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Traduction : Suzanne Mineau

La déclaration d’Alexis de Tocqueville selon laquelle la religion améliorerait la vie des citoyens américains est demeurée célèbre. Tocqueville prévoyait que la religion rendrait chacun plus attentif envers ses concitoyens et tempérerait les passions qui provoquent des comportements incivils. Les sociologues et les politologues américains ont redécouvert les écrits de Tocqueville au moment même où l’on apprenait que le nombre d’adhésions aux associations civiles ne cesse de chuter depuis trente ans (Putnam, 2000). Beaucoup répètent le dithyrambe de Tocqueville au sujet de la religion. Pourtant, quel rôle joue-t-elle aujourd’hui dans la vie des citoyens ? Circule-t-elle encore dans les associations locales, et de quelle façon ?

Les sociologues comme les citoyens avancent souvent une hypothèse qui peut sembler évidente à première vue, à savoir que la religion influe sur la société civile au moyen du discours religieux. On présume souvent que la religion intervient dans la vie publique lorsque des individus citent Dieu et utilisent des arguments religieux pour défendre leurs opinions. Dans les écrits des universitaires et les propos des citoyens, on sent une inquiétude au sujet des effets du discours religieux sur les conversations publiques. Certains se demandent si les États-Unis sont plongés dans « des guerres culturelles » entre, d’une part, des progressistes religieux ou séculiers et, d’autre part, des traditionalistes religieux (Hunter, 1994, 1991 ; DiMaggio et al., 1996 ; Rhys Williams, 1997). Les propagandistes professionnels et les leaders des mouvements sociaux des deux camps se livrent à des débats enflammés sur le droit à l’avortement, le mariage gai et les autres enjeux moraux qui prédominent depuis plusieurs élections présidentielles. C’est à cause de cette polarisation des débats que des libertaires civils et des théoriciens libéraux affirment qu’il serait préférable que le discours religieux demeure à l’extérieur de l’espace public. Ils croient que la religion rend la vie publique irrationnelle, qu’elle ne constitue pas une base solide de la raison d’État.

Dans le camp adverse, nombre de théologiens et de spécialistes des sciences sociales et politiques — Theda Skocpol, Robert Putnam, Mary Jo Bane, Brent Coffin, Ronald Thiemann, Robert Bellah et bien d’autres — soutiennent que des groupes locaux ayant des assises religieuses peuvent éventuellement renforcer les liens sociaux dans la société en général[1]. Aucun d’eux ne prône la transformation des États-Unis en « nation chrétienne ». Étant donné la culture et l’histoire du pays, soutiennent-ils, il existe des traditions religieuses largement partagées qui pourraient contribuer à la création de liens sociaux. Dans un commentaire bien connu sur la religion dans la vie américaine (1984), l’observateur social Richard John Neuhaus, a été jusqu’à affirmer qu’une place publique sans religion serait « dénudée ». Inquiet du caractère des forums de discussions publiques aux États-Unis, du caractère de l’espace public, Neuhaus a soutenu qu’une place publique dénudée provoque l’aliénation de beaucoup d’Américains, qui sont enclins à penser en fonction de catégories de croyances religieuses et qui, souvent, ne font pas une distinction nette entre les sphères d’action morale et politique. Selon ce point de vue, pour beaucoup d’Américains, un espace public qui rejette les déclarations de croyances religieuses est inauthentique, inadéquat ou encore irrationnel (voir aussi Bellah et al., 1991).

Autant les sceptiques que les partisans de la religion dans l’espace public décrivent une place publique où des citoyens viennent défendre leur position armés de motifs religieux ou antireligieux. Ils supposent que la religion influe sur la vie civile en fournissant aux Américains des motifs qui leur servent à justifier leurs arguments et leurs opinions. Cependant, est-ce de cette façon que fonctionne la religion dans les associations volontaires locales, sur ce que j’appelle la « place publique » locale ?

La question a son importance, en partie à cause du rôle que jouent les associations locales dans les théories sociales et politiques ainsi que dans la vie américaine. Beaucoup de spécialistes des sciences sociales s’intéressent aux associations locales, même si relativement peu d’entre eux les ont observées de près[2]. Ils se contentent d’affirmer que ces groupes constituent des endroits où les individus apprennent à discuter d’enjeux publics ainsi qu’à se préoccuper d’autrui et du monde en général, bref, à devenir des citoyens et des membres de la société[3]. Les associations volontaires américaines peuvent prendre des formes fort différentes et certaines sont très répandues alors que d’autres sont moins courantes. Il y a une cinquantaine d’années, beaucoup représentaient des sections locales de fédérations nationales. Les individus adhéraient à une section locale, créée par d’autres volontaires non rémunérés, et ils se considéraient au service d’un lieu dans son ensemble ou parfois d’un groupe religieux ou ethnique à l’intérieur de ce lieu. Ils adhéraient à des groupes comme les clubs Elks ou Moose, les ligues féminines, les associations d’électeurs ou les sections B’nai Brith qui existent toujours aujourd’hui. De plus en plus, les associations volontaires de la société civile sont gérées de façon professionnelle ; elles sont hautement spécialisées et vaguement reliées à de grands réseaux ou à diverses coalitions plutôt éphémères. Leurs membres considèrent qu’ils poursuivent certains objectifs ou leur propre programme social avec d’autres membres qui partagent leurs vues. Citons à titre d’exemples Grey Panthers, Mothers Against Drunk Driving, les collectifs féministes axés sur la santé, Greenpeace ainsi que le Gay Task Force[4]. Quelle que soit la forme que prennent ces associations, les sociologues les considèrent comme des générateurs, créant selon les mots de Tocqueville « les idées et les sentiments » qui poussent les citoyens à se parler et à travailler ensemble. Ce n’est pas surestimer la valeur sociale des associations civiles par rapport aux associations politiques que de dire qu’il vaut la peine de les étudier comme des lieux où les individus sont susceptibles de cultiver diverses définitions de la citoyenneté ainsi que des aptitudes à agir en fonction de ces définitions.

La question que j’ai posée est importante, non seulement parce que les associations volontaires sont importantes, mais aussi parce que nous avons besoin de mieux comprendre la place de la religion dans la vie sociale et politique moderne. Des études universitaires et des bulletins quotidiens de nouvelles viennent réfuter de façon péremptoire le récit moderniste de la sécularisation qui a dominé jusqu’à tout récemment en sociologie et qui veut que la religion aux États-Unis soit largement privatisée (Luckmann, 1967 ; Parsons, 1967 ; Casanova, 1994). Même un intellectuel moderniste comme Jürgen Habermas considère les États-Unis comme une société « post-séculière » (2005). La religion occupe depuis longtemps une place prédominante dans la sphère civile américaine. Elle est bien visible sur la place publique et n’a jamais été vraiment « privée », même si les sociologues qui ont adopté les modèles de changement social de Parsons ont cru le contraire. Il n’est pas nécessaire d’être un défenseur de la religion ou un néoconservateur pour se demander ce que le citoyen ordinaire fait du langage religieux dans l’arène civile locale qui est susceptible d’accueillir des discussions publiques et qui construit des solidarités entre des groupes différents. Une attitude sociologique réaliste et objective exige une réponse, comme le laisse entendre ce commentaire récent :

Si erronés que soient certains appels contemporains en faveur d’une version étriquée de l’idéal religieux, personne n’a encore rien trouvé pour remplacer l’énergie démocratique libérée au cours de l’histoire américaine par la grande tradition de l’associationnisme inspiré par la Bible.

2000, p. 47

L’auteur de cette citation n’est ni un néoconservateur ni un théologien, mais la sociologue Theda Skocpol. À l’aube d’un nouveau millénaire, cependant, les spécialistes des sciences sociales ne comprennent pas encore très bien les liens entre les idéaux religieux et l’énergie démocratique des citoyens engagés[5]. Il s’agit là d’un problème particulièrement urgent étant donné la croyance populaire voulant que la religion (conservatrice) ait influé sur l’élection présidentielle et ait fracturé les États-Unis entre des États socialement conservateurs « rouges » et des États socialement libéraux « bleus ». Nous ne devrions pas présumer que la religion a dans la vie civile locale l’effet que les experts et les sondeurs pensent qu’elle a dans la vie politique médiatisée.

Le présent article examine de quelle façon le langage religieux circule aux États-Unis, dans les associations volontaires locales, à l’aide de deux exemples ethnographiques de groupes religieux au service de leur communauté. J’avance l’hypothèse que les chercheurs qui assimilent la religion dans l’espace public à des discussions religieuses sur des enjeux sociaux laissent de côté d’importants facteurs qui font que le discours religieux influence le public ou demeure non pertinent. Des membres de groupes civils locaux ayant des assises religieuses partageaient des idées claires sur ce que signifie être un croyant, sans aucun rapport avec leurs convictions religieuses au sujet du monde. Dans les deux cas qui seront décrits, des notions communes d’identité religieuse imposaient des limites ou même le bâillon aux discussions religieuses. Dans ces groupes, et peut-être dans d’autres groupes de la sphère civile américaine, un « bon » croyant n’était pas quelqu’un qui avançait des raisons religieuses complexes pour justifier son opinion sur des enjeux sociaux.

Situation aux É.-U. : désinstitutionnalisation de la religion dans l’état, opportunités de la religion dans la société civile

Il y a de bonnes raisons de croire qu’aux États-Unis, les discussions religieuses sont généralisées et courantes sur les places publiques locales. Tout d’abord, étant donné les nombreux groupes de citoyens parrainés par des Églises et l’ampleur de leurs activités, il est raisonnable de penser qu’il y a probablement beaucoup de lieux où le simple citoyen discute en termes religieux des enjeux sociaux. Depuis l’époque coloniale, les groupes de bénévolat et de revendication ayant des assises religieuses ont toujours été des joueurs prédominants dans la vie collective américaine (Skocpol, 2000 ; Thiemann et al., 2000). Presque la moitié des membres des associations sont reliés à une Église et la moitié du bénévolat américain se fait dans un contexte religieux[6]. Les organisations religieuses sont riches et généralement à l’origine des réseaux sociaux qui alimentent le militantisme volontaire et social[7]. Les églises et les synagogues passent pour les lieux les plus nombreux et les plus égalitaires de l’engagement citoyen (Warner, 1999, p. 238, tiré d’Ammerman, 1997). Ce sont des lieux où même des individus de statut très modeste peuvent acquérir diverses aptitudes, comme organiser une réunion, débattre d’enjeux publics ou recruter des membres pour le groupe. À noter surtout que des obligations religieuses amènent beaucoup d’Américains à s’engager comme citoyens à l’extérieur, et non uniquement à l’intérieur de leur congrégation religieuse[8].

Lorsqu’on recense les associations bénévoles sur la place publique locale aux États-Unis, les congrégations des Églises, isolées ou en réseaux, ne peuvent passer inaperçues ; elles fournissent un toit aux sans-abri, aux adolescents fugueurs, aux femmes battues et à leurs enfants ; elles servent des repas chauds aux affamés, elles distribuent des vêtements et viennent au secours des victimes de catastrophes naturelles. Elles agissent aussi en tant que groupes de revendication en faveur de logements à prix modique, de l’amélioration des quartiers, de la protection de l’environnement, des possibilités d’éducation ou des droits des gais et lesbiennes[9]. On peut raisonnablement s’attendre à ce que les membres de ces réseaux et de ces alliances civiles discutent assez fréquemment des enjeux sociaux en des termes religieux.

Par contre, ceux qui s’attendent à ce que la religion soit de plus en plus privatisée (Luckmann, 1967 ; Parsons, 1967), selon la thèse classique de la sécularisation qui a façonné jusqu’à tout récemment une grande partie de notre imaginaire sociologique en matière de religion, ne doivent pas s’attendre à entendre beaucoup parler de Dieu sur la place publique. Toutefois, d’autres perspectives sont venues récemment modifier radicalement ces attentes. Mark Chaves (1994) et Christian Smith (2003), théoriciens de la néosécularisation, ont souligné que la sécularisation représente un processus variable et contestable, non une évolution universelle. Certains individus ou groupes de la société moderne peuvent conserver de forts penchants religieux, même lorsque l’autorité des institutions religieuses diminue dans la société en général par rapport à celle d’autres institutions. Des discussions religieuses publiques peuvent faire rage dans certaines milieux sociaux où l’on accorde relativement peu de pouvoir aux autorités religieuses.

Dans sa tentative pour réfuter la vieille théorie de la sécularisation, la thèse de « l’économie religieuse » va encore plus loin pour expliquer le changement religieux, même si elle ne fait que mettre en lumière un simple fait institutionnel que les théoriciens de la sécularisation trouveraient également significatif : la Constitution américaine a désinstitutionnalisé la religion, la libérant de presque toutes les formes de parrainage ou de contrôle étatique. Dès les premières décennies du dix-neuvième siècle, les États américains qui avait déjà eu une religion d’État officielle avaient tous rompu cette affiliation officielle. Selon ce point de vue, il est résulté de cette situation « un marché libre » des affiliations religieuses qui n’était pas entravé par des politiques étatiques restrictives (Finke et Stark, 1992 ; Warner, 1993). Christian Smith explique la logique de cette thèse en comparant une religion d’État à un monopole dans le monde commercial. Les monopoles tempèrent l’intérêt envers le produit, envers la religion dans ce cas-ci, parce qu’en l’absence de concurrence et de stimulation de la demande, les consommateurs se désintéressent du produit. Dans le cas qui nous occupe, les « consommateurs » sont les fidèles, les « producteurs » sont le clergé et la dénomination religieuse qui offrent le produit. Les producteurs se font concurrence pour offrir à des consommateurs potentiels l’emballage le plus attrayant : musique rock pendant le service du dimanche, sermons « appropriés », service de garde des enfants.

À l’instar des défenseurs de la théorie de la néosécularisation, les tenants de la thèse de l’économie religieuse refusent de supposer que la religion doive se retirer de la vie moderne à l’extérieur de l’État. Rejetant les hypothèses de rationalité dans la vieille théorie de la sécularisation (et dans certaines formes élitistes du sens commun), ils affirment plutôt qu’il n’y a aucune raison de supposer que les individus ou les groupes ne sont pas religieux. Si des « producteurs » décidés utilisent les bons moyens de séduction, des individus modernes peuvent très bien s’affilier à des groupes religieux et s’exprimer en termes religieux.

Quels que soient les avantages d’utiliser des métaphores économiques ou de conserver le vocabulaire de la « sécularisation », il existe de bonnes raisons sociologiques de penser que si le discours religieux ne circule pas dans les sphères contrôlées par l’État, il circule dans la société civile. Cela peut être aussi vrai dans les alliances de citoyens ayant des assises religieuses que dans les églises, mosquées et synagogues elles-mêmes. Il se peut très bien qu’il existe dans la société civile des limites aux discussions religieuses que les modèles économiques ne peuvent pas saisir. Ces limites seront d’ordre culturel ; ce seront peut-être des questions d’attente institutionnalisée, mais elles ne seront pas dictées par une loi ou une politique gouvernementale.

Étude de groupes volontaires religieux dans une ville du Midwest

Relevé des discours religieux dans deux groupes locaux

J’ai découvert ces limites culturelles en effectuant des recherches pour un livre sur des associations volontaires ayant des assises religieuses (Lichterman, 2005). Pendant plus de trois ans, j’ai observé, à titre de participant, neuf groupes axés sur des services ou des projets collectifs et ayant des assises religieuses à Lakeburg, une ville moyenne du Midwest. J’ai commencé mon étude au moment où entrait en vigueur, en 1996, une réforme des mesures d’aide sociale décrite ci-dessous. Le présent article se concentrera sur deux groupes seulement. L’un d’eux, le Justice Task Force, avait mis au point un atelier de discussions critiques et éducatives sur les mesures de la réforme et avait demandé aux églises de Lakeburg de recevoir le groupe le dimanche, avant ou après leur service hebdomadaire. L’autre groupe, que j’ai appelé Adopt-a-Family, était formé de volontaires pratiquants et relié à un réseau assez lâche d’autres groupes religieux. Chaque groupe affilié au programme Adopt-a-Family s’engageait à nouer des relations d’entraide avec une famille anciennement bénéficiaire de l’aide sociale, au moment où le soutien de famille faisait la transition entre l’aide sociale et le monde du travail.

J’ai choisi ces deux groupes, ainsi que d’autres groupes et projets, dans le cadre d’une étude élargie, parce qu’ils constituaient de bons exemples d’associations volontaires civiles et qu’ils représentaient une variété d’opinions au sein de la majorité religieuse protestante américaine. Le groupe était rattaché à une association d’Églises protestantes ayant une théologie libérale, qui avait mis sur pied à Lakeburg des services sociaux et des programmes éducatifs et pris la défense de la population à faibles revenus. Le programme Adopt-a-Family était relié à un réseau d’Églises protestantes évangéliques ayant une théologie conservatrice, qui avait lancé à Lakeburg différents projets pour diffuser le message évangélique. On conseillait aux membres des groupes de ce programme d’éviter de faire du prosélytisme auprès des familles « adoptées ». Au cours de mon étude, j’ai entendu des membres affirmer que leur objectif n’était pas d’inciter les gens à « entrer dans le royaume de Dieu », mais de se montrer des serviteurs compatissants ou des « voisins » attentifs des familles dont ils s’occupaient.

Même si les groupes religieux axés sur des services à la collectivité occupaient depuis longtemps une position centrale sur la place publique locale, la réforme des politiques d’aide sociale de 1996 a accru leur importance dans l’espace public. Une disposition de la réforme au sujet du « choix caritatif » obligeait les autorités à prendre en compte les groupes ayant des assises religieuses lorsqu’elles devaient confier des services sociaux à des contractuels à l’extérieur des services gouvernementaux. Cette disposition était supposée inciter les groupes religieux à soumissionner pour de tels contrats[10]. Certains discours politiques au sujet de la réforme de l’aide sociale et du « choix caritatif » s’inspiraient d’une idée fort ancienne, voulant que la foi religieuse favorise des liens sociaux solides aux États-Unis[11]. Cette idée n’est pas l’apanage d’une formation politique particulière. Lors de la course à la présidence de 2001, des candidats des deux grands partis politiques ont fait valoir le rôle important que joueraient les groupes reliés aux Églises locales dans le grand contrat social signé avec un gouvernement fédéral réduit.

En tant qu’ethnographe, j’ai écouté attentivement la façon dont les membres de chaque groupe discutaient des enjeux publics. J’ai parcouru mes notes prises sur le terrain pour retrouver des exemples de discours religieux. Au cours de quelles conversations les membres ont-ils utilisé, le cas échéant, des arguments religieux à l’appui de leurs opinions ? Tout ce que j’avais entendu et enregistré pouvait se révéler intéressant, puisqu’il y avait à cette époque peu d’études qui décrivaient avec précision les conversations ordinaires au sein d’associations volontaires religieuses[12]. Dans les cas présentés ci-dessous, je me concentre exclusivement sur les conversations que j’ai entendues au sujet de la pauvreté ou de la politique d’aide sociale. Je veux souligner ce qui a été ignoré par les sociologues, qu’ils soient des sceptiques ou des défenseurs de la religion sur la place publique. Dans le débat sociologique, il est important de comprendre l’existence de limites, particulièrement aujourd’hui, au moment où le contrat social américain est réécrit en laissant une grande place aux groupes religieux.

Principal argument : la rareté étonnante de discours religieux

Des défenseurs du discours religieux sur la place publique, comme R.J. Neuhaus ou Robert Bellah, ont affirmé que si les discussions religieuses en public sont peu convaincantes ou quasi absentes, c’est parce que les Américains croyants pensent que la place publique doit être neutre par respect pour toutes les religions ou parce que beaucoup d’entre eux sont incapables aujourd’hui d’exposer leurs raisonnements en des termes religieux cohérents. De plus, selon le critique social Stephen Carten (1993), les grandes institutions publiques (la justice et l’enseignement, par exemple) stigmatisent le discours religieux. D’autres soutiennent que même si elle pouvait contribuer à de bons dialogues publics sur les enjeux sociaux, la religion divise actuellement la place publique parce que les défenseurs et les adversaires de la religion traditionnelle ont des visions du monde fondamentalement opposées. Dans un tel contexte, l’arène politique se remplit de porte-parole professionnels qui tentent de marquer des points au profit des intérêts de leurs propres groupes, notamment sur des questions sociales ou morales controversées. Ils prononcent des diatribes enflammées, religieuses ou antireligieuses, contre leurs opposants au lieu de les inviter à un dialogue courtois sur les priorités morales (Hunter, 1994, 1991).

Ces points de vue laissent tous supposer que pour comprendre la religion sur la place publique, il suffit d’observer comment différentes croyances ou différents discours coexistent ou se font la lutte. Ils laissent supposer que peu de discussions religieuses transpirent dans la vie publique américaine parce que les croyances et les discours religieux sont stigmatisés ou bâillonnés par une force extérieure. Dans cette optique, les croyants discutent, ou devraient discuter, en utilisant des arguments religieux, et s’ils ne le font pas, c’est parce qu’une chose en dehors de la religion les retient ou les en empêche. Ma recherche sur le terrain à Lakeburg laisse voir, toutefois, que les sociologues ont accordé dans leurs débats trop d’importance aux croyances et aux discours dans l’abstrait et négligé de les analyser dans le contexte de la vie civile quotidienne des groupes. Ils ont fait l’erreur de traiter la vie civile américaine de la même façon que l’on pourrait traiter la vie politique médiatisée.

Une analyse ethnographique de la situation à Lakeburg me laisse voir, tout d’abord, que l’importance accordée aux discussions religieuses sur les enjeux sociaux ne correspond pas au type de conversations au sein des groupes civils religieux de la ville. Des discussions faisant appel à des arguments religieux peuvent avoir beaucoup moins d’importance aux yeux de croyants impliqués dans la vie civile locale que certains universitaires ou critiques sociaux le croient ou l’espèrent. En deuxième lieu, j’ai entendu des groupes religieux imposer leurs propres limites au discours religieux par des moyens détournés que nous ne pouvons saisir à partir des arguments exprimés habituellement dans les débats sur la religion publique. Pour emprunter les mots de Neuhaus, nous pourrions dire que les membres des groupes religieux se sont mis d’accord pour créer une place publique religieuse locale qui soit dénudée. Ils ont limité de leur propre chef la circulation du discours religieux. Ce n’est pas simplement parce qu’ils ont été forcés par des institutions extérieures de supprimer les arguments religieux, ni parce qu’ils se sont révélés incapables de tenir un discours religieux, ni non plus parce qu’ils ont adopté une idéologie de « neutralité » qui les empêche d’exprimer leurs croyances.

Tandis que les analyses et les critiques de la religion en public se sont concentrées sur des discours religieux explicites, mon étude a montré que certains aspects implicites de la culture religieuse contribuent énormément à nous faire comprendre comment circule le discours religieux. Les deux groupes décrits dans cet article se sont livrés à peu de discussions religieuses parce qu’à leurs yeux, la personne religieuse idéale sur la place publique ne se livre pas à de longues discussions religieuses sur les enjeux publics. Ce n’est pas la façon dont elle doit agir en public. Ceux qui ont l’air d’agir ainsi ne représentent pas le chrétien idéal. En fait, chacun des groupes que je décrirai se prononçait implicitement contre ceux qui discutaient beaucoup en termes religieux.

Bref, la notion d’identité religieuse qu’avaient les membres de ces groupes les empêchait de vouloir discuter en profondeur de leurs croyances religieuses, même à l’intérieur de leur propre groupe. Les données des recherches sociologiques soulignent soit les dangers, soit les avantages de faire entendre des voix religieuses dans un forum de discussions. Les personnes que j’ai étudiées auraient sans doute refusé de participer à un tel forum si elles l’avaient pu, non parce qu’elles s’étaient engagées à demeurer neutres du point de vue religieux, mais parce que leur façon d’être religieuses en public n’englobait pas de longs discours sur Dieu.

Exemples

Cas 1 : le groupe Adopt-a-Family

Le programme Adopt-a-Family regroupait un réseau assez lâche de huit Églises, protestantes évangéliques pour la plupart. Chaque Église commanditait un groupe volontaire de six à dix paroissiens, en majorité des blancs de la classe moyenne, qui était jumelé à une famille bénéficiant auparavant de l’aide sociale par une agence de services sociaux du comté. La plupart des familles étaient afro-américaines et vivaient dans un quartier accessible en voiture en quinze à vingt minutes. Les groupes des Églises se présentaient comme des groupes d’aide matérielle et morale de familles dont le soutien était à la recherche d’un travail rémunéré à cause des durées limitées imposées récemment par l’État aux allocations d’aide sociale. Les membres des groupes « aidaient » de toutes sortes de façons : ils accompagnaient les mères chez le médecin et chez les travailleurs sociaux, faisaient des courses dans des magasins d’occasion, négociaient un service téléphonique, aidaient les fils aînés à obtenir leur permis de conduire, organisaient des pique-niques familiaux pendant l’été. J’ai suivi deux de ces groupes, l’un d’eux de très près avant qu’il ne soit dissous au bout de sept mois ; les exemples donnés dans cette section proviennent de ce dernier groupe. Pendant ces sept mois, c’est à peine s’il y a eu trois occasions où j’ai entendu les membres discuter ou sembler vouloir discuter des politiques d’aide sociale d’un point de vue religieux.

L’une de ces occasions a coïncidé avec une séance d’orientation. Pendant cette réunion de trois heures, les bénévoles d’un nouveau groupe religieux devaient apprendre à établir des relations avec les membres des familles « adoptées », à les diriger au besoin vers différents services, à trouver des ressources d’urgence si les familles manquaient d’argent avant la fin du mois. Des professionnels, qui représentaient les services familiaux et les services d’habitation du comté, le secours catholique et un centre chrétien de counseling, étaient présents pour enseigner aux bénévoles certaines techniques de base ; plusieurs de ces professionnels ont fait connaître ouvertement leur appartenance à l’Église protestante évangélique. Le codirecteur a déclaré que les bénévoles apprendraient à aider les autres comme le ferait le Christ, à servir Dieu en servant les autres. Ils ne devaient pas faire de prosélytisme. Comme le dirait plus tard un membre d’une des Églises : « nous étions là pour aider et non pour inciter les gens à entrer dans le Royaume ». Potentiellement, il s’agissait d’un lieu où chacun pouvait adopter une position chrétienne face aux nouvelles politiques d’aide sociale. Le programme Adopt-a-Family n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu cette réforme de l’aide sociale. Pourtant, on parla peu de la pauvreté ou de la réforme. Pendant la séance d’orientation, on incita au contraire les bénévoles à ne pas trop s’impliquer dans le système. Le représentant des services d’habitation demanda aux bénévoles combien d’entre eux savaient si les nouvelles mesures d’aide sociale étaient entrées ou non en vigueur. Certains croyaient qu’elles l’étaient et d’autres, qu’elles de l’étaient pas. « Vous voyez, leur a-t-il répondu, on ne sait pas vraiment. C’est très compliqué. Je suis mêlé moi aussi. Cela montre à quel point il est compliqué de faire partie du système. Moi-même, je ne comprends pas tout. » Loin d’encourager les membres du groupe à discuter des politiques qui avaient donné naissance au programme Adopt-a-Family, il affirmait qu’il y avait « trop de subtilités » et laissait entendre qu’il ne valait pas la peine d’en savoir davantage sur les nouvelles politiques. La discussion s’est arrêtée là.

Voici mon deuxième exemple : lors d’une réunion des responsables des groupes religieux quelques semaines plus tard, j’ai entendu le directeur échanger quelques mots rapides et à peine audibles avec un des responsables. Le directeur disait qu’il y avait « des questions à approfondir » au sujet d’une « option terrible ». Ce mot, « terrible », m’a intrigué et, plus tard, au moment de transcrire mes notes, je me suis rendu compte que j’avais mal entendu. Dans le contexte de la discussion, le directeur avait probablement parlé non d’une option « terrible », mais d’une option « caritative »[*], nom donné à la disposition de la réforme de l’aide sociale de 1996 qui incitait les organisations religieuses à demander des subventions gouvernementales pour gérer des programmes de services sociaux. Les bénéficiaires de l’aide sociale pouvaient choisir des services sociaux gérés par une Église (« l’option caritative ») plutôt que par les organismes gouvernementaux eux-mêmes. Personne d’autre à la réunion n’a mentionné l’option caritative offerte dans les nouvelles politiques d’aide sociale. Étant donné que j’avais moi-même mal interprété ce qui avait été dit, il est probable que personne d’autre n’avait entendu parler des nouvelles politiques ; en fait, le programme ne représentait pas un forum où les participants pouvaient appliquer leurs croyances religieuses à des politiques publiques.

La troisième occasion est survenue deux mois plus tard. Un institut de recherches local a envoyé au directeur du programme Adopt-a-Family des questionnaires, soit de courts tests avec les réponses imprimées au verso. Le directeur les a transmis aux responsables des groupes religieux. Les membres du groupe que j’observais ont rempli leur questionnaire pendant une réunion. Ce test visait à corriger certaines idées fausses assez courantes. Les répondants apprenaient, par exemple, que le nombre moyen d’enfants des familles bénéficiaires de l’aide sociale était de 1,9 ; les Américains croient généralement que ces familles sont irresponsables et mettent beaucoup d’enfants au monde sans avoir les moyens de les faire vivre (voir Hays, 2003). Après avoir répondu aux questions, le groupe a lu les réponses correctes au verso.

Ce fut un exercice remarquablement silencieux pour ce groupe généralement animé. S’il se présenta jamais une occasion de discuter d’enjeux sociaux d’un point de vue religieux, ce fut bien ce jour-là. Pendant tout l’exercice, la seule petite remarque pouvant être qualifiée de religieuse que j’ai entendue fut celle d’un membre qui avait mal répondu à une question au sujet de l’allocation moyenne d’aide sociale. « Je pense, a-t-elle dit, que j’ai surestimé la compassion du gouvernement. » Une seule des dix questions a fait l’objet d’un véritable échange, au-delà des simples commentaires comme « je ne savais pas ça ». La question qui a lancé la discussion concernait les causes de la pauvreté. La principale participante dans cet échange fut une femme qui déclara avoir entendu dire à la radio qu’il n’y aurait pas de pauvreté si tous appliquaient deux principes : « Ne jamais quitter son emploi sans être assuré d’en avoir un autre, et ne pas dépenser plus d’argent que l’on en gagne. » « C’est tout ? a-t-elle demandé au groupe. Je m’attendais à quelque chose de plus profond. » Même si les membres ne manquaient pas de parler des conditions particulières de leur famille « adoptée », cet échange fut le plus long que j’ai entendu au sujet de la pauvreté et de l’aide sociale en tant qu’enjeux publics, et il ne fut alimenté par aucun discours religieux.

Pour les universitaires et les critiques sociaux, les discussions religieuses servent à mesurer l’influence de la religion sur la place publique. Pourtant, les chercheurs se rendent compte que les groupes volontaires américains ne discutent pas d’enjeux publics dans des termes choisis de citoyens, comme les tocquevilliens ou les autres théoriciens de la société civile s’y attendraient. Dans ces groupes très répandus de citoyens, les conversations politiques sont souvent considérées comme impolies, comme une menace au sentiment réconfortant d’engagement qui accompagne le « bénévolat » mais pas la politique, selon beaucoup d’Américains (voir Eliasoph, 1998 ; Wuthnow, 1991).

J’ai été frappé par l’absence de discussions religieuses sur la réforme de l’aide sociale dans un groupe reconnu comme chrétien et dont l’existence même dépendait de cette réforme. Après tout, les protestants évangéliques excellent à parler de leur foi religieuse ; ils abordaient ce sujet avec des étrangers, notamment avec le participant-observateur que j’étais, et appliquaient les enseignements de Jésus aux événements de la vie quotidienne. Les membres du groupe ont mentionné l’exemple de Jésus en planifiant ce qu’ils feraient avec leur famille « adoptée », en parlant des risques qu’ils prenaient lorsqu’ils entraient en contact avec des gens si différents d’eux. Ils débutaient et, parfois, terminaient leurs réunions par une prière. L’agence du comté de Lakeburg qui choisissait les familles désireuses de participer au programme Adopt-a-Family ne cherchait nullement à taire le caractère religieux du groupe. Les travailleurs sociaux du comté savaient que le programme était relié à un groupe chrétien, et ils s’assuraient de faire savoir aux familles ce qu’elles « choisissaient » lorsqu’elles décidaient de participer au programme. Ils avaient déclaré qu’en ces temps nouveaux, « la porte était ouverte » pour oeuvrer maintenant avec des groupes ostensiblement religieux avec lesquels ils n’auraient pas collaboré avant la réforme de l’aide sociale. On ne peut pas dire que l’État restreignait l’expression religieuse du groupe ou que ses membres étaient incapables d’appliquer les préceptes chrétiens à leur activité publique. Les membres du groupe n’ont pas accepté non plus une idéologie de neutralité religieuse comme Neuhaus aurait pu le craindre. Ils ont toujours dit que les agences gouvernementales et les groupes communautaires devaient les accepter avec leur spécificité de groupe chrétien. Ils n’étaient pas prêts à renoncer à leur identité religieuse à des fins d’ordre public. Dans ce cas, pourquoi le groupe ne constituait-il pas un vrai forum de discussions religieuses ?

Des universitaires de l’extérieur pourraient penser que les membres du groupe voulaient écrire une page d’histoire en acceptant un nouveau contrat social, mais ce n’est pas la façon dont ils voyaient les choses. Un bon chrétien était en public un « serviteur social », un individu qui touchait le coeur de chaque personne individuellement dans un monde où chaque coeur compte ; il n’était pas un personnage historique ou un polémiste. Comme je l’ai longuement expliqué dans d’autres études (Lichterman, 2005 ; Eliasoph et Lichterman, 2003), les groupes ont des façons durables de comprendre leurs identités sur la grande scène sociale. En d’autres mots, ils ont des identités sociales très fortes, et j’ai découvert que le rôle de serviteur est une de ces identités. Le rôle de serviteur implique des usages particuliers relativement à ce qui doit être dit ou non sur divers sujets. La violation de ces usages par ceux qui adoptent l’identité de serviteurs, ou toute autre identité sociale, menacerait l’unité du groupe, et toute discussion est donc exclue.

Dans le cas du programme Adopt-a-Family, la façon dont les volontaires définissaient leur identité sociale était à l’opposé de celle des agences bureaucratiques et des personnes qui discourent dans l’abstrait. Comme le disait le représentant du service d’habitation du comté, qui était lui-même un évangélique, les membres du groupe pouvaient « évaluer les besoins » des familles, mais pas comme des travailleurs sociaux, plutôt comme des serviteurs du Christ, attentifs et compatissants. Lorsque le groupe religieux que je suivais davantage a décidé de faire une collecte de vêtements pour le nouveau-né d’une famille, les membres ont dit : « Nous le faisons dans un esprit d’amitié ; il ne s’agit pas seulement d’une nouvelle forme d’aide sociale. » « Nous ne sommes pas seulement un nouveau programme gouvernemental », a ajouté un autre membre. Comme l’a affirmé le responsable du groupe : « Nous ne sommes pas des experts ; Dieu merci, nous n’avons pas besoin d’avoir toutes les réponses. » De plus, le directeur du programme critiquait ceux qui parlaient beaucoup d’enjeux sociaux en restant dans l’abstrait pendant que des individus souffraient. Le message était clair : « des gens comme nous » ne se lancent pas dans des discussions abstraites ; nous compatissons et nous aidons.

Les experts discutent et évaluent. Les serviteurs font preuve d’empathie et offrent un soutien ; ils essaient de faire pour ceux qu’ils servent ce que ferait Jésus. En tant que serviteurs de la société, les participants au programme privilégiaient le bon sens, non les discussions. Le directeur favorisait un seul type de discours en public : la prière, et il a organisé un « concert de prières » dans un centre sportif de Lakeburg. Par contre, s’exprimer en tant que personne religieuse dans un débat public sur les enjeux était, selon ses mots, une perte de temps et d’énergie.

R.J. Neuhaus a affirmé que beaucoup d’Américains ordinaires se sont éloignés de la place publique parce qu’ils devaient laisser leurs croyances religieuses de côté. Selon lui, c’était la raison pour laquelle la droite politique chrétienne semblait gagner autant de terrain au moment où il écrivait. En effet, les conservateurs chrétiens parlaient beaucoup en public de Dieu ou des valeurs chrétiennes. Les commentateurs politiques contemporains utilisent les mêmes arguments pour expliquer la défaite des candidats du parti démocrate en faveur des Républicains lors des élections nationales ; la réélection récente par une marge étroite du président George W. Bush est un autre exemple. Pourtant, les évangéliques ordinaires que j’ai étudiés ne semblaient pas impatients de brandir leurs croyances religieuses dans les discussions. La situation que j’ai décrite précédemment laisse croire que ce n’était pas parce qu’ils se sentaient engagés idéologiquement ou théologiquement dans la réforme de l’aide sociale et qu’ils craignaient d’entendre des critiques des nouvelles politiques. Au contraire, ils ne se sont guère montrés intéressés à se faire une opinion sur ces politiques. Ils aimaient sans doute voir les autres, les leaders nationaux, s’identifier en public comme des chrétiens, mais je n’ai pas senti qu’eux-mêmes auraient voulu participer à des discussions religieuses sur la place publique locale ou y entendre des voix religieuses. Pour des serviteurs sociaux, la place publique manque d’authenticité. Les vrais chrétiens sont ailleurs, ils ne sont pas en train d’écrire l’histoire. Les arguments qu’utilise Neuhaus dans sa condamnation cinglante de la vie publique ne tiennent pas compte de cette réalité sociale.

Cas 2 : le groupe Justice

Mon second exemple provient d’un autre type d’association civile qui s’est résolument dotée d’une vision politique. À la fin de 1995, un réseau assez large de cinquante Églises de Lakeburg a commencé à mettre sur pied des filets de sécurité d’urgence en réaction à la réforme annoncée de l’aide sociale. Les membres de longue date de ce réseau religieux urbain craignaient que les nouvelles mesures n’aient des conséquences désastreuses ; ils prévoyaient que beaucoup d’anciens bénéficiaires de l’aide sociale se retrouveraient sans nourriture et sans logement et ils se sentaient tenus d’agir. Certains d’entre eux ont formé un groupe spécial, le Justice Task Force, une sorte de groupe d’information et d’alerte qui se réunissait chaque mois. Ses membres, blancs et appartenant à la classe professionnelle, provenaient surtout des grandes églises protestantes de théologie libérale, mais il y avait aussi quelques catholiques ; en gros, le groupe comptait une dizaine de membres permanents, mais plusieurs douzaines d’autres avaient assisté à une réunion et demeuraient sur la liste d’envoi. Les membres ont mis sur pied un atelier éducatif, appelé The Growing Divide, qu’ils souhaitaient présenter dans beaucoup d’églises locales.

À la différence du groupe Adopt-a-Family, ce second groupe était en quelque sorte un groupe de discussions. L’atelier éducatif aurait pu être le lieu par excellence où faire entendre une voix religieuse, une voix très différente sur des questions que le premier groupe avait tenté de transcender en axant son action sur une aide chrétienne. Les réunions du groupe Justice devinrent souvent ce que des théoriciens sociaux auraient appelé un lieu de l’espace public (Habermas, 1989 ; Taylor, 1995), soit un forum où circulaient librement des conversations de gens soucieux de la chose publique. Souvent, un débat surgissait spontanément au milieu d’une réunion. Les membres se lançaient alors dans des échanges rapides et virulents au sujet de l’écart croissant entre les revenus des Américains, ou au sujet des banques locales qui négligeaient de remettre leurs gains provenant des frais d’administration à un fonds dédié aux refuges de sans-abri comme l’exigeait une nouvelle loi de l’État. Il ne s’agissait pas de discussions impartiales et approfondies sur le modèle libéral, mais plutôt de ce que la théoricienne politique Nancy Fraser (1992) appellerait une réunion publique subalterne, un forum axé sur un point de vue critique.

Il arrivait parfois que des arguments religieux interviennent dans la discussion, habituellement sous forme de courtes références. Au cours d’une réunion, la responsable du groupe déclara ceci : « En tant que croyants, nous devons nous référer à certaines condamnations de l’injustice que nous trouvons dans les bibles juive et chrétienne. » Elle poursuivit en énumérant rapidement certaines expressions les unes après les autres : « Il punira et vengera les torts infligés aux autres », « Écoutez ceux qui moissonnent », « Vous devez être justes, miséricordieux, honnêtes ». « Ces textes portent des jugements, dit-elle ; nous disons que nous nous inspirons du Livre sacré, que nous y croyons, mais nous ne le mettons pas en pratique. »

J’ai assisté à plusieurs ateliers. Au cours de deux d’entre eux, il n’y eut aucun discours religieux. On y dénonça vertement l’injustice de permettre aux dirigeants d’entreprise de gagner un salaire des dizaines de fois supérieur à celui des travailleurs, mais ce fait ne donna lieu à aucune discussion d’ordre typiquement religieux. À un autre atelier, en entrant dans la salle de l’église, j’ai vu que les murs étaient tapissés d’affiches portant chacune une citation biblique qui aurait pu servir à appuyer la critique sociale de l’atelier. Un membre du groupe s’était procuré la Bible sur cédérom et avait imprimé les résultats d’une recherche des citations portant sur la justice. Ces affiches constituaient des témoins silencieux des principes judéo-chrétiens, mais personne ne les a commentées pendant l’atelier.

Les membres du groupe Justice arboraient leur identité religieuse de façon très particulière. Ils allaient puiser dans des convictions ou des expressions religieuses un point de vue qu’ils développaient ensuite longuement en termes séculiers. Le discours religieux circulait donc dans le groupe et dans ses ateliers, mais comme un thème complémentaire du thème principal.

De nombreuses réunions pouvaient se dérouler sans référence religieuse. Cependant, presque toutes s’appuyaient sur une idéologie critique provenant d’autres ateliers ou des études de critiques sociaux que lisaient les membres. Un soir, douze d’entre nous sommes restés assis autour d’une table pour écouter un membre parler pendant plus d’une heure du néolibéralisme des entreprises et de ses conséquences dans le monde. Il s’agissait d’une version plus longue des mêmes thèmes qui revenaient souvent depuis deux ans. Ce soir-là, l’animateur radical bien connu d’une émission locale d’interview-variétés assistait à la réunion. Je supposais qu’il serait bien aise d’entendre ces thèmes. Pourtant, il demeura silencieux un long moment et finit par nous dire en élevant la voix qu’il représentait « une race [afro-américaine] qui ne vit pas tellement longtemps... Bien des Noirs ne se préoccupent guère d’idéologie. » À son avis, le groupe devait être capable « d’agir en fonction des assises de sa foi ». Cet homme devait croire que le discours religieux pouvait assurer des assises plus sûres que l’analyse séculière qu’il avait écoutée pendant une heure. À la fin, il s’est écrié : « Nous savons qui est le grand activiste, celui qui a tout risqué, JÉSUS ! » Il a ensuite ajouté rapidement pour expliquer son intervention « du moins, c’est ce que je crois ». Personne d’autre n’a pris la parole en faveur de Jésus ou de la foi religieuse. L’animateur radiophonique n’est jamais revenu.

Pendant deux années de rencontres, j’ai souvent entendu des membres influents du groupe dire qu’il faudrait tenir une réunion au cours de laquelle chacun pourrait parler des assises religieuses de ses positions. Ils ont mis cette réunion au programme plusieurs fois, mais pendant les deux années que j’ai passées avec eux, cette discussion religieuse n’a jamais eu lieu.

Je me suis peu à peu rendu compte que les discussions religieuses ne représentaient pas le genre de discours préféré. Pourquoi ? Disons encore une fois que les groupes ont des façons durables de comprendre leur identité sur la grande scène sociale. Le groupe Justice a assumé ce que j’appelle une identité de « critique social », identité qu’il partageait avec de nombreux autres groupes de citoyens américains, religieux ou séculiers. Sur la scène sociale des critiques sociaux, il y avait de nombreux points de référence à l’opposé desquels le groupe pouvait s’autodéfinir : entreprises rapaces, médias complaisants et, surtout, pratiquants conventionnels. « Les pratiquants » constituaient un point de référence à l’opposé duquel les membres du groupe Justice s’identifiaient de la même façon que les services sociaux gouvernementaux étaient un point de référence à l’opposé duquel le groupe Adopt-a-Family définissait sa propre conception de chrétiens sur la place publique. Les membres du groupe Justice décriaient les « pratiquants » en tant que personnes qui font la charité et ignorent le besoin de justice. Ils avaient l’impression que les congrégations des Églises de Lakeburg réunissaient surtout des personnes courtoises et socialement myopes qui voulaient exercer la charité mais pas la justice.

L’identité de critique social s’assumait avec des normes de paroles et d’actions qui différaient des normes des serviteurs sociaux. Celui qui aurait discouru longuement en termes religieux aurait couru le risque d’être identifié aux « pratiquants » qui se trouvaient dans le mauvais camp. En d’autres mots, un tel discours aurait porté atteinte à la solidarité même du groupe. Les membres du groupe Justice avaient l’impression qu’il valait mieux passer pour séculier et critique que pour religieux et « amélioriste ». Par conséquent, le groupe a accueilli avec plaisir un nouveau membre qui considérait tous les pratiquants comme des fondamentalistes. Par contre, il accueillait mal les pratiquants qui venaient aux réunions et ne participaient pas spontanément aux nombreuses blagues et histoires drôles sur les entreprises et les représentants gouvernementaux qui étaient destinées à mousser la solidarité. Le groupe pouvait même se montrer glacial envers ceux qui critiquaient la réforme de l’aide sociale mais ne partageaient pas tout à fait la même scène sociale, la même façon de tracer des frontières autour de leur identité sociale. En dehors des convictions au sujet de l’aide sociale, de la pauvreté ou de la justice, l’identité elle-même était importante.

Il y avait sûrement quelques membres du groupe Justice qui appartenaient à des Églises dont le centre national avait diffusé des manifestes critiquant la privatisation de l’aide sociale. Pourtant, au cours des deux années de réunions, je n’ai jamais entendu personne citer des documents émanant de leur Église. Une fois, une personne (qui n’était pas elle-même catholique) a mentionné que la Conférence des évêques catholiques américains avait rédigé un document critique sur les enjeux sociaux, mais ce commentaire n’a pas eu de suite. Les documents émanant des Églises étaient suspects. Même s’ils fréquentaient régulièrement l’église, les membres du groupe ne souhaitaient pas, dans un forum de discussions, entendre ou faire beaucoup de discours religieux.

Dans le groupe Justice comme dans le groupe Adopt-a-Family, des idées implicites sur l’identité religieuse restreignaient le recours au discours religieux, même au sein de groupes de personnes qui fréquentaient toutes l’église. Il est nécessaire de prendre en compte ces identités sociales, implicites mais très fortes, lorsqu’on se demande pourquoi et comment les discussions religieuses surgissent sur la place publique. J’ai analysé dans d’autres études les grandes sources culturelles et institutionnelles de ces identités, mais je tiens à souligner ici que ce sont les groupes qui ont construit ces identités pour eux-mêmes ; elles ne leur ont pas été imposées par des institutions antireligieuses ou par les idéologies séculières dominantes. Bien qu’il existe peut-être un marché libre des idées religieuses, les cas décrits laissent croire que de fortes contraintes culturelles s’exercent sur la façon dont les « acheteurs » et les « vendeurs » de religion publique articulent le discours religieux.

Pour comprendre comment circule le discours religieux dans la vie des citoyens, il ne suffit pas de présumer que des discussions religieuses surgissent partout où il y a des croyants qui sont libres de discuter. Il est nécessaire de prêter une oreille attentive et d’observer le cadre collectif dans lequel se trouvent les participants pour comprendre le tissu culturel de ce cadre. Les cadres des groupes de citoyens ne sont pas nécessairement semblables aux cadres des débats publics, souvent médiatisés, au cours desquels les leaders des groupes d’intérêt se lancent de multiples arguments religieux ou antireligieux. Un cadre différent fait naître des attentes différentes au sujet de celui qui est un interlocuteur valable et au sujet du genre de discours qui est approprié (Eliasoph et Lichterman, 2003).

Conclusion

Avec les deux cas décrits dans cet article, on ne peut que commencer à entrevoir les grands modèles de discours présents dans la société civile américaine. Par contre, il est frappant de voir des protestants ayant un point de vue théologique libéral ou conservateur ainsi que des positions politiques si souvent différentes s’entendre pour penser qu’un bon chrétien ne doit pas tenir de discussions religieuses sur la place publique... en dépit des attentes de certains universitaires, critiques et théologiens. Les quelques données empiriques présentées dans cet article prouvent bien qu’il est nécessaire que les chercheurs analysent la façon dont les simples citoyens parlent de religion en public. Il ne faut pas se contenter de mettre l’accent, comme on le fait habituellement, sur des croyances et des discours dans l’abstrait. Des cadres institutionnels différents produisent des normes de communications religieuses différentes, même dans une société où la fréquentation religieuse est élevée. Les communications religieuses dans la vie civile locale, sur la place publique locale, ne semblent pas être les mêmes ou suivre les mêmes règles que les communications religieuses dans les arènes gouvernementales ou les forums médiatisés.

À une époque de restructuration institutionnelle, il est particulièrement urgent de comprendre le rôle de la religion dans la société civile. La compréhension culturelle de l’identité religieuse ne change pas automatiquement lorsque la législation ou les relations institutionnelles changent. À Lakeburg, les institutions ont changé ; ainsi, le directeur du programme Adopt-a-Family a souvent déclaré qu’il appréciait « la nouvelle ouverture » des agences locales de l’État ou du comté envers les groupes religieux depuis la réforme de l’aide sociale. Les services du comté conviaient les groupes religieux à un nouveau contrat social. Ils ne leur confiaient pas les services sociaux, mais ils laissaient entrevoir la possibilité de nouvelles formes de collaboration encore mal définies. Ces nouvelles ententes institutionnelles allaient exiger des discussions ; les groupes religieux voudraient peut-être trouver des motifs religieux de participer à ces nouvelles relations publiques. Pourtant, cette « nouvelle ouverture » de la part de l’État n’a pas provoqué une vague de discours religieux publics au sein des groupes du premier cas que j’ai étudiés. La notion habituelle d’identité religieuse, c’est-à-dire l’idée qu’un vrai bon chrétien ne discute pas en termes chrétiens, ne s’est pas modifiée automatiquement. Ces notions habituelles sont des « institutions » en elles-mêmes dans le sens où les néo-institutionnalistes utilisent ce mot (Becker, 1999 ; Armstrong, 2002 ; DiMaggio et Powell, 1991). Elles ont leur propre histoire et exercent leur propre pouvoir sur ce qui peut être dit, à qui et où. Ironiquement, et contrairement aux craintes de critiques bien intentionnés, le recours aux groupes religieux locaux par les autorités ne contribuera guère à accroître le pouvoir d’action de la foi religieuse, à moins que les groupes n’acquièrent des idées différentes sur le sens de l’identité religieuse en public. Dans les deux groupes décrits ci-dessus, l’identité religieuse a empêché la foi religieuse de faire entendre une voix forte, même au sein de ces groupes.

Ceux qui aimeraient relier plus étroitement les valeurs religieuses humaines aux politiques publiques devront concevoir de nouveaux types d’identité religieuse publique. Le serviteur qui refuse de s’affirmer en public et le critique social qui marginalise sa foi, décrits dans cet article, ne contribuent pas à la diffusion des enseignements religieux dans les grands débats publics. Ceux qui adoptent l’une ou l’autre de ces identités finissent par enfermer les enseignements religieux dans des espaces restreints ou encore par les couper complètement de l’univers historique, politique.

Pendant ce temps, les recherches laissent voir que le modèle d’identité religieuse publique le plus connu aux États-Unis, celui qui est personnifié par un porte-parole enflammé de la droite chrétienne, est d’un goût douteux ou complètement inapproprié pour bien des Américains, notamment pour beaucoup de ceux qui choisissent une théologie conservatrice (Smith, 2000, 1998). Plusieurs membres du groupe Justice m’ont dit qu’ils refusaient de parler de leurs motifs religieux d’adhérer au groupe parce que « les chrétiens fondamentalistes parlent de cette façon ». Au pire, le cycle pourrait se perpétuer indéfiniment. S’il n’y a pas de discussions religieuses dans les forums locaux, il devient facile de présumer que l’utilisation du discours religieux en public est réservée aux seuls conservateurs politiques chrétiens à la télévision. Dans ce cas, les conservateurs chrétiens sont en mesure de contrôler facilement le sens de l’identité religieuse en public. Si la théorie de la postsécularisation a raison dans sa vision de la religion moderne, le discours religieux n’est pas près de disparaître de la scène publique américaine. Les sociologues auraient une meilleure compréhension du potentiel et des dangers de la religion sur la place publique dans une société postséculière s’ils regardaient au-delà des croyances et observaient avec attention les identités des participants et les cadres des communications religieuses.