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Si on peut affirmer que l’oeuvre de Foucault est inclassable et que Foucault n’est pas sociologue, on peut certes dire également qu’il existe une sociologie chez Foucault. Mais laquelle ? L’un des apports essentiels de Foucault est celui d’avoir donné au corps une place centrale dans l’analyse des processus de régulation de conduites. Il me semble que l’idée foucaldienne voulant que « les rapports de pouvoir puissent passer matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par la représentation du sujet » (Foucault, 2001a, p. 231) constitue à elle seule un véritable programme de sociologie matérialiste. En ce sens que, pour comprendre la dimension essentielle sur laquelle l’exercice du pouvoir « a prise », il s’agit avant tout de « saisir l’instance matérielle de l’assujettissement » (Foucault, 1976a, p. 30). Mais de quelle matière s’agit-il ? Foucault disait qu’il était moins intéressé, par exemple, à définir phénoménologiquement la conscience du fou[1] qu’à s’interroger sur ce qu’on a fait concrètement et historiquement des fous. La célèbre formule de Pascal, « Mettez-vous à genoux, remuez les lèvres de la prière et vous croirez », illustre à plusieurs égards le sens de l’interrogation foucaldienne sur la manière dont sont « progressivement, réellement, matériellement constitués les sujets à partir de la multiplicité des corps, des forces, des énergies, des matières, des désirs, des pensées » (Foucault, 1976a, p. 30). Il s’agit ainsi d’un matérialisme sociologique complexe et original qui cherche à comprendre la manière dont la régulation sociale s’opère non pas à partir du politique au sens classique du terme, de la loi ou de l’idéologie, mais plutôt à partir d’une « microphysique » de la régulation des conduites où les corps, histoire, machine et organisme, sont interpellés simultanément.

Pour Marx, l’accumulation primitive avait joué le rôle du péché originel dans la naissance du capitalisme. La séparation des producteurs directs de leurs moyens de production par la violence avait rendu possible l’univers marchand du libre-échange, dont les théoriciens avaient oublié les origines impures. Pour Foucault, c’est l’« accumulation des hommes », au sens du dressage des corps par les disciplines, qui rend possible l’univers égalitaire et contractualiste des citoyens, ou encore, des droits de l’homme de l’humanisme moderne. Si les deux accumulations sont, pour reprendre une formule de Foucault, « obscures et sans gloire », elles constituent les conditions de possibilité de l’« Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen » (Marx, 1977, p.?178) ou des lumineuses libertés formelles de l’homme moderne[2]. Elles ont permis la production, à la fois brutale (accumulation primitive marxiste) et discrète (disciplines foucaldiennes), non seulement de nouveaux clivages sociaux, mais également de nouvelles figures du normal et du pathologique.

L’analyse des fondements du pouvoir, tâche à laquelle de nombreux philosophes et sociologues se sont consacrés depuis des siècles, est certes fort importante. Mais Foucault formule trois réserves à l’égard de ce type d’analyse : 1) le pouvoir ne fonctionne pas à partir de son fondement ; 2) il existe des pouvoirs mal fondés qui fonctionnent très bien et des pouvoirs bien fondés qui ne fonctionnent pas ; 3) le pouvoir est profondément implanté dans la chair du social bien au-delà de ses justifications, légitimations et représentations (Foucault, 1981). La rationalité « pure » du contractualisme politique et économique ne serait pas possible sans une autre rationalité obscure et sans gloire, en quelque sorte « impure », véritable coeur de la gouvernementalité foucaldienne par rapport à une gouvernance davantage formelle et souvent légitimée par des procédés démocratiques. C’est à la critique de cette raison impure, de celle qui opère sans légitimation démocratique et souvent dans l’ombre, mais qui informe sans relâche la chair du social, que la sociologie de Foucault s’est essentiellement intéressée. Autrement dit, de quelle manière gouverne-t-on « progressivement, réellement, matériellement » ?

Contrôler par la loi ou réguler par la norme ?

Les sociétés dites libérales, les nôtres, sont des sociétés où les conflits, les déviances, les dysfonctionnements, les vulnérabilités, voire les identités normales, sont régulés par des dispositifs complexes qui, tout en instaurant des clivages entre les différentes catégories des personnes, font référence à des valeurs positives telles que la santé physique et mentale, la croissance de l’économie et de l’emploi, la protection de l’environnement, voire le bonheur des citoyens. Cette régulation ne se résume pas exclusivement aux aspects négatifs de la gestion des conduites, notamment de celles qui « posent problème », telles la coercition, la mystification, la manipulation ou la répression. La régulation des conduites ne peut être assimilée à une volonté de contrôle et de standardisation des comportements qui s’écartent de la norme, mais plutôt à un processus de distribution stratégique autour de la norme des comportements qui, d’une manière ou d’une autre, « posent problème ». Pas question de laminer toute différence, mais de rendre fluide la référence à la norme dans le but de mieux connaître, définir et gérer ce qui en principe s’en écarte, mais qui éventuellement peut la nourrir, la renouveler et la redéployer à une échelle toujours plus large[3].

Michel Foucault a utilisé à l’occasion l’adjectif libéral pour désigner un régime occidental de « gouvernementalité » qui, tout en essayant de gouverner le moins possible, gouverne quand même au nom du bien de la population en faisant appel aux disciplines scientifiques (de l’économie à la psychologie). Gouvernement donc « pastoral » qui « fonctionne à la vérité » (Foucault, 2001c). Dans cette optique, l’essentiel des dispositifs complexes de régulation de conduites ne se trouve pas au niveau des mécanismes politiques explicites, légitimés souvent par de procédés consultatifs, voire démocratiques. Mais plutôt au niveau des technologies et techniques légitimées soit par leur efficacité empirique concrète, soit par des disciplines scientifiques dont le but est la recherche des causes et l’évaluation des effets des conduites qui « posent problème ».

Le plus souvent, les régulations sociales ont été conçues comme des « mécanismes profonds grâce auxquels les organisations et les systèmes qui constituent le tissu social maintiennent leur structure et coordonnent les jeux réglés auxquels se résument du point de vue sociologique les activités de leurs membres » (Crozier, 1980, p. 372). Toutefois, ce type de définition très répandue laisse peu de place à l’analyse des processus de constitution des individus (êtres humains indivis) en sujets (êtres humains divisés) susceptibles de fonctionner dans les dispositifs complexes de la régulation. En outre, ce type de définition laisse également peu de place à la réflexion sur les espaces de conflit, de déséquilibre, de tension, voire de renversement, à l’intérieur desquels, comme l’a bien signalé Georges Canguilhem, la « régulation y est toujours [...] surajoutée, et toujours précaire » (Canguilhem, 1955, p. 72). Il me semble qu’on peut identifier chez Foucault, et ce au-delà de ses riches élaborations concernant le pouvoir et le biopouvoir largement commentées, deux processus simultanés inhérents à tout mode de régulation de conduites : la constitution des êtres humains en sujets et la mise en oeuvre de « pratiques divisantes ».

Les êtres humains sont en effet quotidiennement constitués à la fois en sujets assujettis à autrui par la dépendance et les dynamiques des inégalités sociales (parents, professeurs, patrons, supérieurs hiérarchiques, gouvernants, etc.) et en sujets assujettis à leurs propres identités (sexe, profession, rang, classe sociale, nation, ethnie, etc.) par les différents processus de socialisation. Les êtres humains ne sauraient se conduire dans les différents environnements particuliers dans lesquels ils évoluent s’ils n’étaient pas constitués en sujets de la régulation sociale dans les deux sens du terme. En d’autres mots, sociologiquement parlant, il n’y a pas d’individus (êtres humains indivis), mais des sujets (êtres humains divisés). Foucault a étudié certains ensembles historiques de la régulation des conduites des sujets, notamment les disciplines et le dispositif de la sexualité, afin de mieux comprendre comment les individus deviennent sujets des autres et de leur propre identité. Selon ses propres termes : « [J’]ai cherché à étudier la manière dont l’être humain se transforme en sujet ; j’ai orienté mes recherches sur la sexualité, par exemple la manière dont l’homme a appris à se reconnaître comme sujet d’une “sexualité” » (Foucault, 2001b, p. 1042).

La manière dont l’être humain devient un sujet assujetti à la fois aux autres et à ses propres identités est intimement liée au deuxième processus de la régulation que Foucault conçoit comme la mise en oeuvre d’un type de pratiques qu’il a appelées « pratiques divisantes ». À chaque époque, dans chaque société et à l’intérieur de chaque environnement particulier, les pratiques divisantes opèrent diverses formes de partage qui balisent les frontières entre le Même et l’Autre, le normal et le pathologique, le conforme et le non-conforme, le vulnérable et le résiliant, le phénomène social et le problème de société ou, pour utiliser un langage plus actuel, entre l’adapté et l’inadapté. En effet, Foucault disait s’être intéressé à

l’objectivation du sujet dans [...] les « pratiques divisantes ». Le sujet est soit divisé à l’intérieur de lui-même, soit divisé des autres. Ce processus fait de lui un objet. Le partage entre le fou et l’homme sain d’esprit, le malade et l’individu en bonne santé, le criminel et le « gentil garçon » illustre cette tendance.

Foucault, 2001b, p. 1042

Bref, de manière schématique, les deux processus essentiels de la régulation consistent à « diviser » le sujet à la fois des autres et à l’intérieur de lui-même, en instaurant du même coup de nombreuses formes d’assujettissement aux autres et à soi-même[4].

La notion de régulation des conduites chez Foucault n’a rien d’un mécanisme orwelien et infaillible de domination, ni encore moins d’une dynamique interactionnelle transparente entre institutions et acteurs. Elle fait plutôt appel à un processus historiquement situé, complexe, précaire, instable et conflictuel dans lequel la référence à la norme sociale est bien plus importante que la référence à la loi. Dans cette optique, le terme régulation convient mieux que celui de contrôle social parce qu’il ne se résume pas exclusivement aux aspects négatifs de la gestion des conduites (coercition, mystification, manipulation, répression). La notion de régulation permet d’inclure les processus de redéfinition des marges de manoeuvre des sujets, la production des discours de vérité alternatifs et la promotion d’identités qui ne sont pas forcément assujettissantes. Ainsi, la régulation foucaldienne peut être définie comme une économie complexe, instable, précaire et conflictuelle entre assujettissement et subjectivation de l’action des sujets. S’il est vrai que l’oeuvre de Foucault s’est surtout concentrée sur le premier pôle de la régulation (assujettissement), le deuxième pôle (subjectivation) semble toujours présent, parfois de manière implicite, voire énigmatique, dans des formules célèbres telles que « le pouvoir ne s’exerce que sur des sujets libres », « il faut qu’il y ait de la liberté pour que le pouvoir s’exerce », « il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance », ou encore « mon rôle est de montrer aux gens qu’ils sont beaucoup plus libres qu’ils ne le pensent » (Foucault, 2001d, p. 1597).

Le corps muet, ancrage privilégié du pouvoir

Les disciplines, l’un des principaux dispositifs de régulation des conduites, ont bien entendu évoluées au fil du temps tout aussi bien que les institutions, pratiques et discours qui les reconduisent et opèrent leur mise au point, mais elles n’ont pas disparu. Qu’est-ce que la discipline ? À l’aide de l’exemple de la prison, Foucault montre le fonctionnement et les effets d’une forme historique de discipline qui se caractérise essentiellement par le déploiement et l’application d’un certain nombre de techniques précises sur les « corps muets », visant la modification concrète de leurs comportements, plutôt que la manipulation des représentations. Si les disciplines étaient à une certaine époque « enfermées » à l’intérieur des institutions qui leur ont donné naissance (prisons, casernes, hôpitaux, usines, ateliers, écoles, etc.), elles se sont progressivement « désenfermées ».

D’autres institutions, pratiques et discours ont pu ainsi récupérer, réutiliser et mettre au point certaines de ces méthodes de dressage des corps et les adapter à des situations particulières dans leurs milieux spécifiques. Ces disciplines investissent en retour ces milieux, institutions, pratiques et discours de manière à les relier les uns aux autres, en ajustant leur coordination et en augmentant leur efficacité. Au fur et à mesure que la discipline se déploie à l’échelle du « corps social », les effets de pouvoir s’incarnent dans les corps des individus qui deviennent à leur tour des instruments de son approfondissement et de son élargissement. Autrement dit, la discipline « est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice » (Foucault, 2002b, p. 200).

Dans les premiers stades du déploiement de la discipline telle que conçue par Foucault, les corps des individus sont fragmentés dans une série de petites unités dont la dimension signifiante est progressivement réduite au silence. À cette fragmentation des corps en unités dépourvues de toute dimension signifiante, s’ajoute la formalisation des opérations qui relient toutes ces unités entre elles et les redéploient dans les contextes les plus divers, donnant lieu ainsi à un « espace disciplinaire ». On comprend mieux l’importance que Foucault attribue au quadrillage de l’espace, car dans une société disciplinaire, les éléments doivent être interchangeables en se définissant autant que possible par la place qu’ils occupent dans une série et par l’écart qui sépare les uns des autres. La clé du fonctionnement de l’espace disciplinaire dépend pour l’essentiel de la mise en code de cette organisation structurelle à l’intérieur de laquelle les êtres humains deviennent à la fois plus dociles, productifs et interchangeables. En effet, « le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose [...] La discipline majore les forces du corps (en termes économiques d’utilité) et diminue ces mêmes forces du corps (en termes politiques d’obéissance) » (Foucault, 2002b, p. 162).

Dans le cadre d’un régime disciplinaire foucaldien, de nombreux détails de la vie quotidienne sont examinés sous tous les angles dans le but d’individualiser et classer les êtres humains qui se trouvent sous son emprise, ce qui rend possible l’application de sanctions normalisatrices ponctuelles et spécifiques. Foucault conçoit ces dernières comme étant des « micropénalités » qui permettent à la discipline d’opérer sur les conduites trop insignifiantes ou locales qui glissent entre les filets des dispositifs de contrôle classique tels le droit, la police, etc. Dans les formes d’exercice du pouvoir plus ou moins despotique caractérisées par la coercition et la violence, le pouvoir a une visibilité maximale alors que les sujets demeurent dans l’ombre jusqu’au moment où ils sont spécifiquement visés par le pouvoir. Dans les sociétés disciplinaires, les rapports de visibilité pouvoir-sujets sont inversés. Ce sont les sujets qui disposent de la plus grande visibilité tandis que le pouvoir, en revanche, n’a pas de visage.

Le dressage et l’encadrement systématique de ces conduites minuscules, domestiques et quotidiennes (micropénalités du temps, de l’activité, des discours, etc.), s’avèrent essentiels pour la constitution des êtres humains en sujets capables de fonctionner de façon adaptée à l’intérieur des multiples environnements où ils sont censés évoluer. La mise en oeuvre d’un processus d’individualisation[5] et de différenciation[6] permettant d’identifier et de classer les sujets est cruciale, car l’égalité formelle entre les individus-citoyens peut être ainsi contrebalancée et relativisée par l’exercice plus insidieux, complexe et subtil des méthodes de dressage. Celles-ci contribuent à instaurer, d’une part, des inégalités « réelles » entre les sujets et entre les groupes et, d’autre part, des clivages à l’intérieur des sujets eux-mêmes par le biais de leur assujettissement à certaines identités plutôt qu’à d’autres. L’existence de ce sous-sol obscur et sans gloire qui sous-tend les lumineuses libertés formelles de l’homme moderne garantit non seulement la reproduction plus ou moins discrète des clivages sociaux, mais permet également de relier ces derniers à des dysfonctionnements individuels des sujets. Dysfonctionnements que les progrès des disciplines scientifiques viendraient un jour à solutionner par le développement de techniques d’intervention sociale de plus en plus spécifiques, individualisées et individualisantes.

L’homme de l’humanisme moderne se présente ainsi comme le produit de stratégies complexes dans le champ du pouvoir, dont la discipline, et de développements multiples dans le champ du savoir, notamment les sciences humaines et sociales (Foucault, 1992, p. 355-398). Celles-ci se sont constituées dans la même matrice historique, pour employer le terme de Foucault, que les institutions investies de façon privilégiée par la discipline (hôpitaux, prisons, ateliers, usines, écoles, etc.). Par conséquent, les unes et les autres ne peuvent être analysées séparément si l’on veut comprendre le processus de constitution de l’homme moderne comme sujet assujetti à d’autres (sujets dominants) et à lui-même (ses propres identités). La constitution des individus en sujets capables de fonctionner de façon « adaptée » au sein d’un environnement social déterminé non seulement requiert mais produit également une multiplicité de techniques et de savoirs [7]. Le déploiement et la mise en place de la discipline, comprise comme « la généralisation et la mise en connexion de techniques différentes qui elles-mêmes ont à répondre à des objectifs locaux » (Foucault, 1980, p. 49), produisent du « réel » (des domaines de connaissance et d’intervention) et du « vrai » (des connaissances positives et opérationnelles).

Dans les sociétés libérales, la politique s’exerce pour l’essentiel à travers des techniques considérées comme détachées du domaine même du politique et qui visent, souvent en toute discrétion, la modification concrète des comportements. Rappelons que le type de punition administrée dans la prison, telle qu’elle est décrite par Foucault, ne cherche pas à dissuader les citoyens, c’est-à-dire le public témoin d’un châtiment exemplaire, avec des composantes didactiques et morales universelles. Elle vise plutôt une modification concrète du comportement du prisonnier par l’application d’un certain nombre de techniques précises. En un mot, la discipline foucaldienne est une « anatomie politique du détail » (Foucault, 2002b, p. 163).

Toutefois, il faut retenir que l’essentiel de la discipline foucaldienne n’est pas la poursuite à tout prix de la standardisation des comportements, mais plutôt l’assujettissement des sujets à des identités dans lesquelles ils puissent se reconnaître, fonctionner et être interpellés. Ces identités peuvent prendre des formes diverses à la condition qu’elles se montrent adéquates et efficaces pour interpeller les individus dans une société et à une époque données. Le fait que ces identités renvoient à un individu « égal aux autres » ou « égal à soi-même » ne constitue pas l’essentiel, car il s’agit de deux formes historiques particulières de concevoir l’individualité. Si l’on se place du point de vue de la régulation, il est secondaire que l’individu au volant de sa voiture boucle sa ceinture de sécurité « de lui-même » parce qu’il se conçoit comme un être responsable qui « prend en main » la gestion préventive de sa sécurité ou, au contraire, parce qu’il se sent obligé de se plier à une norme spécifique. Ce qui importe réellement, c’est qu’il le fasse (Otero, 2003, p. 29).

Le corps parlant, un corps avant tout

Ce que les sujets disent, ou ce qu’on les amène à dire : quelle en est l’importance dans la régulation des conduites ? Dans l’analyse que Foucault fait de la sexualité en Occident, l’« injonction pluriséculaire » (Foucault, 1976b, p. 32) à parler de sexe, mais plus généralement à parler de soi, constitue un trait constitutif de l’homme moderne. S’il est vrai que quelques années après la parution du premier volume de l’Histoire de la sexualité, Foucault reconnaît que l’importance accordée à la sexualité dans le processus de constitution des sujets était sans doute démesurée, l’enquête sur la sexualité demeure néanmoins un exemple historique « des modes selon lesquels les individus sont amenés à se reconnaître comme sujets » (Foucault, 1976b, p. 11), en l’occurrence des sujets sexuels. Foucault considère que « le secret du sexe n’est sans doute pas la réalité fondamentale par rapport à laquelle se situent toutes les incitations à en parler [...] Il s’agit plutôt d’un thème qui fait partie de la mécanique même de ces incitations : une manière de donner forme à l’exigence d’en parler » (Foucault, 1976b, p. 48). En ce sens que le thème du sexe n’est pas l’essentiel dans la régulation des conduites, mais le dispositif de la sexualité qui relève d’un ensemble de technologies visant la modification concrète de comportements.

Pas de mutation culturelle, de changement des mentalités ou de crise subjective généralisée pour expliquer la montée de la préoccupation autour du sexe, mais la mise en place « des mécanismes de pouvoir au fonctionnement desquels le discours sur le sexe [...] est devenu essentiel » (Foucault, 1976b, p. 33). En d’autres termes, l’incitation « réglée et polymorphe » à produire des discours portant sur le sexe est de nature « politique, économique, technique » plutôt que morale ou culturelle. Condamner, tolérer ou oblitérer certaines pratiques et discours relatifs au sexe semble être devenu insuffisant, voire inadéquat. Il faut surtout le « gérer » concrètement, l’« insérer dans des systèmes d’utilité », le « régler pour le plus grand bien de tous ». Désormais, le sexe « ça ne se juge pas seulement, ça s’administre ». Ainsi, tout comme la folie, Foucault ne s’intéresse pas au sexe en soi, mais à ce qu’on en a fait concrètement en son nom.

À l’instar de la discipline qui quitte les institutions fermées pour se diffuser et investir des régions moins structurées du social, l’attention portée sur le sexe déborde les figures du pathologique[8] (perversions) et les interdits (tabous) à l’intérieur desquels elle se trouvait cantonnée, sinon du moins limitée. Elle s’intéresse désormais, telle que la discipline désenfermée, à la population tout entière dans le but préventif (ou proactif, dirait-on aujourd’hui) d’encadrer de futures « sexualités errantes et improductives ». Cette « attention bavarde » privilégie tout particulièrement une technique, l’aveu, qui se trouve « au coeur des procédures d’individualisation du pouvoir ». Foucault attribue une part du succès et la diffusion extraordinaire[9] de cette technique aux promesses qu’elle renferme, car l’aveu est devenu non seulement l’« une des techniques les plus hautement valorisées [en Occident] pour produire le vrai[10]  », mais également pour se connaître soi-même. Rien d’étonnant à ce que l’homme occidental soit devenu un objet de connaissance et d’analyse non seulement pour certains savoirs et certaines disciplines scientifiques, mais également pour lui-même.

L’aveu, ou la recherche sans fin de la vérité sur soi-même et en soi-même (avec l’aide d’experts ou non), se présente aux individus, à l’instar de la représentation essentiellement répressive de l’assujettissement, comme une démarche d’affranchissement ou d’émancipation qui s’oppose au pouvoir et qui prétend en quelque sorte le démasquer, ou du moins en limiter les effets[11]. Or, selon Foucault, il n’existe pas de coupure ou d’opposition nette entre pouvoir et discours de vérité, puisque le pouvoir lui-même produit des discours de vérité, de même que ceux-ci deviennent des effets-instruments de la diffusion des technologies de pouvoir[12]. Les allusions de Foucault à ce sujet ne sauraient être plus catégoriques et les formules qu’il a imaginées plus cinglantes :

Il faut se faire une représentation bien inversée du pouvoir pour croire que nous parlent de liberté toutes ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation, ressassent la formidable injonction d’avoir à dire ce qu’on est, ce qu’on fait, ce dont on se souvient et ce qu’on a oublié, ce qu’on cache et ce qui se cache, ce à quoi on ne pense pas et ce qu’on pense ne pas penser. Immense ouvrage auquel l’Occident a plié des générations pour produire — pendant que d’autres formes de travail assuraient l’accumulation du capital — l’assujettissement des hommes ; je veux dire leur constitution comme « sujets » aux deux sens du mot.

Foucault, 1976b, p. 81

Encore une fois, le plus important dans la formidable injonction à dire ce qu’on est, ce qu’on fait, ce qu’on a oublié, etc., est l’immense ouvrage auquel on a « plié des générations » pour s’assujettir les uns aux autres, du confessionnal au divan de psychanalyste, du cabinet du psychologue à la visite du travailleur social, des groupes de parole à la téléréalité.

À l’intérieur de stratégies complexes d’assujettissement constamment redéfinies, les corps et les discours des individus, les savoirs et les exigences de régulation des conduites, s’imbriquent étroitement pour donner lieu à des effets qui diffèrent sensiblement des objectifs explicitement recherchés par chaque dispositif particulier, ou encore par les savoirs qui en sont en quelque sorte les porte-parole. Si l’on revient à l’exemple de la sexualité, l’orthopédie qui se développe autour du thème du sexe permettant de dresser un vaste tableau des conduites sexuelles déviantes trouve une multitude de justifications hétéroclites pour légitimer son déploiement (appel à l’honneur familial, à la santé reproductive de la population, à la prévention de la dégénération de la race, au progrès médical et scientifique, etc.). Toutefois, cette vaste mobilisation de ressources est vouée à l’échec d’entrée de jeu si les objectifs poursuivis sont ceux proclamés explicitement (supprimer l’onanisme, éliminer les pratiques sexuelles déviantes, réguler la croissance démographique, etc.). En revanche, si l’objectif stratégique poursuivi n’est pas tant de supprimer des sexualités errantes ou improductives mais de leur donner une réalité analytique, visible et permanente[13] susceptible d’être interpellée et gérée plus efficacement, la vaste mobilisation autour du sexe réussit alors admirablement.

C’est cette vaste mobilisation de ressources, concrète et technique, qui est au coeur de la régulation foucaldienne des conduites et non la réalisation d’objectifs pour l’essentiel moraux, qui constituent de véritables contresens sociologiques (en finir avec le crime, la folie, la déviance sexuelle, la maladie, etc.)[14]. Le corps parlant demeure avant tout un corps, de même que sa régulation une « prise de corps[15]  » par des dispositifs historiques concrets.

Le sujet foucaldien, entre assujettissement et subjectivation

La question du sujet, voire la querelle du sujet, est fort complexe, tant à l’intérieur de l’oeuvre de Foucault que dans le contexte de la philosophie française, traversée tout aussi bien par des polémiques théoriques, des règlements de comptes, que par des enjeux politiques. Toutefois, certains aspects précis de cette épineuse question-querelle sont utiles pour mieux comprendre les limites de la notion de « sujet assujetti » qui est au centre de la conception de la régulation foucaldienne.

Le principal objectif de La volonté de savoir était de comprendre les formes dans lesquelles les « individus ont eu à se reconnaître comme sujets d’une sexualité », ou bien « l’étude des modes selon lesquels les individus sont amenés à se reconnaître comme sujets sexuels », ou encore de « comprendre comment l’individu moderne pouvait faire l’expérience de lui-même comme sujet d’une sexualité » (Foucault, 1984a, p. 10). Au-delà de l’exemple concret de la sexualité, les modes, les formes ou les manières, peu importe la formule utilisée, à travers lesquels un individu fait l’expérience de sa constitution comme sujet assujetti « aux deux sens du mot », sont essentiels au processus de régulation de sa conduite. Il est possible que cette notion de sujet assujetti ne soit pas étrangère aux travaux de Louis Althusser[16], malgré les différences théoriques évidentes qui séparent les deux auteurs. En effet, dans le célèbre Idéologie et appareils idéologiques d’État, Althusser analyse les fonctions de l’assujettissement idéologique qui permettent aux sujets de fonctionner dans le cadre des « rituels pratiques de la vie quotidienne la plus élémentaire ».

Deux fonctions sont essentielles à l’assujettissement althussérien : la méconnaissance et la reconnaissance. La première, dont la fonction essentielle est d’assurer l’occultation des rapports de domination, étant plus connue, je ne m’attarderai qu’à la deuxième. La fonction de reconnaissance, essentiellement individualisante, garantit « que nous sommes bel et bien des sujets concrets, individuels, inconfondables et naturellement irremplaçables » (Althusser, 1995, p. 225) par la mise en oeuvre de rituels quotidiens d’identification. Par exemple, lorsqu’un individu qui marche sur le trottoir est appelé par son nom et du coup se retourne, « par cette conversion physique de 180 degrés, il devient sujet. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait bien à lui, et que c’était bien lui qui était interpellé (et pas un autre) » (Althusser, 1995, p. 228). Cette notion de reconnaissance recouvre ainsi en partie celle de « sujet assujetti à ses identités », bien entendu à des identités préétablies, dans lesquelles les individus doivent se reconnaître et auxquelles ils doivent se plier pour que l’interpellation soit réussie.

Il est également important de signaler que les individus ne sont pas premiers et les sujets seconds car, selon une autre célèbre formule althussérienne, les « individus sont toujours déjà des sujets ». Si Foucault considère que l’individu est l’atome fictif d’une représentation idéalisée de la société, Althusser affirme que les individus sont abstraits par rapport aux sujets qui, sociologiquement parlant, sont « toujours-déjà » sujets. Il illustre cette proposition par l’exemple donné par Freud concernant les rituels qui entourent l’attente de la naissance d’un enfant. En effet, il y a, entre autres, un prénom et un nom qui l’attendent et qui contribueront à faire de lui un être unique et identifiable. Il y a également les « rituels d’élevage-dressage » (familiaux, scolaires, sociaux, etc.) qui feront de lui, par exemple, un sujet sexuel capable de se reconnaître et d’être reconnu (garçon ou fille) ainsi que d’autres innombrables « préassignations » (sujet politique, ethnique, religieux, moral, juridique, etc.) qui attendent « toujours-déjà » l’individu abstrait avant même sa naissance. Et si ce processus de constitution d’individus en sujets est considéré par Althusser comme étant « éternel » au sens où ce processus n’a pas d’histoire « propre » (à l’instar de l’idéologie marxienne ou de l’inconscient freudien), l’assujettissement se présente naturellement selon des formes historiques diverses. Althusser affirme clairement qu’« il n’y a d’idéologie que par le sujet et que pour des sujets. Entendons : il n’y a d’idéologie que pour des sujets concrets et cette destination de l’idéologie n’est possible que par le sujet : entendons par là catégorie de sujet et son fonctionnement » (Althusser, 1995, p. 223). Si l’on remplaçait le terme idéologie par celui de pouvoir, ou plus précisément de savoir-pouvoir, Foucault aurait sans doute souscrit à ce passage. De même que pour Foucault les expressions « homme moderne » et « sujet assujetti » sont des locutions tautologiques, pour Althusser l’expression « sujet idéologique » constitue elle aussi un pléonasme[17].

À première vue, la formule du sujet assujetti vise à opérer la liquidation du sujet constituant en mettant l’accent sur les conditions historiques concrètes de son émergence. Dans les mots de Foucault, « il faut, en se débarrassant du sujet constituant, se débarrasser du sujet lui-même, c’est-à-dire arriver à une analyse qui puisse rendre compte de la constitution du sujet dans la trame historique » (Foucault, 2001e, p. 147). Mais, une fois « constitué », qu’en est-il du sujet réel, historique, concret ? Agit-il tout le temps en tant que sujet assujetti ? Althusser était également parvenu à une impasse semblable à celles qui conduisent les analyses foucaldiennes jusqu’à Lavolonté de savoir. Il expliquait que son analyse ne se limitait cependant pas au seul niveau des conditions de possibilité du fonctionnement des sujets, car il s’agissait bien entendu de fonctionner dans le cadre d’une structure de domination de classe où les « formes et fonctions d’assujettissement » impliquent différentes formes de lutte et de résistance[18]. Lorsque Foucault développe les raisons qui l’ont amené à entreprendre le remaniement général de ses recherches, il fait allusion au besoin d’opérer un troisième déplacement théorique (les deux précédents correspondant à la centration de l’analyse respectivement sur le savoir et sur le pouvoir) afin de comprendre « ce qui est désigné comme le “sujet” » (Foucault, 1984a, p. 13). Il souligne le fait qu’il existe diverses manières de se conduire moralement par rapport à un code de conduite et « d’opérer non pas simplement comme agent, mais comme sujet moral de cette action » (Foucault, 1984a, p. 37).

Mais, qu’est-ce qu’un code moral ? Autant un ensemble de règles et valeurs explicites et cohérentes qui peuvent être enseignées systématiquement qu’un ensemble de règles et valeurs vagues et diffuses transmises ou reconnues par les jeux complexes des pratiques sociales qui permettent des prises de distance, des compromis, des échappatoires, des négociations, etc. Dès lors, à côté des ensembles prescriptifs formalisés, il existe ce que Foucault appelle une moralité, soit les comportements réels des individus qui font état des formes de soumission, d’obéissance, d’appropriation positive, des écarts, des déviances, voire des refus catégoriques des règles et valeurs proposées. La simple histoire des moralités, c’est-à-dire des comportements réels des sujets, montre bien que les processus d’assujettissement ne parviennent pas à faire des sujets des simples agents du code et qu’il y aura toujours différentes manières de se conduire, voire de « se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs du code » (Foucault, 1984a, p. 37). Rien d’inéluctable donc dans les processus d’assujettissement des sujets, sauf la nécessaire « référence aux éléments prescriptifs du code », en ce sens que les « moralités » se constituent « à partir » de la normativité plutôt qu’ex nihilo.

Foucault analyse l’exemple de la prescription sexuelle enjoignant les époux à la fidélité conjugale. Il y aurait en effet des manières bien différentes d’être fidèle et ces différences peuvent porter sur la substance éthique (la détermination de la manière de la conduite morale), le mode d’assujettissement (la façon de se reconnaître comme lié à la règle), l’élaboration du travail éthique (comment y parvenir), la téléologie du sujet moral (la place de cette conduite morale dans l’ensemble des pratiques). Et on pourrait énumérer bien d’autres critères de variation de la conduite de fidélité. Trois constats peuvent être tirés de cet exemple : 1) il n’existe pas de code moral aussi exhaustif pour couvrir l’ensemble des manières possibles de se conduire par rapport à lui ; 2) il semble difficile de faire l’économie d’un certain rapport à soi dans toute action sociale, celui-ci étant irréductible aux éléments prescriptifs du code ; 3) il n’y a pas d’action sociale sans référence à la normativité (systématisée ou diffuse), car pour s’y plier, la transgresser ou la contourner, il faut « s’y référer ».

Il me semble que Foucault voulait montrer dans ses derniers travaux que le sujet n’est pas, sociologiquement parlant, ni un acteur social ni un agent social, mais plutôt une pratique sociale. Au sens où les pratiques de subjectivation, objet sociologique de ce troisième axe de recherche dégagé à la fin de son oeuvre, ne sont possibles qu’« à partir » des formes d’assujettissement. Toutefois, elles n’en dépendent pas entièrement. Elles pourraient ainsi être comprises comme une « dérivée[19]  », pour reprendre l’expression de Deleuze, des pouvoirs et des savoirs constituants du sujet assujetti qui ne les annulent toutefois jamais entièrement. De ce fait, les pratiques de subjectivation, tout en étant conflictuelles à différents degrés (foyers de résistance, appropriations positives du code, luttes organisées, etc.) par rapport aux conditions concrètes de l’assujettissement, sont l’une des données constitutives de l’action sociale. Et, lorsqu’elles sont récupérées, redistribuées, réorganisées ou réintégrées dans les rapports de pouvoir et dans les relations de savoir, elles ne le sont jamais éternellement ni entièrement, car elles ne cessent de renaître ailleurs ou autrement. De manière schématique, on peut dire que les deux pôles de la régulation sociale seraient donc représentés par le code et le mode de subjectivation qui se trouvent en raison inverse et en tension permanente.

C’est sans doute pour ces raisons que Foucault se méfie du terme libération, au sens de combat ultime capable de régler une fois pour toutes la question de l’assujettissement, où « il suffirait de faire sauter ces verrous répressifs pour que l’homme se réconcilie avec lui-même, retrouve sa nature ou reprenne contact avec son origine, et restaure un rapport plein et positif à lui-même » (Foucault, 2001f, p. 1529). S’il est vrai que la libération de certaines conditions répressives crée un champ de nouvelles possibilités d’action sociale, Foucault se demande : « [E]st-ce que cela a un sens de dire “libérons notre sexualité” ? » Est-ce que le problème n’est pas plutôt d’essayer de définir les pratiques de liberté par lesquelles on pourrait définir ce qu’est le plaisir sexuel, les rapports érotiques, amoureux, passionnels avec les autres ? » (Foucault, 2001f, p. 1529). Ainsi, les pratiques de liberté ou, dans un langage plus sociologique, les pratiques de subjectivation, se constituent à partir de la chair du social, telle qu’elle a été constituée historiquement, concrètement et matériellement, et non à partir d’une quelconque extériorité ou transcendance.

Au reproche souvent adressé aux travaux de Foucault — « si le pouvoir est partout, alors il n’y a pas de liberté » — il rétorque : « [S]’il y a des relations de pouvoir à travers tout le champ social, c’est parce qu’il y a de la liberté partout » (Foucault, 2001f, p. 1539). Et d’ajouter : « La liberté est la condition ontologique de l’éthique » (Foucault, 2001f, p. 1530-1531). Cela équivaut à postuler, dans un langage moins philosophique, que la « liberté » est la condition de possibilité des pratiques de subjectivation (ou de liberté). J’ajouterai que la normativité est ce à partir de quoi ces pratiques sont possibles. Il me semble ainsi plus adéquat de parler, dans un esprit sociologique, de la possibilité d’être normatif à partir de la norme, si l’on se réfère aux pratiques de subjectivation dans la lignée des travaux de Canguilhem.

Les pratiques divisantes de la raison impure : entre anormalité et anomalie

Foucault a utilisé à l’occasion l’expression « pratique divisante » pour se référer aux pratiques qui contribuent à définir l’« Autre » problématique, l’autre qui attire une volonté d’intervention pouvant prendre des formes diverses (prévention, aide, conseil, outillage, gestion, encadrement, dressage, thérapeutique, répression, etc.), l’autre autour duquel se sont constitués, à des époques différentes et dans des sociétés spécifiques, des « problèmes de société ». En dépit de leur diversité, ces pratiques divisantes, qui s’avèrent essentielles dans le processus de constitution des individus en sujets en les objectivant dans certains discours et en les assujettissant à certaines identités, se présentent sous deux formes principales : anormalité et anomalie. La première est couramment associée à l’imposition d’un ordre normatif général dont le but est de repérer, identifier et classer les phénomènes les plus divers par rapport à une commune mesure, c’est-à-dire la norme. La deuxième forme de partage, l’anomalie, tiendrait compte, en principe, des spécificités des phénomènes qui s’écartent de la norme en reconnaissant qu’ils sont irréductibles à un ordre normatif général, parce qu’ils sont radicalement différents. Il n’est pas difficile de songer à établir à plusieurs égards des liens entre l’opposition anormalité-anomalie et l’opposition assujettissement-subjectivation, mais ces liens ne sont pas simples ni immédiats.

Georges Canguilhem s’est intéressé à la distinction entre les concepts d’anormalité et d’anomalie, que l’on utilise souvent à tort comme synonymes, pour comprendre le fonctionnement d’un ordre normatif surtout dans les organismes vivants, mais également dans les organisations sociales et l’organisation du psychisme. En effet, Canguilhem évoque les travaux de Daniel Lagache et d’Eugène Minkowski pour expliquer que dans la conscience « anormale » d’un patient psychiatrique, on peut repérer tant des variations de nature que des variations de degré. À l’encontre de la conception classique des phénomènes pathologiques, qui postule que « la maladie désorganise mais ne transforme pas [car] elle révèle sans altérer »[20], Lagache oppose celle qui prétend que la désorganisation morbide de la conscience pathologique peut produire des « formes sans équivalent à l’état normal ». Dans la même veine, Minkowski considère que « le fait de l’aliénation », ainsi que les comportements inadaptés susceptibles d’en découler, ne s’explique pas nécessairement par sa référence à « une image ou idée précise de l’être moyen ou normal », en ce sens qu’il n’est pas tant écarté de la norme que radicalement différent. Il est donc possible qu’un état « morbide », ou plus largement un comportement défini comme inadapté, soit essentiellement différent de l’état normal, plutôt qu’éloigné de la norme.

Le postulat de l’existence d’une continuité entre les phénomènes normaux et pathologiques (ou anormaux) se substituant à l’idée classique d’altération qualitative entre santé et maladie devient hégémonique au cours du xixe siècle (Carasso, 1992, p. 86). Selon Canguilhem, ce sont Auguste Comte, pour les sociétés, et Claude Bernard, pour les organismes, qui fondent le puissant dogme établissant que « les phénomènes pathologiques ne sont, dans les organismes vivants, rien de plus que des variations quantitatives, selon le plus et le moins, des phénomènes physiologiques [ou sociaux] correspondants » (Canguilhem, 1950, p. 14), c’est-à-dire des phénomènes normaux. Désormais, les maladies sont envisagées comme « des mécanismes qu’il s’agit d’expliquer et de régler » et, en aucune manière, comme « des entités, des êtres qui se développent, vivent et meurent comme des individualités qu’il s’agit de respecter ». Il en sera de même pour les « pathologies sociales ».

En effet, cette véritable révolution copernicienne dans les rapports entre l’univers du normal et celui du pathologique est lourde de conséquences. À partir du xixe siècle, l’activité médicale semble s’inscrire dans une politique générale de normalisation, « de sorte que l’adaptation à des normes collectives tend à remplacer la normativité individuelle, et qu’un idéal social de prévention se substitue à l’idéal personnel de guérison des maladies » (Carasso, 1992, p. 97-98). Les notions de régulation organique et de régulation sociale tendent progressivement à se confondre, voire à s’identifier sous plusieurs angles, mais non sans difficulté. Du côté de l’organisme, c’est la nature du désordre organique, la thérapeutique et les remèdes à administrer qui constituent l’objet de controverses, mais l’effet attendu de ces remèdes n’est que rarement remis en question, car l’organisme est pourvu de « son intégrité et de sa finalité » (une sorte de référence constante à lui-même) par le biais de l’existence d’un système spécialisé d’appareils de régulation. En un mot, « l’idéal d’un organisme malade est un organisme sain de la même espèce » (Canguilhem, 1955, p. 67). En revanche, du côté de l’ordre social, c’est la finalité d’une société qui est l’objet de controverses plutôt que ce qui peut constituer le désordre (chômage, délinquance, maladie, etc.). Du moins chez ce qu’Émile Durkheim appelait la majorité saine des membres d’une société. Dans les mots de Canguilhem, « dans l’ordre de l’organique l’usage de l’organe, de l’appareil, de l’organisme, est patent ; ce qui est parfois obscur, ce qui est souvent obscur, c’est la nature du désordre. Du point de vue social, il semble, au contraire, que l’abus, le désordre, le mal, soient plus clairs que l’usage normal[21]  ». Canguilhem pense que l’ordre social se caractérise par l’absence de régulations internes entendues comme homéostasie[22], même si d’autres dispositifs plus ouverts et instables sont bien entendu à l’oeuvre.

Le puissant dogme bernardien-comtien permettant de définir sans hésitation le pathologique comme un « mécanisme qu’il s’agit d’expliquer et de régler » plutôt que comme « des individualités qu’il s’agit de respecter » entre en crise vers la fin du xixe siècle. Foucault recourt à une explication originale pour illustrer le passage de l’univers de l’anormalité à celui de l’anomalie dans le cadre des sciences humaines. Lorsqu’il s’agit de décrire le système de savoir qui sous-tend la modernité — l’un des trois grands moments de la pensée occidentale analysés par Foucault, après la Renaissance et l’Âge classique —, il identifie trois « modèles constituants[23]  » formés par des couples de concepts qui couvriraient le domaine entier des sciences humaines, à savoir : la fonction et la norme (couple privilégié par la psychologie) ; le conflit et la règle (couple privilégié par la sociologie) ; et la signification et le système (couple privilégié par les sciences du langage).

Parmi les transformations historiques des trois modèles constituants, je retiendrai celle qui est particulièrement lourde de conséquences à l’égard du partage entre les phénomènes normaux et les phénomènes pathologiques, ou plus largement entre le Même et l’Autre (conforme et déviant, fonctionnel et dysfonctionnel, autonome et dépendant, résiliant et vulnérable, capable et incapable, adapté et inadapté, etc.). En effet, vers la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, le deuxième terme de chacun des modèles constituants (c’est-à-dire, norme, règle et système), qui aurait eu jusqu’à ce moment une importance moindre par rapport au premier terme de chaque couple (fonction, conflit, signification), deviendrait prédominant. Ce renversement opère un profond bouleversement dans la procédure par laquelle les sciences humaines distinguent (et divisent) le Même de l’Autre. Dans les mots de Foucault :

Tant que le point de vue de la fonction l’emportait sur celui de la norme, alors il fallait partager de facto les fonctionnements normaux de ceux qui ne l’étaient pas, on admettait ainsi une psychologie pathologique toute à côté de la normale mais pour en être comme l’image inverse ; on admettait aussi une pathologie des sociétés (Durkheim), des formes irrationnelles et quasi morbides de croyances (Lévy-Bruhl, Blondel) ; de même tant que le point de vue du conflit l’emportait sur celui de la règle, on supposait que certains conflits ne pouvaient pas être surmontés et que les individus et les sociétés risquaient de s’y abîmer ; enfin aussi longtemps que le point de vue de la signification l’emportait sur celui du système, on partageait le signifiant et l’insignifiant, on admettait qu’en certains domaines du comportement humain ou de l’espace social il y avait du sens, et qu’ailleurs il n’y en avait pas. Si bien que les sciences humaines exerçaient dans leur propre champ un partage essentiel, qu’elles étendaient toujours entre un pôle positif et un pôle négatif, qu’elles désignaient toujours une altérité (et ceci à partir de la continuité qu’elles analysaient). Au contraire, lorsque l’analyse s’est faite du point de vue de la norme, de la règle et du système, chaque ensemble a reçu de lui-même sa propre cohérence et sa propre validité, il n’a plus été possible de parler même à propos des malades de « conscience morbide », même à propos des sociétés abandonnées par l’histoire de « mentalités primitives », même à propos des récits absurdes, des légendes apparemment sans cohérence, de « discours insignifiants.

Foucault, 1992, p. 371-372

Cet événement dans l’ordre du savoir aurait rendu possible une pluralisation du champ des sciences humaines qui « a cessé du coup d’être scindé selon une dichotomie de valeurs » (Foucault, 1992, p. 374-375). Dans ces conditions épistémiques, tout phénomène peut être pensé dans l’ordre du système, de la règle et de la norme. Ce qui était hors de la norme ou écarté de celle-ci à un degré quelconque peut désormais recevoir « de lui-même sa propre cohérence et sa propre validité ». C’est dans la même optique, me semble-t-il, que Canguilhem oppose anormalité à anomalie. Anomalie vient du grec anomalia qui signifie « inégalité, aspérité ». Omalos désigne en grec ce qui est uni, égal, lisse, alors que an-omalos désigne ce qui est rugueux, irrégulier, inégal. S’il est vrai que le mot anomalie désigne un fait ou même un état, il s’agit en principe d’un terme descriptif, alors que le mot anormal implique nécessairement la référence à une valeur, à une commune mesure, ou encore, au fonctionnement d’un ordre normatif.

Étymologiquement, le mot norme désigne l’équerre, ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, ce qui se tient dans un juste milieu. Toutefois, deux sens différents ont dérivé de cette racine : d’une part, est normal « ce qui est tel qu’il doit être » et, d’autre part, est normal « ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d’un caractère mesurable » (Canguilhem, 1950, p. 76-77). On ne pourrait, par conséquent, caractériser quoi que ce soit comme anormal sans référence à la norme, que celle-ci soit conçue comme équerre ou comme moyenne. Au cours du xixe siècle, c’est le sens de moyenne qui prime celui d’équerre lorsqu’il s’agit de norme, de normalisation et d’anormalité. François Ewald affirme que

la norme désigne toujours une mesure servant à apprécier ce qui est conforme à la règle, mais celle-ci n’est plus liée à l’idée de rectitude : sa référence n’est plus l’équerre mais la moyenne et la norme prend sa valeur du jeu des oppositions du normal et de l’anormal ou du normal et du pathologique[24].

Dans ce jeu d’oppositions, qui se nourrit insatiablement de différences de degré et de nature, il n’y a rien qui renvoie à la discontinuité radicale puisque l’anormal est en quelque sorte dans la norme. De ce fait, la norme n’est pas seulement un mécanisme d’exclusion, mais également un mécanisme de communication, car « la norme, c’est précisément ce par quoi et ce à travers quoi la société communique avec elle-même » (Ewald, 1992, p. 206). L’univers de la norme en tant que moyenne n’a donc pas de dehors. Tout ce qui voudrait l’excéder peut être récupéré et intégré en termes de différences de quantités et d’écarts. La norme crée en quelque sorte un langage commun qui rend traductibles les phénomènes les plus divers les uns dans les autres, sans faire appel à des distinctions de nature. Pas moyen d’y échapper, tous les phénomènes se trouvent soit en dessous, soit en dessus de la moyenne, mais inéluctablement référés à la moyenne. Ewald considère que cette « forme de la commune mesure » produite par un mécanisme d’autoréférence au « soi du groupe » fait partie d’un processus général à partir duquel le groupe s’institue comme société, définit ses codes et les instruments de sa régulation. Canguilhem, quant à lui, souligne que « c’est l’infraction qui lui donne [à la règle] l’occasion d’être règle en faisant règle. En ce sens, l’infraction est non l’origine de la règle, mais l’origine de la régulation. Dans l’ordre normatif, le commencement, c’est l’infraction » (Canguilhem, 1950, p. 179). Et c’est précisément ce que Canguilhem appelle l’ordre normatif qui s’évertue à repérer, identifier et classer les phénomènes les plus divers par rapport à la « commune mesure », dans le but d’établir une « distance » (mesurable) avec celle-ci, de les définir (toujours de manière relative) et, éventuellement, en fonction de ces repères (écarts normatifs), les ramener à la norme, les gérer, ou encore dans certaines conditions historiques, leur faire une place dans l’univers des phénomènes normaux.

Autrement dit, le bouleversement épistémique postulé par Foucault dans Les mots et les choses concernant la possibilité de recevoir « de lui-même sa propre validité » ne signifie nullement qu’on se soit affranchi de la référence à la norme. Les interventions sociales continuent à chercher un semblant de légitimation dans la mesure (statistique, psychométrique, etc.) des écarts normatifs à l’heure de mettre en oeuvre des « pratiques divisantes ». Toutefois, et c’est ce que Foucault montre clairement, c’est la validité de ce qui est anormal qui est devenue radicalement problématique. Rappelons, à titre d’illustration, la problématisation au début des années 1970 de la validité du statut pathologique de l’homosexualité en psychiatrie. Comment justifier le fait de répertorier l’homosexualité parmi les maladies psychiatriques si de nombreux homosexuels ne souffrent pas en raison de leur orientation sexuelle, ne portent préjudice à personne, sont socialement performants, voire heureux ? L’Association psychiatrique américaine a dû recourir au vote de ses membres pour « déclasser » l’homosexualité lors de la préparation du DSM-III paru en 1980, faute de critères convaincants pour étayer sa validité pathologique[25]. Presque toutes les catégories psychiatriques posent aujourd’hui de sérieux problèmes de validité, au sens d’établir la nature du pathologique. Même la définition de « trouble mental » est fort problématique. En effet, les auteurs du DSM-IV-TR (2003) font état ouvertement de l’impossibilité de parvenir à une définition de trouble mental « opérationnelle et cohérente qui s’appliquerait à toutes les situations[26]  ». Ils rappellent que les critères qui ont été et sont utilisés pour le définir sont : souffrance, mauvaise capacité de contrôle de soi, désavantage, handicap, rigidité, irrationalité, modèle syndromique, étiologie et déviation statistique. Ce dernier critère renferme une promesse d’ajustement perpétuelle du continent des troubles mentaux et, partant, des contours entre le normal et le pathologique, en fonction de la variation normative (moyenne statistique). Mais, également, l’aveu du fait qu’il n’est possible de justifier la validité pathologique de certains comportement inadaptés que par rapport à la référence à la norme, voire à l’arbitraire culturel.

Normaliser est imposer une exigence à une existence, dont la dissemblance (anomalie ou anormalité) s’offre, du point de vue de l’exigence, comme « un indéterminé hostile plus encore qu’étranger » (Canguilhem, 1950, p. 177). Pourquoi hostile plutôt qu’étranger ? Ces « indéterminés », qu’on pourrait appeler phénomènes non conformes, n’ont évidement pas tous le même statut. En effet, certains phénomènes non conformes (hostiles) attirent sur eux, outre l’intérêt scientifique pour les comprendre, une volonté d’intervention sur ce quelque chose « à régler », sur cette individualité effectivement ou potentiellement nuisible, tandis que d’autres phénomènes non conformes (étrangers, voire étranges) suscitent seulement la curiosité par leur sous-représentation statistique[27].

La définition (plutôt que l’identification) des problèmes sociaux (et des phénomènes qui y sont reliés) constitue une composante permanente du débat (et de la lutte) politique et social à l’intérieur duquel des partis politiques, des mouvements sociaux, des groupes de pression, des individus particuliers, etc., s’impliquent et s’affrontent dans le but d’établir la portée, la hiérarchie et surtout la manière et l’opportunité d’aborder et de résoudre (et de plus en plus de gérer) ce qui pose problème. Et ceci constitue un enjeu politique et social fondamental auquel les disciplines scientifiques (et de manière significative les sciences sociales) participent à différents degrés, qu’elles le veuillent ou non, qu’elles le sachent ou non. C’est à l’intérieur de ce débat complexe, et non dans un cadre épistémologiquement aseptisé, que l’on parvient à définir clairement l’hostilité de l’étrangeté. Ainsi, certains phénomènes non conformes apparaissent comme une menace — réelle ou imaginaire — pour un certain ordre social à une époque donnée, alors que d’autres phénomènes non conformes apparaissent tout simplement comme des extravagances, exceptions ou bizarreries, qui suscitent la curiosité plutôt que l’inquiétude.

Il y aurait ainsi deux façons de définir l’Autre problématique autour duquel prennent forme les problèmes de société : ou bien il est défini par rapport au Même, ou bien il est défini par rapport à soi-même. Dans le premier cas, l’Autre est conçu en termes d’anormalité, ou dans sa version plus actuelle en termes d’adaptation, comme un écart de la norme sans transformation de nature. Dans le deuxième cas, l’Autre est conçu en termes d’anomalie, un état qui n’a pas nécessairement d’équivalent dans l’état normal, où il y aurait transformation de nature. Du côté de la régulation sociale, l’Autre problématique, anormal ou anomal peu importe, continue d’être défini par rapport au Même, car le rôle de cette dynamique de référence systématique au « soi du groupe » (Ewald) consiste soit à repérer des variations de degré (des écarts problématiques de la norme), soit à traduire les variations de nature en variations de degré (trouver l’équivalent aux « formes sans équivalent dans l’état normal ») (Lagache).

Il s’agit d’un dispositif de gestion de la différence problématique (écart ou discontinuité) qui joue un rôle essentiel en décomposant le problème général, et essentiellement politique, de la régulation des conduites en une série de nombreux problèmes techniques locaux, susceptibles d’être gérés plus efficacement par des stratégies d’intervention spécifiques. En un mot, il s’agit de cette raison impure à l’oeuvre, plus politique que la politique elle-même, qui travaille au niveau du sous-sol obscur et sans gloire de la modification concrète des comportements effectivement ou potentiellement dangereux, en danger ou dérangeants pour un ordre normatif déterminé. Toutefois, l’ordre normatif, pour utiliser l’expression de Canguilhem, s’évertue à repérer, identifier et classer (et non laminer) les phénomènes les plus divers par rapport à la commune mesure, non dans le but de les standardiser, mais plutôt de les connaître, les définir, les gérer, voire éventuellement leur faire une place dans cet ordre (tel le cas de figure de l’homosexualité). C’est-à-dire en redéfinissant en même temps le Même, toujours ouvert, parfois malgré lui, à l’Autre.

S’il y a des rapprochements à faire entre l’opposition anormalité-anomalie et l’opposition assujettissement-subjectivation, ils se situent sans doute sur le plan de la retraduction politique de techniques d’assujettissement institutionnalisées par la science, la tradition et la culture, telle qu’elle s’exprime dans la résistance plus ou moins spontanée (symptômes, souffrance, passage à l’acte, etc.) (Otero, 2006), la lutte sociale organisée, voire la recherche scientifique visant l’éclaircissement du statut des comportements définis comme problématiques.

Conclusion

La distinction entre certaines formes de déviance, de pauvreté extrême, de désaffiliation sociale, de criminalité et de folie n’est souvent pas facile à établir de manière nette et précise parce que, malgré leurs spécificités, elles sont étroitement nouées, au moins en ce sens : elles dessinent l’un des aspects de l’envers de la normativité sociale qui a cours. Elles nous signalent, pour ainsi dire, la norme « en creux » ou, plus précisément, l’un des aspects du fonctionnement concret d’un ordre normatif par le biais de sa mise en cause volontaire ou non. De ce fait, diverses formes d’intervention sociale, positives ou négatives, leur sont destinées : encadrement social, thérapeutique, répression, prise en charge, différentes formes d’aide, modalités de défense de droits de certains groupes, luttes et revendications en leur nom, etc. Si l’on vit en société, et l’on ne peut pas vivre autrement, on n’échappe pas à cette référence à la normativité, non pas forcément pour s’y plier, pour la contester ou pour chercher à l’abolir, mais le plus souvent pour prendre position (et en même temps distance) à son égard, tout en établissant forcément un langage commun avec les autres.

Ce langage commun, cette grammaire normative, constitue la chair du social. Et c’est à partir de cette chair (et non pas à partir d’une quelconque extériorité, transcendance ou essence humaine) que l’on constitue des identités alternatives (dans l’inconfort, la souffrance, la résistance, l’appropriation positive, la revendication et la lutte sociale organisée) ou que l’on régule des comportements dangereux, en danger ou dérangeants. Le matérialisme de Michel Foucault est avant tout une prise de position épistémologique par rapport à la « consistance du social[28]  » à partir de laquelle les économies solidaires assujettissement/subjectivation et anormalité/anomalie peuvent être pensées sociologiquement. La « prise de corps » (Laé, 2006) est avant tout une prise normative, un travail de fond, quotidien, discret, obscur et sans gloire sur la chair du social. C’est dans la critique historique de cette raison impure qu’on peut trouver l’essentiel de la sociologie de Michel Foucault.