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« La vie internationale n’est qu’une vie sociale d’une espèce supérieure et que la sociologie doit connaître. »

Mauss M. (1969), Oeuvres, Tome III, Paris, Éd. de Minuit, p. 455.

Lorsqu’il applique l’analyse de Durkheim à l’échelon international, le politologue Kenneth Waltz n’élargit pas ses sources à d’autres sociologues français, notamment Marcel Mauss (Waltz). Or, sur la base de ses travaux sur la nation et les relations internationales, le neveu souhaite dépasser la perspective de l’oncle en envisageant l’existence d’une société internationale pacifiée régie par le droit et dont les composantes formelles appellent à une fédéralisation politique croissante. Un tel projet s’inscrit dans le prolongement de l’« Essai sur le don » au cours duquel Mauss affirme : « c’est en opposant la raison et le sentiment, c’est en posant la volonté de paix contre de brusques folies [...], que les peuples réussissent à substituer l’alliance, le don et le commerce à la guerre et à l’isolement et à la stagnation » (Mauss, 1968, p. 278). Ici, la réflexion de Mauss se veut un jalon dans l’édification d’une sociologie positive des relations internationales : exigence empirique, regard focalisé sur les relations entre des faits sociaux, aucune prééminence d’un facteur sur un autre, examen du « milieu des milieux ». Ces préceptes sont mentionnés à une époque où, dans les universités anglo-saxonnes, les relations internationales émergent en tant que discipline. Celle-ci ne s’est pas encore ouverte à la sociologie car attachée au droit mais également à la philosophie dans l’appréhension de son objet.

Tout comme Durkheim (Ramel, 2004), Weber ou bien encore Simmel, Marcel Mauss expose sa réflexion en matière de relations internationales à partir de l’expérience inédite que constitue la guerre de 1914 : événement « le plus bouleversant et le plus déterminant pour l’avenir depuis la Révolution française » (Simmel, 1990, p. 290). Affecté au 144e régiment d’infanterie, Marcel Mauss devient interprète auprès des Anglais dans la 27e division blindée. Il perd des êtres chers, notamment Robert Hertz et surtout son neveu, André Durkheim. À partir de 1918, il se fixe un programme de recherche sur le phénomène national ainsi que sur les relations entre nations. Henri Lévy-Bruhl affirme que Mauss parlait très fréquemment de ce projet[2], projet qui fait l’objet de ses travaux matinaux durant l’été 1920 à Épinal. Sa réflexion demeure fragmentaire et les manuscrits trouvés font l’objet d’une publication posthume. Ce caractère explique dans une certaine mesure l’oubli de cette approche livrée par Marcel Mauss. Or, ces textes ne méritent pas un tel sort car malgré leur caractère inachevé, ils sont d’une incomparable richesse tant du point de vue des phénomènes observés que de l’interprétation proposée. Dans le troisième tome des oeuvres complètes, deux fragments traitent de la nation et des relations internationales : « La nation », dont la structure est binaire (définition de la nation, caractères des phénomènes internationaux), écrite en 1920 et publiée dans L’Année sociologique en 1953-1954 ; une communication à un colloque de philosophie à Oxford (« The problem of nationality ») intitulée « La nation et l’internationalisme » présentant la nation d’une part, distinguant cosmopolitisme et internationalisme d’autre part. Ces productions « ne peuvent pas ne pas être une contribution empirique à la méditation épistémologique de Marcel Mauss » (Desroche, 1979, p. 237).

Au sein de ces écrits, l’approche de Mauss articule une conception de la nation à une réflexion sur les interdépendances entre les nations. En effet, le sociologue ne dissocie pas les phénomènes internationaux du fait national lui-même. Il s’engage dans le domaine des relations internationales à partir d’une définition de la nation. Cependant, peut-on considérer que Mauss ait déployé des moyens suffisants afin de fonder une sociologie positive des relations internationales (on entendra par positivisme une forme d’épistémologie conduisant à élaborer une science de la société sur le modèle des sciences de la nature, comme la physiologie ou l’organicisme, et sur la base de faits empiriques nombreux et précis) ? Si oui, sa façon de penser est-elle déconnectée de toutes les orientations idéologiques, notamment socialiste ? Dans cet article, nous défendrons l’idée selon laquelle la démarche de Mauss se caractérise par une ambition —fonder une véritable sociologie positive des relations internationales — mais rencontre des obstacles tant sur le plan méthodologique qu’épistémologique du fait de son engagement en faveur des principes wilsoniens.

I. Une réflexion sociologique sur la nation

Les caractères de la nation

Dans le manuscrit publié après sa mort par L’Année sociologique, Marcel Mauss articule son raisonnement autour de deux axes : philologique tout d’abord, sociologique ensuite. Les premiers développements sont en effet consacrés à l’histoire des idées du mot nation et de leur emploi. Mais selon Mauss, il est nécessaire d’approfondir la réflexion sociologique sur la nation et d’éviter un rétrécissement des études à un plan strictement juridique ou bien philosophique (Mauss, 1969b, p. 578). Dans cette perspective, il établit une typologie des sociétés en s’inspirant de Durkheim afin de mieux préciser la spécificité de la nation sur le plan factuel. Les nations sont peu nombreuses historiquement et spatialement. En effet, pour Mauss, « les sociétés humaines actuellement vivantes sont loin d’être toutes de la même nature et du même rang dans l’évolution. Les considérer comme égales est une injustice à l’égard de celles où la civilisation et le sens du droit sont plus pleinement développés » (Mauss, 1969b, p. 584). Les vingt pages qui suivent sont entièrement consacrées à la définition, la manifestation et l’évolution des nations.

« Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses lois » (Mauss, 1969b, p. 584). Marquée par la sociologie durkheimienne, cette définition de la nation considère l’individu comme unité de base. Apparaissent ici trois composantes de la nation : un pouvoir central, un territoire circonscrit par des frontières déterminées et une population qui souscrit aux règles édictées par l’État. Ce qui frappe à la lecture de cette définition, c’est l’importance accordée aux conditions d’intégration de la nation. Celle-ci est avant tout une « société matériellement et moralement intégrée ». Ce qui constitue le noyau de la nation n’est pas véritablement une unité culturelle — Mauss lui-même prend en compte ce facteur mais le nuance puisqu’il s’agit d’une unité relative. Ainsi, la culture constitue un facteur important dans la construction nationale mais elle ne suffit pas (Mauss, 1997, p. 29).

Lorsqu’il précise cette définition et les conditions d’apparition de la nation, le sociologue insiste sur trois éléments : la nation est intégration interne ; la nation est unité économique ; la nation est croyance. Chacun de ces éléments s’insère dans une construction dont le dénominateur commun réside dans l’opposition. La nation se pose en s’opposant. Ainsi, elle se définit en niant ce qui se trouve autour d’elle et en remettant en question la substance même de son identité singulière. Marcel Mauss écrit : « Pour un très grand nombre de nos contemporains, la notion de nation, c’est avant tout celle de nationalité, celle de nationalisme. Elle a un contenu négatif avant tout : la révolte contre l’étranger souvent, la haine qu’on garde contre tous, même quand ils n’oppriment pas » (Mauss, 1969b, p. 576).

Le premier caractère de la nation relève du mécanisme inclusion/exclusion. La nation repose sur la réaction face à l’étranger (Mauss, 1969b, p. 577). Cette réaction constitue le terreau de l’intégration visant à l’abolition de toute segmentation par clans, cité, tribus, royaumes, domaines féodaux... L’indépendance de la nation surgit ainsi grâce à la protection. Pour Marcel Mauss, les conséquences de l’indépendance sont : « culte du drapeau, idée de terres irrédimées, préoccupation de frontières militaires sûres, sentiment de revanche en cas de défaite, résistance à toute intervention intérieure, à toute atteinte au droit de souveraineté, à toute intrigue diplomatique, à toute menace militaire » (Mauss, 1969b, p. 589).

Deuxième élément concourant à la formation de l’idée de nation : l’unité économique. Pour Marcel Mauss, une congruence entre nationalisme et protectionnisme est fondamentale. Dans sa réflexion, cette congruence relève du pathologique. En effet, il s’agit d’un excès de la relation directe entre unité économique et forme nationale de vie. Selon Marcel Mauss, la troisième caractéristique d’une nation correspond à la croyance : un élément non des moindres.

Le recentrage sur la fabrication des traditions

La croyance se greffe sur plusieurs objets. Tout d’abord, une nation croit à sa race (Mauss, 1969b, p. 596). Ensuite, une nation croit à sa langue. Enfin, une nation croit à sa civilisation. Dans tous les cas, la croyance révèle un processus d’autovalorisation de soi autour de traditions exacerbées. L’appartenance nationale est auréolée. Race, langue et civilisation sont majorées. Elles reflètent la supériorité du groupe à l’égard des autres nations. Marcel Mauss met en relief ce phénomène de « nombrilisme »

Elle [la nation] a presque toujours l’illusion d’être la première du monde. Elle enseigne sa littérature comme si elle était la seule, la science comme si elle seule y avait collaboré, les techniques comme si elle les avait inventées, et son histoire et sa morale comme si elles étaient les meilleures et les plus belles. Il y a une fatuité naturelle, en partie causée par l’ignorance et le sophisme politique, mais souvent par les nécessités de l’éducation. Les plus petites nations n’y échappent pas. Chaque nation est comme ces villages de notre antiquité et de notre folklore, qui sont convaincus de leur supériorité sur le village voisin et dont les gens se battent avec « les fous » d’en face.

Mauss, 1969b, p. 599

La croyance en la race, la langue et la civilisation supérieures de la nation prend racine sur des stéréotypes réactivés. L’héritage de préjugés est le matériau autour duquel s’édifient les particularités nationales (Mauss, 1969b, p. 599-600). Par conséquent, la nation crée la tradition et la culture. Elle n’est pas un donné mais un produit : « Alors que c’est la nation qui fait la tradition, on cherche à reconstituer celle-ci autour de la tradition » (Mauss, 1969b, p. 601). Enfin, la nation constitue le terreau où grandit le patriotisme. Celui-ci parvient véritablement à mobiliser les populations et à s’inscrire dans les consciences individuelles à partir de Valmy selon Mauss : c’est-à-dire la protection de la nation face à l’étranger. Ici, apparaît également la volonté d’expliquer le phénomène national en articulant dimensions interne et externe. Marcel Mauss se refuse à isoler la nation des autres unités politiques puisque le type de comportement qu’elles cultivent entre elles influe leur construction.

Ce concept de nation défini, Marcel Mauss envisage les relations entre nations et leur nature. Les nations ne sont pas isolées : « historiquement, et aujourd’hui, en fait, moins que jamais, les sociétés n’ont été formées les unes sans les autres » (Mauss, 1969b, p. 605). Le regard du sociologue se déplace vers le « milieu international ».

II. Les particularités du « milieu » international

Dans « La nation », Marcel Mauss souligne immédiatement les faiblesses de la réflexion sociologique en matière de relations internationales puisque le terrain est encore trop peu défriché. Cependant, cette situation n’empêche pas le développement d’une analyse plus solide qui repose sur une exigence méthodologique et un approfondissement de l’objet.

Le « milieu des milieux »

L’exigence méthodologique consiste à élargir le point de vue du sociologue lorsque celui-ci souhaite rendre compte de la nation. Il ne suffit pas de prendre connaissance des propriétés de celle-ci. Encore faut-il préciser les relations qu’elle tisse avec ses consoeurs. Selon Marcel Mauss, le domaine international est un milieu des milieux pour les nations. Quels caractères revêt cette affirmation renvoyant à une notion centrale du positivisme en sociologie, c’est-à-dire le milieu ? Importé de la mécanique[3], le terme de milieu est transposé dans la biologie par Auguste Comte. Il devient l’ensemble total des circonstances extérieures nécessaires à l’existence de chaque organisme (Canguilhem, 1992, p. 129-154). Cette référence au milieu incarne l’un des fondements du positivisme puisque, pour Comte, « on ne saurait en effet, étudier rationnellement les phénomènes, statique ou dynamique, de la sociabilité, si d’abord on ne connaît suffisamment l’agent spécial qui les opère et le milieu général où ils s’accomplissent ». La sociologie positive, sous l’impulsion de Durkheim, associe ce terme de milieu au sang dans la physiologie de Claude Bernard (Michel, 1990). Il peut, dans cette perspective, être considéré comme la base de la réflexion sociologique dans le mesure où le sang est le terreau même de la vie : la condition sine qua non au fonctionnement de l’organisme. Pour Mauss, les nations vivent dans un milieu international. Le chercheur se doit de le prendre en considération lorsqu’il cherche à expliquer le comportement de ces nations : « Une société qui est déjà un milieu pour les individus qui la composent, vit parmi d’autres sociétés qui sont également des milieux. Donc, nous nous exprimerions correctement si nous disions que l’ensemble des conditions internationales, ou mieux intersociales, de la vie de relation entre sociétés, est un milieu des milieux » (Mauss, 1969b, p. 608). Ainsi, analyser le milieu des milieux constitue l’un des objectifs éminents de la sociologie de par les prédicats du positivisme. En quoi consistent les relations internationales, milieu des milieux nationaux ?

De l’intensification des interdépendances à la sédimentation d’une société internationale

Sur le plan international, les phénomènes sociaux présentent trois attributs. Tout d’abord, ils relèvent du physiologique (c’est-à-dire les représentations et les mouvements de ce groupe) et non pas du morphologique (le groupe sur un sol déterminé). La morphologie étudie les structures matérielles et, essentiellement, la démographie. Quand bien même les phénomènes de guerre affectent la densité des populations, ils ne sont pas déterminants pour la sociologie des faits internationaux selon Mauss. Ce qui prime, c’est l’étude des structures en mouvement, et notamment l’évolution des fonctions relatives à ces structures nationales. Ensuite, les phénomènes sociaux à l’échelle internationale sont numériquement de plus en plus nombreux et importants (Mauss, 1969b, p. 607). Enfin, ils manifestent l’intensification de l’interdépendance entre les nations qui se décline par différents aspects :

  • une interdépendance économique absolue ;

  • une interdépendance morale considérablement accrue (notamment depuis l’instauration des quatorze points du président Wilson) ;

  • une volonté des peuples de ne plus faire la guerre ;

  • une volonté des peuples d’avoir la paix (preuve que les peuples sont en avance sur les dirigeants) ;

  • la limitation des souverainetés nationales.

Cette dernière particularité est, de loin, la plus importante aux yeux de Marcel Mauss. La construction de la Société des Nations en est l’indice le plus déterminant. Malgré le fait qu’elle ne possède pas encore tous les attributs de la force contribuant à l’effectivité des traités et de la limitation de la guerre, elle représente une contrainte morale difficile à ignorer. Cette contrainte morale appelle nécessairement à une modification des pratiques et du droit (Mauss, 1969b, p. 632).

L’ensemble des interdépendances entre les nations constitue pour Mauss un gage de bonne organisation, condition même de la paix. Dans la conclusion à « nation et internationalisme », la plume de Mauss utilise l’encre de Durkheim. Il applique à l’échelle internationale le concept de solidarité organique exposé par son oncle dans la première partie de la Division du travail social : « la solidarité organique, consciente entre les nations, la division du travail entre elles, suivant les sols, les climats et les populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix où elles pourront donner le plein de leur vie. Elles auront ainsi sur les individualités collectives l’effet qu’elles ont eu sur les personnalités à l’intérieur des nations : elles feront leur liberté, leur dignité, leur singularité, leur grandeur » (Mauss, 1969b, p. 632). Dans une certaine mesure, des travaux postérieurs tels ceux menés par Georges Scelle en matière de droit international public adoptent un angle de regard similaire. Sans se référer de manière explicite à Durkheim ou bien à Marcel Mauss, Scelle utilise les concepts clés de la sociologie tels « milieu intersocial », « solidarité » entre nations par division du travail (Scelle, 1948 et 1984).

III. La tension entre intégration et fragmentation

Une loi sociologique : l’élargissement des appartenances sociales

En constatant l’intensification des interdépendances, Marcel Mauss ne conclut nullement à la construction d’une « supra nation qui absorberait les autres nations » (Mauss, 1969b, p. 633). Il perçoit uniquement un processus en marche, lequel correspond à une loi sociologique : « la formation de groupes de plus en plus vastes, absorbant des nombres de plus en plus considérables de grandes et de petites sociétés est une des lois les mieux constatées de l’histoire » (Mauss, 1969b, p. 606). En effet, les nations ne constituent pas des individualités irréductibles. Elles ont la possibilité d’évoluer en raison d’un élargissement des repères identitaires qui se traduit par l’intensification des civilisations.

Ici, les écrits consacrés aux relations internationales s’articulent avec ceux focalisés sur ces phénomènes civilisationnels qui se révèlent « communs à plusieurs sociétés plus ou moins rapprochées, rapprochées par contact prolongé, par intermédiaire permanent, par filiation à partir d’une souche commune » (Mauss, 1969a, p. 460). Ainsi, au lieu de singulariser, ces phénomènes de civilisation réunissent. Afin de mieux encore les définir, Marcel Mauss mobilise la notion de civis (citoyen). Cette notion ne relève pas du registre culturel ou religieux mais bien politique. Il insiste également sur les éléments qui traversent les appartenances comme les techniques à titre d’exemple. Enfin, il exclut les coutumes religieuses des phénomènes de civilisation.

Ce processus d’élargissement des repères identitaires constitue la meilleure garantie pour la paix universelle. Celle-ci ne semble pas à l’ordre du jour pour Mauss. Elle ne résultera que d’une nouvelle organisation politique trouvant ses ressorts dans la forme fédérale :

L’esprit de paix est avant tout un esprit de fédération ; il n’est possible que par la fédération et c’est ce qu’il faut créer pour avoir la paix, et non pas inversement créer la paix pour avoir ensuite les États-Unis d’Europe ou du monde. C’est quand il y aura des États-Unis d’Europe qu’il y aura la paix en Europe, quand il y aura des États-Unis du monde qu’il y aura la paix dans le monde. Pas avant ; prenons sur nous la hardiesse, le risque et le ridicule de cette prophétie.

Cité dans

Fournier, p. 414

Souligner l’élargissement des identités politiques ne signifie donc pas construire un super État nation ou bien souscrire à un cosmopolitisme. Ce dernier est d’ailleurs considéré par Mauss comme une utopie détruisant les nations, « dernier aboutissant de l’individualisme pur » (Mauss, 1969b, p. 629). Il s’agit au contraire de « situer » la nation, d’utiliser les mêmes forces utilisées dans les sociétés à base de clans afin de mettre un terme aux guerres privées (Mauss, 1969b, p. 630). L’adoption du modèle fédéral participe de cette entreprise de « situation ». Très utilisé dans la réflexion moderne sur la paix depuis l’abbé de Saint-Pierre et surtout Rousseau, ce modèle respecte les identités de chaque structure nationale en tant que membre à part entière de la fédération.

Cette réflexion de Mauss quant à l’évolution des appartenances présente de larges similitudes avec celle entreprise par Norbert Elias dans la seconde moitié du xxe siècle. En effet, dans La Société des individus (1991), Elias insiste sur une tendance inscrite dans l’évolution humaine de longue durée : un processus de civilisation. Explicité dans La Dynamique de l’Occident, cette notion va de pair avec une transformation morphologique des groupes : le passage des tribus à l’État puis à des unités de survie qui engloberaient ces derniers.

Les limites de la loi sociologique : des risques de régression nationaliste

La réflexion de Mauss présente cependant des nuances. La tendance réelle à la multiplication des contacts internationaux n’est, certes, plus à remettre en cause, notamment à travers l’extension des techniques, des nouveaux moyens de diffusion artistique que ce soit sur le plan musical (radiophonie et phonographe) ou bien celui des images (cinéma), ou bien encore de la science. La progression des réseaux de communication constitue l’armature même de cette intensification des échanges conditionnant la transformation des appartenances et l’élargissement des repères identitaires. Toutefois, Mauss modère son euphorie en soulignant les effets négatifs qui peuvent surgir derrière cette tendance structurelle. En effet, celle-ci risque de favoriser au sein même des nations, des tensions et des crispations identitaires ; à savoir, un refus de l’interdépendance internationale :

sans que les nations disparaissent, ni même sans qu’elles soient toutes formées, se constitue un capital croissant de réalités internationales et d’idées internationales. La nature internationale des faits de civilisation s’intensifie. Le nombre des phénomènes de ce type grandit ; ils s’étendent ; ils se multiplient l’un l’autre. Leur qualité croît. (...) Nous ne savons si des réactions ne transformeront pas un certain nombre d’éléments de civilisation — on l’a vu pour la Chimie et pour l’aviation — en éléments de violence nationale ou, qui pis est, d’orgueil national. Les nations se détacheront peut-être de nouveau, sans scrupule, de l’humanité qui les nourrit et qui les élève de plus en plus.

Mauss, 1969a, p. 477

Sous la plume de Marcel Mauss, ce processus de régression vers des appartenances identitaires d’ordre nationaliste a d’étonnants échos sous la plume de Norbert Elias. Là encore, celui-ci formule une sociologie qui prolonge de manière implicite les affirmations de Mauss, notamment à travers la notion de régression des habitus nationaux face à l’intégration de plus en plus poussée des États (Elias, 1991, p. 291-292).

La réflexion sociologique menée par Marcel Mauss ne doit pas engendrer d’illusions. Bien qu’elle accorde aux interdépendances entre nations une sorte de préséance, elle ne doit pas être considérée comme une forme d’anticipation sur les théoriciens de l’interdépendance complexe en relations internationales dont les travaux, au cours des années 1970, cherchent à engager une révolution copernicienne dans la discipline (Joseph Nye et Robert O. Keohane, 1997). Sur deux points, Marcel Mauss diffère de ces théoriciens. Tout d’abord, les interdépendances entre sociétés en général, et entre nations aujourd’hui, ne sont pas nouvelles pour Marcel Mauss. Elles sont permanentes, que ce soit entre les sociétés segmentaires étudiées par l’ethnologue ou que ce soit entre nations modernes appréhendées par le sociologue. Pour Nye et Keohane, au contraire, ces interdépendances se manifestent exclusivement sous l’ère moderne à partir de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, Mauss n’accorde pas de primauté explicative entre les différents facteurs mobilisables par le chercheur. Il ne voit pas pour quelles raisons choisir entre l’économique, le politique ou bien encore le culturel comme variable suffisante quant à l’explication des faits. Les théoriciens de l’interdépendance dans les années 1970 ne partagent pas finalement ce point de vue dans le sens où le facteur technique et économique est considéré comme premier dans l’explication, notamment dans la littérature politologique consacrée à l’intégration des États (le fonctionnalisme de David Mitrany à titre d’exemple).

IV. Apports et limites

Quand bien même la réflexion sociologique de Marcel Mauss sur les relations internationales livre des avancées assez significatives dans le prolongement de ses grandes investigations ethnologiques et anthropologiques, elle est encore inachevée. Elle présente en effet un certain nombre d’insuffisances sur le plan du positivisme.

De la continuité du regard aux avancées significatives

La réflexion de Mauss sur l’évolution du milieu international n’est pas déconnectée du reste de ses études et notamment de ce qui apparaît comme l’un de ses ouvrages majeurs : l’« Essai sur le don ». En présentant les formes archaïques de l’échange, Mauss ne fait pas que rendre intelligible la forme consciente par laquelle les individus d’une société appréhendent la nécessité inconsciente de l’échange (obligation de donner, de recevoir et de rendre). Il souhaite repérer une pensée universelle et permanente qui rejette le conflit. Le don, ou plutôt le potlacht[4], est à la base du comportement social. C’est en appliquant inconsciemment cette nécessité de l’échange que les individus progressent en tant que membres du tout social. Les termes employés par Mauss dans la conclusion de son ouvrage sont limpides. Ils inscrivent le don au coeur d’une évolution sociale fondée d’une part sur la critique de la guerre et d’autre part sur la volonté d’étendre les groupes humains :

Voilà donc ce que l’on trouverait au bout de ces recherches. Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commercer, il fallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et — surtout —d’individus à individus. C’est seulement ensuite que les gens ont su créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su — et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus doivent savoir — s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité. Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là.

Mauss, 1968, p. 278-279

Dans les sociétés traditionnelles, la guerre n’est donc pas inéluctable selon Mauss. Elle disparaît à partir du moment où les individus perçoivent — consciemment ou inconsciemment — les contraintes du social. Sahlins associe alors la conception de l’échange chez Mauss à une raison d’ordre vital, d’ordre social et non pas moral. Comme mode primitif de la paix dans la réciprocité, le don révèle avant tout une « société en guerre avec la guerre » (Sahlins, p. 236). Les manuscrits sur la nation et les relations internationales représentent le prolongement de cette pensée sur le don puisqu’ils mettent en exergue les changements à l’oeuvre au sein du milieu des milieux susceptibles de créer une société de plus en plus vaste qui, étrangère à la guerre, épouse les traits de l’humanité. La péroraison de l’ « Essai sur le don » explicite une conception du social qui irradie, de part en part, toute la pensée de l’auteur ; des sociétés traditionnelles aux processus qui animent la société internationale.

Les avancées sur le plan de la connaissance sont autant d’échos à cette continuité quant à la conception du social chez Marcel Mauss. La première de ces avancées concerne la position du chercheur à l’égard des phénomènes internationaux. Marcel Mauss se veut positiviste. Ce choix oblige à adopter une démarche empirique minutieuse : c’est-à-dire accorder à la description des faits un privilège permanent dans la recherche en évitant les écueils de théories aveugles quant à la réalité sociale. Dans un texte capital rédigé en 1930 à l’occasion de sa candidature au Collège de France, Marcel Mauss insiste sur cette nécessité sociologique : « Positiviste, ne croyant qu’aux faits, admettant même la certitude supérieure des sciences descriptives sur les sciences théoriques (dans le cas de phénomènes trop complexes), si je pratique une science théorique [...] je ne crois à son intérêt que dans la mesure où, extraite des faits, elle peut aider à en apercevoir, à en enregistrer d’autres, à les classifier autrement ; dans la mesure où elle s’approfondit plutôt qu’elle ne se généralise, s’affirme et s’alourdit de manière plutôt qu’elle ne s’élève en échafaudages d’hypothèses historiques ou d’idées métaphysiques » (Mauss, 1979, p. 209).

Lorsque Mauss s’oriente vers une approche sociologique des phénomènes internationaux, il adopte le même positionnement. Il s’attache avant tout à décrire la réalité des faits sur la base d’une observation. Dans ses écrits épistémologiques ou méthodologiques, cet aspect n’est pas négligeable. Il mentionne les phénomènes internationaux au titre de phénomènes généraux, notamment au sein de son manuel d’ethnographie (Mauss, 1967, p. 15)[5]. Au cours de ses « fragments d’un plan de sociologie générale descriptive », ces mêmes phénomènes internationaux sont également listés. Marcel Mauss distingue deux genres de faits sociaux : d’une part, les faits internes intrasociaux (la cohésion de la société considérée, l’autorité qui l’exprime et la crée, ainsi que la tradition et l’éducation transmettant la cohésion de génération en génération) et, d’autre part, les faits externes ou extrasociaux d’ordre international (paix et guerre, commerce extérieur et civilisation).

La seconde avancée est largement tributaire de l’empirisme et du positivisme que prône Marcel Mauss. Il s’agit du regard typiquement sociologique adopté quant aux relations internationales. À la différence des historiens qui s’intéressent à l’enchaînement d’événements ne valant que pour une société donnée (conception trop particulière) mais également des philosophes de l’histoire qui négligent le détail pour suivre une ligne transversale entre les époques (conception trop générale), le sociologue s’attache à mettre en relief des relations intelligibles entre les différents faits sociaux. Cet enseignement qu’il doit à Durkheim, Marcel Mauss l’applique aux phénomènes politiques en général et aux relations internationales en particulier. Selon lui, une réflexion consacrée aux phénomènes politiques ne peut pas se dissocier d’autres recherches portant sur la technique ou l’économique. La vie politique n’est donc pas indépendante des conditions sociales de vie. Le chercheur ne doit pas oublier cette donnée lourde. C’est pourquoi « la plupart des recherches politiques devraient être précédées de recherches portant bien au-delà du domaine qu’on leur limite arbitrairement » (Mauss, 1969b, p. 186). Les relations entre nations n’échappent pas à ce principe scientifique. Pour Mauss, l’action d’une nation ne peut pas faire l’objet d’une explication sans une réflexion sur les interdépendances et les relations extérieures qu’entretient cette nation avec les autres. Dans « La nation », ce précepte est énoncé à la fois comme garde-fou pour le sociologue mais aussi comme nécessité explicative :

une sociologie vraiment positive doit en tenir le plus grand compte, parce que ce sont précisément ces relations entre sociétés qui sont explicatives de bien des phénomènes de la vie intérieure des sociétés. C’est en effet une abstraction que de croire que la politique intérieure d’une nation n’est pas conditionnée largement par l’extérieur, et inversement.

Mauss, 1969b, p. 608

Étudier le milieu des milieux afin de mieux situer et expliquer le comportement des nations ne signifie pas adopter une hiérarchie explicative entre les différentes dimensions de ce milieu. Pour Mauss, le sociologue ne doit en aucun cas écarter un facteur au profit d’un autre, surtout lorsqu’il s’agit d’envisager un phénomène politique. Dans son « appréciation sociologique du bolchévisme », au cours de laquelle il expose sa réflexion sur la violence appliquée aux phénomènes révolutionnaires et socialistes soviétiques, il livre des principes d’analyse sociologique quant au politique. Contre un certain matérialisme qui accorderait un privilège d’explication à certaines variables, il écrit : « Il faut se défier à jamais de toute sophistique qui consiste à donner le primat à telle ou telle série de phénomènes sociaux. Ni les choses politiques, ni les choses morales, ni les choses économiques n’ont rien de dominant dans aucune société. [...] Tout ceci n’est au fond que concepts et catégories de notre science sociale encore infantile, et ce ne sont que des logomachies qui les distinguent » (Mauss, 1997, p. 556-557). Un tel regard sociologique constitue une sorte d’héritage que le chercheur en relations internationales semble bien souvent oublié, notamment à l’heure de certains débats théoriques au sein de la discipline. Penser avant tout un objet et un phénomène en n’écartant aucune variable : tel est l’objectif scientifique que fixe Marcel Mauss pour les sociologues en général, mais également pour les sociologues de l’international...

La troisième avancée correspond à l’un des résultats les plus pertinents de Marcel Mauss : la loi d’élargissement des repères identitaires et des appartenances humaines. Cette conclusion à laquelle parvient le sociologue semble largement liée à son expérience d’ethnologue puisqu’il perçoit, dans les relations entre nations, des processus déjà à l’oeuvre dans des sociétés claniques polysegmentaires. L’ethnologie aide ainsi le sociologue de l’international dans l’analyse des phénomènes. Cette loi est énoncée en toute lucidité et avec une conscience aiguë des éléments parfois régressifs qui peuvent l’accompagner, comme le repli nationaliste. Fruit d’une situation — celle de l’entre-deux-guerres — et d’une pensée ethnologique, cette réflexion sur l’élargissement des appartenances ne se dément pas à l’aune de l’actualité récente dans l’après-guerre froide. Intégration, accentuation des interdépendances versus fragmentation, intensification des crispations nationales sont toujours à l’ordre du jour à l’échelle internationale (Hassner, 1992, p. 285). Sur ce point, des sociologues tels que Elias à titre d’illustration confirment Marcel Mauss dans la seconde moitié du siècle.

Mais toutes ces avancées se heurtent à des obstacles. L’ampleur de la tâche que doit remplir le sociologue sur le plan international est colossale. Mauss le sait. Des passages de son oeuvre en sont des manifestations explicites ou implicites.

Les carences du positivisme

La première limite au positivisme naissant que construit Marcel Mauss en matière de relations internationales tient à la morphologie de ses manuscrits. « La nation », d’une part, et « La nation et l’internationalisme », d’autre part, comportent deux faiblesses du point de vue du travail universitaire : une bibliographie chétive et l’absence de notes de renvoi. Plusieurs raisons peuvent être invoquées. Pour Victor Karady, qui présente les oeuvres complètes de Marcel Mauss dans l’édition de 1969, les ouvrages de l’après-Première-Guerre mondiale sont d’une autre facture que les précédents. Dans la première partie de sa vie, Mauss use d’un style sobre et précis. Dans la seconde partie de sa vie — c’est-à-dire après la Première-Guerre-mondiale — la lecture des écrits, à quelques exceptions près, donne l’impression d’un tâtonnement, « d’un éparpillement d’idées partielles ». Une seconde explication relèverait de l’attitude intellectuelle de Marcel Mauss. Celui-ci s’accomplirait plus dans l’invention que dans la finition minutieuse. Marcel Mauss, une pensée de l’intuition et non de la vérification ? Cette image du sociologue est trop simplifiée. Comme le souligne à juste titre l’un de ses élèves, Louis Dumont, Mauss était très habitué au passage d’une société à l’autre, d’un niveau d’abstraction à l’autre. C’est pourquoi « il prit de moins en moins soin de communiquer son expérience en la traduisant avec tout le développement nécessaire en langage scientifique. Ce qui avait commencé comme une science finit un peu en littérature » (Dumont, 1983, p. 182). Une troisième explication résiderait-elle dans une ambition et un orgueil excessifs de Marcel Mauss, capable de traiter toutes les questions que se doit d’envisager la sociologie ? Les propos de Durkheim à l’égard de son neveu peuvent constituer l’essentiel de cette hypothèse. Dans une lettre où il critique sévèrement Mauss pour ses choix d’études extensifs mais également pour son engagement trop militant, Durkheim écrit : « les tourments que tu me causes viennent de ce que tu manques totalement de modestie. [...] Quel progrès tu aurais faits si tu prenais un peu le sentiment de tes forces ? » (cité dans Fournier, 1994, p. 271). Les trois raisons agissent peut-être ensemble, mais il nous semble qu’une autre explication est envisageable. Elle correspond d’ailleurs à la seconde limite du travail sociologique entrepris par Mauss.

S’il a tant de mal à restituer un travail universitaire répondant aux critères scientifiques de base (bibliographie, notes de renvoi, ...), c’est que Marcel Mauss se heurte à la faiblesse de la sociologie en matière de relations internationales. Elle est imparfaite en raison de sa jeunesse ou plutôt de son caractère « attardé ». En effet, Mauss souligne à quel point la réflexion sociologique sur la nation et les relations entre nations est mal outillée. Il insiste sur les manques de données empiriques nécessaires à la constitution de faits précis. Le chantier est considérable (Mauss, 1997, p. 27). Mauss connaît ses propres difficultés. L’entreprise est encore balbutiante lorsqu’il s’agit de décrire le milieu des milieux (Mauss, 1969b, p. 608). Ainsi, il ne fait que décrire la nature des interdépendances entre nations mais ne livre pas d’éléments méthodologiques ou des outils techniques afin de mesurer ces interdépendances d’un point de vue statistique puis physiologique.

La troisième limite correspond à la place que tient la réflexion sur la nation et l’internationalisme dans la pensée sociologique générale de Marcel Mauss. À l’occasion de sa candidature au Collège de France en 1930, Marcel Mauss revient sur les points forts mais également les aspects inachevés de sa réflexion. Dans sa péroraison, il mentionne ses écrits politiques dont le noyau dur que sont ses travaux sur la nation et les relations internationales. Il signale que cet ouvrage est « à peu près complet en manuscrit ». Il insiste sur l’intérêt scientifique de cette recherche (Mauss, 1979, p. 220). Toutefois, son intention n’est pas de le publier dans la collection des « Travaux de L’Année sociologique », « tant [il] veut distinguer la sociologie pure, même d’une théorie absolument désintéressée » (Mauss, 1979, p. 220). Cette dernière phrase est incompréhensible sans référence au chapitre 4 de la « Division et des proportions de la division de la sociologie ».

Au cours de ce chapitre, Mauss examine la place de la sociologie appliquée ou politique. Cette dernière « doit impitoyablement être éliminée de la sociologie pure » (Mauss, 1969b, p. 232). Mauss s’appuie sur Durkheim afin d’énoncer une raison de principe dissociant politique et sociologie. Toutefois, cela n’empêche pas une préoccupation quant à l’application de la sociologie. Faisant à nouveau référence à Durkheim, Mauss affirme que la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’avait pas d’utilité pratique. En cela, une continuité s’affiche entre les précurseurs de la sociologie tels Comte ou Spencer et les sociologues comme Mauss. Néanmoins, « le seul reproche que l’on peut faire à Comte, aux premiers élèves de Comte et à Spencer, la raison pour laquelle ils se trompaient, c’est qu’ils crurent pouvoir légiférer au nom des réflexions fort générales, de recherches forts sommaires dont ils ne savaient contrôler ni les unes, ni les autres. [...] Il faut donc appliquer la science. Mais il ne faut pas confondre ses applications avec la science elle-même » (Mauss, 1969b, p. 233). Ainsi, par essence politique, les travaux relatifs à la nation et les relations internationales ne rentrent pas dans la catégorie « sociologie pure ». Ils correspondent à de la sociologie appliquée importante du point de vue pratique et social, mais dissociable du reste de la sociologie. Cette sociologie appliquée doit être connue par le sociologue afin de livrer des éléments d’interprétation aux individus, voire d’offrir les moyens d’éclairer les citoyens. Une telle définition fait de la presse l’un des vecteurs privilégiés de cette sociologie. Marcel Mauss use de ce terrain pour faire passer cette sociologie appliquée dotée d’un appareillage méthodologique et théorique automatiquement moins lourd puisque le récepteur change de nature. C’est dans ce sens-là qu’il convient également de relativiser la dimension positive de la sociologie qu’il établit sur le plan des phénomènes internationaux.

Pour Marcel Merle, l’émergence d’une tradition positive des relations internationales en France remonte à Saint-Simon et ses disciples, notamment Enfantin et Littré. D’une grande richesse, ces travaux n’en établissent pas moins une confusion entre organicisme sur lequel repose l’approche sociologique naissante et une forme d’humanitarisme romantique. Mouvement généreux, assez mondialiste, celui-ci correspond en fait à un véritable courant idéologique (Merle, p. 84-89). Marcel Mauss semble pleinement conscient de cette tradition d’inspiration française et souligne également les errements de celle-ci malgré les développements substantiels qu’apporte Saint-Simon quant à la physiologie des relations entre sociétés (Mauss, 1997, p. 726 et suiv.). Cependant, s’est-il pleinement détaché de cette dimension idéologique ? Pas véritablement si l’on examine sa production journalistique. Ni politicien ni homme de parti, Marcel Mauss n’en demeure pas moins un intellectuel engagé[6] qui, parfois, succombe à certains courants politiques.

Dans ses différents écrits politiques publiés par la presse, deux types de propos méritent attention eu égard aux questions internationales. Tout d’abord, Marcel Mauss expose des relations sociologiques entre phénomènes sans les prouver de manière aussi rigoureuse qu’un travail scientifique « pur ». Il insiste sur différents liens comme démocratie et paix lorsqu’il réfléchit aux origines du conflit franco-allemand. Il souligne à cet égard les effets pervers d’un régime impérial. Le principal responsable du conflit mondial, c’est donc le Kaiser (Mauss, 1997, p. 208). Mauss insiste également sur la congruence entre nationalisme et capitalisme lorsqu’il aborde en 1902 la guerre du Transvaal (Mauss, 1997, p. 89).

De plus, Mauss subit l’attrait du wilsonisme comme nombre d’auteurs de son époque. Par là, il adhère à une idéologie. Pour mieux comprendre cet attrait, il convient de revenir sur les circonstances du temps et sur un élément biographique majeur : l’expérience de la Première Guerre mondiale. Mauss en tant que soldat vit dans sa chair l’implication des nations. Il ne considère pas comme naturel ce conflit entre la France et l’Allemagne. Il ne s’agit pas non plus d’un conflit de race ou bien de civilisation. Il parle plutôt en termes de malentendu. Selon lui, cette guerre correspond moins à un conflit national réel entre les peuples qu’à une bataille d’intérêts capitalistes. Mauss n’est pas le seul à réfléchir sur cette question de la nation et de la guerre :

Ami de longue date de Mauss, le linguiste Antoine Meillet publie en 1918 un ouvrage sur Les Langues de l’Europe nouvelle : le monde n’est pas, constate-t-il, mûr pour une véritable unité internationale qui, reposant sur les éléments communs à l’Europe civilisée, servirait aux relations pratiques du monde entier. Arnold Van Gennep prépare un vaste Traité comparatif des nations, dont il publie en 1922 le premier (et unique) volume intitulé Les Eléments extérieurs de la nationalité.

Fournier, p. 405

Ainsi, la réflexion de Mauss s’appuie-t-elle sur une expérience singulière et une époque, celle de l’après-guerre où politiques mais aussi philosophes et scientifiques tentent d’apporter de nouvelles réponses aux relations conflictuelles entre les nations. Comme le souligne Marcel Fournier dans l’introduction aux Écrits politiques, « jamais période ne fut plus féconde en idées, en recherches nouvelles, en observations exactes, en propositions précises, en tactiques et en organisations modernes » (Mauss, 1997, p. 26). Le wilsonisme est l’une de ces réponses à laquelle Mauss, intellectuel mais aussi ancien combattant, souscrit sans réticences et avec conviction.

Créée à l’occasion de la conférence de paix de Versailles en avril 1919, la Société des Nations est le fruit d’une volonté, celle du Président Wilson. En février 1918, celui-ci a remporté une victoire colossale puisque son projet est accepté par les Européens à Paris, non sans discussions. Le Pacte de la sdn triomphe. C’est « l’heure pour laquelle Wilson était né » (Zorgbibe, 1998, p. 301-320). Cette sdn n’est que la traduction concrète de la conception que livre Wilson des relations internationales : maintenir la paix, assurer la solidarité des peuples démocratiques, et faire reconnaître le principe des nationalités (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes). Au cours de l’entre-deux guerres, cette entreprise se heurte à de lourds obstacles et finit par échouer : l’Allemagne et le Japon quittent l’organisation, la sdn doit subir des attaques très vives. Dans la mémoire populaire, elle correspond à une « Société des Nouilles ». Les articles journalistiques de Mauss ne cachent pas son soutien, en tant que pacifiste, à la Société des Nations. Il affirme que ses réalisations sont essentielles. Après la première session, Mauss écrit dans la Vie socialiste :

Jamais, les plus ardents partisans des projets wilsoniens n’eussent avec bon sens pu imaginer qu’une première session, d’une assemblée, sans règlement, sans usages, sans précédents, sans obligation d’aboutir, n’eût pu tant et si bien travailler. Constitution de la Cour de Justice internationale ! à l’unanimité ! L’un des voeux de Jaurès en partie exaucé !

Mauss, 1997, p. 383

Pourquoi Mauss abonde-t-il dans le sens du wilsonisme ? Pourquoi écrit-il à la fin de l’un de ses articles « Notre choix est fait. Nous ferons l’impossible pour la Société des Nations » ? Une première raison est d’ordre personnel. Il a de nombreux amis qui travaillent activement dans le cadre des nouvelles institutions internationales, notamment Edgard Milhaud et Albert Thomas au Bureau international du travail. Milhaud a d’ailleurs rédigé un travail sur la Société des Nations qui se définit plus comme un ouvrage de combat que de doctrine (Milhaud, 1917). Une seconde raison tient dans une sorte de pacifisme fondé sur le droit et l’institutionnalisation. Marcel Mauss croit aux vertus de l’arbitrage comme ressorts du règlement des conflits et comme sources d’une meilleure organisation internationale. La paix et le désarmement constituent ses préoccupations premières. La création de la Société des Nations lui semble particulièrement appropriée dans cette perspective[7]. Mauss n’est pas le seul auteur à adopter ce point de vue. Nombre d’ouvrages paraissent sur la sdn, reflet d’une véritable aspiration à un ordre juridique international contraignant pour les nations (Aillet, 1918). C’est dans « l’air du temps », mais celui-ci ne correspond pas à une mode ostentatoire. Il s’agit d’un choix normatif qui repose bien souvent sur une souffrance réelle dont les individus se refusent de recouvrer la teneur, tant les souvenirs sont indélébiles. Il y a là, indéniablement, une tension entre les prétentions scientifiques de l’auteur et des préoccupations morales qui l’amènent à soutenir sans réserves le projet wilsonien.

À travers ce choix normatif, Mauss ne semble pas repérer l’aspect contradictoire qui émane des quatorze points de Wilson. Le principe des nationalités énoncé repose sur un objectif américain précis : « créer un continent divisé en États territoriaux cohérents habités par une population ethnique et linguistique homogène » (Davies, 1996, p. 88). Or, ce principe peut engendrer des situations très conflictuelles dans certaines configurations sociales et géographiques inadaptées. Ainsi, les conflits qui traversent l’Europe de l’Est ne sont pas explicables sans référence à la doctrine wilsonienne. Il semble ici que Mauss adhère pleinement à une doctrine fondée sur l’importation massive d’institutions politiques non forcément en congruence avec l’environnement humain et matériel de cette importation tout en rejetant, d’un point de vue épistémologique, cette idée de transfert réducteur. Ainsi, dans les « Fragments d’un plan de sociologie descriptive », Mauss affirme : « Notre idée — européenne — qu’il ne peut y avoir dans notre société qu’un seul régime politique, une seule organisation du pouvoir n’est applicable qu’à nos sociétés, et encore plus à leurs théories qu’à leur pratique ; elle est encore plus fausse dans toutes les sociétés qui nous entourent, dans les colonies » (Mauss, 1969b, p. 236).

Cette implication en faveur des principes wilsoniens n’est que l’autre face de l’engagement socialiste de Marcel Mauss (Fournier, 1994, p. 413). À la différence de Durkheim, celui-ci se définit très tôt comme un intellectuel engagé. L’oncle est extrêmement réticent à l’égard de ce militantisme qui étrique les revendications de réorganisation sociale à une seule classe sociale et selon une seule source d’intérêt. Il refuse l’action partisane au profit de la figure du savant qui éclaire les contemporains. Le neveu, quant à lui, ne partage pas entièrement cette conception. À Bordeaux, il fréquente Marcel Cachin ainsi que le Groupe des étudiants socialistes puis il adhère au Parti ouvrier français. À Paris, lors de la préparation de l’agrégation, il rejoint les frères Milhaud à la Ligue démocratique des Écoles. Plus tard, il participe à la création de l’Humanité aux côtés de Jaurès mais aussi de Lévy-Bruhl, Blum et Lucien Herr[8]. Sous sa plume de journaliste, il exprime ses idées de pacifiste et de socialiste. Il effectuera même une mission en Russie durant l’année 1906. Jaurès lui demandera de livrer des « conseils de force et de prudence » dans un climat marqué par les craintes d’un coup d’État par le tsar (Fournier, 1994, p. 271-274). Ainsi, Mauss incarne à la fois un militant et un savant. Son implication politique a des effets irradiants sur sa réflexion en matière de relations internationales.

Conclusion

Animée par une volonté de renforcer la scientificité des analyses consacrées aux relations internationales, la réflexion de Mauss présente des carences de par la nature des outils à disposition (absence de statistiques fiables, peu d’analyse comparée, faiblesse des mesures quant aux interdépendances entre les nations) mais aussi en raison d’une façon d’écrire. Marcel Mauss, bien qu’il s’en défende, est encore tributaire d’une tradition du positivisme initié par Saint-Simon qui inscrit le sociologue au sein de courants idéologiques. Son pacifisme l’amène à défendre la cause wilsonienne. Dans l’histoire de la sociologie des relations internationales, la figure de Mauss a donc toute sa place. Elle constitue un noeud entre l’aspiration à une sociologie positive des phénomènes internationaux et les difficultés matérielles à réaliser effectivement cette aspiration sur la base d’études monographiques précises. Par là, Mauss est une figure de transition dans l’histoire de la sociologie positive des relations internationales. Il pose des jalons. Mais en les posant, il ne se dissocie pas d’une certaine façon d’écrire les relations internationales. Ce trait de caractère explique-t-il le désintérêt des internationalistes ou des politologues pour l’oeuvre de Marcel Mauss en la matière ? L’héritage du sociologue est en effet occulté alors que son rayonnement est qualifié d’ « immense » dans les sciences sociales (Maurice Leenhardt in Fournier, 1994, p. 16). Aucune référence à ses deux manuscrits dans le champ des relations internationales ne transparaît. Dans les années 1920, cet oubli résulte de l’étanchéité dont font preuve les approches anglo-saxonnes à l’égard des préceptes sociologiques. Aujourd’hui, le recours de plus en plus manifeste à la sociologie en relations internationales représente pourtant un contexte favorable à la relecture de Mauss et ce, au-delà de ses engagements partisans.