Corps de l’article

La dot, pour la plupart des jeunes filles des années 1960 en France, devait déjà être une notion désuète. Pourtant, trente-sept d’entre elles concoururent alors pour l’obtention d’une dot parce qu’elles étaient d’anciennes pupilles de l’État et pouvaient bénéficier à ce titre d’un legs fait à l’État par l’ingénieur Henri Giffard à la fin du xixe siècle. À cette occasion, l’administration a rassemblé à leur propos des informations positives sur leurs courtes vies, lesquelles sont d’ores et déjà devenues archives contemporaines en dépôt au Centre de Fontainebleau (centre qui détient les archives de différents ministères à partir de 1958).

Nous disposons ainsi d’un corpus de lettres de candidature rédigées par divers représentants des administrations départementales. Nous proposons ici une première analyse de ce corpus permettant notamment de saisir un changement de critères dans la reconnaissance du mérite des candidates, dans un laps de temps très court (trois ans, de 1967 à 1970). On peut faire l’hypothèse que ce moment pourtant bref autour de 1968 est néanmoins charnière en ce qu’il voit le basculement d’attitude des acteurs de l’aide sociale, passant d’un mode paternaliste ancien propre à l’Assistance publique à un mode gestionnaire et comptable d’une action sociale raisonnant en termes de prestations.

Être une jeune fille d’environ vingt ans dans la France des années 1960, c’est étudier ou plus souvent travailler[1], se marier bientôt — le taux de nuptialité le plus fort se situe alors entre 20 et 24 ans (21 % en 1966 selon les statistiques de l’INED).

La question d’une dot associée au mariage, forme de « contribution aux charges du ménage » d’une femme qui ne travaillerait pas, n’évoquait plus qu’un classique de Molière. « Sans dot » résonnait xviie siècle et n’était assurément pas une préoccupation du moment.

Ce devait être le dernier des soucis d’Yvette, Christiane, Lucette, Maryse, Jocelyne et de quelques autres, qu’elles habitent Pont-à-Mousson, La Ciotat, Langres ou bien encore quelque part dans une ferme de Saône-et-Loire.

Et pourtant, c’est la question de l’attribution d’une dot qui nous fait connaître trente-sept de ces jeunes filles d’alors. Elles viennent de se marier ou vont le faire prochainement et l’État songe à leur attribuer une dot.

L’État lance ainsi un concours en 1967, comme il l’a fait en 1962 (et sans doute à de multiples reprises antérieurement, puisque le legs — ayant permis la dot — remonte à la fin du siècle précédent) et le fera encore en 1968 et 1970 afin d’attribuer une dot « à une pupille de l’État particulièrement méritante » selon les termes mêmes du texte de l’appel d’offres. D’où l’exercice auquel se livrent par département des directeurs de l’Action sanitaire et sociale ou leurs subordonnés et collaborateurs (parfois des assistantes sociales) : détecter ces anciennes pupilles mariées ou « fiancées et à marier » dans les deux ans.

Chacun, sous forme d’une lettre adressée au ministère des Affaires sociales, ira donc de son éloge pour la méritante, défendra sa candidate à l’attribution d’une dot (500 francs d’alors). Ces lettres manuscrites, rédigées dans une même intention et sur des situations comparables, composent un corpus très homogène, chacune d’elle expose une courte biographie destinée à légitimer la candidature.

Le corpus met en scène des rédacteurs confrontés à un exercice inédit. Ils sont obligés de poser implicitement des critères[2] d’évaluation non des jeunes filles mais du mode de prise en charge et des situations d’éducation mises en place par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), sorte d’auto-évaluation renvoyant tout à fait justement à la notion de jugement de valeur et que le voeu de légitimer l’institution ne saurait exclusivement alimenter.

Le genre épistolaire ici construit dira plus au sujet de l’éducation et de ce qu’on en veut attendre qu’à propos de l’ASE. Ce genre se construit dans la sélection de données biographiques qui ne peuvent être fabriquées pour les besoins de la cause. En ayant pour objectif de décrire un parcours singulier, à distinguer comme parcours du mérite, il place chaque rédacteur dans une obligation tout autre : embrasser d’un même regard l’action de l’institution ASE auprès de ces jeunes filles. Les pièges de la légitimation systématique se trouvent en partie déjoués ou du moins explicitables, d’une part, par l’innocence relative de rédacteurs qui n’ont pas d’abord pour mission de « faire un bilan » ou d’évaluer une action, d’autre part, par la comparaison des « tranches de vie » à l’intérieur du corpus. Celui-ci dit moins sur ce qu’il prétend dire, l’histoire personnelle des jeunes filles, que sur les représentations institutionnelles d’une époque qui, bien que courte, va connaître des modifications et des tournants. Le genre « lettres administratives » ponctuellement produites prend la forme de parcours raisonnés du mérite. L’étude de ce corpus, en soi, même limité à trente-sept exemplaires sur une période de dix ans, révèle la construction d’une forme administrative inédite voire un genre : l’éloge.

Dans les cartons du ministère des affaires sociales : des biographies de jeunes filles

Trente-sept tranches de vie de jeunes filles se trouvent ainsi jetées dans un carton et deviendront archives du ministère des Affaires sociales par le seul effet de ce concours pour l’attribution de la « dot Henri Giffard »[3]. Il en manque, nous ne disposons de documents que pour les années 1962, 1967, 1968, 1970. Le concours, semble-t-il, n’a pas été organisé pour les autres années de cette période. En outre, la demi-liste des départements appelés à concourir devrait être plus longue : pour les années 1967, 1968, 1970, alternativement, la moitié des départements étaient concernés, or pour l’année 1967, la plus complète en archives, on ne trouve que dix-neuf candidatures, seulement neuf pour 1968 puis 1970. Aléas dans la conservation des documents ou non-réponse des directeurs ?

Un ou deux d’entre eux, pourtant, adressent une réponse laconique : deux lignes pour justifier d’une absence de candidates. Aucune ne répondrait aux critères ou bien ils n’ont pas trouvé de candidates jugées dignes de cette attribution, pas de méritantes dans le département ! C’est ce qu’affirment par exemple les directeurs du Var ou du Puy-de-Dôme : « Les pupilles ne présentent aucun caractère particulier permettant de déterminer que les intéressées sont spécialement méritantes. » Conception plus rigoriste du mérite de la part de ces fonctionnaires ? Ou tout bonnement paresse à chercher, à plaider, à argumenter ?

De leur candidature, ces jeunes filles n’étaient peut-être pas toujours informées, les démarches se faisaient manifestement sur l’initiative d’un responsable de l’Action sanitaire et sociale en réponse à l’appel d’offres du Ministère. On ne saura d’ailleurs pas, pour les trois années les plus riches en documents, qui fut la lauréate, les documents ne disent rien à ce sujet. À l’inverse, pour l’année 1962, on ne connaît que le nom de la lauréate, on retrouve à son sujet les formulaires administratifs devant lui permettre d’empocher sa dot. On sait ainsi que cette année-là, Jeannette, l’employée de maison, a uni ses vingt-trois printemps à Denis, l’ouvrier carreleur. C’était au mois de mars dans les Côtes-du-Nord et grâce à Jeannette qui avait été une pupille particulièrement méritante assurément, le jeune couple a touché une dot à la fin de l’année.

Les autres, les trente-sept jeunes filles candidates entre 1967 et 1970 (peut-être à leur insu) à l’attribution d’une dot, attirent sur elles l’attention administrative et sont par ce fait même en position d’être jetées en pâture trente ans plus tard à la curiosité fouineuse de qui, se penchant sur ces archives contemporaines, y entrevoit matière à réfléchir en de multiples directions. Ainsi des données privées passent au rang d’archives publiques, à l’insu des intéressées. L’exercice exige des rédacteurs qu’ils sortent de la froideur ou de la neutralité d’un langage administratif se bornant à consigner des faits.

En première approche, la façon dont les fonctionnaires de l’Aide sociale s’acquittent de leurs tâches, justifient de la sélection d’anciennes pupilles de l’État comme « particulièrement méritantes », les critères qu’ils retiennent disent quelque chose de l’idéal de la pupille et/ou de l’idéal de jeune fille de l’époque, ou bien encore de l’idéal de jeunes mariées juste avant une vague de féminisme intense concomitante d’une révolte jeune.

Les lettres portent en-tête de la direction de l’Action sanitaire et sociale ou de la préfecture du département. En une page recto verso, elles résument la courte vie des candidates. Le rédacteur a pour ce faire quêté des informations sur l’extrême petite enfance, les circonstances de la prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance, la scolarité, la position par rapport à la famille biologique, les familles et les foyers d’accueil. En racontant la vie de leurs protégées, en forgeant leur argumentaire, les rédacteurs citent des informateurs multiples (enseignants ou responsables d’éducation, par exemple, la directrice d’une école ménagère ou des employeurs), ou des documents (tel qu’un rapport de gendarmerie). Les rédacteurs se portent souvent garants à titre personnel, ils se posent en responsables de l’aide sociale à l’enfance, soucieux du bien-être, de l’évolution de leur protégée. Leur volonté d’évaluer voire de justifier l’action de l’aide sociale à l’enfance est manifeste, mais ils s’efforcent aussi de faire état d’éléments objectifs, indiquant qu’ils ont effectué un suivi et une enquête complémentaire auprès des personnes qui, à un titre ou à un autre, ont eu affaire aux jeunes filles.

En somme, ils se trouvent devant la nécessité d’élaborer des critères de reconnaissance de pupilles sinon « méritantes » (croient-ils d’ailleurs tellement à ce vocabulaire ?), du moins capables d’utiliser leurs ressources propres, la situation et la trajectoire qui est la leur, pour se glisser dans une vie familiale, sociale, professionnelle à un niveau évalué selon plusieurs registres, affectifs, intellectuels, moraux.

Pour être formel, l’exercice crée de la part des rédacteurs l’obligation de se doter d’une méthodologie d’évaluation d’une éducation.

Le legs d’un autodidacte qui a réussi et la dot des jeunes filles pauvres et méritantes

Henri Giffard est donc celui par qui la dot arriva. L’a-t-il voulu ainsi ? Pourquoi cette tradition lui perdure-t-elle quatre-vingt-cinq ans plus tard ?

Il a institué l’État pour son légataire universel par un testament datant du 11 décembre 1873.

Je déclare par le présent écrit que j’institue l’État pour mon légataire universel à la charge et sous bénéfice d’inventaire, de faire de ma fortune l’emploi que j’aurai indiqué. Une partie de mes biens pourra être employée à constituer des legs ou rentes viagères à des personnes de ma famille et à d’autres spécialement dénommées.

Je me réserve d’employer l’autre partie de ma fortune qui sera probablement la plus considérable à des fondations philanthropiques, distribution de prix, encouragements... Cependant en l’absence de désignation d’emploi soit d’une partie, soit de la totalité de ma fortune, l’État voudra bien se charger de l’usage[4].

L’État s’est justement acquitté de sa fonction, en créant cette dot attribuable chaque année. C’est une interprétation des voeux du légataire, et une façon de poursuivre une longue tradition. On sait par ailleurs que les pupilles de l’État ont longtemps eu droit à une dot lors de leur mariage[5].

Les travaux des historiennes ont d’ores et déjà mis en lumière l’association étroite entre mariage, dot et jeune fille, la dot étant à comprendre comme « le don fait par les parents de la fiancée »[6]. Croisant approche anthropologique et historique, comparaisons dans le temps et l’espace, elles mettent au jour des systèmes sociaux gérant cette attribution de la dot et exposent la mise en oeuvre de multiples stratégies dans ses usages. Angela Groppi s’intéresse plus particulièrement aux « dots de charité », dots attribuées non plus par les familles mais par les institutions. À cette occasion, elle remarque qu’il ne convient pas d’opposer la question de la dot à celle du travail. Bien au contraire, la constitution de la dot dépend d’une trajectoire de travail, la dot est faite de salaires et d’épargnes. À Rome aux xviiie et xixe siècles, il existait un grand nombre de dots de charité que la bienfaisance privée et publique mettait à disposition des jeunes filles, ce qui confirme que tout au long de l’époque moderne et jusqu’au début du xxe siècle, « le contexte social et mental reconnaît à la dot une valeur économique ou symbolique considérable pour la formation du mariage ». Les dots sont alors tirées au sort et le plus souvent soumises à un certain nombre de conditions ou de qualités exigées par les légataires ou les institutions qui mettaient à disposition les sommes d’argent. Les institutions étaient des églises, des hôpitaux, des congrégations religieuses, des confréries de métier ou même des institutions expressément créées pour l’attribution de dots. Angela Groppi souligne le rôle joué par les conservatoires des établissements de bienfaisance, espaces de réclusion destinés à sauvegarder l’honneur des jeunes filles en situation familiale difficile. Les institutions en question interviennent dans des situations de pauvreté, mais ont aussi une mission morale de préservation des vertus et une mission éducative pour fabriquer de bonnes épouses. Le placement en conservatoire garantissait l’attribution d’une dot, constituée au fil des années par le travail de la jeune pensionnaire. L’auteur expose le jeu complexe des négociations entre familles et institutions, visant le contrôle à exercer à long terme sur cette dot.

Il est certain que la dot Giffard dont il est question dans ces lignes échappe à ces caractéristiques, on peut surtout la considérer comme une survivance. On remarquera au passage que les institutions comme l’Assistance publique puis l’Aide sociale à l’enfance ont une tendance à la conservation de pratiques depuis longtemps disparues par ailleurs ; il en va sûrement ainsi de la dot (ce fut le cas aussi pour la constitution d’un trousseau). Dès lors, l’observation peut révéler un décalage entre la pratique institutionnelle et la réalité ambiante, susceptible non seulement de dire comment les individus, en l’occurrence les pupilles, s’adaptent, composent entre les institutions du passé et le présent, mais aussi d’évaluer la marge d’inventivité des institutions en la matière.

Apparemment, l’État gérant le legs Giffard a surtout dans ce cas de figure cherché à rester au plus près de l’esprit du donateur. Celui-ci n’oeuvrait nullement dans le social, néanmoins, il a donné un certain nombre d’indications quant aux usages possibles de son legs. Ayant lui-même expérimenté les prix et les récompenses qui lui ont permis de développer sa passion pour l’aérostat, il avait clairement exprimé son voeu de distribuer une partie de sa fortune sous cette forme.

À travers l’appel d’offres pour l’attribution de la dot à une ancienne pupille de l’État, le voeu du donateur a été en partie respecté. Le courrier administratif ainsi suscité en témoigne partiellement, la dot étant appelée à récompenser moins des dons intellectuels que des dons de la personne, du coeur. Et la société, à travers un État conçu comme père de ces pupilles, en profiterait pour saluer la reconnaissance, la fidélité, le bon vouloir de celles-ci.

Il semble qu’il y ait eu quelques difficultés administratives à faire un don à l’hôpital St-Bernard, lequel s’était occupé de la protégée de la mère d’Henri Giffard. Aussi, doter une pupille méritante de l’État a été une manière de rester fidèle au voeu du donataire.

Dans ce cas de figure, l’appréciation du caractère méritant est laissée aux rédacteurs de la lettre de candidature, seule pièce exigée pour cette mise au concours. La somme d’argent en jeu n’a certainement rien de comparable aux dots de charité évoquées par Angela Groppi.

Évidemment, nous sommes dans une tout autre époque, où il faut considérer que la dot pourrait être représentée par la possibilité d’acquérir des titres scolaires et universitaires, un métier. Sur ce marché neuf de la dot, cette nouvelle acception possible, le mode de placement des jeunes filles limite sûrement toute ascension scolaire et professionnelle. Les rédacteurs ne s’y trompent pas, qui construisent leurs argumentaires du mérite sur d’autres critères.

Le corpus étudié concerne des jeunes filles nées entre 1943 et 1950, il ouvre à des trajectoires sociales et professionnelles déjà différentes de celles abordées par Ivan Jablonka dans son histoire des enfants de l’Assistance publique entre 1874 et 1939, selon laquelle le placement en milieu rural est dominant et va de pair avec l’idée d’un nécessaire enracinement local des enfants assistés sur les lieux de leur enfance. La question d’une mobilité sociale par l’école ou la profession ne semble pas à l’ordre du jour pour ces pupilles qui deviennent dans la logique de l’Assistance publique de l’époque ouvriers agricoles ou servantes, le fait qu’ils soient privés au départ de capital puis d’héritage les obligeant à demeurer dans cette position leur vie durant.

Notre échantillon ouvre à d’autres trajectoires, non marquées par cette agro-idéologie, où il peut être question de choix, d’orientation scolaire et professionnelle et d’un éventail de métiers plus diversifié. D’une première lecture de ce corpus, on peut ébaucher les quelques portraits suivants.

« Sans dot », mais non sans mérite

Elles ont entre 17 et 28 ans. Écoutaient-elles Salut les copains sur transistor, lisaient-elles Mademoiselle Âge tendre ou plutôt le dernier succès d’Albertine Sarrazin, La traversière ? Suivaient-elles le développement du conflit au Vietnam, la révolution culturelle en Chine ou le procès de Régis Debray en Amérique latine ? Nous n’en saurons rien. Pour elles en tout cas, fini l’adolescence, elles sont surtout occupées à fonder un foyer. La plupart occupent des emplois modestes : sténodactylo, employée de bureau, aide-laborantine, ouvrière agricole, vendeuse, employée de maison, secrétaire, auxiliaire de puériculture.

Jocelyne et Marguerite qui se sont mariées un an auparavant, le même jour, un 26 novembre 1966, ont même déjà un enfant, mais leur situation est bien différente. Jocelyne, qui jusqu’à son mariage travaillait chez une petite couturière de campagne pour un salaire peu élevé, ne manque pas d’ouvrage désormais chez son cultivateur de mari. Marguerite fait depuis 1965 des études de droit à la faculté de Strasbourg. Et puis elle seconde sa mère nourricière devenue aussi sa belle-mère. Elle s’occupe encore quand il lui reste un brin de temps, comme elle l’a toujours fait, des enfants confiés au foyer familial dont ses parents nourriciers sont directeurs.

Quatre de ces dix-neuf jeunes filles ne sont que fiancées. Pour Paule, le passage à la mairie est prévu en fin d’année. Elle vit dans un foyer de jeunes travailleuses ; elle est secrétaire dans une entreprise commerciale, elle n’a de cesse d’accumuler les heures supplémentaires pour améliorer son salaire. Christiane n’en finit pas de repousser la date de son mariage, elle estime qu’elle n’a pas assez d’économies pour fonder un foyer. Son salaire d’employée chez un agent d’assurance est trop maigre, et puis il lui faut aider ses deux frères et soeurs moins bien lotis qu’elle, les soutenir moralement. Non, elle n’a pas beaucoup de temps à elle.

Quant aux deux Maryse, si elles demeurent fiancées et diffèrent leur mariage, c’est par sacrifice, parce qu’elles sont requises pour prodiguer des soins à leur famille.

Maryse de l’Isère a interrompu ses études pour travailler et soigner sa mère. Après la mort de celle-ci, elle a dû élever ses deux plus jeunes frères. Elle se dit qu’elle doit attendre que ces deux-là aient leur chemin scolaire tracé avant de s’autoriser à se marier. Le directeur de l’Action sanitaire et sociale qui la suit dans ses efforts dit avoir beaucoup insisté auprès d’elle pour que les deux enfants aillent en internat à cette rentrée 1967, qu’ils délivrent ainsi leur soeur, qu’ils la libèrent et qu’elle puisse enfin vivre sa vie.

Maryse de l’Oise est en classe terminale. Ses études, elle y tient, elle les a gagnées de haute lutte. Maryse tente d’échapper au destin que lui a fixé sa mère. Après l’avoir abandonnée toute petite, elle s’est souvenue de son existence lorsqu’elle avait neuf ans. Elle eut alors, semble-t-il (mais le propos du rédacteur est sur ce point discret), des remords quelque peu utilitaires, c’est qu’une petite fille peut être fort précieuse dans une ferme et pour s’occuper des plus jeunes. Maryse a longtemps tenu bon, elle avait des aptitudes pour les études, mais au-delà du certificat d’études brillamment obtenu, elle a dû abandonner pour travailler, malgré les encouragements de son institutrice. Le projet de mariage encore ourdi par la mère avec un vieux barbon (ce dernier terme n’est pas celui du rédacteur, mais la tonalité générale des informations livrées rend plausibles ces extrapolations plus péjoratives dans notre vocabulaire) la fait fuir pour se placer de nouveau sous la protection de l’Aide sociale à l’enfance. C’est ainsi qu’elle a pu reprendre le chemin du lycée. C’est un des rares exemples où l’Aide sociale à l’enfance sert une scolarité plus longue. Il existe d’autres cas dans cet échantillon d’ascension scolaire et professionnelle, mais qui ne sont explicables que par une ou plusieurs atypies du parcours de pupille.

Les exceptions dans l’ascension scolaire et professionnelle

Marguerite, qui fait des études supérieures, incarne l’une de ces exceptions. Elle a été élevée dans une famille au niveau culturel et économique vraisemblablement un peu supérieur aux milieux dans lesquels ont été plongées les autres jeunes filles. Il s’agissait du couple d’éducateurs dirigeant un foyer de l’Aide sociale à l’enfance. Elle a même épousé le fils aîné de la famille.

Lucienne, autre exception dans la réussite scolaire et professionnelle, est aussi la plus âgée des dix-neuf jeunes filles puisqu’elle a 28 ans en cette année 1967. Elle est alors professeure de dessin. Qu’est-ce qui dans le parcours de Lucienne peut fonder cette exception ? À 4 ans, elle a été confiée à une famille aisée en vue d’une adoption. Un couple assez âgé dont le mari était ingénieur SNCF à la retraite. L’affaire tourne mal, affectivement. L’adoption n’est jamais réalisée, le couple en diffère toujours la date, arguant « des exemples autour d’eux d’adoptions décevantes ». Il supporte mal, commente le rédacteur, l’adolescence d’une jeune fille au caractère indépendant, artiste, il n’accepte guère non plus une certaine liberté d’allure « presque inévitable pour une élève d’une école d’arts décoratifs ». La dame avoue même « avoir pris la jeune fille en grippe ». À 19 ans, Lucienne se sépare donc du couple qu’elle s’était pourtant appliquée de nombreuses années à aimer, à respecter du moins selon les propres commentaires du rédacteur. Encore mineure à l’époque, elle est de nouveau prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Elle change de ville, entre dans une autre école d’art, obtient un poste de suppléante en dessin. Puis, à sa majorité, pour terminer ses études, elle se place au pair dans une famille et achève ses études avec un prêt d’honneur.

Si le couple de faux adoptants représente un désastre affectif dans la vie de Lucienne, il a peut-être quand même joué le rôle de tremplin économique et culturel dans ses choix scolaires et professionnels.

Ces choix artistiques auraient-ils été possibles si, comme Andrée, la sténodactylo, elle avait vécu de 9 à 24 ans dans un foyer de pupilles ? Aurait-elle connu un itinéraire scolaire plus brillant que celui d’Yvette, employée de maison puis agent de service dans un hôpital, et qui depuis l’âge de trois ans est passée d’orphelinats en foyers d’accueil ? Placée comme Lucette dans un centre nourricier puis à 3 ans dans une famille d’accueil, aurait-elle comme elle obtenu le certificat d’études puis entrepris parallèlement école ménagère et cours de dactylo, échouant au certificat d’aptitude en arts ménagers et couture pour finalement trouver place comme employée de bureau dans une entreprise et y dénicher un mari ? Que serait-il donc advenu d’elle si à un an, comme Jeannette, elle avait été placée dans une « véritable famille » selon l’appréciation du rédacteur qualifiant ainsi une famille rurale modeste aux nombreux enfants ? N’aurait-elle pas eu vocation aussi à l’exercice d’une profession sociale, dont il a fallu trouver une première traduction scolaire accessible dans le secteur aide maternelle, pour ensuite aspirer au métier d’infirmière et finalement se contenter d’une place d’aide-laborantine ? Rien de très surprenant dans ces itinéraires : des placements dans des familles modestes par leurs revenus, leurs catégories professionnelles d’appartenance, ouvrent aux jeunes filles des chemins tout aussi modestes, scolarités courtes, vite spécialisées, emplois d’ouvrières plus ou moins qualifiées, mariage au sein du même groupe social.

Les exceptions par leur nature même confirment cette règle. Le biographe improvisé s’emploie alors à valoriser une certaine manière pour ces jeunes filles de rester à leur place, de s’accommoder d’horizons un peu mornes.

Dons et mérites inversement proportionnels

Et puis il y a ces cinq qui auraient, paraît-il, des « moyens intellectuels limités », qui seraient peu douées intellectuellement ou, autre formulation encore, qui auraient un « retard intellectuel ». Autant d’expressions différentes pour justifier d’un emploi modeste, employée de maison ou vendeuse.

Michèle a suivi pourtant une formation très spécialisée de piqueuse en chaussures et obtenu le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) correspondant, mais a néanmoins été placée à sa sortie du collège comme employée de maison — une main anonyme et sûrement fonctionnaire commentera en marge « c’est bien la peine d’avoir suivi une formation technique ». On imagine que Michèle « dans sa bonne famille nourricière des Landes » n’était pas non plus dans un milieu particulièrement propice à une carrière intellectuelle, d’où cette scolarité tôt orientée vers le technique. Il se pourrait que le rédacteur ait opposé de manière excessive le manuel et l’intellectuel, concluant par trop vite à « des moyens intellectuels limités » mesurés à l’aune d’un stéréotype de l’orientation scolaire. Ou bien encore faudrait-il à l’inverse expliquer par un pudique non-dit le placement comme employée de maison, assez inattendu au sortir d’une formation technique très précise.

Parfois donc, les rédacteurs mentionnent des « moyens intellectuels limités » pour mieux valoriser les qualités manuelles. Ainsi en va-t-il pour Jocelyne qui échoue à la partie théorie du CAP couture, mais dont on souligne l’adresse et l’habileté comme ouvrière et couturière. De ces jeunes filles, on nous dit plus souvent aussi qu’elles sont gentilles, serviables, douces, appliquées, affectueuses, prévenantes, de parfaite moralité ou d’excellente conduite, timides, réservées, travailleuses, sérieuses. L’exaltation des qualités morales et affectives doit venir compenser le déficit en capacités intellectuelles mesurables scolairement. Quant à Jocelyne confiée à l’Aide sociale à l’enfance à un an par déchéance de la mère (« mauvaise conduite et défaut de soins à enfants »), on la dépeint comme une enfant nerveuse, très en retard et qui a changé trois fois de nourrice, elle aurait notamment fait une dépression nerveuse chez la dernière d’entre elles.

Des prétendants laborieux, économes, sérieux, sobres, etc.

La dot est féminine. Ici, elle est conçue comme récompense au mérite dont on vient d’examiner quelques possibles composants. Le mérite peut encore se mesurer au choix judicieux du conjoint. La dot est aussi, en l’occurrence, une prime au mariage. De fait, le mari en est également le bénéficiaire. Il faut donc qu’il soit à sa manière méritant et qu’il mérite son épouse méritante. Christian, Jean-Claude, Claude, Charles, Antoine, Pierre, Alain, Roland, Michel, Dominique, Marcel, Louis ont entre 20 et 28 ans. On ne dispose pourtant que de quelques bribes d’informations à leur propos, moins encore lorsqu’ils ne sont que fiancés.

Lucienne la professeure de dessin a épousé un éducateur, l’étudiante en droit un membre des Compagnies Républicaines de Sécurité. L’aide-laborantine a trouvé à se marier avec un tailleur, Claude la secrétaire avec un employé des postes. Yvette agent de service dans un hôpital a rencontré un aide-monteur en téléphones. La sténodactylo adepte de guidisme a convolé avec un magasinier. La vendeuse a trouvé son vendeur, l’auxiliaire de puériculture un ajusteur, enfin trois d’entre elles en milieu rural y ont fort logiquement noué des liens avec des cultivateurs.

Un prétendant lui-même ancien pupille représente un bonus pour la candidature à la dot, c’est un atout puisque le rédacteur prend la peine de le signaler. C’est le cas pour Charles qui rencontre son épouse dans le foyer où ses soeurs sont placées et où il leur rend visite. Lui à 26 ans, il a sans doute une bonne situation, on signale qu’il gagne 1 100 francs par mois. Il est, paraît-il, travailleur et économe au point d’avoir pu acheter un deux pièces. Sa qualité d’ancien pupille lui vaut beaucoup d’informations alors qu’il n’est que fiancé à l’époque de la candidature à la dot. De la fiancée, on nous dit qu’en attendant le mariage, elle s’est intégrée « au milieu familial des soeurs aînées de son mari, y apprenant son futur rôle d’épouse ». On se trouve en présence d’une « fratrie pupille »[7] qui s’entraide, se soutient, relaie ainsi l’ASE dans sa tâche, et que l’institution ne manque pas de saluer au passage en réclamant récompense sous forme de dot. Un autre époux est non pas pupille, mais quand même signalé comme orphelin de mère depuis l’âge de 8 ans et vivant avec son père et sa grand-mère maternelle. L’état d’orphelin plus ou moins partiel paraît appeler, en somme, un regard bienveillant de l’administration.

Dans tous les cas, ces jeunes gens, qui après tout profiteront de la dot aussi, sont signalés comme travailleurs, sérieux, ayant le sens des responsabilités.

Des fonctionnaires paternels et débonnaires envers des jeunes filles gentilles, douces, affectueuses, reconnaissantes, modestes, voire effacées

Le style des rédacteurs, leurs attentions donnent à penser qu’ils se posent en fonctionnaires débonnaires, protecteurs, paternants. Ils vantent les mérites de leurs petites : douces, gentilles, épanouies. Ce paternalisme des rédacteurs masculins prolonge une tradition ancienne mise au jour à propos des inspecteurs de l’Assistance publique et de l’Aide sociale à l’enfance entre 1820 et 1930[8].

La candidate est leur élue, aussi déploient-ils quelque talent dans l’argumentaire pour cette candidature.

Outre les arguments dont nous avons déjà fait état — les jeunes filles se sont insérées professionnellement et socialement, en dépit de difficultés et d’obstacles multiples —, elles ont généralement témoigné d’une attention aux autres, à leur mère naturelle, à leurs parents nourriciers, à leurs frères et soeurs biologiques ou nourriciers, ou bien se sont dévouées aux enfants d’un foyer familial, se sont adonnées au guidisme. Le côté serviable, dévoué est une qualité constamment mise en valeur. L’attention est encore attirée sur les qualités de sociabilité de la candidate. À défaut d’un parcours exceptionnellement brillant sur le plan scolaire et professionnel, le rédacteur souligne l’intérêt d’une insertion « ordinaire » et transforme cet aspect modeste en qualité particulière. La candidate se qualifie dans le répertoire des gens ordinaires, des « petites gens » à valoriser comme tels.

Andrée a tout simplement réussi une formation professionnelle de sténodactylographe. Elle a travaillé jusqu’à son mariage. Restée au foyer des pupilles auquel elle était très attachée jusqu’à sa majorité et au-delà. C’est tout. Mais par-dessus les apparences cette jeune fille, avant tout discrète et modeste a su donner l’exemple de la perfection à laquelle peuvent se hausser une vie et des événements censés « ordinaires » lorsqu’une valeur morale profonde vient les transfigurer.

Qualités morales donc, affectives.

L’attribution de cette dot viendrait justement récompenser le courage et le mérite de cette jeune fille qui a donné la preuve de ses qualités de coeur et de son esprit de devoir familial. Je ne saurai trop recommander à votre bienveillance, la candidature de cette pupille qui par son travail, sa conduite et sa moralité peut être citée en exemple à ses compagnes.

Autre mention à propos d’une autre candidate :

Malgré des moyens intellectuels limités, a toujours fait honneur à notre service, tant par sa parfaite moralité que par son excellente conduite...

La modestie, la réserve, la discrétion viennent encore fournir d’autres arguments à l’attribution de ce qui doit être perçu d’abord comme une récompense.

J’ajoute qu’en raison de son caractère si réservé, si dénué de prétention à quoi que ce soit, Andrée serait à coup sûr profondément sensible à l’attribution de la dot Giffard. Ayant vécu toute sa minorité dans une ombre voulue par un quasi excès de délicatesse, elle mérite qu’on vienne l’en tirer en la mettant au premier rang d’une compétition serrée.

L’argumentaire se fait ainsi pédagogique et même thérapeutique.

La fidélité au milieu nourricier et à l’ASE est aussi fréquemment avancée comme éléments du bon comportement d’une méritante.

Elle mériterait incontestablement de bénéficier d’un encouragement exceptionnel pour avoir su, malgré de faibles moyens s’orienter vers une vie saine et honorable, répondant ainsi de son mieux aux efforts et à l’affection d’un milieu de vie qui sut l’entourer, la diriger et l’aimer.
Bien qu’étant mariée et pourvue d’une situation, Jocelyne reste vis à vis du Service, l’enfant charmante qu’elle a toujours été et se montre aussi affectueuse et attentionnée à l’égard de sa nourrice qu’elle considère comme sa mère et chez qui elle se rend très régulièrement.

Le couple, entité à laquelle doit de fait aller la dot, peut être évoqué en conclusion.

Danielle et son mari forment un jeune couple très sympathique, digne d’intérêt et certainement très méritant.

Ou encore...

Ils forment un couple fort sympathique, de condition modeste mais qui mérite par leur comportement respectif d’être cités en exemple et de se voir attribuer...

L’argument économique pour l’obtention de cette dot n’est alors jamais premier, il n’intervient qu’en conclusion ultime pour trois des dix-neuf jeunes filles candidates en 1967.

Une aide pécuniaire serait utile à ces jeunes gens méritants.
Le ménage a un budget modeste et il lui faudra de nombreux mois pour s’acheter le mobilier dont il a besoin. Une dot serait la bienvenue car les époux sont trop jeunes pour avoir eu le temps de faire des économies et cependant ils ont fondé un foyer en prenant sérieusement leurs responsabilités.
Il semble que cette jeune fille dont la conduite m’a toujours donné satisfaction et qui, à la veille de créer un foyer ne possède aucun avoir personnel, mériterait d’être récompensée...

On notera la tournure très personnelle du rédacteur, « m’a toujours donné satisfaction », elle donne au propos un ton qui pourrait être celui d’un père de famille.

La dot à partir de 1968 : une notion qui en peu de temps paraît se transformer en banale prestation pour jeunes ménages en difficulté

1968 : événements ou pas, en septembre, on poursuit l’application du programme dot Giffard. Cette fois, c’est la première partie de la liste des départements qui peut poser candidature. Mais dans les archives on ne trouve que neuf réponses, neuf candidatures. Et encore, deux d’entre elles émanent du même département. Défaut d’archivage ? Ou plus probablement, désuétude plus grande encore de la notion même de dot dans le contexte.

Peu de mérite mesurable à la réussite scolaire ou professionnelle, à l’exception peut-être des deux candidates creusoises dont l’une, Denise, passe le bac puis un concours administratif qui la conduit à Paris — concours de secrétaire des Services sociaux de la Préfecture de la Seine. Elle peut d’ailleurs deux ans plus tard « se payer le luxe », selon les termes de son rédacteur, de quitter cet emploi pour un poste mieux payé dans une compagnie d’assurances. Denise a épousé Jacques, un boucher établi à Paris.

On remarque que Denise a certes été prise en charge par l’ASE, mais à partir de 13 ans seulement, encore a-t-elle été placée cinq ans chez ses grands-parents paternels. Aussi son itinéraire d’ascension scolaire et professionnelle est-il, comme celui de Marguerite ou Lucienne, atypique.

Monique est originaire du même département ; à l’inverse de Denise qui « monte à Paris », elle doit son insertion aux ressources locales. En effet, après son certificat d’études primaires, elle est placée dans une tapisserie où elle apprend le métier de lissière. Dans la même entreprise, elle fera connaissance avec le chauffeur, son futur mari.

Le mérite de Jeanine, des Landes, paraît d’abord scolaire. Issue d’une famille de treize enfants, elle a connu « un placement nourricier stable », à partir de 4 ans. Remarquée comme enfant sage, très travailleuse, elle passe le brevet, le bac technique et commence à travailler comme institutrice spécialisée. Le mérite prend dans ce cas un tour très familial. Il se capitalise dans la famille puisqu’on met à l’actif de la candidate le fait qu’une de ses soeurs soit sortie première de la région au concours d’infirmière et major d’une école de puériculture.

Si la dot représente parfois, comme dans l’échantillon précédent, une récompense à caractère thérapeutique ou social, il semble que, plus souvent, le rédacteur fasse les comptes, examine le montant du loyer et l’apport ou l’absence d’apport du mari. Il ne suffit pas d’être méritante dans le travail, la conduite, l’effort, on est encore plus méritant à partir dans la vie les poches vides.

Elle avait peu d’économies ; son mari qui appartient à une famille de petits cultivateurs de neuf enfants, tous estimés et estimables ne disposait d’aucun argent et le mariage pour cette raison, avait été différé de quelques mois. L’attribution d’une dot constituerait une aide appréciable pour ce jeune ménage en même temps qu’il représenterait pour lui, un encouragement à sa bonne conduite, aux efforts qu’il a déjà fait pour progresser et qu’il semble vouloir poursuivre.

En somme, l’apport économique que pourrait représenter la dot[9] n’est pas négligé. Cet aspect est encore plus accentué pour l’échantillon de 1970 constitué de neuf candidatures seulement. Le côté féminin de la dot paraît s’estomper en même temps que les arguments fondés sur la notion de récompense pour des qualités de modestie, de douceur, de réserve, elles aussi proprement féminines. C’est le couple qui est porté en avant, « un couple nécessiteux ». Ainsi en va-t-il pour Marinette et Raymond : « ils sont tous deux honnêtes et travailleurs, ils se sentiraient très encouragés par l’attribution de cette dot d’autant que leurs gains à tous deux sont fort modestes (750F) ».

Cet aspect comptable est parfois poussé jusqu’au relevé, au registre de comptes. C’est le cas pour Marie-Claire et Francis. Mariés depuis un an, « le père est sous les drapeaux », ils ont un enfant, placé pour que la mère puisse travailler à l’usine. De la vie de Marie-Claire, de ses mérites propres, on ne saura pas grand-chose, si ce n’est qu’elle est entrée à 9 ans à l’ASE et qu’elle est devenue câbleuse.

Même présentation en couple, même thème des difficultés financières avancé pour Aline et Christian. « Le jeune foyer connaît bien sûr des difficultés financières (salaire moyen de chacun : 600F). »

Lassitude des rédacteurs pour un exercice de style dont ils ne perçoivent plus le sens ? Au fil des trois ans, la dot se vide de son contenu traditionnel, un don de et pour la jeune mariée à revendiquer dans le mariage, parce qu’elle l’aura obtenu grâce à ses mérites personnels reconnus dans ce cas particulier non pas familialement, mais en sa qualité de pupille de l’État.

On avait là un système de récompense par l’État attribuée à celles qui auraient le mieux répondu aux attentes institutionnelles. Savoir trouver sa place discrètement en s’accommodant des possibilités offertes.

En 1970, la dot semble plutôt envisagée comme une aide ponctuelle pour jeunes couples en difficulté, une aide qui peut s’ajouter à d’autres modes d’assistance. Les rédacteurs s’épargnent le récit de vie, l’éloge de la jeune fille méritante sur laquelle ils porteraient un regard chaleureux, et leur prose se fait plus misérabiliste. Ils ne croient plus trop à la dot façon xixe siècle, dirait-on. La dot de distinction se transforme en prestation sociale, aide aux jeunes ménages, sans plus de particularités qu’un bon de chauffage.

Les demandes sont à l’évidence plus laconiques, moins argumentées, elles ne sont plus l’occasion de reconsidérer l’itinéraire d’une pupille et partant d’évaluer, d’une certaine manière, l’action de l’Aide sociale à l’enfance. Le mérite prend une autre tonalité, il se mesure aux coups du sort, aux épreuves de la vie subies par le couple. Naissances rapprochées, maladie invalidante apparaissent comme des « pas de chance », des fatalités à compenser. Ainsi, Rosemonde, qui a 21 ans en 1970 et s’est mariée deux ans plus tôt, attend déjà son troisième enfant, tandis que son époux Jean-Michel risque de devenir aveugle.

On a pu constater qu’en ces occasions les fonctionnaires évaluaient et légitimaient les interventions de leurs administrations, et la comparaison des documents assemblés alimente la réflexion en ce sens. Il se trouve que sur les trois dernières années considérées, qui font charnière pour diverses autres raisons, on assiste à la reformulation par les fonctionnaires eux-mêmes d’un langage du don, de la dot et du mérite, en langage de la prestation ponctuelle en faveur du plus économiquement faible. Il faut peut-être voir dans ce changement une manière d’adaptation au discours des politiques sociales. Comme le note Anne Cadoret[10], à partir des années 1960-1970, « toute une série de mesures changent le cadre administratif du placement ainsi que la vision de la famille d’origine et le rôle attribué à la nourrice ». L’auteure remarque encore qu’avant la Seconde Guerre mondiale, la catégorie « enfants placés » est majoritaire alors qu’à la fin des années 1970 ceux-ci représentent un tiers des enfants de l’ASE. Parmi les enfants placés, on distingue encore les « pupilles », les « en garde » et les « recueillis temporaires ». Les enfants de la DDASS[11] ne sont pas tout à fait les mêmes que les enfants de l’Assistance publique, et si les non-spécialistes ignorent ces changements et leurs détours, ce n’est pas le cas des auteurs de candidatures à la dot. On imagine que ces évolutions ont pu peser sur leurs motivations à détecter « la pupille méritante ». En outre, les années 1968 et suivantes sont celles de la dénonciation du contrôle social associé à l’exercice d’un travail social. Un discours, d’ailleurs porté par des sociologues[12], qui imprégnera fortement et durablement la conception du travail social. On peut gager qu’un tel contexte n’était guère de nature à prolonger, à reproduire des argumentaires moraux construits sur le mérite des pupilles ; les rédacteurs de l’époque ont certainement été tributaires de cette nouvelle ambiance.

* * *

En conclusion, on serait tenté de souligner le très grand déterminisme social qui paraît se dégager de l’étude de ces trajectoires, les jeunes filles restent là où on les a placées, pour le meilleur ou pour le pire, elles ne dérogent pas à la voie tracée, leur mérite semble souvent dans cette capacité à rester à leur place. Les quelques rares anciennes pupilles que nous avons pu contacter par téléphone ne souhaitaient pas revenir sur cette période, se refusant à réveiller leurs souvenirs, leur volonté d’effacement de cette période pupille dans leur biographie était manifeste et paraissait l’emporter sur la curiosité pour le contenu d’un écrit les concernant. On imagine aisément leur désagrément d’être ainsi démasquées, rattrapées par une imprévisible trace administrative lors même qu’on pense ce passé enfermé dans un « dossier » auquel on peut désormais librement avoir accès[13].

Les lettres écrites à leur propos, parfois à leur insu, à cette occasion représentent des morceaux biographiques élaborés par une administration à travers des auteurs qui s’engagent cependant de manière très personnelle. Ces pièces figurent-elles dans leur dossier de pupille ? Rien n’est moins sûr. On peut faire l’hypothèse de pièces d’archives disjointes. Leur confrontation aux contenus des dossiers pourrait ouvrir d’utiles perspectives, de ces dossiers qu’Ivan Jablonka a étudiés systématiquement (400 dossiers d’enfants ressortissants aux Assistances publiques du Loir-et-Cher, de la Seine et de la Somme, auxquels s’ajoutent les études de cas de 217 enfants des générations 1882, 1902, 1922, répartis sur deux agences). Des dossiers dont il a pu extraire des lettres écrites par les pupilles eux-mêmes à l’administration — et qui permettent de saisir leur expression même, comme par ailleurs celle de leurs nourriciers. L’exploration du contenu des dossiers doit permettre de construire des biographies institutionnelles. Ces dossiers ont pourtant leurs limites — ils n’enferment pas toutes les traces —, mais leurs charges imaginaires et symboliques en font un objet majeur dans l’approche biographique des pupilles.

La culture du secret propre à l’Assistance publique, soulignée par Ivan Jablonka[14], prend appui sur le mode de constitution de ces dossiers, la mise sous condition et l’encadrement de leur accès. Il se trouve que les pupilles ont la particularité d’avoir été assistées, aidées par une administration spécialiste de l’organisation de la trace, dans son archivage, dans sa dissimulation ou sa production, une administration qui exerce sa tutelle en culture écrite.

D’une manière générale, les pupilles suscitent à leur propos et malgré eux des écrits administratifs, une traçabilité particulière, organisée dans ces objets écrits plus ou moins aboutis que sont les dossiers.

Leurs archives privées, l’équivalent pour les enfants en famille de ce que l’on trouve dans une administration domestique (bulletins scolaires, lettres institutionnelles), sont le plus souvent institutionnalisées et immédiatement accessibles. Leur biographie institutionnelle est matérialisée par le « dossier » qui n’épuise pas pour autant les traces administratives liées à la condition de pupilles, c’est ce qu’indique le corpus étudié dans ces lignes.

Avec ou sans dot, les jeunes mariées de l’époque sont aujourd’hui des sexagénaires certainement confrontées à un autre exercice de biographie administrative pour toucher une pension de retraite, la « reconstitution de carrière ». C’est que dans une société de culture écrite et de droits, il n’est plus guère d’échappatoire, quel que soit l’âge, à l’impératif généralisé de traçabilité, mais les traces administratives ont plus ou moins d’âme. Celles des candidates à la dot Giffard première manière, grâce aux rédacteurs de ces lettres, au moins en avaient une.

-> Voir la liste des figures