’une analyse prospective de la société multiethnique anglaise, et son échec perçu. Selon le rapport, l’absence de valeurs communes a directement conduit aux émeutes. En fait, tout le rapport constitue une tentative de discerner et d’établir une corrélation entre les diverses causes — politiques, sociales, culturelles — de cette absence afin de pouvoir prévenir de telles émeutes dans le futur. En insistant sur la dimension culturelle dans l’explication des émeutes, le rapport tend fortement à reléguer les facteurs socioéconomiques au second rang. En suivant la logique implicite de ce rapport, le redressement des inégalités sociales et économiques est nécessaire principalement du point de vue tactique ; c’est-à-dire que le redressement est nécessaire dans la mesure où il contribue à la cohésion sociale. Au plan des conseils pratiques, la nécessité de promouvoir des « contacts interculturels » est particulièrement mise de l’avant. Cette tendance se reflète, entre autres, par un appel à une plus grande ouverture des écoles confessionnelles à d’autres groupes et par la demande pour une approche plus ciblée dans le financement des associations (culturelles, religieuses et autres) dont le travail serait désormais à soutenir en fonction de leur contribution à la cohésion sociale (Home Office, 2002).

Sans doute ce rapport qui, rappelons-le, émanait d’un groupe d’enquêteurs indépendants, reste vague sur plusieurs points. Cela tient aussi à la volonté d’éviter la stigmatisation de groupes spécifiques, à savoir les musulmans ou les asiatiques, qui sont alors largement perçus comme les premiers responsables des émeutes. Notons que d’autres rapports, notamment celui de Lord Ouseley (2001) sur l’état des relations entre communautés ethniques et raciales à Bradford et terminé juste avant l’éclatement des émeutes, avait déjà mis en évidence la tendance à « l’autoségrégation » des musulmans et ses effets nuisibles pour la société dans son ensemble. Ces discussions ont un impact direct sur le discours et la stratégie des associations musulmanes : désormais, il leur devenait souvent impossible d’ignorer les arguments de type prospectif dans les débats politiques. Ainsi, ce type de rationalité structurera davantage leurs contributions aux débats. Pour les acteurs musulmans, il s’agissait d’insister, dans le cadre d’une logique prospective, sur l’importance d’une politique antidiscriminatoire comme moyen d’apaisement social face à la réorientation politique vers l’aspect normatif de la cohésion sociale. Autrement dit, il se développe ici un discours musulman qui justifie la politique d’antidiscrimination de manière tactique[15].

L’application d’une analyse de type prospectif sera bientôt étendue plus ouvertement aux musulmans britanniques dans d’autres domaines du débat public. Les raisons pouvant motiver des musulmans britanniques à joindre les talibans dans la lutte contre les forces alliées en Afghanistan ont été débattues dans les médias dès 2001[16]. Rapidement, la question de la désaffection des musulmans vis-à-vis de la politique anglaise, désaffection dont l’étendue est régulièrement évaluée par les médias à travers des enquêtes[17], a aussi été débattue dans l’anticipation d’une éventuelle attaque terroriste en Angleterre[18]. La perpétration du premier attentat suicide par un Britannique en Israël, au début de 2003[19], contribua à nourrir ces réflexions. Parmi ces contributions, de considérables différences peuvent être discernées. De manière générale, elles se divisent entre celles qui raisonnent en termes de simple défense (militaire, policière, par exemple) contre le terrorisme et celles qui exigent une approche plus générale et préventive du phénomène, approche qui se base précisément sur une rationalité de type prospectif. Dans les décisions prises au sein du gouvernement, les deux approches sont déterminantes. La stratégie antiterroriste mise en oeuvre dès 2002, « Contest », inclut, parmi ces objectifs, autant la prévention du terrorisme à travers la réduction du nombre d’individus susceptibles de soutenir le terrorisme islamiste ou de devenir terroristes eux-mêmes que la poursuite des terroristes et la gestion des attaques perpétrées (Intelligence and Security Committee, 2006).

D’un côté, le gouvernement a introduit, dès fin 2001, des nouvelles lois antiterroristes (Bamford, 2004, p. 747-749) et a mis en oeuvre une stratégie policière qui, de fait, a abouti à une discrimination des Britanniques d’origine asiatique[20]. De l’autre, il y a eu des tentatives pour élaborer une approche plus générale du phénomène et c’est dans ce contexte que l’incorporation de l’islam entre en jeu. Cette dernière approche se base sur une tentative de reconstituer le « milieu » dans lequel les phénomènes à combattre, à savoir la désaffection et le terrorisme, naissent. Dès 2001, les discussions ont tourné autour de l’impact relatif de la politique étrangère, de la discrimination, de la ségrégation et des activités des islamistes radicaux sur la radicalisation des jeunes musulmans. De manière fondamentale, la perspective dominante dans ce domaine se déplace ainsi des questions d’égalité, qui présupposent l’existence de communautés (ethniques ou religieuses) stables, vers la prise en compte non seulement de la pluralité interne des communautés, mais surtout de leur constante évolution en relation avec le milieu social et les politiques gouvernementales. Désormais, la tâche du gouvernement est ainsi davantage conçue, dans une perspective résolument sécuritaire, comme la gestion et la guidance de l’ensemble des processus constitutifs des identités ethniques et religieuses dans le milieu défini par l’islamité et l’immigration. La question de l’égalité et de l’anti-discrimination n’a pas été écartée de l’ordre du jour. Au contraire, comme nous l’avons signalé, la mise en oeuvre d’une politique pour l’égalité, que ce soit dans le domaine social, économique ou légal, est souvent considérée un facteur crucial — mais insuffisant à lui seul — pour influencer l’évolution de la communauté musulmane de manière positive. Le programme politique, présenté en 2005 par le Home Office (HO), qui consistait à « favoriser l’équité raciale et la cohésion des communautés », est tout à fait représentatif de cette approche dont les effets ne peuvent pas être évalués ici (Home Office, 2005a). Mais, comme nous l’avons fait remarquer, cette politique d’égalité est davantage utilisée d’un point de vue tactique dans le cadre drationalité prospective. Finalement, dans le cadre de telles analyses, l’idée d’un traitement égal des différentes religions, y compris l’islam, peut être suspendue, ouvertement ou non, en fonction des résultats de l’analyse. La politique de dissémination de l’islam civil en est précisément un exemple.

La rationalité « prospective » et l’incorporation de l’islam

Quelles sont donc les conséquences de ce développement sur les politiques d’incorporation de l’islam en Angleterre et qu’est-ce que nous entendons dans le contexte anglais par « islam civil » ? L’islam civil est un projet qui vise a refaçonner un certain nombre d’institutions et de pratiques du milieu d’immigrés islamiques afin de réduire le risque de conflits sociopolitiques et de terrorisme dans le futur. Ce projet se base sur un récit provisoire et schématique de la genèse de ces phénomènes et sur une identification de leurs causes. La lecture d’un certain nombre de documents émanant essentiellement du HO[21] permet d’esquisser les grandes lignes ce raisonnement[22] qui reste à plusieurs égards fragmentaire. D’abord, la corrélation entre profil socioéconomique des musulmans d’un côté et l’engagement dans des activités extrémistes ou terroristes de l’autre reste obscure ; c’est-à-dire qu’on ignore s’il peut y avoir une relation causale entre déprivation sociale et extrémisme. Pourtant, cela ne conduit pas à l’abandon d’une politique d’antidiscrimination. Étant donné qu’il s’agit d’enrayer le support des musulmans « modérés » dans la lutte contre l’extrémisme (voir infra), le seul fait d’une discrimination perçue par les musulmans suffit pour rendre cette lutte obligatoire du point de vue du gouvernement. Ensuite, le parcours précis des musulmans extrémistes et terroristes est largement inconnu, à l’exception du rôle de facilitateur de radicalisation que jouent, selon le gouvernement, un certain nombre d’organisations extrémistes, mais non violentes (Times Online, 2005).

En tenant compte de ces restrictions, un certain nombre de causes moins complexes sont identifiées. À part le fait que la politique étrangère britannique est reconnue comme une cause de désaffection des musulmans[23], qu’il faille prévenir par un effort de communication avec les musulmans, trois facteurs sont nommés qui sont tous déterminants de la nouvelle orientation dans la politique d’incorporation de l’islam : l’autoségrégation des musulmans au sein de la société anglaise ; l’absence d’une réfutation catégorique de l’extrémisme et du terrorisme par les musulmans « modérés » ; et le manque de contrôle sur les acteurs musulmans, notamment en raison de leur ancrage transnational. Les solutions consistent à stimuler les institutions et les acteurs musulmans à interagir davantage avec la société « majoritaire », notamment à travers le dialogue interreligieux ; amener les musulmans « modérés », dont il faut soutenir le renforcement des structures et ressources, à rejeter et combattre extrémisme et terrorisme ; renforcer la proportion des cadres nationaux dans l’islam britannique afin de faciliter son contrôle et, en même temps, d’assurer son adaptation au contexte anglais.

L’islam civil naît ainsi de la convergence partielle des objectifs du gouvernement et de ceux des associations musulmanes concernant l’intégration des populations d’origine islamique et le renforcement des institutions religieuses. Si c’est bien « la dévotion à l’unité du corps social » (Willaime, 1993, p. 572) qui est au centre des projets gouvernementaux, cet aspect est pour nombre d’acteurs musulmans intrinsèquement lié à divers engagements sociétaux de type plus « contestataire ». Ce fait nous empêche de parler ici d’un islam en tant que « religion civique » (ibid.). Du côté du gouvernement, l’islam civil est une variation spécifique de la religion civile britannique, variation qui combine l’aspect intégrateur de la religion avec l’idée d’une nécessaire réorganisation ou réforme de l’islam tel qu’il existe aujourd’hui en Angleterre. Pour ce qui est des associations musulmanes, par contre, l’engagement pour un islam civil s’est partiellement imposé, du fait de la pression politique et publique au cours des dernières années. Cette pression a contribué à réorienter un engagement civique précédent qui était souvent enraciné, comme dans le cas du MCB et ses associations membres, dans la tradition des mouvements islamiques (Birt, 2005 ; McLoughlin, 2005). En effet, le MCB avait depuis longtemps oeuvré pour faciliter la participation sociale et politique des musulmans de manière générale, aussi bien par un travail dans la communauté que par l’engagement avec les autorités publiques. Dans la foulée des événements de 2001, le Conseil musulman réorienta son travail vers le maintien de la paix sociale. Désormais, il rappelle aux croyants, notamment aux « jeunes », leurs obligations à titre de citoyens musulmans et il met en valeur les mosquées comme centres de travail socioéducatif et comme moyens de prévenir la délinquance. De manière plus générale, l’utilité pour les autorités de coopérer avec les associations musulmanes est mise en valeur[24]. En 2004, après les attentats de Madrid, le MCB franchit un pas supplémentaire et demanda explicitement aux représentants et leaders musulmans de coopérer avec les forces de sécurité dans la prévention d’une attaque terroriste (Muslim Council of Britain, 2004).

Le dialogue interreligieux et les imams

Dans le contexte post-2001 et davantage après les attentats de juillet 2005 à Londres, l’islam civil s’institutionnalise, principalement, à travers deux développements. D’abord, il y a un soutien plus fort qui est donné aux réseaux interreligieux (Home Office 2005a, p. 12 ; Inter Faith Network 2002 ; 2003 et 2005 pour la situation au niveau local). S’il est trop tôt pour évaluer les résultats de cette politique d’insertion de l’islam dans le paysage multireligieux anglais, on peut présumer que ce soutien accéléra le processus d’institutionnalisation de l’islam tout en privilégiant les acteurs musulmans, institutionnels ou individuels, qui disposent des compétences (professionnelles, sociales et culturelles) nécessaires pour pleinement participer aux activités interreligieuses. Les motivations pour accorder ce soutien sont indiquées sans ambiguïté par le HO, dont les propos illustrent bien le changement d’approche politique esquissé ci-dessus. Selon les dires du ministère, « une société plus cohésive requiert davantage que l’égalité des opportunités pour les individus » et dépend aussi de « certaines conditions sociales » qui permettent aux gens de se connaître et de développer des « valeurs partagées » (Home Office, 2005a, p. 11). La politique anglaise se conçoit précisément comme un effort pour créer les conditions nécessaires pour disséminer des « valeurs partagées ». À côté d’autres mesures, comme la subvention d’activités sportives ou artistiques et l’introduction de nouveaux programmes d’éducation civique dans l’école, les activités interreligieuses bénéficient à ce titre d’une nouvelle aide pécuniaire. La justification de cette aide est dans une certaine mesure distincte de l’objectif du gouvernement travailliste de renforcer, sur une multitude de niveaux institutionnels, la consultation et la coopération avec les communautés religieuses et de faciliter l’accès des organisations religieuses aux subventions publiques disponibles (Home Office, 2005b, p. 3-35). Ici, il ne s’agit plus simplement de soutenir le travail des communautés religieuses, mais de les orienter dans leur travail afin d’en faire des forces de cohésion et non de division.

Deuxièmement, le gouvernement s’est mis à élaborer, à partir de 2001, une politique qui vise à façonner, de manière spécifique, l’islam pratiqué en Angleterre, et ceci à travers un ensemble de mesures structurelles ou ciblées sur des acteurs précis concernant les institutions et les groupes musulmans. Cette politique, en Angleterre comme ailleurs en Europe occidentale, vise d’abord les mosquées et les imams (voir pour une étude approfondie Birt, à paraître). En 2001, le HO annonça sa volonté de redéfinir les conditions d’immigration des ministres du culte, le but étant de garantir une maîtrise suffisante de la langue anglaise. L’importance des compétences linguistiques pour le travail efficace d’un « leader religieux » est illustrée par l’exemple de son interaction avec d’autres groupes religieux et le ministère note les difficultés qui ont pu être observées dans ce domaine lors des émeutes en 2001. Le HO déclare aussi une préférence pour l’emploi de personnes qualifiées résidant déjà en Angleterre ou titulaires d’un diplôme universitaire britannique. Hormis le fait que les qualifications professionnelles de ces dernières personnes soient plus faciles à vérifier, le ministère considère qu’elles sont, de par leur connaissance de la société britannique, davantage « capables de mettre en relation leurs croyances spécifiques au contexte du Royaume-Uni » (Home Office, 2001, p. 46). En bref, la fonction d’imam est ici conçue de manière conséquente dans le cadre d’une politique de cohésion des communautés ou de cohésion sociale. Étant donné que la mission de l’imam est désormais supplémentée de l’obligation de prêcher un islam en accord avec les « valeurs britanniques », les critères utilisés pour juger sa qualification changent. Depuis 2004, les candidats à l’immigration au titre de cadre religieux doivent ainsi faire preuve de compétences linguistiques élevées, examinées avant et après l’entrée au pays ; d’autres mesures sont prévues afin de vérifier, après l’entrée dans le pays, le degré de connaissance et d’engagement du candidat avec la société britannique (Home Office, 2005b, p. 20 s). Cette politique de clôture envers les imams étrangers est continue, comme le montre Birt (Birt, à paraître), dans le domaine de l’aumônerie où les nouveaux postes subventionnés par l’État sont exclusivement destinés aux candidats ayant obtenu un certificat d’aumônier ou d’études islamiques dans un des deux instituts de formation en Angleterre.

À la recherche des musulmans « modérés »

En dehors du domaine des imams et aumôniers, le gouvernement cherche à refaçonner le milieu islamique par un soutien ciblé de groupes musulmans. Du point de vue du gouvernement, un des buts principaux de la politique actuelle est de renforcer l’islam « modéré » et de le soutenir dans la lutte contre l’extrémisme (voir p. ex. Home Office, 2005c ; pour un aperçu des activités voir Times Online, 2005 et Prime Minister, 2006, p. 7). Mais comment le gouvernement peut-il déterminer un groupe d’acteurs musulmans digne d’être porteur d’un islam civil ?

Cette décision semble résulter d’un raisonnement complexe et ne reflète pas une division, supposée être celle du gouvernement, entre « bons » et « mauvais » musulmans (Bonnefoy, 2003). La complexité de cette décision ne réside pas seulement dans les problèmes des agences gouvernementales à identifier correctement leurs interlocuteurs musulmans. En effet, le terme « modéré » englobe des groupes extrêmement variés, autant au plan de leurs ressources qu’au plan de leurs positions vis-à-vis la politique gouvernementale. D’autres critères de distinction entrent ainsi nécessairement dans la détermination de la politique du gouvernement et le choix de ses partenaires musulmans. En l’absence d’autres sources, le rapport cité antérieurement sur la stratégie antiterroriste du gouvernement nous fournit quelques renseignements pour discerner ces critères. Les auteurs de ce rapport définissent le terme « extrémisme » comme :

visions défendant et appuyant le support aux attaques terroristes contre des cibles britanniques ou occidentales, incluant les attaques du 9/11, ou les combats des Musulmans britanniques contre les Britanniques et les forces alliées, arguant qu’il n’est pas possible d’être à la fois Musulman et Britannique, appelant les Musulmans à rejeter toute implication avec la société et la politique britanniques, et défendant la création d’un État islamique en Angleterre.[25]

Times Online, 2005 ; notre traduction

La lecture du rapport montre bien qu’à l’intérieur du vaste groupe de ceux qui ne sont pas « extrémistes », les services du gouvernement font des distinctions supplémentaires. Le critère essentiel demeure l’influence de l’acteur et sa volonté d’entrer en contact avec les autorités. Il ne s’agit donc pas de limiter les relations des musulmans alignés sur la politique du gouvernement. En effet, même le MCB, le principal défenseur d’un engagement islamique pour le « bien commun » et pour cette raison, et d’autres, régulièrement dénigré comme une « créature du gouvernement [Blair] » par des groupes musulmans radicaux (Glynn 2002, p. 972 et, plus récemment, BBC News 2005), n’entretient pas, selon ce rapport, des relations entièrement satisfaisantes avec le gouvernement. Le but du gouvernement est plutôt de nouer et d’intensifier des contacts avec un plus grand nombre d’acteurs musulmans dont l’ouverture envers le gouvernement peut varier, mais qui sont considérés comme relativement influents. Ensuite, il s’agit de les amener, « en privé », comme le souligne le rapport, à adopter des positions plus claires vis-à-vis l’extrémisme tout en soutenant le développement de leurs capacités humaines et matérielles (Times Online, 2005). Nous pouvons donc constater que la politique anglaise vis-à-vis les communautés musulmanes est d’une part basée sur l’exclusion directe des groupes « extrémistes », comme Hizb ut-Tahrir ou al-Mouhajiroun (Taji-Farouki, 1996 ; Wiktorowicz, 2005) ; d’autre part, elle part de ce qui est donné dans le champ musulman et cherche à le transformer — et ainsi à enrayer la possibilité d’une future radicalisation des musulmans — en infléchissant les relations internes au champ musulman[26].

Quelle est alors la perception de cette politique par les fédérations islamiques ? Du point de vue d’une partie des groupes musulmans, l’approche prospective du gouvernement de l’incorporation de l’islam peut être bénéfique, dans la mesure où l’institutionnalisation de la communauté en est accélérée ou renforcée. Une comparaison entre les propositions et demandes exprimées par diverses personnalités musulmanes après les attentats de 2005 d’un côté et les projets du gouvernement de l’autre (qu’ils concernent les instituts d’études islamiques britanniques, la promotion d’un islam « modéré » ou le rôle des imams) témoigne d’une convergence partielle des objectifs entre les deux partenaires (Home Office, 2005d). Au cours des consultations concernant des mesures précises, des différends peuvent pourtant se produire, comme le montre par exemple le cas des mosquées plus récemment. Les projets du gouvernement récemment rendus publics sont critiqués par le MCB comme une simple tentative de contrôle des musulmans, alors que le Conseil musulman demande un soutien de son travail. Pour les groupes musulmans, la coopération avec le gouvernement pose alors des problèmes de légitimité importants (Home Office, 2005c ; Muslim Council of Britain, 2006), problèmes qui renvoient aussi à la tension inhérente au processus d’incorporation qui combine à la fois le soutien aux institutions musulmanes et leur renforcement avec une volonté de surveillance.

Le cas français

L’histoire de l’incorporation de l’islam en France métropolitaine est, d’abord, tout comme en Angleterre, l’histoire d’une incorporation qui se passe au niveau local et en absence d’une stratégie politique. À la différence de l’Angleterre, ce processus démarre plus tardivement, ce qui tient au fait que la présence musulmane en France est pendant longtemps vécue, à l’exception près des rapatriés d’Algérie, comme provisoire par la plupart des acteurs impliqués. En effet, la restriction de la politique d’immigration en Angleterre, en 1962, précède d’une décennie les mesures similaires prises dans les autres pays européens, ce qui a résulté, dans le contexte de l’immigration de type familial subséquente, dans une sédentarisation plus tôt des musulmans et contribué à accélerer la création d’institutions musulmanes (Nielsen, 1992, p. 44). En France, par contre, l’islam est essentiellement perçu, jusqu’aux années 1980, comme un phénomène étranger qui n’est pas, à deux exceptions près, un objet politique. D’abord, il y a les « Français musulmans » rapatriés d’Algérie dont les besoins, aussi religieux, sont pris en considération par l’État à travers la création d’un certain nombre de comités et bureaux chargés de faciliter l’insertion de ces groupes, depuis 1977 (voir Krosigk, 2000, p. 169-171). Ensuite, il y a une politique visant les besoins « culturels », y compris religieux, de la population immigrée, politique qui cherche principalement à faciliter la réimmigration et réinsertion des ouvriers immigrés (Kepel, 1991, p. 139-145 ; voir Krosigk, 2000, p. 186-189). À ces exceptions près, pourtant, la présence musulmane en France est gérée essentiellement à partir d’une rationalité qui conçoit des musulmans comme non-Français ; qui s’appuie fortement sur des États étrangers et amis au cours de la gestion du dossier islamique ; et prioritise les intérêts français dans le domaine étranger dans les processus de décision relatifs à ce domaine. La « Mosquée de Paris », principal interlocuteur du gouvernement en matière islamique et sous tutelle algérienne, est précisement le symbole de cette politique (Boyer, 1992 ; Kepel, 1991). C’est seulement au cours des années 1980 que la France se réveille à la réalité de son pluralisme ethnique et religieux, comme en témoignent les grands débats autour du code de la citoyenneté à ce moment (Feldblum, 1999 ; Weil, 2004). En ce qui concerne plus précisement la reconnaissance de l’islam, il est inutile de détailler la chronologie de l’événement clé, qui est la première « affaire du voile » en 1989 (Baubérot, 1996). C’est à partir de ce moment, dans un contexte démographique marqué par l’émergence de nouvelles générations musulmanes nées en France, que l’incorporation de l’islam devient un véritable enjeu politique.

L’organisation de l’islam par le haut

Les différentes approches politiques adoptées par les gouvernements successifs ont fait l’objet d’un grand nombre d’études qui se sont concentrées notamment sur les tentatives du gouvernement de créér un organe représentatif central de l’islam français (voir p. ex. Frégosi, 2004 ; Laurence, 2005 ; Terrel, 2004 ; voir Krosigk, 2000). En dépit de certains changements dans la poltique française au cours des années 1990, quelques-uns de ses objectifs sont restés relativement constants ; la mise sur pied d’un organe représentatif de l’islam est ainsi depuis le début des années 1990 une priorité absolue pour la plupart des gouvernements français. La politique d’assimilation institutionnelle de l’islam à l’église catholique s’étend aussi aux mosquées et imams qui sont bientôt identifiés comme les principaux élements constitutifs de « l’islam de France » qu’il s’agit de construire, du point de vue de la majorité des acteurs politiques et musulmans. Dans cette politique, la Grande Mosquée de Paris est considérée par le gouvernement souvent comme un partenaire privilégié. À partir de 1995, cette politique est pourtant, en principe, abandonnée, et le gouvernement cherche à intégrer un plus grand nombre d’acteurs musulmans véritablement représentatifs de la population musulmane. La « Consultation » qui est lancée en octobre 1999 afin de préparer la mise en place d’un organe représentatif, comprend ainsi aussi des musulmans souvent considérés comme « islamistes » ou « intégristes », à savoir l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui siège depuis aussi dans le Conseil français du culte musulman (CFCM), créé en 2003, et dans les conseils régionaux (Caeiro, 2005). Les résultats de la création du CFCM, dont le fonctionnement continue d’être perturbé par des luttes de fractions, sont difficiles à évaluer à ce moment, mais le conseil a sans doute accéléré la préparation de futures politiques dans de nombreuses sphères et a déjà conduit à la création d’une « Fondation pour l’islam de France », censée servir de structure financière centrale de l’islam français, à la nomination, difficile, de trois aumôniers nationaux et à la mise en place de cursus supplémentaires pour les imams[27].

Rationalités républicaine et prospective

La politique d’ouverture envers les « intégristes » fait partie d’une réorientation plus large de l’approche politique envers l’incorporation de l’islam qui, aujourd’hui, intègre, comme en Angleterre, l’objectif d’une institutionnalisation de l’islam conçu comme religion civile. Contrairement à l’Angleterre, l’adoption partielle de cette nouvelle approche soulève de vives critiques dans les débats public en France. Dans ces débats, le double spectre du « communautarisme » et d’un abandon de la laïcité par le gouvernement même est agité. Ces critiques s’inscrivent dans un débat, qui démarre véritablement en 1989, où l’enjeu est précisement de définir la manière correcte d’interpréter et d’appliquer le principe de laïcité dans le contexte de la France postmigratoire. De manière schématique, il y a, d’un côté, les adeptes d’une laïcité « nouvelle » ou « ouverte », qui demandent une adaptation de la laïcité reflétant l’apaisement des relations entre l’État et religions ; de l’autre, il y a ceux qui défendent une laïcité qui ne serait pas « négociable » et qui sont critiques de ce qu’ils considèrent sa dilution par un rapprochement au modèle politique dit anglo-saxon.

Ces débats font partie d’un affrontement plus large entre différentes constellations de rationalités politiques. Les oppositions indiquées ci-dessus ne peuvent être correlées de manière claire/univoque à des constellations spécifiques de rationalité ; à cet égard, les lignes de partage entre ces positions sont souvent complexes, comme nous allons voir dans la suite. Néanmoins, dans un premier pas, deux types de rationalités peuvent être distinguées de manière schématique. D’abord, il y a une rationalité républicaine dont l’objet politique est le « citoyen », c’est-à-dire l’individu conçu de manière atomiste. Cette rationalité se justifie par un discours qui prioritise l’autonomie individuelle et qui fait du principe de « la transcendance par la citoyenneté » (Schnapper, 2003) le seul fondement de la cohésion sociale. Elle est hostile à la délégation de fonctions et de tâches politiques aux institutions non étatiques et, dans le contexte actuel, elle demande notamment un engagement plus fort de l’État afin que le principe de l’égalité des droits soit pleinement respecté. Ensuite, à l’opposé, il y a une rationalité que nous allons nommer « prospective » qui insiste sur la nécessité et la légitimité de prendre en considération l’ancrage social du citoyen dans le domaine politique. En ce qui concerne l’islam et les populations dites « musulmanes », cette prise en compte se réalise dans une grande mesure à travers une analyse prospective de ces populations. Cette rationalité se justifie à travers un recours aux droits de l’homme, recours qui tend à impliquer l’abandon du principe de la transcendance par la citoyenneté (Gauchet, 1998). Elle s’appuie aussi fortement sur un raisonnement pragmatique qui s’applique à l’évaluation des possibilités d’action de l’État dans le domaine de l’intégration. Finalement, c’est une rationalité qui est beaucoup moins réticente à intégrer, de manière relativement systématique, des organes non étatiques, notamment des réseaux associatifs dans l’exercice du pouvoir.

L’ethnicisation de la République

Or, ces deux rationalités ne sont pas faciles à distinguer dans les politiques et débats relatifs à l’incorporation de l’islam en France. Pour ce qui est de la rationalité républicaine, sa volonté d’abstraire de l’ancrage social, et particulièrement ethnique, des citoyens se heurte, dès le début des années 1980, de plus en plus à la nécessité perçue de prendre en compte ce facteur afin de conduire une politique efficace. La crise perçue du modèle d’intégration républicaine en est la cause. Cette contrainte est d’autant plus fortement ressentie en raison de la circulation croissante de divers types de savoir sur les populations d’origine islamique au cours de cette décennie (Hamès, 1989). Aussi bien dans les débats publics que scientifiques, on peut en effet observer un changement, depuis les années 1980, vers une prise en compte, directe ou non, de la dimension ethnique — ce qui implique évidemment souvent une assignation identitaire. Cela constitue un nouveau départ dans le domaine scientifique français. Dans l’introduction de Les banlieues de l’islam, ouvrage fondateur de la sociologie de l’islam français paru en 1987, Kepel commente ce fait :

Selon certains, il est illégitime ou inopportun d’étudier l’islam en France. Pareille entreprise est suspecte : elle ne saurait aboutir qu’à ériger dans le champ intellectuel la tête de Turc autrefois dressée dans les champs de foire, à offrir une représentation spécieuse de populations immigrées et le prétexte culturel d’une discrimination à leur encontre.

Or, affirme Kepel en pointant vers l’essor de l’extrême droite, « [l]a circonspection des uns se fait aphasie, et laisse place à la clameur du fantasme des autres. » Selon lui, « [s]eule l’analyse sans concession des phénomènes sociaux peut briser ce cercle vicieux » (Kepel, 1991, p. 10).

Au-delà du cas spécifique, ce raisonnement est intéressant puisqu’il est illustratif d’une contrainte générale qui amène les adeptes de la rationalité républicaine, qu’ils soient politiques ou universitaires, à prendre en compte davantage le facteur ethnique dans leur raisonnement. Si leur but est, bien sûr, d’oeuvrer pour une société où les valeurs républicaines peuvent être réalisées et où l’appartenance ethnique du citoyen peut être transcendée, les effets de leur nouveau discours sont fortement ambigus : il légitime indirectement une nouvelle conception de la population française, à savoir en termes de « communautés », et contribue ainsi à permettre l’élaboration d’une politique qui elle aussi, se base, ouvertement ou non, sur ce découpage de la population, nonobstant le fait qu’elle partage le but d’une dissolution des communautés à travers le brassage des populations.

C’est ainsi au cours des années 1980 qu’un système de « discrimination positive territoriale » de grande envergure est mis en place (Calvès, 2004). Cette politique fait partie notamment de ce qu’on va finalement, dès 1990, nommer « politique de la ville », politique qui émerge lentement après 1981 et qui est dans une large mesure une réaction à la « crise des banlieues », préfigurée par les émeutes dans la banlieue lyonnaise à l’été 1981 (Jobert et Damamme, 1995). Au même moment, la politique d’éducation nationale s’embarque sur la même voie à travers la création d’un système complexe de zones d’éducation prioriatires dans lesquelles les conditions de fonctionnement des écoles sont régies différemment. Ajoutons, finalement, que la politique française, dès la fin des années 1990, fait de la lutte contre la discrimination, notamment celle contre les « jeunes issus de l’immigration » un objectif prioritaire — ce qui reflète aussi l’échec perçu de l’intégration républicaine (Fassin, 2002).

Évidemment, ces politiques sont discriminatoires, c’est-à-dire reconnaissent une différence et y réagissent par un traitment différentiel, mais ne le sont pas ouvertement. Dans le débat public et scientifique, pourtant, il y a dès la deuxième moitié des années 1980 une nouvelle tendance à questionner ouvertement les « problèmes » d’intégration du point de vue ethnique ou religieux. La thèse d’une intégration qui est particulièrement difficile pour les populations d’origine islamique ou arabo-islamique se renforce et se spécifie ainsi tout au long des décennies suivantes ; si, en 1989, c’est une « crise » générale de l’intégration qui passionne la France, bientôt, des problèmes plus particuliers seront discutés en même temps que l’expertise, scientifique ou autre, sur les populations d’origine islamique s’accroît. Le rapport de ces populations à la religion et aux systèmes politique et juridique français, les problèmes de sécurité et de délinquance dans les banlieues, l’essor d’un antisémitisme et d’un machisme arabo-musulmans et, à l’inverse, la discrimination envers ces groupes, sont quelques-uns des grands thèmes débattus. Aussi, depuis le début des années 1990, la menace concrète d’attentats terroristes sur le territoire français en fait également partie. Indépendamment des visées des participants à ces débats, ils ont dans l’ensemble fortement contribué à délimiter un profil socioéconomique des populations dites musulmanes. C’est un profil qui demeure sans doute imprécis à plusieurs égards, mais qui ne peut que difficilement être ignoré, que ce soit par les politiciens ou d’autres acteurs publics[28]. En effet, dans le domaine politique, plusieurs institutions sont créées, dès 1989, et chargées de l’examen de divers aspects des populations issues de l’immigration et particulièrement des populations dites « musulmanes ». La création du Haut Conseil à l’intégration (HCI) en 1989 et la consécration législative de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) en 1990 en sont deux exemples significatifs.

L’islam pratiqué par les « jeunes musulmans »

La politique d’incorporation de l’islam, dans ses diverses manifestations, est façonnée dans ce contexte : elle est conçue comme une réponse à la « crise » du modèle de l’intégration républicaine et elle est élaborée en référence à des débats scientifiques, politiques et autres, sur les populations d’origine islamique. De manière générale, on observe que la qualité des débats publics relatifs à l’islam varie sensiblement et qu’une bonne partie des contributions journalistiques et autres se font remarquer surtout par leur diffusion d’une « islamophobie » qui est d’une ampleur considérable en France (CNCDH, 2006). Ceci dit, il serait faux de prétendre qu’il y ait une séparation simple entre différents types de discours, notamment ceux des journalistes et d’autres qui seraient davantages « scientifiques » (Geisser, 2003, p. 25-33). On observe en fait qu’au cours de ces débats, indépendamment des positions prises et du type de discours, un questionnement spécifique concernant l’islam émerge qui est valable pour un nombre considérable de discours.

Dès le début des années 1990, les débats en France tournent principalement autour de la religiosité des « jeunes musulmans » (ou les causes du phénomène de « réislamisation » de la nouvelle génération de musulmans français) et de leur rapport à la France et à la citoyenneté. À bien des égards, les débats autour du voile, des dangers terorristes ou « communautaristes » (ou intégristes) sont des variations spécifiques de ce thème général. La question de savoir comment maîtriser ce développement de « réislamisation » et comment influencer le rapport des musulmans à la France est corrolaire de ce questionnement et c’est ici que l’analyse « prospective » entre en jeu[29]. En examinant ces débats, on est d’abord frappé par la similarité des questions posées et des approches d’explication choisies. Ceci est vrai autant pour les acteurs musulmans que politiques, pour les universitaires que les journalistes. Comme nous disions, c’est la question du rapport entre religiosité musulmane et citoyenneté qui est au centre des débats depuis le début des années 1990. Cette question est débattue à partir de la présupposition que la relation entre islam, plus précisement certaines lectures de cette tradition, et citoyenneté peut être problématique. L’identification précise de ces lectures, qui est évidemment fortement conflictuelle, et celle des facteurs qui amènent les jeunes musulmans français à les adopter sont ainsi directement l’enjeu de ces débats et, aussi, celui de la politique d’incorporation de l’islam.

Pour ce qui est des facteurs susceptibles d’orienter les « jeunes » vers un islam en rupture avec la France, deux facteurs sont aujourd’hui consensuels parmi la plupart des acteurs publics. D’abord, c’est une « crise » d’autorité générale qui est mise en avant : que ce soit l’absence d’autorités religieuses « qualifiées » et reconnues par les croyants ou bien les effets de la rupture intergénérationelle et la faible autorité des parents ou bien l’échec de la socialisation des « jeunes » dans l’école de la république. Cette représentation se base sur une vue, aujourd’hui largement consensuelle, des « jeunes » comme des personnes relativement immatures et comme un potentiel danger pour la société (Peter, 2006b). Deuxièmement, les effets de l’exclusion et de la discrimination dont souffrent les « jeunes musulmans » sont reconnus comme cause d’un islam « non compatible » avec la république. Cette reconnaissance est sans doute limitée. L’importance de ce facteur est évalué différemment et les réponses considérées appropriées varient. Fassin démontre comment le discours français sur la discrimination change à la fin des années 1990 ; selon lui, on passe « d’une conception positive et volontariste (« agir pour » [une société sans discrimination]) à une lecture critique (« lutter contre ») » de la discrimination, ce qui implique aussi « l’inversion de l’imputation causale, puisque ce ne sont plus les attributs des étrangers que l’on considère comme responsables des difficultés auxquelles ils sont confrontés (leur « capital humain »), mais le fonctionnement de la société française elle-même [...] » (Fassin, 2002, p. 406 et suivantes) qui est en cause. Soulignons qu’un tel développement ne s’est pas produit dans la perception de l’islam « intégriste ». Si un grand nombre d’acteurs s’accordent sur le fait que l’exclusion et la discrimination peuvent être une cause de l’adoption d’un tel islam, il n’y a pas eu de simple inversion de l’imputation causale. En France, le rôle, positif ou négatif, des acteurs musulmans — associations, prédicateurs, imams... — a toujours été considéré comme hautement important pour comprende l’essor de l’islam « intégriste » ; dans le cadre de cette lecture de la « réislamisation », ce sont les leaders musulmans qui, dans une large mesure, décideraient si l’expérience d’exclusion et de discrimination par un croyant mène à l’adoption d’un islam « intégriste » ou non. Ajoutons que le rôle des « leaders » musulmans revêt une importance supplémentaire du fait qu’une très grand partie des acteurs, musulmans ou non, s’accordent sur le point qu’un travail de réinterprétation de l’islam en relation directe avec le contexte français est nécessaire (Peter, 2006a).

L’analyse prospective de l’islam en France part donc de la thèse que l’écroulement de l’autorité a contribué à l’essor d’un islam « intégriste » et elle en conduit la nécessité de bâtir de véritables structures d’autorité de l’islam. D’où l’intérêt, pour les fédérations musulmanes et certains acteurs individuels, de coopérer avec l’État, en dépit des conditions souvent difficiles. Cette analyse est liée intrinsèquement à l’identification des types d’autorité et d’associations musulmanes dont le message est adéquat au contexte français. Ce travail d’identification peut être réalisé de différentes manières : de manière simplifiée, il peut aller de la simple évaluation de la position d’un acteur musulman vis-à-vis de la France, évaluation de sa conformité à la « laïcité », jusqu’à une analyse qui place cette évaluation dans une perspective à moyen terme sur le développement probable des populations d’origine islamique en France et les possibilités d’action de l’État.

L’islam civil à la française

Cette dernière approche se base sur la reconnaissance de l’impossibilité pour les autorités publiques de refaçonner l’islam de manière convenable directement et sans la participation de l’ensemble des différentes tendances de la communauté, y compris celles jugées problématiques. Elle insiste sur l’importance d’une intervention structurelle dans le milieu islamique par l’État et se pense dans le moyen terme. Deuxièmement, cette approche se base, à différents degrés, sur la perception d’une possible utilité de l’islam dans la gestion des populations issues de l’immigration, notamment par rapport aux problèmes de violence et de délinquance.

La transposition de cette approche résulte dans des politiques — locales ou nationales — diverses et nous ne pouvons pas en dresser un tableau exhaustif ici. Il est néanmoins certain qu’elle a acquis une importance considérable au cours des dernières années. Autrement dit, il serait faux de prendre la politique de surveillance et d’exclusion de l’islam, telle qu’elle s’est manifestée notamment dans la loi contre le port du foulard en 2004 et les nombreuses expulsions d’imams, comme paradigmatique pour l’approche française vers l’incorporation de l’islam. Cela se montre par exemple dans le domaine de la construction et de la subvention des mosquées. Pendant longtemps, de nombreux maires avaient fait obstacle à la construction de nouvelles mosquées. En 2004, si des problèmes persistent et les maires restent souvent réticents à permettre des constructions en centre-ville, on estime que la majorité des maires accorde des subventions financières aux mosquées, notamment à travers des baux emphythéotiques[30]. Ce soutien s’explique en partie par des tactiques électoralistes, mais il se base aussi sur l’idée que la construction de mosquées dites dignes ou la reconnaissance symbolique de l’islam réduit l’attrait des courants intégristes (voir p. ex. Haut Conseil à l’intégration, 1995, p. 33 ; Debré, 2003, t. I, p. 131). Soulignons que c’est l’attrait de cette idée qui soutient en fin de compte le débat national sur le financement public des mosquées initié par le ministre de l’intérieur Sarkozy[31]. Au cours de ce débat, les propositions de Sarkozy ont été certainement critiquées souvent. Notons pourtant qu’un nombre important de contradicteurs féroces de Sarkozy ne doutent pas de la nécessité, pour ce qui est de l’islam, d’agir et de pratiquer une politique dont la lecture de la loi de 1905 déplace sans doute l’accent de « la séparation de l’État et des églises » vers les moyens d’intervention dans la religion qu’elle offre à l’État ; à la différence de Sarkozy, ils refusent simplement la modification de la loi de 1905, perçue comme un symbole national[32].

La subvention des mosquées et des associations musulmanes ne s’explique pourtant pas exclusivement par une approche qui cherche à enrayer, à moyen terme, l’influence des « intégristes ». Cette approche peut aller en fait de pair avec une nouvelle conception du rôle des associations religieuses en relation avec les autorités publiques, c’est-à-dire d’une délégation du pouvoir envers elles. Aussi bien au niveau local que national, un nombre significatif de politiciens approuvent un soutien aux associations musulmanes, non seulement aux associations « modérées », comme moyen d’apaisement social et de stabilité intercommunautaire que l’État est incapable de garantir lui-même (voir p. ex. Khosrokhavar, 1997, p. 295). Le soutien accordé aux activités interreligieuses s’explique en partie de la même manière (Lamine, 2004). Finalement, notons que la grande importance dont bénéficient depuis le début des années 1990 les « imams » et les divers projets d’une formation d’imams en France (Frégosi, 1998) reflète le fait que ces acteurs sont considérés non comme des simples ministres du « culte », mais comme des éducateurs des « jeunes musulmans ». Dotés d’une légitimité qui faut peut-être défaut à ceux de l’État, ils sont considérés parfois comme mieux placés pour faire adhérer les « jeunes » à certaines valeurs qui sont jugées essentielles pour le vivre-ensemble.

Conclusion

Cet article a tenté d’esquisser une approche analytique des politiques d’incorporation de l’islam centrée sur les rationalités politiques qui les structurent. Le rapprochement relatif des politiques dans les deux pays, rapprochement qui se manifeste dans leur adhésion partielle à une politique en faveur d’un islam civil, a été expliqué notamment en référence à l’importance accrue d’une rationalité de type « prospectif ».

Le projet de l’islam civil présente à plusieurs égards une rupture avec une approche juridique de l’incorporation de l’islam. Il s’agit moins aujourd’hui, pour le gouvernement, de choisir les institutions islamiques simplement en fonction de leur adhérence aux valeurs « françaises » ou « britanniques » ; cette décision se fait davantage par un raisonnement en termes de coût, de faisabilité et de prospection à moyen terme. De manière plus fondamentale, la politique de l’islam civil signifie le déclin relatif d’une approche politique qui se base sur des individus ou des communautés constituées et relativement stables et tend plutôt vers une politique visant le façonnement indirect de ces derniers par l’État. L’approche juridique reste certes importante dans le domaine de l’incorporation de l’islam, mais son application est désormais souvent un élément tactique faisant partie d’un dispositif plus vaste au sein duquel le droit est, en principe, subordonné à la rationalité prospective.

De ce point de vue, il paraît que le fonctionnement de la politique d’incorporation de l’islam actuelle peut être conceptualisé et étudié de manière plus approfondie en se reférant au « dispositif de sécurité » tel qu’il a été analysé par Foucault (2004). Un tel dispositif est défini distinctement, d’un côté des mécanismes juridiques (ou légaux) et, de l’autre, des mécanismes disciplinaires qui ne s’excluent pourtant pas (Foucault, 2004, p. 12). D’abord, dans le cadre d’un dispositif de sécurité, un phénomène donné ne sera pas étudié et traité de manière isolée, mais il sera inséré « à l’intérieur d’une série d’événements probables » qu’il s’agit de gérer (ibid., p. 7 s.). La gestion des « séries ouvertes » se fait notamment par un raisonnement en termes de « milieu », défini comme « un élément à l’intérieur duquel se fait un bouclage circulaire des effets et des causes [...] » (ibid., p. 23). Dans le cadre d’un dispositif de sécurité, le traitement d’un phénomène donné ne se base par sur un « partage binaire entre le permis et le défendu » ; le dispositif de sécurité « va fixer, d’une part, une moyenne considérée comme optimale et puis fixer les limites de l’acceptable » (ibid., p. 8). Finalement, la réaction du pouvoir à l’égard de ce phénomène n’étant plus décidée à partir d’un raisonnement légal et disciplinaire, elle sera insérée dans « un calcul de coût » (ibid.).

Si l’analyse précédente n’a pu qu’effleurer certains aspects des politiques d’incorporation de l’islam, elle a démontré, à travers quelques exemples, l’intérêt d’une approche qui étudie le fonctionnement des mécanismes juridiques ou constitutionnels dans leur relation complexe et parfois conflictuelle avec d’autres rationalités politiques. La similarité relative des politiques en faveur de l’islam civil avec un « dispositif de sécurité » invite à une approche à la fois « juridique » et sociologique.