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Cet article a pour terrain (et non pas pour objet) l’activité professionnelle des chercheurs scientifiques (et non pas « la science »). Il a pour objet les valeurs ayant cours aujourd’hui dans le monde de la science européenne, dans un double contexte : celui — sur le plan « macro » — de la recherche en biologie au plus haut niveau, et celui — sur le plan « micro » — d’une enquête par entretiens menée sur la question, particulièrement révélatrice, des prix scientifiques, à travers le compte rendu par les lauréats des effets qu’ont pu avoir ces prix dans leur vie professionnelle, relationnelle ou privée[1]. Enfin, ce travail s’inscrit dans une posture de recherche à la fois compréhensive et analytico-descriptive, consistant à expliciter les valeurs sous-jacentes aux situations vécues telles qu’elles sont restituées dans les entretiens ; il se différencie en cela d’une posture explicative, consistant à renvoyer les valeurs des acteurs à des causalités extérieures telles que leur origine sociale ou leur position dans le « champ » ; et surtout, elle s’oppose à une posture « normative », qui consisterait pour le sociologue à affirmer lui-même des valeurs[2]. L’explicitation des valeurs scientifiques telle que nous la proposerons ici exige tout d’abord de clarifier ce qu’il en est de la sociologie des valeurs dans la tradition sociologique française, puis de présenter rapidement l’enquête et sa méthode, avant d’en exposer les principaux résultats, menant à une esquisse de répertoire des valeurs.

Les valeurs peuvent et doivent constituer pour la sociologie un objet spécifique et spécifié comme tel, à condition d’observer un certain nombre de précautions. La première consiste à considérer que les valeurs ne sont pas des faits objectifs (pas plus que les faits ne sont réductibles à des valeurs, comme le voudrait la vulgate constructiviste), mais qu’il n’en faut pas moins traiter les valeurs comme des faits, susceptibles d’investigations empiriques. La deuxième précaution consiste à adopter une posture résolument non normative, conforme à l’exigence wébérienne de « neutralité axiologique[3] » sous peine de confondre les valeurs des acteurs, objet de la recherche, avec les valeurs du chercheur. La troisième précaution enfin consiste à se donner des méthodes d’investigation empirique appropriées, qui évitent le préformatage des énoncés axiologiques par le chercheur, comme c’est le cas quand on demande à l’enquêté de choisir une modalité de réponse parmi d’autres[4] ; en effet, en décontextualisant l’énonciation sur les valeurs, et en l’appréhendant à partir non d’une situation de réflexivité mais d’une demande d’énonciation normative, de tels protocoles ne peuvent recueillir que des énoncés standards, fortement contraints et biaisés par le dispositif d’enquête, et qui écrasent forcément les « valeurs privées » sous les « valeurs publiques » (nous reviendrons sur cette distinction). D’où l’intérêt, ici, des méthodes qualitatives, intégrant à l’analyse la spécificité des contextes (celui de l’enquête comme celui des situations évoquées), et permettant une reconstruction inductive des cadres axiologiques pertinents pour les acteurs.

L’enquête et sa méthode

L’enquête sur laquelle nous nous appuyons a été effectuée par entretiens auprès de biologistes lauréats d’un grand prix européen, le prix Louis-Jeantet de médecine et de biologie. Décerné chaque année par un comité de spécialistes à un chercheur européen de stature internationale, il est doté grâce à son fondateur d’une importante somme d’argent répartie en deux parts, l’une pour le chercheur, l’autre pour le laboratoire[5].

Il s’est agi pour nous d’envisager la science selon un angle inhabituel : ni du point de vue des produits de l’activité scientifique (comme le fait l’épistémologie) ; ni du point de vue des distorsions entre une science « normale » et la science telle qu’elle se fait (fonctionnalisme, illustré par les travaux de Robert Merton[6]) ; ni du point de vue des rapports de domination à l’intérieur du « champ » scientifique (sociologie critique, illustrée par les travaux de Pierre Bourdieu) ; ni du point de vue des modalités de production des faits scientifiques (anthropologie des sciences et des techniques, illustrée notamment par les travaux de Bruno Latour[7]). Ce qui nous a intéressés ici, c’est la question de la socialisation de la vie scientifique, dans la perspective d’une sociologie compréhensive et empirique des valeurs[8].

L’idéal, certes, aurait été de traiter cette question des valeurs scientifiques en situation réelle, par exemple en observant les procédures d’attribution de prix par les commissions ad hoc. Mais il est exceptionnel de pouvoir assister à de telles réunions, comme nous avions pu le faire dans le domaine littéraire et artistique — et plus exceptionnel encore de pouvoir en publier les résultats. Conformément aux desiderata du commanditaire de l’enquête, nous avons donc orienté l’interrogation sur cette épreuve particulière que constitue la réception d’un grand prix, reconstituée à travers une trentaine de questions orales posées à un échantillon de seize lauréats, soit environ un tiers de l’ensemble, dans le cadre d’un entretien semi-directif mené en tête-à-tête.

Ces questions, assorties de quelques relances, portaient sur les circonstances de l’attribution, les effets du prix, sa perception par les bénéficiaires, sa place dans l’ensemble de la carrière, et l’opinion sur les prix scientifiques en général. À l’exception de cette dernière question, les modalités de l’entretien tendaient à favoriser (par la définition spatiotemporelle des questions et par l’anonymat garanti du traitement) un exercice réflexif de l’interviewé sur sa propre expérience, de façon à éviter autant que possible son rabattement sur une énonciation de type « langue de bois » — c’est-à-dire, nous allons le voir, un écrasement des « valeurs privées » sous les « valeurs publiques »[9]. C’est pourquoi également il n’a pas été envisagé de passer aux lauréats un questionnaire écrit : même présenté comme anonyme, il aurait induit un registre d’énonciation fortement contraint, qui n’aurait pas permis l’explicitation des tensions entre valeurs que révèle un entretien mené plus librement. L’inconvénient de cette méthode est qu’elle exclut une mesure précise des écarts de réponse, permettant simplement au chercheur d’évaluer intuitivement le degré de « normalité » ou, au contraire, d’excentricité des énoncés ; en contrepartie, elle laisse à l’interviewé une plus grande latitude d’aborder des points qui lui tiennent particulièrement à coeur et qui, de ce fait, possèdent par définition une pertinence supérieure aux thèmes présélectionnés par le chercheur dans le guide d’entretien.

Dans un second temps, nous avons repris ces éléments, à un niveau supérieur de généralité, dans une réflexion sur les valeurs scientifiques telles que les révèle l’épreuve des prix. La perspective choisie est volontairement généraliste, puisqu’il s’agit de comparer l’univers axiologique de la découverte scientifique avec celui de la création artistique, en explicitant leurs similitudes et leurs différences. En effet, en l’état actuel de notre société, c’est le monde de la création qui incarne de façon « idéaltypique » le régime vocationnel[10]. Cette problématique exclut donc une comparaison interne entre disciplines scientifiques — il ne s’agit pas de caractériser, par exemple, les valeurs des biologistes par rapport à celles des physiciens ou des mathématiciens — et, moins encore, une comparaison entre catégories de biologistes, sélectionnées par un prix de haut niveau. Le propre des valeurs étant précisément, à la différence des pratiques, leur haut niveau de généralité, une focalisation sur un objet trop étroitement défini (les valeurs des lauréats, les valeurs des biologistes) n’aurait guère de sens, sauf dans une perspective critique consistant à dénoncer la « croyance » en l’universalité des valeurs — perspective d’emblée exclue, nous l’avons dit, par notre souci d’éliminer toute normativité. C’est pourquoi notre échantillon de lauréats doit être considéré non comme l’objet de notre recherche, mais simplement comme son terrain.

De la comparaison avec les prix littéraires, il ressort que ceux-ci induisent en général des effets beaucoup plus spectaculaires que les prix scientifiques, parce que les écrivains ne disposent pas de la forte socialisation de leur activité que permettent les laboratoires, les procédures de recrutement institutionnel, le système de publications diversifiées et contrôlées, le travail collectif, l’inscription matérielle des actes, le maniement régulier de ressources financières importantes, etc. En sciences, les étapes de la « montée en objectivité[11] » sont précoces et démultipliées par rapport à ce qu’elles sont en art : ce dont témoignent notamment la multiplicité et l’importance des prix, notamment les grands prix internationaux. Pour toutes ces raisons, ce moment-là de la reconnaissance est moins susceptible d’engendrer de profonds bouleversements dans les activités de création.

La question des prix peut sembler une lorgnette quelque peu réductrice pour étudier les valeurs ayant cours dans ces univers, soit pleinement (art), soit partiellement (science) vocationnels. Mais sa sous-estimation relève précisément du phénomène étudié : les prix scientifiques, en effet, tout comme les prix littéraires, sont de remarquables révélateurs des valeurs, dans un système axiologique qui, à la fois, engendre un besoin effectif de reconnaissance et sous-estime ce besoin. En effet, les activités de type vocationnel sont caractérisées par une « économie inversée », où la rémunération sert à exercer l’activité au lieu que l’activité serve — comme dans l’économie ordinaire — à produire une rémunération[12] ; les gratifications en sont forcément différées et dématérialisées, puisque le profit matériel ne peut plus, par définition, servir de marqueur de qualité ; restent les gratifications dites parfois « symboliques », ou plutôt honorifiques, autrement dit les marques de reconnaissance, mixtes de contre-don, d’allocation de prestige et, éventuellement, d’argent — cette éventualité étant beaucoup plus consistante dans les sciences que dans les arts. Mais en même temps, la logique vocationnelle exige que le créateur ou le chercheur soit au service de son oeuvre, et non l’inverse[13] : d’où la dévaluation du besoin de reconnaissance, et l’ambivalence des sentiments éprouvés à l’égard de ses manifestations. Et c’est précisément parce que la science se situe à l’interface de ces deux grands régimes de qualification que sont le « régime de singularité », typique des activités « vocationnelles », et le « régime de communauté », typique des activités « professionnelles »[14], que les valeurs qui y ont cours sont particulièrement complexes : d’où, nous allons le voir, la richesse des aperçus qu’elle nous donne sur l’extraordinaire capacité humaine à concilier des valeurs contradictoires.

Mais avant d’examiner le répertoire des valeurs ainsi obtenu, par induction à partir du matériel d’entretien et de notre connaissance de cet univers, il nous faut commencer par distinguer deux couples d’oppositions, qui dessinent des enjeux axiologiques différents : l’opposition entre valeurs fondamentales et valeurs contextuelles, et l’opposition entre valeurs publiques et valeurs privées.

Valeurs fondamentales, valeurs contextuelles

Lorsqu’on répertorie les différentes valeurs mises en avant par les chercheurs pour évaluer les objets, les actions, les êtres présents dans leur monde (et en particulier, ici, ces actions d’évaluation des êtres et des objets que constituent les prix scientifiques), apparaissent dans un premier temps deux grandes catégories, que nous avons nommées valeurs « univoques » et valeurs « ambivalentes ». Les premières ont pour caractéristique de s’opposer à leur contraire sur un axe allant du positif au négatif, de sorte que ne leur est opposable aucune valeur opposée, mais seulement des critiques. Ainsi, la valeur de cohérence s’oppose sans ambiguïté à la critique de l’incohérence comme le positif au négatif, de même que la valeur de justice s’oppose à la critique de l’injustice, et la valeur d’admiration s’oppose à la critique de l’envie.

Nous n’avons trouvé dans notre corpus que ces trois valeurs — cohérence, justice, admiration — qui répondent au critère d’univocité. Il se trouve que ce sont également les trois grands principes qui avaient été empiriquement dégagés pour expliquer les éventuels effets négatifs dans le cas des prix littéraires, susceptibles d’engendrer ou de catalyser soit des problèmes d’incohérence identitaire (ou de discontinuité des moments de soi-même), soit des problèmes d’injustice, soit des problèmes d’envie. Si notre analyse est juste, il faut considérer que ce sont là des réquisits fondamentaux de la vie sociale, sans lesquels une société ne pourrait durablement tenir. Nous pouvons poser, à titre provisoire, que la valeur de cohérence renvoie à une exigence de rationalité, puisque le comble de l’incohérence est la folie, potentiellement destructrice de sociabilité ; et la valeur de justice, de même que la valeur d’admiration, renvoient à une exigence d’ordre, au sens où l’acceptation des « écarts de grandeur[15] » — à la condition qu’ils soient justes — permet de faire basculer dans l’admiration ce qui, demeuré à l’état d’envie, entérinerait le refus d’un ordre de grandeur commun à tous et, avec ce refus, l’impossibilité d’une vie sociale pacifiée. Nous pouvons donc nommer « valeurs fondamentales » ces valeurs univoques, qui ne peuvent être contestées.

C’est sur la seconde catégorie que nous nous concentrerons ici : celle (beaucoup plus nombreuse) des valeurs « ambivalentes », dont le contraire peut être effectivement valorisé, selon les contextes — ce pourquoi nous les nommons « valeurs contextuelles ». Cette contextualisation vaut à la fois pour le sens — soit positif, soit négatif — accordé au prédicat, et pour son registre d’utilisation — soit normatif, dans une visée évaluative, soit descriptif, dans une visée de désignation ou de catégorisation. Ainsi, « collectif » est, dans certains contextes, un prédicat descriptif (ou « jugement d’observateur ») et, dans d’autres, un prédicat normatif (ou « jugement d’évaluateur » ou « de prescripteur »)[16] ; et dans ce dernier cas, il peut constituer soit une valorisation — renvoyant donc à une valeur —, soit une critique — renvoyant à une anti-valeur.

Par exemple, un lauréat décrit l’évolution historique de la recherche, du pôle individuel au pôle collectif :

Il y a cinquante ans, il y cent ans, sûrement, quand les grands prix ont été créés, l’aventure scientifique était beaucoup plus individuelle qu’elle ne l’est maintenant, où on dépend beaucoup plus de son équipe. Un chercheur tout seul, il n’existe pas, il n’existe plus.

De ce constat concernant ce qu’est (descriptif) la recherche, il enchaîne aussitôt avec un jugement sur la façon dont elle devrait être (normatif-prescriptif) considérée :

Donc il y a une certaine injustice à donner le prix à celui qui dirige l’équipe, même si son rôle est finalement plus important, certainement, que celui de ses collaborateurs. Mais sans ses collaborateurs, il n’existerait pas. Donc personnellement, je serais plutôt en faveur de donner les prix à l’équipe plutôt que de les donner au chef d’équipe, plutôt que de les donner à un individu. Ça refléterait à mon avis mieux ce qu’est la science à l’heure actuelle.

Enfin, le jugement normatif peut aussi, à l’opposé, prescrire l’encouragement de l’initiative individuelle, considérée ici comme une valeur :

Vous ne m’enlèverez pas de l’idée qu’à un moment ou à un autre, il y a un individu qui va faire la différence, parce que sa réflexion aiguë l’a amené à... Et puis après on cultive, on embellit, on structure, on construit, on fait ce qu’on veut. (...) Mais souvent, le changement, le saut quantique, il est quand même lié à un individu.

Précisons que tous les couples de valeurs ne sont pas également susceptibles de basculer de la description à l’évaluation, et réciproquement : certains sont plus fortement normatifs que d’autres — et c’est d’ailleurs toute la difficulté de l’énonciation sociologique, obligée d’avoir recours à des termes autorisant des lectures normatives par les acteurs, alors même que le propos se veut descriptif. Mais nous ne développerons pas ici cette question.

Ce qui caractérise une valeur contextuelle, c’est que lui correspond une anti-valeur, qui peut être soit négative (auquel cas il s’agit d’une critique) soit, selon les cas, positive. C’est ainsi qu’« individualiste » fait figure d’anti-valeur ou de critique pour la valeur correspondant à « collectif », mais devient une qualité dans un ordre privilégiant la valeur d’individualité, et où « collectiviste » fera figure d’anti-valeur ou de critique : la critique de l’individualisme au sein d’une équipe deviendra un éloge de l’initiative individuelle du point de vue du chercheur « individualiste », qui qualifiera alors de « collectivisme » toute tentative pour suspendre les particularités individuelles au profit du collectif. Il n’est donc ni illogique ni irrationnel que ce qui est une anti-valeur dans un certain contexte devienne une valeur dans un autre. Voilà qui va à l’encontre tant de l’approche boudonienne — caractérisée par un logicisme exacerbé, une conception étroite de la rationalité et une approche normative de la question des valeurs — que de l’approche bourdieusienne — selon laquelle la coexistence des contraires ne peut s’entendre que comme dissimulation ou écrasement d’un pôle (véridique) par un autre (illusoire)[17].

Valeurs publiques, valeurs privées

À cette première distinction entre valeurs fondamentales (univoques) et valeurs contextuelles (ambivalentes), il convient d’en ajouter une seconde, relative au degré de « publicisation » de ces valeurs. En effet, certaines sont des « valeurs publiques », au sens où elles peuvent être publiquement revendiquées en tant que valeurs de références (ou encore, dans le langage de la sociologie de la domination, valeurs « légitimes »). D’autres, en revanche, sont des « valeurs privées », au sens où elles orientent effectivement l’action, mais d’une façon difficilement revendiquable, car insuffisamment conforme aux valeurs publiques. Lorsque ces « valeurs privées » sont énoncées à propos de quelqu’un d’autre et non plus de soi-même, elles font figure — et cela est fréquent — de dénonciation, constituant une forme privilégiée de la critique[18] : ainsi, tel chercheur critiquera l’« individualisme » d’un de ses collègues, ou de son patron, comme une pratique servant les intérêts privés de celui-ci mais pas l’intérêt général. En matière d’activités scientifiques, il est possible de se dire « individualiste », mais à condition de pouvoir le justifier, et si possible dans un contexte non officiel, « entre soi », ou de manière anonyme, entre amis, etc. ; alors qu’en matière de création artistique, l’individualisme n’a pas à être revendiqué tant il fait figure aujourd’hui de réquisit fondamental, de sorte que c’est plutôt le caractère collectif de la création qui pourra émerger comme une revendication suffisamment paradoxale pour mériter une énonciation.

Un bon exemple de cette différence entre valeurs publiques et privées dans la culture occidentale actuelle est la beauté : valeur forte en privé, intensément utilisée par les gens pour classer et évaluer leurs contemporains (et pas seulement les femmes), mais qui peut difficilement être revendiquée publiquement comme un critère de sélection, notamment en matière de recrutement professionnel (sauf pour certaines activités de représentation, telles que les métiers d’hôtesse)[19]. Que cette « valeur privée » soit en même temps une valeur fortement (même si inégalement) partagée, donc collective (jugement d’observateur), atteste que l’opposition privé/public ne se superpose pas à l’opposition individuel/collectif : la première renvoie aux limites de son énonciabilité devant un auditoire, la seconde renvoie à la quantité d’énonciateurs possibles. En d’autres termes, un grand nombre d’individus peuvent partager les mêmes valeurs privées, tandis qu’un petit nombre peuvent se faire les porte-parole de valeurs publiques.

Il va de soi qu’il ne peut y avoir de valeurs fondamentales qui soient privées : elles sont forcément publiques, puisque « légitimes » par définition. Pourquoi, dira-t-on, ne pas parler alors de valeurs « légitimes » et « illégitimes », selon le vocabulaire consacré par la sociologie de Bourdieu ? C’est que, d’une part, le concept de légitimité possède une forte connotation critique, ayant été systématisé dans le cadre d’une sociologie de la domination dont il constitue une cheville centrale[20] ; et que, d’autre part, il tend à absolutiser ce qui est — à des degrés divers — contextualisable, parce que pris dans une pluralité de régimes d’évaluation (du type communauté/singularité) et de registres de valeur (du type éthique/esthétique[21]). Parce qu’elle est sous-tendue par un objectif critique de dénonciation des effets de domination, l’utilisation bourdieusienne du concept wébérien de légitimité est peu favorable à la mise en évidence de la relativité des ressources — et notamment des ressources axiologiques — eu égard aux contextes : relativité qui est précisément au coeur de notre travail d’observation du rapport aux valeurs.

Cette duplication entre valeurs publiques et privées ne vaut donc que pour les valeurs contextuelles. Elle a l’avantage de rappeler qu’entre une valorisation et une critique, il existe toute une gamme de nuances, que possèdent parfaitement les acteurs d’une même société : cela fait partie du savoir-faire social que tout un chacun apprend (plus ou moins bien) par la pratique de la socialisation. Cette maîtrise des déplacements entre valeurs publiques et valeurs privées est commune aux acteurs et aux chercheurs, ces derniers n’ayant guère d’autres critères que leur connaissance indigène d’une culture partagée pour discriminer entre, par exemple, la beauté comme non-valeur (non utilisée par les acteurs pour évaluer les êtres), comme valeur privée (utilisée mais non revendiquée, voire dénoncée chez autrui) ou comme valeur publique (susceptible d’être revendiquée en situation publique). Autrement dit, nous sommes tous plus ou moins dotés d’un « sens moral », d’une capacité à faire la différence entre les valeurs qui nous guident effectivement et les valeurs qui doivent guider l’ensemble des acteurs d’une même société pour que celle-ci puisse évoluer harmonieusement. Nous retrouvons là une distinction — fondamentale pour les chercheurs en sciences de l’homme, mais présente également chez les acteurs — entre niveaux d’énonciation : le niveau normatif, correspondant aux valeurs publiques (qu’elles soient fondamentales ou contextuelles), ou aux valeurs privées lorsqu’elles sont énoncées à propos d’autrui (ou de soi-même en cas d’autocritique) ; et le niveau descriptif, correspondant aux valeurs privées énoncées à propos de soi-même lorsqu’on se place en position de réflexivité. En langage ordinaire, le premier cas correspond à ce qu’on appelle, dans le contexte politique, la « langue de bois » ; le deuxième cas, à la critique ; et le troisième, à la franchise ou (selon) au cynisme.

Le répertoire des valeurs contextuelles

Plutôt que de revenir ici sur les valeurs fondamentales, déjà étudiées à propos des prix littéraires, nous allons nous concentrer sur les valeurs contextuelles, en observant comment elles se trouvent révélées par les prix scientifiques. En effet, du fait qu’ils condensent des propriétés hétérogènes, ils activent le basculement du pôle public dans le pôle privé, occupant le point de tension maximale à l’intérieur d’un même couple de valeurs opposées. Ces valeurs contextuelles sont nombreuses, et la liste que nous allons en proposer ici est loin d’être close : elle concerne uniquement celles que nous avons repérées dans notre corpus. Il va de soi qu’elles ne s’appliquent pas uniquement au monde scientifique : nous considérons simplement ici la manière spécifique dont elles sont activées, à l’heure actuelle, par les chercheurs en sciences de la vie. Enfin, compte tenu du caractère relativement inédit de cette problématique en sociologie, du moins sous une forme empirique, on voudra bien considérer ce qui suit comme un essai de formalisation provisoire.

Collectif/individuel

Contrairement à l’art, la science n’incarne pas, du moins à l’époque moderne, la valeur d’individualité : depuis la fin du Moyen Âge et les premières académies, elle n’a cessé de s’exercer dans des cadres de plus en plus collectifs et de plus en plus institutionnels — alors même que l’art, en sens inverse, ne cessait de s’individualiser et de se désinstitutionnaliser[22]. Toutefois, l’opposition de l’individuel et du collectif ne relève pas d’une dichotomie entre deux termes discontinus mais — comme c’est le cas dans toutes les situations factuelles, à la différence des positions normatives — d’un déplacement continu, sur un axe allant du plus individuel au plus collectif. Ainsi, il semble que plus l’activité de recherche est quotidienne et routinière, plus elle est conçue et pratiquée comme relevant d’un travail d’équipe, avec une division du travail clairement établie entre concepteurs et exécutants ; alors que plus on va vers des actes exceptionnels — tels qu’une découverte importante —, plus tend à être reconnue la part d’invention personnelle. Par rapport à cette problématique, la sociologie critique — ou, plus généralement, le « sociologisme », tendant à réduire tout phénomène à sa dimension la plus « sociale » — occupe une position nettement normée, s’exerçant à décrire la science comme une entreprise collective et non pas individuelle, à déconstruire la notion de génie, et à dénoncer le culte de la personnalité et l’accumulation de notoriété individuelle[23]. Elle peut d’ailleurs être rejointe, à l’occasion, par les acteurs, lorsqu’ils affirment la valeur du collectif au coeur même de la découverte, en attribuant son effet de singularité à un « réseau » plutôt qu’à un individu [24].

Nos lauréats affirment volontiers que la recherche doit être considérée comme une activité collective (valeur) :

Moi je laisserais les prix aux laboratoires. Je veux dire que c’est bien, dans un certain sens, de désigner ce qu’on pense être le meilleur. C’est bien. Mais pas quand on le personnalise au point où c’est personnalisé maintenant. Qu’on dise : ce laboratoire. D’ailleurs, moi, vous savez, je raisonne beaucoup plus par labos que par personnes, parce que souvent, effectivement, ce qui est intéressant, c’est de voir : ça, c’est un grand laboratoire, il se passe des choses, la moyenne de la recherche qui s’y fait est excellente, plus que par la personne qui est à la tête finalement, qui est souvent remarquable d’ailleurs, mais ce qui fait la valeur du labo, c’est l’ensemble.

Le problème est que la reconnaissance octroyée par les prix scientifiques, qui vont pratiquement tous à une personne et non pas à un laboratoire ou à une équipe, se situe précisément au pôle opposé, celui de l’invention individuelle. Cela peut engendrer des tensions chez les lauréats, selon qu’ils acceptent cette personnalisation de la grandeur ou selon qu’ils la vivent ou la décrivent comme une injustice à l’égard du travail collectif. À cet égard, le partage de la récompense monétaire du prix Jeantet, entre une part collective destinée à l’équipe et une part individuelle destinée au lauréat, suscite des pratiques et des opinions étonnamment variées : certains acceptent et utilisent pour eux la part individuelle, certains la reversent partiellement ou intégralement à autrui (leur équipe ou, parfois, des oeuvres humanitaires), d’autres encore contestent le principe même d’une attribution individuelle.

De ce point de vue, les prix scientifiques posent un problème qui n’existe guère dans le cas de la littérature où, à l’époque moderne, l’activité est d’emblée perçue et valorisée en tant qu’elle est le fait d’un individu, si possible aussi original, voire singulier que possible. Aussi la mise en question quasi systématique de l’individualisation des récompenses, propre au monde scientifique, vient-elle renforcer le détachement de principe, propre au régime vocationnel, à l’égard de toute reconnaissance. Celle-ci en effet y est considérée comme un objectif déplacé parce que, d’une part, elle crée ou creuse des « écarts de grandeur » qu’il convient d’atténuer par l’impératif de modestie ; et parce que, d’autre part, elle fait dépendre l’activité de l’opinion d’autrui et non pas de sa propre vocation ou de l’intérêt général : « Je ne suis pas trop du genre à aller [dire]... : “Vous savez, c’est moi le meilleur.” Donc, si vous voulez, moi j’en ai parlé [du prix] mais sans... sans insister trop... » Ainsi s’expliquent maintes tensions et réserves exprimées par les lauréats à propos de la question des prix, forcément problématique pour les acteurs mais aussi, de ce fait même, hautement intéressante pour le sociologue, en ce qu’elle cristallise une tension latente mais probablement très puissante dans cet univers.

Objectif/subjectif

Sur le plan de l’activité scientifique elle-même, et non plus du rôle des acteurs, cette tension entre le collectif et l’individuel se retraduit dans l’opposition entre l’objectivité (opposée à la partialité) et la subjectivité (opposée à l’impersonnalité). En art, la subjectivité est parfaitement admise, et même fondatrice de l’activité, du moins à l’époque moderne : c’est une valeur publique, propre à rendre l’« objet » (oeuvre) d’autant plus valable et admirable. En sciences, au contraire, la subjectivité est foncièrement discréditante, sauf à la limiter aux moments ponctuels où peut jouer l’ « intuition » personnelle du chercheur. Mais ces moments ne peuvent de toute façon produire une « valeur scientifique » qu’à condition d’être « objectivés » à travers toute une série de procédures : vérifications expérimentales, répétitions de l’expérience, publications, diffusion dans la culture scientifique commune puis la culture scolaire, etc. [25].

Cette « montée en objectivité » existe aussi en art ; mais au lieu d’être en grande partie corrélative ou contemporaine de l’activité même, elle lui est consécutive : publications, expositions, représentations suivent la création (sauf dans le cas particulier de l’improvisation théâtrale ou musicale), ainsi que critiques, achats, jugements du public et de la postérité, inscription dans un patrimoine culturel[26]. C’est là une différence fondamentale entre l’art et la science, qui se distinguent donc l’un de l’autre non par le fait que l’art serait entièrement subjectif et la science entièrement objective, mais par leur position relative sur l’axe opposant subjectivité et objectivité, à travers les différences de temporalité, selon que l’objectivation arrive plus ou moins tard par rapport au processus de production.

Dans le cas de la science, l’objectivité est garantie notamment par le contrôle — collectif — des pairs, qui s’exerce en particulier à travers les publications. On en perçoit l’importance dans les longues discussions relatives à la pertinence d’une évaluation « objective » (c’est-à-dire, en l’occurrence, objectivée par le calcul) grâce au nombre de publications citées, répertoriées dans le Science Citation Index (SCI). Certains lauréats ne manquent pas de mettre en garde contre un usage trop mécanique du SCI : « Je ne sais pas pourquoi les gens ont cette volonté de toujours mettre des chiffres sur quelque chose. (...) C’est une erreur, je pense que c’est une illusion, il faut être honnête et dire qu’il n’y a pas de critères qui sont objectifs pour juger une personne. » À l’opposé, la subjectivité, si elle peut être le déclencheur de la découverte à travers l’intuition individuelle, est en même temps la cause de sa vulnérabilité, dès lors que ne parviennent pas à s’établir les différentes phases de la « montée en objectivité ». À cet égard, un prix scientifique peut être considéré comme une étape tardive de l’« objectivation » de la découverte, mais son attribution à une personne particulière — lieu par excellence de la subjectivité — constitue un noeud de tension supplémentaire entre ces deux couples de valeur, collectif/individuel et objectif/subjectif.

En outre, le problème de la subjectivité ne se pose pas seulement pour les objets du jugement de valeur, mais aussi pour ses sujets (referees pour les publications, jurés pour les commissions diverses). En effet, tout prix est rendu vulnérable du fait qu’il est attribué sur la base non de mesures « objectives » (comme c’est le cas, par exemple, en athlétisme) mais de jugements émis par des personnes — les juges —, elles-mêmes dotées de subjectivité. Certes, tout le travail d’une commission consiste à compenser cette vulnérabilité par la multiplication des jugements (recours au collectif d’une « commission »), par l’appui sur des paramètres objectivants (dossiers, informations diverses), et par l’établissement d’une certaine distance entre les personnes, c’est-à-dire, ici, entre les juges et les lauréats potentiels (pas de candidature directe, médiation par des pairs requis de « proposer » des collègues). Mais le risque demeure de voir la décision critiquée pour son manque d’« objectivité », comme cela arrive souvent avec les dénonciations de « lobbying » qui visent le prix Nobel : « Il y a davantage de politique et de lobbying avec le prix Nobel qu’avec le prix Jeantet. Mais je n’en suis pas sûr. Peut-être que ce n’est pas vrai », hasarde un des lauréats. C’est là une tension supplémentaire, puisque le prix constitue de fait un moment relativement subjectif dans la « montée en objectivité » d’une découverte : ce pour quoi il est toujours, par principe, vulnérable à la critique[27], même s’il est jugé nécessaire au fonctionnement de la vie scientifique en tant qu’il est une étape dans l’objectivation de la grandeur relative des chercheurs.

Inspiration/régularité

En régime de singularité, l’inspiration est une valeur forte, dont l’absence handicape les personnes trop « routinières ». En régime de communauté (dont relèvent davantage les activités professionnalisées), l’inspiration est plutôt stigmatisée comme la marque des personnes « fantaisistes », tandis qu’est privilégiée la régularité du travail[28]. Ici encore, comme pour les oppositions collectif/individuel ou objectif/subjectif, la science occupe une position intermédiaire entre vocation et profession, régime de singularité et régime de communauté. Certes, la nécessité de l’inspiration y est admise. Un lauréat dit :

[J]e crois que la science a beaucoup à voir avec les arts ; donc, si vous prenez les peintres importants ou les poètes importants, et si vous les comparez avec une distribution de Gauss à une population normale, ces gens ne se placent pas au milieu. Et je crois que c’est la même chose, probablement, pour les scientifiques. Donc là, je crois qu’il y a un aspect, disons, psychologique ou personnel, je ne sais pas, qui implique un certain degré de danger personnel... (...) ou juste de n’être pas très normal.

Mais on la revendique plutôt après coup, comme une condition de la découverte une fois celle-ci effectuée ; tandis qu’au quotidien, c’est la régularité des procédures, le suivi de l’effort, la fiabilité dans l’observation des protocoles, qui font la qualité du chercheur.

Face aux trois grandes critiques possibles de l’inspiration — critique rationaliste, critique politique, critique artiste —, c’est, bien sûr, la première qui prime dans le monde scientifique[29] : lorsque l’inspiration se trouve disqualifiée au profit de la régularité, ce n’est pas tant parce que ses représentations communes sont désingularisantes (critique artiste, très fréquente dans le monde littéraire et artistique), ni parce qu’elle implique un certain élitisme (critique politique, marginalement importable dans les laboratoires), mais avant tout parce qu’elle apparaît comme irrationnelle, imprévisible, incalculable, irrépétable, inexplicable. Ainsi,

la recherche biomédicale est un métier très prolétarien. Ça veut dire que ce qui compte, c’est le travail. Ce n’est pas d’avoir des énormes visions... Ce qu’il faut faire, c’est avoir une idée, et après déterminer comment réaliser cette expérience. C’est le détail qui compte. Le diable est dans le détail. Et c’est ça que j’aime beaucoup faire, c’est-à-dire résoudre des problèmes. (...) En principe, on est des artisans.

Mais parce qu’ils récompensent avant tout une découverte, les prix ont tendance à tirer le système de valeurs vers le régime de singularité, c’est-à-dire ici vers l’inspiration. Voilà qui, là encore, pose deux séries de problèmes : pour les jugés (les chercheurs) et pour les juges (la commission d’attribution). La question en effet va être de savoir si le lauréat qui a été choisi va tenir les promesses de son prix, ou s’il va peu à peu retomber dans l’anonymat relatif du chercheur « moyen », sans envergure particulière, parce que la découverte qui lui a valu le prix n’a été qu’un moment d’inspiration, ponctuel et fugace, mais non porté par un véritable « génie » qui, lui, exige non seulement la fulgurance de l’inspiration mais aussi la continuité dans l’inventivité, preuve qu’il ne s’agit pas d’une simple chance mais bien d’une véritable compétence : bref, l’alliance de l’inspiration et de la régularité[30]. C’est pourquoi certains lauréats du prix Jeantet ont fait référence, de façon mitigée, à ce lauréat du prix Nobel, qualifié de « fou » et dont la découverte, certes exceptionnelle, est restée isolée dans sa carrière. Parallèlement, la quantité de travail déployée ne saurait nécessairement se traduire en découverte de qualité : « [J]e connais des centaines de gens qui sont d’une intelligence incroyable, qui analysent, qui synthétisent mais qui n’ont jamais rien découvert de fondamental. »

Très présente dans les propos des lauréats, cette question ne touche pas seulement les chercheurs mais également les juges, puisqu’un prix attribué sans que son bénéficiaire tienne ensuite ses promesses disqualifie potentiellement le travail de la commission, amoindrissant au bout du compte le prestige du prix et sa position dans l’échelle des récompenses. C’est un problème propre aux prix conçus pour être non de consécration, comme le Nobel, mais d’incitation, comme le Jeantet : ceux-là tournés plutôt vers le passé, ceux-ci plutôt vers l’avenir, avec le prestige attaché aux capacités de prédiction mais aussi, corrélativement, les risques d’erreur et, notamment, de focalisation excessive sur les effets ponctuels de l’inspiration, au détriment des performances continues dues à la régularité de la compétence.

Originalité/conformité

Avec l’opposition entre originalité et conformité, nous rencontrons également un couple de valeurs marquant le basculement entre régime de singularité et régime de communauté : comme pour l’opposition précédente entre inspiration et régularité, à laquelle elle se superpose en partie, elle constitue une véritable ambivalence dans le milieu scientifique, du fait qu’il relève de l’un comme de l’autre régime.

La valorisation de l’originalité — ou de la créativité, de l’inventivité — implique la discréditation du « suivisme », de la répétitivité : c’est particulièrement manifeste dans le cas des artistes, qui doivent savoir « se renouveler » sous peine de contrevenir à cette valeur fondamentale en régime d’activités vocationnelles. À l’inverse, la valorisation de la conformité — ou du respect des conventions ou des traditions — tend à stigmatiser l’originalité en tant qu’excentricité, voire anormalité : c’est l’accusation classique proférée contre les avant-gardes artistiques depuis qu’elles existent, c’est-à-dire depuis le milieu du xixe siècle. Dans une certaine mesure, c’est aussi le cas avec les innovations scientifiques, susceptibles d’apparaître — y compris aux yeux du chercheur lui-même — comme de simples excentricités, des « bizarreries » sans conséquence, des anomalies dans l’expérimentation, de simples « artefacts », voire des « idées fumeuses », tant que ne s’est pas opérée la montée en objectivité scientifique susceptible d’en faire des découvertes décisives.

On pourrait également suivre, à travers l’histoire des représentations populaires du savant, l’évolution de ce couple de valeurs appliquées non plus à l’objet mais au sujet de l’activité, à savoir les chercheurs eux-mêmes, traditionnellement présentés comme des êtres « originaux », à la limite de l’excentricité, distraits par leurs idées au point d’en oublier leurs chaussettes. Il n’est pas besoin toutefois d’une fréquentation excessivement assidue de ce milieu pour savoir qu’une certaine dose de conformité y favorise l’intégration et la prise au sérieux, même s’il ne s’agit que de la conformité aux normes du milieu restreint — telle l’abstention du port de la cravate sur le lieu de travail, qui rend si remarquables aux yeux de la plupart de nos lauréats ces occasions où, comme dans les cérémonies d’attribution d’un prix, il faut se plier à la norme générale et réapprendre l’usage de la cravate (sans même parler du smoking) : « les scientifiques sont en général très, très informels, donc l’aspect un petit peu formel de cette cérémonie nous frappe peut-être plus... les gens en smoking, etc. Moi qui ne porte pas de cravate en général, le smoking c’est pour moi quelque chose de tout à fait exotique ! » Nous voilà une fois de plus, grâce à la problématique du prix, au point nodal du basculement entre valeurs opposées : la cérémonie constitue un croisement entre deux catégories de normes — spécifiques et générales, ou encore scientifiques et civiles —, susceptible d’obliger l’individu à « se conformer » à une norme que beaucoup perçoivent comme contraignante à la fois parce qu’elle est peu familière et parce qu’elle est censée être plus « normale » que les normes — invisibles parce que trop familières — de son milieu professionnel. Bref, le voilà aux prises avec l’impératif original (civil) de marquer son respect des conventions, alors qu’habituellement il se conforme à l’impératif normal (scientifique) de refus du conformisme.

Mais là n’est pas, bien sûr, l’essentiel en matière de tension entre originalité et conformité : l’essentiel, pour les évalués comme pour les évaluateurs, est de trouver le point exact où la norme scientifique peut se renouveler par l’invention d’une problématique ou d’une découverte originale, sans que celle-ci en soit suffisamment éloignée pour être rejetée — y compris par son auteur — comme sans pertinence ou sans signification. Ou encore, présenté à l’inverse : le point exact où une proposition nouvelle peut « rester dans la norme » sans pour autant apparaître comme purement redondante avec la tradition, parce qu’elle apporte ce petit quelque chose d’original qui permet à son auteur de la « signer », au double sens de la publier et de l’assumer comme un apport personnel. Ce sont ces points-là, bien sûr, que distinguent — au double sens de signaler et de récompenser — les prix, ainsi placés, une fois de plus, au mitan d’un couple de valeurs opposées.

Souplesse/rigueur

Retraduites en termes plus généraux, sur le plan de la psychologie des comportements et non plus de la création ou de l’invention, les oppositions entre inspiration et régularité et entre originalité et conformité se muent en une opposition entre la souplesse (dont l’anti-valeur est la rigidité) et la rigueur ou l’observation des règles (dont l’anti-valeur est l’anomie, l’absence de normes). Le signe qu’on s’éloigne là du monde spécifique de la vocation est que ces couples de qualités ou de défauts s’appliquent aussi bien aux assistants — laborantins, secrétaires — qu’aux chercheurs eux-mêmes, ou même à l’utilisation des crédits, plus ou moins souple, sinon laxiste (situation rêvée par les responsables de la recherche) ou régulée, voire rigide (situation appréciée des pourvoyeurs de crédits, soucieux de contrôle).

Ces qualificatifs désignent, de façon générale, une capacité à s’adapter aux situations nouvelles, à innover, à improviser voire à transgresser les règles ou les habitudes ; ou bien, au contraire, une observance rigoureuse des normes, qui ont été à la fois intériorisées et respectées, garantissant la sûreté des protocoles et une certaine prévisibilité des actions — c’est le « côté prolétarien » évoqué par un lauréat où l’on passe « six jours par semaine, quinze heures pas jour, à bosser comme des boeufs ». On peut supposer que l’improbable conjonction de ces qualités antinomiques fait le chercheur ou le collaborateur idéal.

Elle fait aussi, sans doute, le juré idéal, capable à la fois de respecter les règles d’attribution d’un prix et, lorsqu’il le faut, de les ignorer pour défendre un cas « hors normes ». C’est pourquoi nous mentionnons ici ce couple de valeurs, bien que les prix ne récompensent pas des qualités psychologiques aussi générales — même si celles-ci peuvent participer aux conditions d’une découverte.

Compétition/coopération, émulation/solidarité

Lorsque la compétition, ou l’émulation, est considérée comme une valeur, ceux qui la refusent risquent de se voir taxés d’immobilisme, de mollesse, de manque d’initiative. À l’opposé, la valeur de coopération, ou de solidarité, tend à faire de la compétition une forme de rivalité, blâmable par principe. Dans le premier cas, une distinction obtenue par un chercheur sera fêtée par les membres de son laboratoire, qui la considéreront comme une victoire de leur « équipe » : « Certes, j’ai eu le prix. Mais je n’ai pas fait le travail tout seul. C’est le travail d’une équipe » ; dans le second cas, elle sera passée sous silence car contrevenant à l’égalité de principe des membres de l’équipe, et risquant d’attiser la rivalité entre eux. C’est dire que les prix, une fois de plus, ne peuvent que mettre en évidence l’opposition entre ces deux valeurs.

On la voit à l’oeuvre dans deux questions apparemment anodines : d’une part, la question de la célébration du prix, selon qu’une fête est organisée ou pas sur le lieu de travail du chercheur et, le cas échéant, selon qu’elle est offerte par lui (cas le plus fréquent) ou par son équipe ou son institution ; et d’autre part, la question de l’affichage ou de l’archivage des diplômes ou des documents attestant d’une distinction, selon qu’ils sont placés en évidence dans le bureau du chercheur ou bien (cas le plus fréquent chez les francophones) archivés dans un lieu quelconque, plus ou moins bien connu du lauréat lui-même. Si l’une et l’autre question amènent des réponses assez détaillées, voire, dans certains cas, très investies affectivement, c’est, nous allons le voir, qu’elles cristallisent une tension forte entre ces deux systèmes de valeurs — compétition et coopération — également présents dans le monde scientifique mais fortement opposés.

Dans le système de compétition, il est normal de montrer et de fêter les récompenses, car la victoire — de même que la défaite — fait partie du jeu, qui soude la petite communauté des pairs :

Mais le but du jeu, c’est de gagner, il ne faut pas se leurrer ! Le but du jeu, c’est de gagner. (...) C’est d’être meilleur que les autres. C’est tout. Il faut le dire. Si vous prenez le top 3 % des chercheurs européens (...), il y en n’a pas un qui vous dira le contraire, et celui qui vous dira le contraire c’est un faux cul, parce que le but, c’est d’être meilleur que les autres. C’est un énorme jeu, un peu comme sur Internet, hein : il faut gagner.

Il faut donc non seulement savoir jouer, dans les règles, mais aussi savoir perdre, et savoir gagner, sans en être excessivement affecté — ce qui ne va pas de soi. C’est ce qu’on appelle « l’esprit sportif », réputé être une spécialité anglo-saxonne — et nous avons constaté en effet que l’affichage des distinctions est plutôt sans complexe chez les anglo-saxons, alors que la plupart des francophones s’y refusent ostensiblement, assortissant leur archivage de critiques ironiques, voire virulentes, visant la vanité de ceux qui affichent leur excellence.

Car dans le système de coopération, que tendent à privilégier les francophones, la compétition n’a pas lieu d’être : elle est annulée ou recouverte par la recherche d’une solidarité, d’une conjonction des efforts vers un même but. C’est ce qu’affirme par exemple l’un des lauréats :

Je ne considère pas la compétition comme particulièrement positive. Un peu de compétition, soit, mais nous avons à traiter tellement de questions fondamentales qu’il vaut mieux collaborer plutôt que de nous affronter. Nous nous débattons en ce moment avec une équipe en France avec laquelle nous travaillons de façon amicale depuis plus de dix ans.

Du même coup, la victoire personnelle n’est pas considérée comme une visée légitime, et n’a pas à être revendiquée ni, par là même, affichée, sous peine d’apparaître comme la manifestation d’un esprit de rivalité déplacé, contrevenant à l’impératif de modestie — ou, en termes plus sociologiques, à l’impératif de dénégation ou de réduction des « écarts de grandeur ». Aussi, y a-t-il tout lieu de penser que la problématique même de la reconnaissance est plus sujette à tensions dans les pays latins que dans les pays anglo-saxons[31].

Mais l’opposition entre cultures doit être relativisée ; d’abord, parce qu’elle ne constitue pas une explication, mais simplement l’une des dimensions de la description ; et surtout, parce qu’elle a l’inconvénient de fixer sous forme discontinue (anglo-saxons vs latins) ce qui relève plus fondamentalement, selon nous, d’une différenciation continue sur un même axe. Cet axe est celui que trace, selon son degré d’éloignement par rapport au sujet, la frontière entre l’identité (ou la familiarité) et la différence (ou l’étrangeté). En effet, si cette frontière est proche, c’est-à-dire si l’on considère que « les autres » — les étrangers, voire les adversaires — sont nos pairs, c’est-à-dire nos concurrents immédiats, alors il est légitime d’entrer en compétition avec eux, et d’unir les forces d’une même équipe, d’un même laboratoire, contre les équipes adverses : c’est le modèle agonistique, pacifié ou « civilisé » à l’époque moderne sous la forme sportive, selon l’analyse célèbre de Norbert Elias[32]. En revanche, si la frontière est éloignée, c’est-à-dire si l’on considère que « les autres » sont tous ceux qui sont extérieurs au monde scientifique — incluant donc parmi « les nôtres » nos propres pairs —, alors la rivalité n’a pas lieu d’être, car elle impliquerait de se battre contre notre propre camp : seule la coopération est de mise. Mais dans ce cas, les écarts de grandeur à l’intérieur du groupe doivent être soigneusement contenus, par des effets de modestie ou par l’institution hiérarchique des places, pour éviter qu’ils ne dégénèrent en une rivalité interindividuelle, suicidaire pour le groupe.

C’est ce risque de rivalité mortifère que sont chargées de contenir, l’une comme l’autre, les valeurs de compétition et de coopération : elles ont en commun ce principe fondateur de toute société qu’est l’obligation de coopérer avec ses alliés et de combattre avec ses adversaires — sauf à commettre une trahison. La seule chose qui change de l’une à l’autre, c’est l’extension de l’alliance, ou le degré d’élargissement de la frontière. En somme, l’opposition compétition/coopération ne fait que désigner les deux pôles extrêmes d’un continuum entre proximité et éloignement de la limite entre « nous » et « eux », ceux auxquels on peut s’identifier et ceux auxquels on peut s’opposer. En outre, les mêmes scientifiques peuvent articuler, selon les besoins de la cause, la logique de la compétition avec leurs pairs (lorsqu’ils s’agit de lutter pour être le premier) et la logique de coopération (lorsqu’il s’agit de convaincre la société que celle-ci ne donne pas assez d’argent à la science), ce qui rend très élastiques et contextuellement variables les frontières qui séparent « eux » (la société) et « nous » (la science). C’est dire aussi que la limitation de l’esprit sportif de compétition, notamment par une rigidification des hiérarchies internes au groupe, est probablement le prix à payer, dans les pays de culture latine, pour une extension de l’espace de solidarité, pour un élargissement des frontières.

Long terme/court terme

L’une des caractéristiques des activités vocationnelles est l’allongement de leur temporalité : une oeuvre d’art ne vaut vraiment que si elle survit à l’immédiateté d’une transaction sur un marché et, si possible, à la mort même de son auteur[33]. La postérité est une condition fondamentale de la reconnaissance en art, engendrant d’étranges phénomènes de réparation impossible lorsque — comme c’est le cas avec l’art moderne et l’art contemporain, constitutivement transgressifs — les contemporains échouent à reconnaître l’oeuvre d’un artiste en temps voulu, voire de son vivant (c’est, typiquement, l’effet Van Gogh). Il en va à peu près de même en sciences, à ceci près qu’un chercheur, aujourd’hui, ne peut guère exercer sans en avoir les moyens matériels et institutionnels, de sorte que son activité s’accompagne forcément d’un minimum de reconnaissance de ses capacités, sous la forme minimale d’un recrutement dans une institution de recherche ou dans un laboratoire privé.

Dans ce privilège accordé au long terme sur le court terme, celui-ci est critiqué comme étant fugace, et apparaît comme anti-valeur à travers la dénonciation par autrui de la recherche de notoriété précoce, ou de résultats trop rapides pour être vraiment concluants. En revanche, dans un monde — tel le « monde marchand » ainsi que l’ont décrit Boltanski et Thévenot — où ce qui compte est la rentabilisation immédiate et maximale des investissements, tout ce qui excède le court terme n’est rien d’autre que tardif. Et dans un tel monde, les délais de reconnaissance considérés par nos lauréats comme « normaux » — une quinzaine d’années au minimum — seraient probablement interprétés comme des échecs.

Cette tension entre le court et le long terme est très présente également dans la question des prix. De façon générale, le mode même de reconnaissance que constitue le prix peut être dénigré comme renvoyant au trop court terme de la socialisation immédiate, par contraste avec le long terme de l’histoire des sciences, seul juge apte à sélectionner ce qui, rétrospectivement, a vraiment compté : on retrouve là une relativisation de la pertinence des distinctions qui a cours également en art. Ainsi, pour ce lauréat, la guérison totale des malades pourrait seule constituer la preuve de grandeur de la découverte : « Il faut garder le cap à long terme, vous avez vu le temps que ça m’a pris, moi, de faire des progrès, et je n’ai pas fini, hein ! Les malades ne sont pas encore guéris ! Donc, on en a peut-être encore pour quinze ans à ramer avant de guérir une partie importante des malades. »

Plus spécifiquement, cette tension dans la temporalité se manifeste volontiers à propos de la question de la justice : trop précoce, un prix n’est pas assez justifié ; trop tardif, il ne rend pas assez justice à la qualité du chercheur[34]. Ce double risque ne fait d’ailleurs que réitérer sur le plan de la reconnaissance externe ce qui se passe sur le plan de la découverte elle-même : trop vite annoncé, un résultat risque de n’être pas confirmé par la suite ; publié trop tard, il risque de n’être plus une découverte mais la confirmation d’un résultat obtenu par un concurrent.

Global/local

À la tension sur l’axe temporel, entre le court et le long terme, correspond la tension sur l’axe spatial, entre le lointain et le proche, le global et le local. Là encore, le monde de la vocation, qu’elle soit artistique ou scientifique, tend à privilégier l’internationalisation de la valeur, marque de grandeur qui s’oppose à la petitesse des cercles trop proches — famille ou environnement professionnel, lieu d’habitation, voire pays d’appartenance. À l’inverse du « monde inspiré », ainsi que du « monde du renom », ce sont les valeurs propres au « monde domestique » — pour reprendre la terminologie de Boltanski et Thévenot — qui privilégient le local (un artiste « de chez nous », un chercheur « qui est aussi notre concitoyen »), se désintéressant de tout ce qui apparaît comme lointain, non familier, inconnu.

En sciences, internationalisation renvoie moins à « européanisation » qu’à « américanisation » — encore que les prix japonais comptent aussi. Il existe actuellement un désaccord quant à l’échelle européenne (qui est celle, rappelons-le, du prix Jeantet) : certains la considèrent comme pertinente, dans la mesure où elle permet d’aider les Européens à concurrencer les États-Unis, en même temps qu’elle contribue à donner une consistance à l’entité européenne ; d’autres, au contraire, pensent que l’échelle européenne est un frein parce que la seule qui vaille est l’échelle mondiale. Le consensus est net en revanche concernant le plus haut niveau d’internationalisation de l’échelle de reconnaissance : il s’agit, unanimement, du prix Nobel. Toutefois, pour certains, le lobbying (privilégiant les valeurs domestiques) américain joue beaucoup (trop) dans l’attribution de cette récompense suprême :

Je pense, très sincèrement, que le prix Nobel, par exemple, c’est vraiment un prix de lobbying important. (...) Là je parle des disciplines sciences de la vie. Peut-être que dans d’autres, ça se passe un peu différemment. Je pense qu’en sciences de la vie, il y a souvent beaucoup de candidats par rapport à la personne ou aux trois personnes maximum qui peuvent avoir le prix, et il y a quand même eu beaucoup beaucoup d’histoires assez troubles dans les prix Nobel de physiologie et de médecine. Mais je ne suis pas sûr que ce soit aussi vrai que ça pour d’autres.

Il arrive que dans une carrière individuelle, l’évolution ne soit pas linéaire entre le local, le national et l’international : ainsi, un handicap quelconque (par exemple le fait d’être une femme) peut retarder la reconnaissance sur le plan local et national, rendant paradoxalement la reconnaissance internationale plus facile, en tout cas plus rapide ; c’est ce qu’affirme une lauréate : « J’ai toujours su qu’au point de vue international, j’étais beaucoup mieux... plus reconnue au niveau international qu’au niveau français, au départ. » En ce qui concerne l’échelle des prix — eux aussi soumis à une évaluation constante par les chercheurs —, elle reproduit fidèlement cette hiérarchie entre le global et le local : un prix est d’autant plus prestigieux qu’il s’adresse à toutes les nations, tendant à l’universel. Mais il est, du même coup, d’autant plus difficile à obtenir, comme ne l’ignorent pas nos lauréats :

Je me suis amusé une fois à faire le calcul, bon je le fais puisque vous me dites que c’est tout à fait anonyme. Le prix Francqui en biologie est donné en Belgique une fois tous les trois ans, et c’est réparti sur une dizaine de millions de Belges ; le prix Jeantet se répartit sur toute la surface européenne, donc sur une population environ 50 fois plus grande, par contre, il est donné tous les ans, ça fait un facteur 3 en moins, et puis il est donné à trois personnes, donc ça fait encore un facteur 3 en moins, donc je divise 500... Donc 500, c’était en principe 50 fois plus difficile de l’avoir que d’avoir le prix Francqui, mais il y a un facteur 9, disons un facteur 10, et donc, on arriverait à la conclusion que c’est 5 fois plus difficile de l’obtenir que le prix Francqui, autrement dit qu’un lauréat Francqui sur cinq devrait avoir le prix Jeantet, statistiquement. Et c’est plus ou moins le cas (...). Et puis j’ai l’impression que le prix Nobel, c’est encore à peu près cinq fois plus difficile que le prix Jeantet, peut-être dix.

On peut donc viser des prix moins prestigieux parce que plus locaux pour la simple raison que leur obtention est plus vraisemblable, au moins à court terme.

Enfin, certains investissent davantage dans les valeurs domestiques, en s’attachant à des prix nationaux en raison, justement, de leur proximité, et des liens personnels qu’ils créent ou réactivent : un prix national peut être davantage mis en valeur, et plus immédiatement gratifiant pour son lauréat, qu’un prix européen, dans la mesure où l’espace de référence se restreint. Autrement dit, la recherche du prestige international se paie d’un renoncement aux gratifications affectives locales : on peut être connu et reconnu de l’autre côté des océans, mais là-bas, on ne rencontrera pas la poignée de main chaleureuse, le regard ému d’un proche, d’un ami. Certes, le propre d’une activité tendant à la découverte de la vérité se doit d’être universelle, et de transcender par conséquent les frontières nationales : il est donc normal que sa reconnaissance vise également au plus général, donc au plus lointain. Mais à l’échelle d’une vie et non plus de l’histoire des sciences, l’humanité des interactions avec les proches peut contrebalancer ce désir de grandeur universelle. Rien n’est simple, décidément, dans l’expérience humaine, et c’est un des mérites des prix que de nous le rappeler.

Ésotérique/exotérique, autonome/hétéronome

La double opposition, temporelle et spatiale, entre le court et le long terme et entre le lointain et le proche, se condense dans une autre opposition, fondamentale en régime vocationnel : celle entre l’ésotérique et l’exotérique. Lorsque c’est la valeur d’ésotérisme qui gouverne, la critique principale consiste à accuser quelqu’un d’être « médiatique » — signe, par ailleurs, que ce type de notoriété peut constituer une « valeur privée ». Privilégier l’ésotérisme, c’est considérer que l’activité s’adresse d’abord aux pairs et aux spécialistes, doit être évaluée en fonction des critères qui lui sont propres, et n’a pas à être conçue pour intéresser le grand nombre : c’est ce qu’on appelle, en sociologie, l’« autonomie », par opposition à l’« hétéronomie », propre à la valeur d’exotérisme[35]. Celle-ci se signale par l’accusation d’élitisme — qui peut être également une valeur privée dès lors qu’on vise le sommet d’une hiérarchie, quelle qu’elle soit — et consiste à privilégier l’accessibilité au plus grand nombre, le savoir pour tous, la démocratisation de la culture, qu’elle soit artistique ou scientifique. Car cette tension est elle aussi commune à l’art et à la science : elle est même au principe d’une grande part des difficultés de la muséologie actuelle, comme de la vulgarisation scientifique, qui clive fortement les pratiques et les conceptions des lauréats interrogés.

Sur le plan des processus de reconnaissance, cette opposition entre ésotérisme et exotérisme a fait l’objet de deux formalisations très intéressantes mais assez peu connues, en art d’une part, et en sciences d’autre part. L’historien d’art Alan Bowness distingue quatre « cercles de la reconnaissance », allant du plus petit au plus grand (axe spatial), du plus rapide au plus lent (axe temporel), du plus autonome au plus hétéronome et, partant, du plus au moins efficace : les pairs, les marchands et collectionneurs, les spécialistes (critiques et conservateurs), et enfin le grand public [36] ; on voit bien que cette structuration par cercles concentriques suit également l’axe opposant l’ésotérisme à l’exotérisme. En sciences, Ludwig Fleck décrit également le monde de la science comme un système de cercles concentriques allant des experts au peuple, en passant par les scientifiques d’autres disciplines, les médias et les gens cultivés[37]. Là encore, les prix scientifiques se situent au point de basculement entre ésotérisme et exotérisme : ils récompensent des activités très spécialisées, qui n’intéressent présentement que les pairs ; mais la récompense elle-même produit un effet de notoriété, de dissémination dans d’autres sphères (celle des scientifiques non spécialistes de la branche en question, puis celle des journalistes et enfin celle du public cultivé), qui entraîne de fait une certaine « exotérisation » de la recherche — donc une vulnérabilité à la critique.

Plus exotérique encore — donc plus critiquée — est l’intervention publique sur des problèmes de société, couramment demandée aux lauréats du prix Nobel. Elle est unanimement condamnée par les lauréats du prix Jeantet : « Quand vous prenez le prix Nobel, du jour au lendemain, quelqu’un à qui on ne demandait jamais son avis, parce qu’il est prix Nobel, on lui demande son avis sur tout. C’est absolument ridicule ! Il n’a pas changé du jour au lendemain. » Enfin, cette tension entre exotérisme et ésotérisme se constate également dans le flottement des lauréats entre le désir d’améliorer la notoriété du prix et la volonté de ne pas chercher à le faire connaître au-delà du milieu scientifique proprement dit : les prix viennent, pour ainsi dire, mettre le doigt sur la contradiction entre le désir — considéré le plus souvent comme légitime, c’est-à-dire assimilable à une valeur publique — de n’avoir d’autres juges que la communauté des pairs, et celui — relevant plutôt d’une valeur privée — de voir sa propre grandeur, en tant que chercheur, reconnue au-delà des milieux de la recherche.

Intériorité/extériorité

Sur le plan des motivations personnelles et non plus des structures collectives de circulation du savoir scientifique, l’opposition ésotérique/exotérique se retraduit en une opposition plus générale entre l’intériorité et l’extériorité : opposition très présente, quoique peu explicitée, dans le monde vocationnel, où elle détermine pour une part cette valeur fondamentale qu’est l’authenticité. En matière scientifique, elle est intermédiaire entre une qualification relative au milieu de recherche (où l’on retrouve la tension entre l’ésotérique, relevant de l’intérieur de ce milieu, et l’exotérique, relevant de l’extérieur) et une qualification relative aux individus. L’intériorité implique en effet qu’on est tourné vers soi-même plutôt que vers autrui, sauf à risquer d’être discrédité comme inauthentique. À l’inverse, l’extériorité, où l’on est tourné vers les autres, disqualifie le repli sur soi, voire le narcissisme ou l’égoïsme, associés à une intériorisation jugée excessive.

Cette tension est très sensible dans les activités vocationnelles en régime de singularité, où la valorisation de l’originalité et de l’innovation entraîne nécessairement une forte incertitude sur la valeur des créations ou des découvertes : ainsi, maints chercheurs ne craignent pas d’avouer qu’ils ont parfois eu besoin de l’approbation d’autrui pour croire eux-mêmes à leurs propres avancées, dans un domaine où, nouveauté oblige, on a toutes les chances d’inventer les principes de la validation en même temps que son objet même. Ainsi ce lauréat, qui affirme n’avoir pour juge que lui-même, n’en a pas moins été ravi de recevoir les félicitations de François Jacob : « Bon, je ne dois pas être totalement nul. » Cette vulnérabilité à l’assentiment extérieur, voire collectif, de ses pairs, rend d’autant plus nécessaire la reconnaissance, qui constitue précisément, dans les étapes de la « montée en objectivité », le moment où celle-ci s’extériorise. Mais la reconnaissance elle-même repose le problème de la tension entre extériorité et intériorité, dont elle constitue, nous l’avons vu, un point de basculement : car impliquant nécessairement le regard d’autrui, elle est vulnérable à l’accusation d’inauthenticité — comme on le voit bien avec la question de la « médiatisation », pointant typiquement un excès d’extériorisation[38].

Excellence/égalité

L’ésotérisme et l’intériorité renvoient, par définition, au petit nombre, tandis que l’exotérisme et l’extériorité renvoient au grand nombre : on touche là la dimension forcément élitaire du régime de singularité. Voilà qui nous emmène bien au-delà des valeurs propres au monde vocationnel, car se trouve ainsi mise en jeu une tension fondamentale en régime démocratique : faut-il privilégier l’excellence, au risque d’encourager l’inégalité, ou bien faut-il privilégier l’égalité, au risque de provoquer les effets pervers de l’égalitarisme ? C’est la question que pose un lauréat :

Vous savez, l’élitisme est quelque chose qui, en tout cas en France, est extrêmement controversé, c’est le moins qu’on puisse dire. Ça ne passe pas, le concept selon lequel il faut favoriser l’élite, ça ne passe pas. En France (...) on voudrait l’égalité parfaite. Mais on a une mauvaise définition de l’égalité : ce doit être l’égalité des chances, mais en dehors de ça, l’égalité absolue, elle n’existe pas ; biologiquement, elle n’existe pas. Donc, quand on dit : « Il faut donner plus de moyens aux meilleurs en recherche », vous avez tout de suite des gens qui disent : « Oui, mais si on en donnait à tous, ils seraient tous bons. » (...) Il y a 10 % des chercheurs qui font avancer la recherche. Ça ne veut pas dire que les autres ne servent à rien, mais si ces 10 % n’ont pas les moyens nécessaires, ça n’avance pas.

La science est loin d’être le seul domaine où se manifeste cette tension, foncièrement politique ; mais elle y est très présente, et davantage sans doute qu’en art, qui est aujourd’hui, probablement, l’un des rares domaines où peut primer ouvertement la recherche de l’excellence et la suspension de l’exigence d’égalité qu’autorise le régime de singularité. La dimension de plus en plus collective du travail scientifique est sans doute pour quelque chose dans le fait que la célébration du génie, du savant hors du commun, soit en permanence contrebalancée par la mise en avant de la communauté des pairs, de la collaboration au sein d’une équipe, de la nécessaire coordination des compétences dans un laboratoire[39]. Mais ce fragile équilibre entre valeurs incompatibles se trouve violemment bouleversé chaque fois qu’un prix vient distinguer un « patron », élire un « chef », sortir du lot un « éminent » chercheur : d’où, nous l’avons vu, les innombrables stratégies de réduction des écarts de grandeur, par toutes les formes de modestie, d’effacement de soi-même, de mise en avant d’autrui (maîtres, collaborateurs, subordonnés, famille...) qu’a inventées l’ingéniosité sociale et dont sait faire preuve l’espèce humaine.

Certes, cette rupture d’équilibre serait moindre si les prix étaient plus nombreux, récompensant donc davantage de chercheurs, et réduisant par là même l’écart de grandeur : s’il y avait une dizaine de prix équivalent au Nobel, celui-ci ne provoquerait pas les effets délétères dénoncés par plusieurs de nos lauréats. Mais alors, chacun de ces prix perdrait en prestige, c’est-à-dire en capacité à reconnaître l’excellence : on est bien dans une contradiction parfaite entre recherche d’excellence et visée d’égalité. De ce point de vue, les meilleurs (ou qui s’estiment tels) ont intérêt à la raréfaction des distinctions possibles (revues prestigieuses, grands prix), alors que les moins bons ont intérêt à leur multiplication. Nous le savons tous, mais nous ne faisons pas toujours le lien concret, au quotidien, entre ces petites misères de la « vie commune » — pour reprendre le titre du livre de Todorov — et les grands problèmes qui se posent aux sociétés démocratiques. La question des prix a, entre autres multiples avantages, celui de nous obliger à prendre conscience de ce lien.

Mérite/chance

La meilleure façon de rendre acceptable l’attribution d’une grandeur supérieure, d’une excellence contrevenant à l’égalité — et, par là même, d’atténuer les risques de rivalité ou d’agressivité qu’implique tout écart de grandeur — est de montrer qu’elle est juste : nous revenons là à la valeur fondamentale de justice, commune à tous les domaines d’activité. Pour cela, les acteurs disposent de quatre grandes catégories d’arguments : le besoin (qui ne vaut guère qu’à propos de ressources vitales), le rang (du droit d’aînesse dans une famille à la position hiérarchique dans un laboratoire), le mérite (talent, compétence, effort), et la chance[40]. La question des prix rend peu pertinents les deux premiers principes : le besoin de reconnaissance n’est pas suffisamment vital (et il est également distribué), et l’un des objectifs des prix est précisément de suspendre les hiérarchies instituées au profit d’une réévaluation individualisée des compétences. Tenons-nous-en donc aux deux derniers arguments, et voyons comment ils jouent dans le cas de la science.

Dans les situations où c’est le mérite qui est valorisé, l’anti-valeur est le piston, l’appui personnel : anti-valeur qui peut aussi être une valeur privée, lorsque les gens s’activent pour obtenir, discrètement, des soutiens qui ne tiennent pas à leur compétence professionnelle mais à leur capital relationnel (ce qu’on appelle, selon les contextes, le clientélisme ou le lobbying). Dans les situations où c’est la chance qui prévaut, on n’a à craindre que la malchance — argument également commode pour pacifier les rancoeurs. La chance est volontiers invoquée par les chercheurs pour expliquer les découvertes en général, et les leurs en particulier : « It’s better to be lucky than smart », dit en plaisantant un de nos lauréats. C’est là, probablement, prendre acte d’une expérience réelle, comme le suggèrent précisément plusieurs récits de découvertes qui nous ont été faits. Mais c’est aussi une façon économique de ne pas invoquer son propre mérite, c’est-à-dire d’obéir à l’impératif de modestie, consistant ici à minimiser l’écart de grandeur avec autrui en l’imputant non à soi-même, mais à cette instance éminemment neutre et dépersonnalisée qu’est « la chance » — heureux hasard, chance d’être né dans un certain milieu, ou d’avoir hérité de certains gènes. Ainsi :

Vous savez, vous me direz que je pèche peut-être par trop de modestie, mais on n’a pas à se glorifier d’être intelligent. Je veux dire que c’est une chance que j’ai eue d’être intelligent. (...) J’ai eu de la chance d’être né avec les bons gènes et d’avoir un environnement familial qui était un bon environnement. (...) Ma part personnelle là-dedans, elle n’est pas énorme. J’étais quand même en grande partie déterminé génétiquement, et par mon environnement. Donc, j’aurais pu effectivement ne rien faire, mais ç’aurait été difficile ! (...) Je trouve que je ne suis pas spécialement méritant d’avoir fait ce que j’ai fait. Je trouve que j’ai eu de la chance d’avoir les capacités de le faire (...) Ça, c’est vraiment une chance, d’être né avec les bonnes connexions cérébrales, et puis d’avoir été dans un environnement familial qui m’a donné un système de valeurs, qui m’a poussé à faire (...) de la science, plutôt que d’aller...

Chance ou hasard, en effet, constituent le degré élémentaire de l’impératif de justice : on tire au sort lorsque aucun autre principe d’ordre — rang, besoin, mérite — n’est susceptible de faire un accord. Invoquer la chance, c’est donc écarter toute autre raison qui fâcherait, parce qu’elle justifierait l’écart de grandeur en le rendant « objectif », fondé sur les caractéristiques de la personne qui en bénéficie. Rien n’empêche par ailleurs d’invoquer, si nécessaire, une part de mérite pour expliquer une performance, mais cela nécessite un certain doigté : il faut éviter de le faire pour soi-même, du moins en public. Ainsi, il y a peu de risques de voir un lauréat déclarer, lors d’une remise de prix, qu’il l’a bien mérité, parce que c’est son talent de chercheur qui lui a valu de faire cette magnifique découverte : s’il est bien élevé, il laissera ce compliment à autrui, et se contentera de dire qu’il a eu bien de la chance d’obtenir ces modestes résultats — grâce, bien sûr, à l’aide de ses maîtres et à la coopération de toute son équipe...

En revanche, il n’aura pas intérêt à suggérer que seule la chance a présidé à l’attribution de ce prix : considérer un prix comme un tirage au sort — la fameuse « loterie » — est l’une des pires insultes qu’on puisse faire à une commission qui a planché durant de longues heures sur des piles de dossiers, afin de départager les candidats de la façon la plus juste possible. Mieux vaudra invoquer là le mérite des jurés, qui font si bien leur travail... En résumé : mieux vaut invoquer la chance pour soi-même et le mérite pour autrui — mais avec bien des nuances en fonction du contexte. C’est dire à quel point l’usage des arguments de justice nécessite un certain doigté social, qui ne s’enseigne pas mais s’apprend — si tout va bien — par l’effet de la socialisation.

La justification d’un prix oppose donc non seulement deux catégories d’arguments, mais deux catégories d’acteurs : les lauréats invoqueront leur propre chance et le mérite des jurés, tandis que les jurés invoqueront le mérite des lauréats et leur propre chance d’avoir eu à juger de dossiers aussi remarquables. Fort heureusement, cette opposition en chiasme ne risque guère de susciter de tensions graves, et de provoquer par exemple, lors de la cérémonie, une violente prise de bec entre les deux parties, chacune défendant ses arguments : on est là dans l’ordre des discours de bienséance, auxquels tout un chacun est fermement attaché sans surestimer pour autant l’importance qu’il convient de leur accorder. Mieux vaut donc en faire autant, et clore ici cette question.

Fierté/modestie

L’opposition entre fierté et modestie redouble, sur le plan de la psychologie individuelle, l’opposition entre le mérite et la chance qui, elle, se joue sur le plan des ressources disponibles aux acteurs : à invoquer le mérite pour expliquer sa propre réussite, on apparaît comme fier, alors qu’à invoquer la chance, on apparaît comme modeste. Là encore, le maniement de ces valeurs opposées exige un certain doigté.

Lorsque la fierté est valorisée, c’est la honte qui est à craindre ; alors que lorsque prime l’impératif de modestie, c’est l’orgueil qui constitue l’anti-valeur — lequel peut fort bien être néanmoins une valeur privée. L’impératif de modestie est essentiel pour minimiser les écarts de grandeur, mais il joue essentiellement à l’égard des égaux ou des inférieurs, qu’il s’agit de ne pas rabaisser excessivement. En revanche, à l’égard des supérieurs, il est possible et même recommandé de se proclamer « fier » d’être des leurs. Ainsi, l’on peut se déclarer fier d’avoir fait telle découverte à condition d’invoquer, implicitement ou explicitement, les mannes des glorieux prédécesseurs auxquels on se joint ainsi : « Je n’ai pas la liste sur moi, mais les gens que je connais, ils ont tous bien mérité. Je n’ai pas du tout honte, je veux dire, d’être parmi eux, du tout. » On évitera toutefois de se référer à tous les pairs ou, pire, aux membres de sa propre équipe qui auraient bien aimé y arriver en premier, ce qui équivaudrait à leur faire honte. À ces conditions, on peut sans déchoir se dire « très fier d’avoir obtenu ce prix ».

Ce sont là des réquisits de base de la vie en société, dont le monde scientifique n’est qu’une des réalisations parmi d’autres. Il ne présente guère d’autre spécificité, à cet égard, que cette institution des prix qui, justement, cristallise les écarts de grandeur et, par là même, nécessite le déploiement habile de ce savoir-faire psychosociologique. Il en va de même, nous allons le voir, avec la question du désintéressement.

Désintéressement/débrouillardise

Dans la vie courante, les valeurs publiques privilégient le désintéressement ou l’altruisme : on stigmatise facilement l’égoïsme des intérêts particuliers, et ce d’autant plus qu’on est dans l’ordre de la vie publique, du politique, du « monde civique » au sens de Boltanski et Thévenot. Dans un ordre plus privé, on peut louer au contraire la débrouillardise, le sens de l’intérêt bien compris qui, a contrario, font apparaître le désintéressement comme de la naïveté.

Dans le monde vocationnel, le désintéressement est d’autant plus essentiel que le créateur ou le savant se doit d’agir pour l’intérêt général de l’art ou de la science, et non pour lui-même ; et dans le monde biomédical, l’intérêt général se manifeste concrètement par le souci de la guérison des malades. Cette « généralisation » des enjeux est considérée comme la condition de l’excellence, à la fois morale et professionnelle, alors même que l’individualisation de l’activité est une condition du travail lui-même. C’est ce qui rend les mondes de l’art et de la science particulièrement vulnérables à la critique, et notamment à la critique de certains sociologues, qui considèrent que la réduction des actions aux intérêts privés est le nec plus ultra de la sociologie — sans voir qu’il n’est nul besoin d’être sociologue pour se régaler de ce petit jeu de massacre[41].

Le désintéressement, en matière de vocation, ne signifie pas forcément détachement : au contraire, la passion pour son activité — création ou recherche — fait également partie des qualités requises. Il faut donc savoir combiner la passion pour le travail lui-même avec le détachement à l’égard des gratifications de tous ordres, et notamment des prix. Ainsi, ce lauréat met en évidence le caractère marginal de cette récompense par rapport au plaisir pris à son activité : « Parce que pour moi, n’ayant jamais considéré ce boulot comme un travail mais toujours comme un hobby, c’est vrai qu’en plus recevoir 100 000 CHF pour faire ce qu’on aime faire le week-end, ça a un côté totalement décadent ! » (rires). Ici, la valeur de désintéressement est à l’oeuvre dans les modalités d’utilisation du volant financier de ce prix, notamment avec le partage entre un usage personnel — donc foncièrement égoïste — et des usages professionnels ou, parfois, caritatifs, plus conformes à l’altruisme. Elle joue aussi, de façon moins matérielle, dans la question générale de la reconnaissance, qui risque toujours d’être considérée comme relevant de l’intérêt privé, même si le groupe auquel appartient le lauréat en tire aussi — inégalement — bénéfice. Encore faut-il qu’il y ait groupe pour que cette dépersonnalisation des intérêts de la reconnaissance puisse jouer : en art, il est encore plus difficile d’« encaisser » une marque de reconnaissance, et notamment un prix, sans risquer de paraître indûment intéressé par un profit personnel, qu’il soit matériel ou de prestige.

Selon le sociologue des sciences Robert K. Merton, le désintéressement est l’une des valeurs ayant cours dans le monde de la science, avec l’humilité (nous l’avons vu avec l’opposition fierté/modestie), le communisme de la propriété intellectuelle (nous l’avons vu avec l’opposition collectif/individuel), l’universalisme (nous l’avons vu avec les oppositions global/local et long/court terme) et, enfin, le scepticisme organisé. Cette liste a toutefois l’inconvénient de ne pas discriminer selon le degré de spécificité des valeurs ; or, seuls le scepticisme organisé et (dans une certaine mesure) le communisme de la propriété sont propres à la science, tandis que l’universalisme régit le monde vocationnel, et que l’humilité relève de la vie commune — le désintéressement se partageant entre monde vocationnel et vie commune.

Conclusion

La comparaison avec l’art et, surtout, la focalisation sur la problématique des prix, nous ont permis non seulement d’opérer cette spécification des valeurs selon les univers où elles ont cours, mais aussi d’ajouter à la liste précitée un nombre considérable d’autres valeurs, au moins aussi importantes. Il convient toutefois de préciser que cette liste n’est forcément pas exhaustive, car il existe encore de nombreuses autres valeurs, soit générales, soit spécifiques d’univers différents, tels l’art, le sport, la politique, la religion, etc. C’est là un vaste chantier qui s’ouvre aujourd’hui à la recherche sociologique, et dont nous n’avons fait ici qu’esquisser le programme.