Corps de l’article

La mise en scène du genre dans la vie quotidienne va bien au-delà de la construction de l’apparence ou de l’élaboration d’une stratégie de séduction comprise comme phénomène social (Dumas, 2009). Elle participe à la manifestation de l’ordre social à travers des interactions banales entre les individus des deux sexes (Goffman, 1977). Cette mise en scène s’illustre par une mise en image du genre dans la presse, les médias audiovisuels ou l’Internet. La distribution culturelle de modèles des féminités et de masculinités se fait ainsi par de multiples influences diffuses qui échappent aux institutions éducatives traditionnelles et auxquelles les individus sont soumis de manière aléatoire.

Ces modèles de genre — y compris ceux qui semblent stéréotypés — s’inscrivent dans des transformations sociales. De même, les relations entre les individus évoluent en fonction des changements sociaux. Les mutations de la famille, de la religion, ou du travail, par exemple (pour n’évoquer que quelques domaines), engendrent des effets indéniables en matière de rapports sociaux de sexe, interrogeant les certitudes, alimentant des espoirs égalitaires ou produisant des inquiétudes identitaires. Par ailleurs, les évolutions impliquant le corps dans des registres comme la santé, la sexualité, les loisirs ont des conséquences sur la construction sociale des désirs et sur l’expérimentation des plaisirs. Parallèlement, les mutations liées à l’émergence d’Internet redéfinissent l’accès au savoir et assurent une nouvelle circulation des images. Enfin, la production de connaissances issue des gender studies, les mouvements sociaux luttant pour l’égalité entre les femmes et les hommes, l’évolution de la législation traduisant ce souci, sa prise en compte par les institutions, indiquent que nos sociétés accordent une attention particulière à la situation des femmes.

Pourtant, cette aspiration à l’égalité ne semble pas toujours s’accompagner d’une transformation des représentations. Ainsi, les femmes qui se livrent à des pratiques sportives qualifiées de masculines sont-elles soumises à des interrogations identitaires (Menesson, 2005) qui peuvent les conduire à gérer un « label lesbien », conséquence de l’infraction à l’ordre des genres (Pouliquen, 2008). Les travaux portant sur les femmes ayant écrit des fictions romanesques montrent, par ailleurs, qu’elles perpétuent les images habituelles de la différenciation des sexes (Detrez et Simon, 2006). Il semblerait qu’à de rares exceptions près, les stéréotypes de genre soient autant présents dans les romans écrits par les hommes que par les femmes, ce qui conforte l’idée de Goffman (1977) selon laquelle les idéaux de féminité sont intégrés et défendus par les membres des deux sexes.

L’idée que les mises en scène du corps des femmes résultent d’une domination masculine alimente bon nombre de travaux. La formule reprise par Bourdieu (1998) après d’autres (Guillaumin, 1992 ; Mathieu, 1991 ; Tabet, 1998) est loin d’être dénuée de signification et demeure un axe majeur de l’interprétation des rapports sociaux de sexe. Cet arrière-plan critique nourrit le regard porté sur les stratégies de construction de l’apparence chez les adolescentes, dès lors que celles-ci empruntent aux critères de l’érotisme. Ainsi, les années 2000 ont-elles vu émerger des notions qui s’en inspirent, comme l’hypersexualisation précoce ou l’hyperérotisation des jeunes filles.

Il semble en effet indéniable que la culture populaire promeuve des figures de la féminité qui jouent explicitement sur le registre de l’érotisme[1]. Dans la seconde moitié du xxe siècle, la presse populaire et la presse féminine mobilisent les figures de la Lolita, de la sex bomb[2] ou de la pin-up, autour desquelles s’articule un discours sur la féminité. L’entrée dans le xxie siècle semble avoir relancé l’impact social de ces figures sur la construction des identités féminines. L’étude ci-après se propose d’analyser comment et sur quoi elles se constituent, et plus particulièrement comment la presse féminine française utilise, alimente et diffuse la figure de la sex bomb auprès des adolescentes.

L’hypothèse consiste à penser que cette presse véhicule des modèles de féminités et de mise en scène de soi qui contribuent à la construction de ce que Véronique Rouyer (2007) appelle les identités sexuées. Parmi les influences qui participent à cette construction chez les adolescentes, figure bien sûr l’entourage proche, familial et scolaire (Fumat, 2010 ; Delalande, 2003). Vient s’ajouter le groupe des pairs, dont le rôle est désormais reconnu dans la construction de soi (De Singly, 2006 ; Pasquier, 2005). Enfin, les médias — bien que dispersés sur la toile numérique, les télévisions ou les radios — exercent une influence diffuse au point même de faire office de « super pair » en matière de sexualité (Brown et al., 2005). Ces médias de masse propagent des images, véhiculent des représentations sociales, entretiennent des stéréotypes et surtout, proposent aux jeunes filles des modèles, des normes et des idéaux identitaires, ce qui en fait l’une des trois grandes modalités de socialisation sexuée des adolescents (Lahire, 2001).

Dans cet article, nous nous centrons sur l’analyse d’un modèle d’identité sexuée (la sex bomb) qui paraît poser problème aux adultes. Il ne s’agit pas d’en analyser les effets ni la réception, mais de nous attacher à saisir la manière dont se présentent ces figures érotisées du corps féminin dans les magazines français s’adressant aux adolescentes et aux jeunes femmes. Auparavant, nous aurons exploré leur émergence dans la culture occidentale depuis les années 1950, notamment à travers la manière dont le personnage de Lolita (Nabokov) va se constituer en figure de la jeune fille fatale. Le regard historique permettra alors de repérer comment se transforment les représentations de la jeune fille, et comment l’image de la Lolita va se décliner au point d’alimenter certains espaces de la mode (Lamarre, 2001). Nous situerons ainsi le passage de l’idéal littéraire à la figure de la mode qui alimente un marché de l’image pour les adolescentes et les jeunes femmes. La formule « jeunes femmes » que nous utilisons désigne les personnes identifiées à la fois par leur appartenance de genre à la catégorie « femme » et par leur appartenance à la catégorie d’âge des « jeunes », la porosité des catégories d’âge interdisant de différencier de manière stricte les adolescentes (teenagers en anglais, 13-19 ans) et les jeunes femmes (qui désigneraient alors les 20-25 ans)[3].

Après avoir présenté l’émergence historique de la figure de la Lolita, l’attention se portera sur une autre figure, émergeant au début des années 2000 dans la presse française pour adolescentes et jeunes femmes : la figure de la sex bomb. L’analyse des magazines, qui ont pour cible le public des jeunes filles et des jeunes femmes, fera ressortir une stratégie éditoriale qui repose sur l’élucidation des stratégies du devenir-femme. Nous montrerons comment ces magazines proposent un cadre identitaire relativement stable au sein duquel s’inscrivent les figures de la féminité. Le premier élément de la construction identitaire consiste alors à être en couple, une femme se définissant par sa capacité à trouver un partenaire. Cette capacité se construit par la manière dont elle saura se faire remarquer. C’est à ce niveau qu’elle peut alors jouer des codes de l’érotisme pour se construire une apparence non seulement féminine, mais attirante, si ce n’est irrésistible. Le string, le décolleté, le piercing au nombril ou sur la langue seraient ainsi présentés comme les ingrédients — parmi d’autres — d’une érotisation du corps nécessaire pour attirer à soi l’attention des garçons et pour se positionner dans le monde des femmes.

Ce travail de description des mécanismes de diffusion des figures féminines érotisées se conclura par une discussion de la notion d’hypersexualisation (Duquet et Quéniart, 2009) dont l’émergence est concomitante de celle de la figure de la sex bomb.

L’analyse porte sur le contenu de la presse française qui cible un public de jeunes filles (s’adressant à un lectorat de 12-15 ans comme Lolie) ou de jeunes femmes (ciblant les 18-25 ans comme Glamour ou Biba…). La liste des revues retenues couvre un champ large qui comprend des titres dont les lectrices cibles vont des adolescentes aux jeunes adultes. Les titres retenus sont les suivants : Girls !, Isa, Lolie, Cosmopolitan, Biba, Dream’up, 20 ans, Jeune et jolie, Glamour, Cocktail, Love mag, Muteen. Ce choix couvre ainsi trois catégories de magazines féminins, selon la catégorisation proposée par Acrimed (2002) : les « féminins ados » (Girls, Lolie…), les « féminins jeunes » (20 ans, Jeune et jolie…), et les « féminins haut de gamme » (Cosmopolitan, Biba…).

Ce choix résulte de la volonté de saisir comment s’élaborent et se diffusent les normes de la féminité, à partir de ce qui est dit aux filles sur l’amour et sur le sexe, dans des magazines qui leur sont spécifiquement destinés[4]. La palette constituée permet de couvrir « la presse féminine jeune » et de tenir compte de l’accès des adolescentes à cette presse, indépendamment des différences d’âge et compte tenu du fait que le lectorat n’est jamais seulement celui auquel un titre est destiné. Une jeune fille de 13 ans peut en effet acheter en toute légalité un magazine comme Cosmopolitan, Isa ou Jeune et Jolie (J&J) qui s’adresse à un public plus âgé (notamment dans la manière d’y traiter la sexualité), dès lors qu’une des accroches de la couverture semble répondre à une question qu’elle se pose, y compris, et surtout, si l’accroche en question évoque la sexualité, la séduction ou l’amour.

Les magazines féminins « pratiques », « luxe », « familiaux » ou « santé » n’ont pas été intégrés dans la présente étude car ils s’adressent, par leur contenu, à un public plus âgé et renvoient à des préoccupations tournées vers la famille ou le ménage. Leur intérêt sur la construction d’une socialisation sexuée est indéniable, mais à partir d’éléments qui n’entrent pas dans notre étude. Les magazines féminins « populaires » mériteraient, quant à eux, une étude spécifique.

L’analyse couvre huit années de publications, de 2002 à 2009. Elle s’est construite à partir d’une attention flottante à partir de laquelle des « unités de sens » (Barthes, 1966) ou des « unités d’information » (Chartier, 2003) ont été identifiées a posteriori. Cette élaboration s’est constituée à partir d’un corpus constitué de manière synchronique (plusieurs magazines étudiés sur un même mois) et diachronique (étude de ces magazines à plusieurs moments distincts). La lecture était guidée par un objectif : identifier les prescriptions et les injonctions en matière de féminité. L’attention flottante associée à une analyse thématique a permis d’identifier les messages récurrents définissant un récit type sur le « devenir-femme », ainsi qu’une préoccupation, celle de conjuguer le travail sur l’apparence et l’exigence de respectabilité. Ce qui se dégage de la lecture des magazines, c’est une attention particulière portée aux jeunes filles. Et nous nous sommes demandés si cette attention était purement contemporaine ou si elle prenait une forme nouvelle.

1.  Les jeunes filles, leur corps et leur apparence : une préoccupation contemporaine ?

Si la formule « jeune fille » fait aujourd’hui partie du langage courant, elle recouvre des réalités différentes au cours de l’histoire, selon les lieux ou le groupe social d’appartenance (Houbre, 1996 ; Knibiehler, 1996). Tantôt définie par des critères biologiques (l’apparition des menstruations puis la défloration), tantôt définie par des critères culturels (la première communion, le mariage…), la jeune fille d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. L’attention que lui porte la société, en revanche, paraît indémodable, même si l’intensité et l’orientation des mesures prises à son égard fluctuent[5] : de l’enfant à la femme, la fille franchit plusieurs étapes dans sa vie que la société se charge de baliser et de « normaliser » par le biais de l’instruction et de l’éducation (Cosnier, 2001 ; Houbre, 1996a ; Liotard, 1995), de l’environnement familial (maternel, notamment), du groupe des pairs ou encore des médias. Ce faisant, le monde adulte affiche sa volonté de préciser les contours de l’enfance féminine, en proposant de définir où s’arrête l’enfance et où commence la féminité, ce qu’il convient de faire ou pas quand on est une fille. En filigrane, il est possible de décrypter « comment les adultes conçoivent l’expérience de la jeunesse, comment ils cherchent à l’initier, à la façonner, à la contrôler » (Houbre, 1996b : 8).

Parmi ces moyens de contrôle et de gestion de la construction de l’identité sexuée, la socialisation corporelle des jeunes filles à travers la parure tient un rôle prépondérant[6]. À cet égard, il n’est pas étonnant de voir l’intérêt que portent les adultes à la tenue vestimentaire des jeunes filles. Jusqu’à la bascule des années 1970, les jeunes Françaises se différencient du monde des adultes « comme de celui des garçons » par une tenue vestimentaire spécifique (Perrot, 1984 ; Knibielher, 1983)[7]. Le passage de la petite fille à l’âge adulte est marqué par des étapes dans la construction des apparences, telles que la modification de la longueur de la jupe ou l’utilisation de textiles et de couleurs différentes. De la même manière, le choix et l’utilisation des sous-vêtements pour les filles — d’hier comme aujourd’hui — ne sont pas anodins. La culotte blanche en coton choisie par sa mère[8], le soutien-gorge noir en dentelle acheté avec son argent de poche, ou encore l’utilisation du string, sont autant d’étapes dans la construction du corps féminin et de l’identité féminine. Le vêtement fonctionne ainsi comme un indicateur pertinent de la construction du genre (Jamain-Samson, 2008 ; Jamain et Liotard, 2008).

Le corps des jeunes filles suscite un intérêt particulier dans le monde adulte. Il questionne et dérange parfois, surtout depuis qu’elles ont acquis des libertés corporelles et vestimentaires transmises par la génération des babyboomers. Inscrites dans un mouvement de grande ampleur, les années 1960-1970 font, en effet, émerger une nouvelle manière d’envisager les rapports entre les hommes et les femmes, notamment avec la légalisation de la contraception en France en 1967, puis de l’avortement en 1975. Ces « lois de l’amour » (Mossuz-Lavau, 2002) modifient radicalement la manière d’envisager la sexualité et, plus généralement, les relations amoureuses. La recherche du plaisir devient alors un nouveau slogan[9] pour les femmes qui revendiquent une réappropriation de leur corps à travers le contrôle de la procréation (Zancarini-Fournel, 2003). Mais l’heure est également à la « révolution » vestimentaire, incarnée à l’époque par la mini-jupe (Bard, 2010) qui se répand dès le milieu des années 1960 en France[10].

Symbole d’une femme libre et libérée, la mini-jupe ajoute au corps féminin un voile d’érotisme et modifie les codes de séduction des générations précédentes. Autrefois objets de conquête, les femmes les plus audacieuses deviennent désormais actrices dans le jeu de séduction (Dumas, 2009), bousculant — en apparence — les conventions[11].

Le discours féministe n’est pourtant pas unitaire face à ce nouvel usage vestimentaire. Élodie Nowinski souligne la complexité de sa perception. La mini-jupe exprime un désir de liberté pour les femmes. Elle s’affiche comme un symbole de la culture jeune. Cependant, son rôle effectif dans la libération et l’émancipation des femmes n’est pas si simple. Lorsqu’elle apparaît dans l’Hexagone au milieu des années 1960, la mini-jupe marque « un coup de butoir à la logique des convenances traditionnelles » (Nowinski, 2008 : 74). Mais cette émancipation est paradoxale puisqu’elle érotise le corps en le donnant à voir. Certaines y ont vu une soumission aux désirs masculins d’un corps féminin toujours plus dévoilé, d’autres y ont vu au contraire un pas vers une autodétermination de l’érotisme de son propre corps : dévoiler non pour aguicher mais pour reprendre possession de son propre corps (Nowinski, 2008 : 74).

Ainsi, la mini-jupe peut être aussi bien perçue comme une libération du corps, que comme le diktat d’une nouvelle mode soumise à la domination masculine. Après tout, « nombreux sont ceux qui pensent qu’une femme “libérée” est une femme disponible, sexuellement, pour eux » (Bard, 1999 : 310). Alors, la mini-jupe : émancipatrice ou opprimante pour les femmes ? Le débat est loin d’être clos, tant est complexe « ce que soulève la jupe » (Bard, 2010).

Depuis cet épisode de conquête du corps et de libération vestimentaire qui opère une transformation dans l’art de plaire et de séduire, la mode s’est orientée vers une érotisation explicite de la parure (Ory, 2006) et le dévoilement de parties du corps jusque-là masquées, comme le constate l’historien Philippe Perrot : « Du bikini au mono-kini, du mini-mono au zéro-mono, plus le corps se dévoile sur la scène du regard public, plus il se banalise sexuellement » (Perrot, 1984 : 206). Vingt ans plus tard, un autre cap est franchi, car depuis les années 2000, ce dévoilement du corps, par le biais de vêtements ou sous-vêtements identifiés comme érotiques, est aussi le fait de jeunes filles. Comme le rappelle Aurélia Mardon, « jouer avec les normes est aussi un acte à travers lequel la jeune fille se prouve à elle-même son autonomie et acquiert le sentiment d’être maître de son corps et de son identité » (2005 : 231). En explorant l’érotisation de leur corps, les jeunes filles apprennent à se démarquer de l’image de la jeune fille modèle. Mais cette « sexualisation précoce des filles » (Bouchard et al., 2005) est devenue source d’inquiétude pour les adultes. Pour comprendre cette inquiétude, il importe de questionner les enjeux de société sous-jacents.

En effet, l’ambiguïté de certaines normes morales et sociales pèse sur les codes vestimentaires, indiquant que la libération ne se fait pas sans provoquer résistances et critiques. Ainsi, arborer un décolleté plongeant peut être source de confusion et de malaise pour celle qui le porte comme pour celui qui le regarde : « le mal qu’elles [les femmes] font n’est plus lié au péché de la femme, mais à celui qu’elles incitent à commettre chez l’homme qui en est témoin » (Bologne, 1986 : 85). Pour les jeunes filles qui s’approprient aujourd’hui la « panoplie » de la « femme fatale », le problème est identique. Ce qui dérange, ce n’est pas tant l’apparence corporelle des jeunes filles que le regard porté sur elles par les adultes, aux yeux desquels certaines d’entre elles semblent commettre une infraction aux codes de la pudeur.

L’ambiguïté est entretenue à partir d’un double processus. D’un côté, le propos se veut bienveillant et protecteur à l’égard de ces filles qui entrent dans une nouvelle période de leur vie. Dans le même temps, la littérature, le cinéma ou les magazines, proposent des figures de la « jeune fille » qui peuvent être jugées inquiétantes. À propos de l’apprentissage de la féminité par les petites filles, Catherine Monnot reconnaît le double jeu du monde adulte, hésitant entre une volonté de « prolonger “l’innocence” et la pudeur traditionnellement dévolues aux filles, d’ignorer les réalités de leur entrée dans une vie amoureuse et/ou sexuelle active, et en même temps de les pousser vers une érotisation et des canons esthétiques adultes » (Monnot, 2009 : 130). C’est aussi ce que suggérait Nabokov, en 1956, dans son roman très controversé Lolita. Cette fiction, dénonce le regard ambigu porté sur les jeunes filles, comme le rappelle Laura Kreyder dans l’analyse qu’elle y consacre en 2003 :

Pour Nabokov, il était juste de juger une civilisation, non sur ce qu’elle proclame, mais sur ce qu’elle produit et sur ce qui la fonde : une pensée misogyne et pédophile, qui méprise les femmes et corrompt les petites filles, tout en érigeant le tabou de l’inceste et en célébrant l’amour romantique.

Kreyder, 2003 : 279

Au-delà du personnage dérangeant de la Lolita de Nabokov — fillette victime présentée davantage comme une tentatrice —, la succession des figures de la « jeune fille » développées par les productions culturelles depuis les années 1950 rend compte d’une transformation progressive des représentations. « De la pucelle à la minette » (Knibielher, 1983)… à la Lolita des années 2000, les modèles d’identification ont changé, invitant les filles à se rapprocher d’un idéal de féminité défini autour du corps, de sa beauté et de son esthétique (Remaury, 2000), idéal défini par et pour des adultes.

L’image de la jeune fille des années 1950, avec sa robe vichy et ses couettes, incarne encore l’innocence et la chasteté. L’émergence des pin-up américaines du cinéma hollywoodien[12] vient fragiliser cette représentation. Objets de fantasmes des Français, elles inspirent aussi les jeunes Françaises qui découvrent un modèle de féminité, celui de la séductrice, concurrent de la « fée du logis ». Le cinéma français n’est pas en reste. De Brigitte Bardot (Et Dieu créa la femme, Vadim, 1956) qui incarne un nouvel idéal de féminité pour les Françaises, prônant la liberté et tournant le dos au modèle de la chasteté, à Sophie Marceau (La Boum, Pinoteau, 1980) incarnant la nouvelle génération qui porte des jeans, rêve d’avoir un scooter, connaît tout de la pilule, tombe amoureuse, mais qui ne tient ni à « brûler les étapes, ni à se brûler les ailes » (Casta-Rosaz, 2000 : 337), le cinéma affiche de nouvelles idoles et expose de nouveaux codes de la séduction pour la « jeunesse » issue du baby-boom.

Avec le cinéma, les magazines féminins et la télévision contribuent à transformer les figures de la jeune fille jusqu’à l’apparition, dans les années 2000, des Lolitas (incarnées et chantées par Alizée) et des sex bombs. Un nouvel impératif de séduction émerge, soutenu par un marché économique en plein essor, celui de la mode et des cosmétiques (Vigarello, 2004). Le développement de la culture « jeune » et « du jeune » comme client, la création de nouveaux besoins, galvanisés par la société de consommation et de spectacle ont, depuis, multiplié les images de Lolitas à travers la chanson[13], la mode ou le cinéma (Lamare, 2001). L’ampleur que prend le phénomène est révélatrice de l’emprise de la logique marchande dans notre société. Les modèles de féminité qui sont proposés aux jeunes filles ne sont pas anodins. Ils en font des cibles marketing du marché de la mode. Au point que l’on peut effectivement s’interroger avec Catherine Monnot sur le rôle de ce lobbying économique dans la construction des identités sexuées et des modèles de féminité :

les petites filles demeurent très majoritairement poussées sur la voie de la reproduction sociale et culturelle, de l’imitation de leurs héroïnes médiatiques favorites, de schémas de pensée qui limitent bien souvent leurs horizons. […] Les jeux des filles de tous les milieux demeurent encadrés, bridés et façonnés dans leur immense majorité par le monde adulte. L’industrie des loisirs trouve en effet un intérêt économique plus grand qu’avant à anticiper les désirs des filles entre 8 et 12 ans — désormais identifiées et conscientisées au travers de l’expression « génération Lolita ».

Monnot, 2009 : 157

Cette « génération Lolita » n’est pas une génération spontanée, ni la figure de la Lolita une figure figée, comme l’a montré Patrice Lamare (2001). Elle est — comme les précédentes — confrontée au marquage du corps des parures de la féminité. Cependant, en prenant de l’ampleur au début des années 2000, cette figure déjà ancienne teinte la palette vestimentaire des jeunes filles d’une portée symbolique et érotique qui déchire le voile de pudeur et d’innocence qui leur est attribué, relance le questionnement sur leur respectabilité et leur vulnérabilité, tout en leur fournissant des figures d’identification fortes.

2.  De l’usage des figures érotisées de la Lolita et de la sex bomb dans les magazines féminins du xxie siècle

À l’entrée des années 2000 coexistent plusieurs figures érotisées de la féminité. Dans les années 1990, habillée par Gaultier, Madonna avait contribué à populariser celle du « porno chic » et les Spice Girls (constituées en 1993) à diffuser le « modèle de la féminité sexy […] aux prépubères » (Bard, 2010 : 63). C’est pourtant au début des années 2000 que se constitue la notion d’hypersexualisation pour rendre compte d’un double phénomène : une entrée dans la sexualité et une érotisation de l’apparence jugées (trop) précoces (Duquet et Quiénart, 2009). Nous discuterons plus précisément dans notre dernière partie du terme et de son usage. Pour l’heure, nous allons tenter de repérer comment s’est diffusée l’image de la jeune fille sexy dans la culture occidentale contemporaine de la première décennie du xxie siècle, image qui participe à la perception d’une « nouvelle adolescence » (Galland, 2010 ; 2008) pour laquelle l’importance de l’apparence et de la construction d’une image favorable de soi a été soulignée (Pasquier, 2005 ; Mardon, 2010).

L’approche historique a permis de repérer l’émergence de la figure de la Lolita et des préoccupations sociales sous-jacentes. Nous allons désormais restituer l’analyse des magazines féminins destinés aux adolescentes ou aux jeunes femmes dans ce qu’ils disent du rapport au couple, de l’apparence et de la sexualité.

Dans son rapport de 2007 sur la sexualisation des filles, l’Association américaine de psychologie note qu’entre 1990 et 2000 le nombre des magazines destinés spécifiquement aux jeunes filles est passé aux États-Unis de cinq à dix-neuf[14]. En moyenne, en 2005, les filles de huit à dix-huit ans passent quatorze minutes par jour à lire un magazine (Roberts, 2005). Pour sa part, Sylvie Octobre souligne que la « presse jeune fille » constitue un segment de la « presse jeune » qu’elle juge « particulièrement dynamique et rentable, caractérisée par une segmentation croissante des titres par âge » (Octobre, 2005 : 10).

Malgré les disparités entre lectrices et magazines, et si l’on ajoute à cela l’usage de la télévision ou de l’Internet dans leur temps de loisir, on peut constater qu’en dix ans les jeunes filles ont vu se multiplier les vecteurs d’influences leur proposant des modèles de féminité. Par ailleurs, le livre et le magazine demeurent des supports d’accès à la culture plus particulièrement utilisés par les femmes (y compris les jeunes) des classes moyennes (Donnat, 2009) ou populaires (Hoggart, 1970) et cela, même si la lecture de documents non scolaires constitue un loisir minoritaire pour les jeunes (De Singly, 1989).

La lecture contribuerait, par ailleurs, à la socialisation différenciée de genre (Détrez et Renard, 2008 ; Baudelot et Establet, 2007 ; Brugeilles, Cromer et Cromer, 2002). Ce que nous constatons ainsi avec d’autres (Monnot, 2009 ; Schaerer, 2008 ; Lebreton, 2008 ; Giet, 2005), c’est que les magazines « féminins jeunes » et « féminins ados » sont autant de supports d’un devenir-femme parmi la variété de supports culturels disponibles, comme la télévision, le cinéma, la radio, les contes et les jeux (Monnot, 2009 ; Dafflon-Novelle, 2006 ; Octobre, 2005 ; Debouzy, 1996 ; Gianini Belotti, 1974). Mais contrairement à ce qui relève de la fiction ou de la variété, les magazines pour jeunes filles abordent de manière explicite et récurrente des préoccupations socialement connotées comme féminines. Dit autrement, ils apportent des réponses aux questions que les adolescentes sont susceptibles de se poser sur elles-mêmes et sur les autres.

J&J de septembre 2004 organise, par exemple, son sommaire entre une rubrique « Mode », une rubrique « Beauté » et une rubrique « Magazine » dans laquelle se trouvent les sous-catégories « love astro », « sexe love », « sexy attitude », « love stratégie », « girl attitude », « big love » et « love attitude », auxquelles s’ajoute un test « savez-vous garder un mec ? ». Le magazine Girls !, dans son sommaire de janvier 2008, organise trente-six articles en six rubriques thématiques : « Fais-toi une beauté », « Crée ton look », « C’est tout toi »[15], « La vie des people », « Pour sortir » et « Tes questions. Nos réponses ». Cette dernière rubrique synthétise les préoccupations des lectrices autour des questions distribuées ainsi : Love, Beauté, Sexy, Santé, Psycho. Cette distribution des préoccupations préfigure celle que l’on retrouve dans les magazines pour « femmes » dans lesquels s’ajoutent des articles sur la tenue du foyer, le travail, etc.

Ces magazines diffusent des conseils sur les manières de se comporter, de penser, de sentir et d’agir « en tant que filles » (la « girl attitude »). Ils propagent des modèles de féminité qui, nous allons le voir, ne se construisent pas seulement sur l’apparence. Les jeunes filles trouvent ici des réponses en matière d’amour, de flirt ou de sexe, et reçoivent ainsi des messages les invitant à baliser leur corporéité.

L’étude permet de repérer comment leur sont présentées les figures de la féminité. Parmi ces figures, nous avons particulièrement étudié celles qui alimentent l’inquiétude liée à l’hypersexualisation des jeunes filles[16] par la combinaison de la figure de la Lolita avec celle de la bombe sexuelle chantée par Tom Jones (Sex Bomb, 1999). Cette combinaison est incarnée par Britney Spears. Son premier succès planétaire date de 1999. Elle est alors âgée de 18 ans. L’image qu’elle donne est celle d’une Lolita, posant par exemple en petit short moulant, tenant un vélo d’enfant rose ou posant en couverture de Rolling Stones (avril 1999), en short moulant et soutien-gorge, tenant dans ses bras une peluche de Tinky Winky, le personnage des Teletubbies. Son ventre plat — dont le nombril s’ornera bientôt d’un piercing — ses décolletés et ses mini-jupes s’affichent sur les couvertures de la presse féminine et de la presse people tout au long de la première décennie 2000.

Car l’image de Lolita cède la place dès 2001 — alors que Britney Spears a vingt ans — à celle de la sex bomb qu’elle incarne : son troisième album contient des textes explicitement sexuels qu’elle illustre notamment par une vidéo dans laquelle elle simule l’orgasme. Sa chanson I’m A Slave 4 U (2001) raconte l’histoire d’une jeune fille qui exprime, contre les conventions liées à son apparence (All you people look at me like I’m a little girl), des désirs d’adulte, notamment ses désirs de satisfaire sexuellement le jeune homme qui lui plaît (I really wanna do what you want me to. [I just feel I let myself go]). L’érotisme de son image fait d’elle une icône pour pré-adolescentes et un fantasme pour adultes[17].

Un récit type : une fille et un garçon

Notre propos ne concerne cependant pas la mise en scène érotisée du corps des stars, de Madonna à Lady Gaga en passant par Britney Spears et Janet Jackson[18], ou, en France, par Alizée ou Laurie dont l’audience a été particulièrement forte auprès des moins de 15 ans. Notre analyse nous a permis d’identifier un récit type qui traverse les différents magazines. Ce récit porte sur la construction identitaire, c’est-à-dire sur le devenir-femme. Ce qui est raconté aux jeunes filles, c’est non seulement comment elles peuvent, mais aussi comment elles doivent devenir des femmes. Si la décennie a produit le récit de femmes qui aimaient d’autres femmes (notamment à travers le feuilleton de la vie sentimentale de Lindsay Lohan commenté par la presse people en 2008) ou de femmes qui jouaient érotiquement avec d’autres femmes (le baiser de Madonna et de Britney Spears lors de la cérémonie des MTV Music Awards de 2003), la presse pour jeunes filles enseigne cependant tendanciellement que le devenir-soi s’élabore par rapport aux garçons.

La féminité ne se donne pas seulement comme une qualité intrinsèque, mais comme un ensemble de propriétés qui s’acquièrent et qui se définissent par rapport à l’autre absolu : « les garçons », « les mecs » et plus tard, « les hommes ». Dans les magazines, le récit type de la construction de la féminité dans la relation aux garçons s’organise en trois temps. Il s’agit d’abord de « trouver le bon », de le séduire, puis, de le garder. Ce récit type n’est jamais donné de manière explicite. Cependant, l’articulation sur un même numéro des articles et des « tests » à remplir par les lectrices contient ces trois temps. Par ailleurs, ce récit se retrouve sous des formes différentes d’un magazine à l’autre.

La question qui consiste à « trouver le bon » contient tous les présupposés de la construction identitaire féminine et alimente les imaginaires bien au-delà de l’adolescence (Kaufmann, 1999). L’histoire racontée par les magazines est structurée par cet idéal, à l’instar de ce qu’avait mis en évidence Richard Hoggart (1970), en Angleterre, ou Bruno Péquignot (2001) dans les romans sentimentaux. Ils produisent ainsi une économie sentimentale de la sexualité, à partir de laquelle s’apprécie la valeur d’une relation, une « histoire d’amour » étant préférable à une « histoire de cul », même si cette dernière est associée à quelques avantages, notamment en matière de plaisir.

« Trouver le bon » constitue donc l’axe de la construction identitaire proposé aux jeunes filles. Pour cela, des outils leur sont fournis. Il s’agit, d’une part, d’identifier le garçon qui pourrait répondre à l’idéal amoureux (« Fuyez les tue-l’amour », J&J, septembre 2004 ; « Repérer un love-manipulateur », Isa, novembre 2004), par ailleurs évaluer sa disponibilité (« Il me plaît, comment savoir s’il est libre ? », J&J, septembre 2004) et, enfin, passer à l’action pour le conquérir. Cette démarche implique la production d’un auto-questionnement constant auquel les jeunes filles sont invitées : « Pour quel genre de mec es-tu faite ? » (Lolie Tests, 2004), « Pourquoi je m’attache vite ? » (Isa, 2004), « Que pensent-ils de toi ? » (Story d’été, Hors série de Girls !, 2004)…

La séduction implique, en conséquence, de combiner détermination, stratégie et distinction. Car s’il s’agit de savoir comment faire pour attirer « son » attention (« Comment séduire en 60 jours…, en 60 minutes… », Story d’été, 2004 ; « 15 trucs pour le faire craquer », Lolie Tests, 2004 ; « Tout ce qu’il faut savoir pour obtenir le mec que tu veux ! », Love mag, 2009), encore faut-il se montrer respectable et ne pas enfreindre les codes sociaux (« Que pensent-ils des filles qui font le premier pas ? », Girls !, janvier 2008).

Sur ce point, les magazines établissent les règles d’une séduction légitime dans laquelle la pudeur est de mise, même si, et surtout si, elle implique une attitude active de la part de la jeune fille. Les scénarios suggérés renvoient à de grands canevas culturels qui ne semblent pas bousculer radicalement les usages des générations précédentes tels qu’ils ont été identifiés, par exemple, par Gagnon (2008) à propos des scripts de la sexualité. Les magazines organisent le contrôle des attitudes en prônant à côté de l’audace — qu’ils inscrivent dans des interactions normées et morales — correction, décence et pudeur. Il s’agit bien de trouver la « bonne distance », c’est-à-dire une distance socialement convenable (Dumas, 2009), afin de pouvoir « tout oser sans déraper » (Biba, décembre 2009).

Une fois l’opération séduction achevée et la conquête opérée, le dernier temps du récit type exprime la nécessité de le garder. Il propose sur ce point de nouveaux outils visant à la fois à évaluer la validité de l’histoire et — si celle-ci vaut la peine d’être vécue — à conserver le garçon en préservant le couple de la concurrence inévitable des autres filles. Ainsi, les magazines féminins « jeunes » ou « haut de gamme » peuvent invoquer la sexualité comme fin en soi (« Sexe, des scénarios super hot », Glamour, mars 2009), contrairement aux magazines « ados ». Néanmoins, ils la subordonnent à une finalité supérieure : l’amour. Les magazines jouent, de la sorte, un rôle en termes de prescription de morale et fournissent des instruments permettant aux jeunes filles de « tester » leur relation.

En affichant « Lui et moi, c’est une histoire d’amour ou de cul ? », Isa (juillet 2002) illustre l’enjeu d’une relation. Seule la première histoire vaut la peine de se projeter dans la durée, permettant d’espérer que l’on est tombé sur le bon. S’il s’agit de la seconde, la projection ne peut pas se faire au-delà (au mieux) de quelques années, d’autant que « le doute » accompagne la relation, malgré le plaisir obtenu. Ce qui compte, c’est de savoir si l’amour vécu est bien celui pour lequel les jeunes filles « sont faites », sachant, de plus, que le sexe peut aussi devenir angoissant comme l’indique Muteen (mars 2009), qui propose dans le même numéro le test « Pourriez-vous vivre avec une bête sexuelle ? » et un article intitulé « Au secours, mon mec est obsédé ! ».

Chacun de ces trois temps du récit entraîne les jeunes filles à se questionner sur leur apparence, leurs sentiments et leur sexualité. C’est par cette articulation que le récit type produit une économie sentimentale de la sexualité au sein de laquelle les figures de la féminité sont convoquées et que prend place la figure de la sex bomb.

Devenir une sex bomb

Cette figure est présente tant par les images que par les titres. Le récit des magazines fournit les critères de construction d’une apparence érotique présentée comme nécessaire à la séduction. Il livre aussi les codes de la communication permettant de maîtriser la mise en scène de soi, comme « passer de temps à autre sa main dans ses cheveux », « caresser légèrement et distraitement ses lèvres avec ses doigts » (Story d’été, 2004). Ce que disent les magazines aux jeunes filles et aux jeunes femmes, c’est qu’elles ont un pouvoir de construction de leur propre apparence : « Être une sexe bomb. Ça s’apprend ! » (Isa, juillet 2002). Jeune et Jolie titre en septembre 2004 « Sexy : Devenez une vraie bombe ! » et affirme que 24 heures suffisent. La construction d’une apparence érotique comme accroche de couverture est donc une stratégie de vente éprouvée, comme en attestent, entre autres exemples, les titres suivants : « avoir un beau cul dans son jean » (Isa, nº 9, 2001) ou « Minis, bodys, talons… opération séduction » (Cosmopolitan, mars 2009). Si sexualisation il y a ici — au sens de l’attribution de valeurs sexuelles à une réalité —, c’est la sexualisation de la rhétorique de vente. Le fait de suggérer un lien entre l’apparence et l’érotisme fonctionne comme argument visant à déclencher l’achat, ce qui suppose que s’articulent désir de la transgression et curiosité…, ce qui pousse à acheter les titres en question.

Les magazines qui sont destinés aux plus jeunes jouent tout autant sur l’érotisation de l’apparence dans leurs accroches. Ainsi, dans Lolie Tests « Spécial amour » (juillet 2004), le premier article du chapitre « Vacances attitudes » s’intitule-t-il « Comment être la bombe de l’été ? ». Dans Lolie — qui s’adresse à un public de moins de quatorze ans — pas question de convoquer strings ou décolletés. Le secret réside dans l’attitude : « Pour être sexy, pas besoin de mensurations de rêve ! Bronzage et tenues colorées t’assurent déjà un effet “bonne mine”. Ajoutés aux attitudes à adopter pour être LA bombe de l’été, tu seras celle sur laquelle tous les yeux seront braqués ! » Or, l’attitude en question est liée à la manière d’être. Le fait de jouer aux raquettes ou au volley au bord de l’eau est présenté comme une manière de « rencontrer de nouveaux copains. » Ou bien encore, la meilleure façon de marcher est-elle décrite : « Lorsque tu traverses la plage, déplace-toi la tête bien droite, les épaules en arrière, le ventre rentré et le buste en avant. » Les techniques du corps habituellement mobilisées sur une plage sont convoquées pour contribuer à se distinguer et à accrocher un regard.

Le poids des titres et l’accroche des couvertures des magazines sont donc à relativiser face au contenu des articles. Les bombes dont il s’agit n’ont rien de l’anatomie d’une pin-up, telle que l’artiste américaine Annie Sprinkle a pu la décrire[19]. Ce que disent les magazines qui s’adressent aux préadolescentes, c’est qu’être une bombe n’a rien de sexuel. Qu’en est-il pour ceux qui s’adressent à des jeunes filles plus âgées ?

Nous avons vu que pour Isa, « être une sexe bomb. Ça s’apprend ! ». Oui… mais comment ? Le contenu de l’article privilégie moins l’érotisation de l’apparence qu’il n’établit un lien entre beauté et séduction, une belle femme étant présentée comme une femme séduisante. Cependant, tout comme dans Lolie, Isa souligne que, pour être une sex bomb, il n’apparaît pas nécessaire d’être une beauté hors norme, puisqu’il s’agit « juste d’une question d’attitude » que toute fille peut adopter : « Une bombe sexuelle n’est pas forcément blonde, avec une plastique de rêve à la Adriana, c’est une fille comme nous qui sait juste y faire mieux que nous » (Isa, 2002, p. 88). C’est donc moins dans l’apparence que dans le comportement que la sex bomb se distingue des autres filles. De même, pour Jeune et Jolie (septembre 2004), se transformer en « Miss Bombe » ne signifie pas s’habiller vulgairement, d’autant que l’article suivant immédiatement « Devenez une bombe en 24 heures » s’intitule : « Pour les mecs, c’est quoi une fille bien ? » On y lit notamment que les garçons n’aiment pas les allumeuses et préfèrent les filles discrètes « qui n’en font pas des tonnes ». Miss Bombe n’est donc pas celle que l’on croit. Elle est certes « la fille qu’on remarque », mais dans des limites strictes de pudeur. La première phrase de l’article est explicite : « Ne vous trompez surtout pas, bombe n’est pas synonyme de pouffe. […] Miss Superbombe […] est sexy parce qu’elle se sent bien dans ses baskets. »

Moins que l’apparence, c’est le comportement qui importe. Miss Bombe joue le jeu de la séduction, et elle le sait. Elle porte « un maquillage qui se voit à peine », c’est « une bonne vivante », « elle sait mieux que les copines sublimer ses points forts », « elle se passe la main dans les cheveux », elle « rit ». Et surtout, elle « sait se faire désirer. Une vraie bombe à retardement ! » Pour les magazines à destination d’un public plus âgé, les mêmes contraintes sont exposées, tant dans Glamour (avril 2004) qui propose 482 looks « chic et sexy » que dans Biba (décembre 2009) qui invite à être « sexy mais pas vulgaire ».

La distinction féminine se construirait ainsi dans un dosage maîtrisé entre l’érotisation de l’apparence (sexy) et son caractère distingué (chic). Devenir une sex bomb constitue dans ces magazines un modèle valorisé de la féminité qui rejette la vulgarité de celles qui, précisément, n’ayant pas la maîtrise de ces codes de l’apparence, sont déclassées aussi bien aux yeux des autres filles que des garçons. Ce sont ces dernières qui entrent dans les catégories des « pouffes », « putes » et autres « lopssa » ou « tasspé » selon le vocabulaire employé dans les magazines et chez les jeunes.

Il s’agit donc moins de se transformer en fantasme et de se construire une image à forte teneur érotique que de se démarquer et d’accrocher le regard. Les articles consacrés à la construction de la figure de la sex bomb sont donc bien loin de participer à une hypersexualisation des jeunes filles, tant ils concourent, au contraire, à la construction des normes de la pudeur, de la décence, voire de la bienséance. Les lectrices sont ainsi conduites à expérimenter le juste positionnement en matière de genre, en éprouvant les codes de la séduction tout en intériorisant ceux de la discrétion.

Ces magazines fournissent ainsi une lecture de l’usage social légitime des instruments de l’érotisation de l’apparence — dont l’expérimentation correspond aussi aux étapes de l’accès à l’âge adulte, comme nous l’avons vu précédemment. Ils peuvent, d’ailleurs, les rendre disponibles aux lectrices qui peuvent ainsi s’affranchir du regard parental pour acquérir par exemple un string[20], comme le propose le numéro de novembre 2004 de Girls ! : « Cadeau : 1 string sexy ! » Protégé par un film plastique transparent, le cadeau est une culotte rose pliée de telle manière qu’apparaît un petit chat souriant (smiling pussy) brodé sur le tissu. La question qui se pose est de savoir quelle fonction joue le string pour les jeunes filles qui sont bien plus nombreuses à en porter sans le montrer qu’à les afficher ostensiblement. Si l’on suit les injonctions des magazines, ce string rose, s’il est porté, n’a pas vocation à être exhibé au risque de déclasser sa propriétaire. En revanche, il se donne comme un élément de féminité, au même titre que les bijoux, les foulards ou le maquillage qui peuvent, de la même manière, être offerts aux lectrices.

L’étude du contenu des articles de la presse pour jeunes filles ne laisse aucun doute sur la fonction que joue la figure de la sex bomb. Elle fait office de modèle pour se constituer en centre d’intérêt. Mais, si les articles contribuent indéniablement à l’éducation d’un goût féminin, ils promeuvent également un cadre de jugement des comportements et des apparences. Au bout du compte, la figure de la sex bomb telle qu’elle est exposée privilégie le charisme dans l’usage des codes de la féminité plutôt que la surabondance des stéréotypes de l’érotisme.

Conseils sexo et fonction relationnelle du sexe

Il en va de même pour la sexualité qui, comme l’apparence, est articulée à la fois à la fonction qu’elle joue dans la séduction et à son rôle dans la relation à l’autre, c’est-à-dire aux garçons. Dans les magazines qui s’adressent aux 16 ans et plus, le sexe est en effet un thème important. Girls ! propose, par exemple, un supplément à son numéro de janvier 2008 intitulé « Conseils sexo du plus soft au plus hard ». La sexualité peut également être présentée comme un moyen de séduire (« Soyez sa déesse du sexe dès ce soir », Isa, novembre 2004 ; « Rendez-le accro dès le 1er baiser », J&J, novembre 2004) ou encore, comme le résultat d’un désir à assouvir dans des conditions raisonnables malgré son urgence (« J’ai envie de faire l’amour tout de suite. Oui, mais où et comment ? », Isa, novembre 2004).

La sexualité se donne à la fois comme un moyen de se faire plaisir, mais aussi de satisfaire son petit ami. De nombreux articles laissent entendre la nécessité de connaître les garçons pour leur faire plaisir (« C’est parti mon zizi. Tout pour apprivoiser le sexe du garçon » Isa ; « Ce que les mecs attendent de nous », Love mag). L’attention portée à la sexualité comprise comme un élément central de la relation aux garçons permet de comprendre la force de la figure de la sex bomb, même si les articles qui sont consacrés à sa construction sont distincts de ceux qui portent sur la sexualité et sur les techniques du plaisir.

Par association, la figure de la sex bomb condense en effet non seulement apparence et attitude, mais aussi compétences, notamment en matière de sexualité. La sex bomb serait une experte pour fournir du plaisir, dans un cadre toutefois légitime, celui du couple hétérosexuel. Elle serait aussi celle qui saurait prendre des initiatives « Sexe : Osez… prendre les devants » (Isa, avril 2004). Certes, dans l’article (décevant comme toujours, par rapport à l’accroche de la couverture[21]) il est plus question de prendre les devants en matière de séduction, car « charmer des hommes, voilà un entraînement pour le jour où on tombe sur le bon », d’autant que « les hommes n’ont rien contre les femmes entreprenantes » et que « les hommes timides avec les femmes, ça court les rues ».

L’analyse d’un article de 20 ans (2004, nº 216) nous paraît, à cet égard, exemplaire. En couverture (donc en accroche) figure un titre, en haut à droite, au niveau du visage du mannequin qui pose en souriant : « Avec la bouche ! Tout ce que les mecs aiment (vraiment) qu’on leur fasse. » L’article présente l’utilisation qui peut être faite de sa bouche « et que les mecs adorent » comme un ensemble de compétences que les jeunes filles devraient acquérir pour tenir leur rang. Parmi les premières actions identifiées figurent « un baiser », « une parole aimable », indiquant ainsi que la première pensée déclenchée par la couverture du magazine n’est pas la seule. Néanmoins, les propositions qui suivent s’inscrivent dans un usage érotique (« une morsure érotique », « la langue dans l’oreille », « un suçon dans le cou ») ou bien explicitement sexuel (« une fellation », « un cri de plaisir », « un encouragement hard » permettant notamment de « confirmer un garçon dans sa virilité »).

Ce qui ressort de l’article, c’est la nécessité de satisfaire le garçon. Mais l’attention est aussi portée au plaisir que les filles peuvent prendre par la maîtrise de ces diverses techniques, ce qu’atteste le paragraphe « une suggestion précise » dont la fonction consiste à guider par des paroles encourageantes le garçon vers les zones les plus sensibles et les pratiques les plus appréciées par la fille.

Notre travail sur la presse, rapporté à l’évolution des préoccupations sociales à l’égard des jeunes filles depuis le dernier quart du xxe siècle, permet de repérer les négociations qui se jouent en matière de construction d’une identité féminine. Il indique que les mutations sociales en matière de féminité reposent sur d’anciennes questions alimentées par des débats nourris par l’évolution des modes vestimentaires que s’approprient les jeunes filles. Certains usages vestimentaires, comme le port de la jupe pourtant valorisé dans les magazines étudiés, peuvent également être stigmatisés et cette stigmatisation combattue au nom de la déconstruction des stéréotypes sexistes, comme le fait « le Printemps de la jupe et du respect[22] » ou le film de Jean-Paul Lilienfeld La journée de la jupe[23]. Mais la lecture des magazines, au-delà des effets de marketing des titres, ne semble pas fournir de motifs à inquiétude. Elle indique, au contraire, que cette presse fonctionne comme prescriptrice de morale.

3.  L’hypersexualisation comme construction de la féminité ?

Ces débats sur l’apparence illustrent un réajustement des modèles, des significations et des valeurs du genre, notamment de la féminité. La mode dite « des lolitas » a suscité dans la presse française quelques articles qui portent sur les usages vestimentaires des adolescentes ou tentent d’infléchir ceux des adultes (« La tendance “lolita” séduit les collégiennes », La Croix, du 10 avril 2002 ; « Adoptez le style baby-doll », L’Express en ligne du 23 mars 2010 ; ou encore Elle qui présente en ligne un diaporama de maillots de bain sous le titre « Miss Lolita », juin 2010). Des recherches ont commencé à voir le jour sur l’impact de cette mode auprès des adolescentes (Nouhet-Roseman, 2006). Bref, la mode des lolitas, rénovée depuis le début des années 2000, suscite le débat.

Si cette mode interroge, elle inquiète aussi. Elle a concouru notamment à l’émergence de la notion d’hypersexualisation qui constitue un indicateur majeur des points de friction sur lesquels le débat sur les « jeunes filles » se charge d’émotions et de jugements de valeur. Le dernier volet de notre réflexion va donc proposer quelques pistes de discussion de cette notion qui semble avoir surgi d’une inquiétude liée (en partie) à ces transformations de l’apparence des jeunes filles, et notamment à leur érotisation.

L’abondante production sur l’hypersexualisation en langue française (Julien, 2010 ; Duquet et Quéniart, 2009 ; Poirier et Garon, 2009 ; Lebreton, 2008 ; Doutrepont, 2008 ; Poulin et Laprade, 2006 ; Bouchard, Bouchard et Boily, 2005), atteste du fait que la notion est désormais admise et donne lieu à un espace de production légitime. Le propos de ces textes — majoritairement québécois et, depuis peu, belges — s’organise selon un double niveau : d’abord un constat pose la réalité de l’hypersexualisation, puis une intention annonce la nécessité de la combattre. La réalité ainsi posée est présentée de telle manière qu’il ne semble faire aucun doute qu’elle engendre des conséquences dommageables, tant pour la santé des jeunes filles que pour leur élaboration identitaire.

La lutte qui sous-tend ce militantisme s’inscrit dans un projet de société visant à faire cesser les violences dont sont victimes les femmes, jeunes ou moins jeunes, et à construire un système relationnel égalitaire et respectueux entre les sexes. Elle contribue au repérage des manifestations contemporaines de l’oppression des femmes, elle promeut des valeurs de liberté et de libre disposition de son corps. Enfin, elle contribue à éduquer les jeunes générations au respect des différences, à l’adoption d’une attitude critique vis-à-vis des médias, des stéréotypes de genre, de la pornographie, comme des mécanismes de persuasion des industries de la mode et des soins corporels[24].

Néanmoins, le travail sur les Lolitas et les sex bombs que nous venons de réaliser ne peut plus se comprendre comme une simple illustration de l’hypersexualisation des jeunes filles. Nous avons bien écrit « ne peut plus » et non pas « ne peut pas ». Au tout début de l’étude, cette perspective était en effet en arrière-plan de nos préoccupations. Au fur et à mesure, il est devenu cependant de moins en moins possible de nous situer sur le plan de la simple illustration de la notion d’hypersexualisation. Il nous a fallu, au contraire, élaborer un contrepoint et discuter la notion elle-même.

Trois réalités distinctes sont associées à la notion d’hypersexualisation. D’une part, le terme rendrait compte d’une évolution de la société qui est perçue comme saturée d’images érotiques. Ces images sont dénoncées comme dégradantes et humiliantes pour les femmes, ce qui alimente, par exemple, le combat militant d’une association comme La Meute[25], en France, contre les publicités qualifiées de sexistes. L’hypersexualisation indiquerait, dans ce cas, un accroissement de la présence d’images à caractère sexuel dans les divers médias. Ce niveau de réalité porte sur la visibilité d’images naguère non accessibles au grand public.

À un deuxième niveau de réalité, la notion d’hypersexualisation renverrait à une transformation de l’apparence des jeunes filles, et, plus particulièrement, à ce qui est jugé comme une érotisation. Il s’agirait alors d’une hyperérotisation des jeunes filles. Les attributs de la féminité mobilisés seraient alors jugés inadaptés à leur âge. Cette hyperérotisation est au centre des polémiques à l’égard du port du string, de l’exhibition de piercings au nombril ou sur la langue et, plus généralement, de l’exigence faite aux jeunes filles d’adopter une tenue correcte dans les établissements scolaires. En outre, elle s’inscrirait dans des stratégies nouvelles en matière de séduction.

Enfin, à un dernier niveau, l’hypersexualisation traduirait également une modification supposée des pratiques sexuelles des jeunes filles. Elle caractériserait une expérience problématique, voire pathologique, de la sexualité, jugée excessive ou précoce et qui poserait problème par ses effets négatifs sur les plans physiques et psychiques. Le problème ne viendrait pas, ici, d’un jugement de valeur porté par les adultes sur des pratiques qu’ils jugent non compatibles avec leur propre vision de la sexualité, mais bien d’une « sexualité momentanément pathologique chez certains enfants » (Hayez, 2002). En ce sens, parler de sexualité précoce désignerait une infraction de la sexualité dans une période pour laquelle les professionnels de santé la jugent inopportune. Sur ce point, la notion sert de point de réflexion à une éducation à la sexualité qui permettrait, par exemple, d’éviter que de (très) jeunes filles acceptent de se livrer à des actes sexuels non désirés en raison d’une croyance dans la normalité de ces actes ou dans le seul but de satisfaire leur partenaire.

Un même terme, l’hypersexualisation, rendrait ainsi compte de réalités différentes renvoyant tantôt à la disponibilité et à la visibilité sociales d’images érotisées de jeunes filles, tantôt à la construction de leur apparence, tantôt, enfin, à leurs pratiques sexuelles. En ce sens, la notion d’hypersexualisation serait une notion qui permettrait de qualifier une nouvelle pratique de construction de soi, plus particulièrement étudiée du côté des filles. Des indices de ce changement seraient visibles dans la culture populaire à laquelle ont accès les jeunes filles, et notamment dans les magazines dont elles constituent la cible.

Le terme hypersexualisation est relativement récent et coïncide avec l’apparition, dans la presse féminine francophone, de la figure de la sex bomb. Les écrits recensés sur la question interrogent notamment l’impact d’une icône comme Britney Spears et le modèle de féminité qu’elle fournit aux jeunes filles dans son apparence et ses chansons. Son invention exprimerait une évidence : les jeunes filles actuelles seraient soumises à un processus nouveau.

Les définitions qui sont données de la notion se construisent sur l’idée qu’il y aurait un abus, une exacerbation, un excès, bref quelque chose en trop dans l’apparence ou dans les comportements des jeunes filles. De même, la notion peut suggérer une augmentation des comportements incriminés ou une aggravation de leurs conséquences. En clair, le terme est loin d’être neutre.

Son origine paraît, en outre, relever d’une formule journalistique percutante plutôt que de la construction d’un concept élaboré à partir d’une observation du social. C’est ce qu’indique, par exemple, le petit ouvrage de synthèse de Pierrette Bouchard, Natasha Bouchard et Isabelle Boily (2005) qui font référence à un usage antérieur du terme par la journaliste Catherine Gauthier en 2002. On le retrouve également dans un article de Marie-André Chouinard, dans Le Devoir du 13 septembre 2003 (« Au chapitre de l’uniforme scolaire — une hypersexualisation du vêtement »). Ainsi, le débat est-il d’abord journalistique et le terme se construit sur un jugement de valeur implicite contenu dans le regard porté par les adultes sur le corps des jeunes filles. Le terme évoque une apparence qui dérange, comme le montre l’article de Marie-André Chouinard qui s’appuie sur les réactions des enseignants à ces nouvelles formes de paraître :

À entendre certains directeurs d’école, les classes de maths et de français prennent ces temps-ci des allures de Club Med : nombrils dénudés, épaules et poitrines dévoilées, pantalons à la taille plus que basse. On ne s’habille pas pour l’école comme pour la plage ! dénonce-t-on ici et là, […] les dirigeants d’écoles primaires et secondaires éprouvent un certain malaise à voir défiler dans la cour de récré des jeunes filles habillées plutôt pour la baignade que pour un cours de géométrie.

Chouinard, 2003

Dans le même article, la journaliste stigmatise la tenue de Britney Spears à « la jupe à carreaux de petite fille modèle dangereusement écourtée ».

L’usage du terme d’hypersexualisation semble ainsi caractériser une réalité présentée comme « un fléau », une pratique dont on dénonce « les dangers », « les risques », une réalité perçue à travers un jugement de valeur qui la connote négativement. Pourtant, recourir aux termes de sexualisation ou d’érotisation ne pose pas en soi de problème épistémologique, puisque ces termes peuvent permettre de décrire un processus (qui consiste à attribuer un caractère sexuel ou érotique à quelque chose), ainsi que le résultat de ce processus. Que ce processus puisse s’inscrire dans le cadre d’une démarche d’apprentissage de l’entrée dans la vie adulte, avec l’acquisition de codes sociaux concernant l’apparence, les attitudes, mais aussi les critères de la séduction[26], les techniques de la sexualité, n’est pas non plus, en soi, un problème. Ce que disent les magazines étudiés, c’est qu’ils participent bien à la sexualisation des lectrices, en tant qu’ils leur fournissent des modèles identitaires. Ceci est un constat. Ils participent à la diffusion de manières normalisées de se comporter en tant que femme, comportement finalisé par la constitution d’un couple au sein duquel la sexualité est légitime et le plaisir honnête.

Apposer le préfixe « hyper » infléchit la lecture du phénomène observé et conduit à juger les actrices de la réalité en question. L’analyse de la prévalence du thème dans la presse réalisée par Caroline Caron (2009a ; 2009b ; 2006) fait notamment apparaître comment les propos situent tantôt les jeunes filles comme des provocatrices (du côté des « masculinistes »), tantôt comme des victimes manipulées (du côté des « féministes »). Émilie Doutrepont (2008) — dans sa synthèse sur l’hypersexualisation et son rôle dans la construction identitaire — intègre d’ailleurs cette seconde lecture pour en faire un phénomène dont « les jeunes sont les premières “victimes” » (Doutrepont, 2008 : 3).

Finalement, l’intérêt de la notion d’hypersexualisation pour la recherche réside dans l’identification de ce qui pose problème et nourrit l’inquiétude. L’enjeu de la recherche consiste alors aussi bien à identifier les mécanismes qui font que « ça fonctionne », c’est-à-dire que les modèles se diffusent et se reproduisent, qu’à élucider les logiques qui permettent de penser la résistance aux stéréotypes. Autrement dit, il s’agit de penser ensemble ces mécanismes et ces logiques qui coexistent et s’articulent. Une des perspectives ouvertes par le questionnement de la notion d’hypersexualisation se trouve dans l’étude de la tension entre désir d’émancipation des jeunes filles et peur de leur vulnérabilité.

La presse s’adressant aux filles permet d’analyser ces tensions en étant, d’une part, source des inquiétudes tout en jouant, par ailleurs, le rôle de garde-fou et de génératrice de normes à partir d’une valorisation des critères de la respectabilité. Il importe toutefois de ne pas confondre les figures utilisées par une presse spécialisée pour vendre du rêve, susciter des émotions, voire alimenter la polémique, et les pratiques concrètes des jeunes filles dans l’expérimentation de leur liberté, à partir de celle de leur liberté de paraître. L’analyse de la réception de ce que lisent les jeunes femmes constitue une autre approche, complémentaire à celle que nous avons produite. Elle permettrait d’identifier les filtres grâce auxquels l’identité sexuée se construit pour soi, mais aussi pour autrui et par autrui.

Car finalement, la question posée par les magazines féminins, comme par les contempteurs de l’hypersexualisation, est bien celle du contrôle de l’apparence. Dans cette perspective, les magazines pour adolescentes paraissent fournir des clés pour l’émancipation. Certes, la sex bomb est présentée comme une figure désirable, mais, dans le même temps, avec une mise à distance, une forme de dérision et d’humour. Sur ce point, nos analyses rejoignent celles de Laurence Clennett-Sirois (2008) qui montre, à partir d’une étude de la réception de ces magazines par des adolescentes âgées de 15 à 17 ans, qu’elles élaborent un positionnement critique face aux représentations stéréotypées de la sexualité. Elle conclut, notamment, que loin d’être des victimes de la mode, des réceptacles passifs de messages conformistes (sur le modèle de l’idiot culturel de Garfinkel), les adolescentes interrogées trouvent dans ces magazines un « potentiel autonomisant des plaisirs ». Elles les constitueraient en ressource documentaire ; la presse féminine contribuant ainsi à la diffusion d’un « système de genre fictif » (Cromer, 2010), au même titre que les fictions (littérature, télé, cinéma…).

Ce qui se joue, c’est l’apprentissage de la maîtrise de soi par son apparence. L’expérimentation du pouvoir de séduction, y compris par l’érotisme, constitue un élément de contrôle de la relation à autrui. Être remarquable sans se faire remarquer, être sexy sans être vulgaire, attirer le regard sans les jugements, constituent des mécanismes qui relèvent d’une savante maîtrise de soi intégrant le regard d’autrui. Les plus vulnérables sont celles qui ne maîtrisent pas ces codes : la distinction (au sens de Bourdieu, comme construction sociale du jugement) opère un classement entre celles qui maîtrisent et exploitent les codes de la féminité et celles qui les subissent.

Les figures de la lolita et de la sex bomb amènent les jeunes filles à s’interroger sur leurs comportements, leurs apparences, leur relation à autrui, y compris en matière d’orientation sexuelle. En clair, ces figures fonctionnent comme des références pour construire leur propre identité, et cela, quels que soient la distance et le niveau auxquels elles se positionnent vis-à-vis de ces modèles de féminité.

Entre « la pouffe » et la « bombe sexy », la différence est de taille. Les jeunes filles la perçoivent au moins aussi aisément que leurs parents quand il est question de s’approprier les critères de la mode. La maîtrise des codes sociaux de l’apparence intègre une conscience de la pudeur et une compréhension des effets de séduction. Elle suppose aussi un apprentissage des limites.

Le débat sur l’hypersexualisation révèle quant à lui que « plus qu’à une disparition des normes, on assiste à leur redéfinition sur le mode de l’actualisation et à la transformation des lieux d’imposition et de contrôle[27] » du corps des jeunes filles, dont on sait une chose, c’est qu’elles ont oublié d’être naïves. Il rappelle que les préoccupations liées à leur corps sont constitutives non seulement de l’histoire des femmes (Fouquet, 1984), mais de l’histoire des sociétés. Il rappelle aussi que l’identité féminine n’est pas donnée une fois pour toutes avec ses codes de l’apparence et ses normes comportementales, mais qu’elle est objet de débat et implique le différend. En luttant contre des réalités émergentes, ce débat rappelle la dimension historique des identités féminines et des rapports entre les sexes à partir desquels elle se constitue.