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Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes[1] (Ehpad) luttent-ils contre la solitude ? Et si tel est le cas, quelle forme prend cette lutte ? La faible densité de la vie communautaire en institution pour personnes âgées est remarquée depuis plusieurs décennies par les chercheurs en sciences sociales (Ennuyer et Troude, 1977 ; Mallon, 2004 ; Rimbert, 2010 ; Guérin, 2016). En France, la solitude au grand âge est pourtant un problème public récent (Argoud, 2016). Sa mise en visibilité (Hassenteufel, 2010) est d’abord l’oeuvre des médias avant d’être celle des pouvoirs publics, comme l’a noté Dominique Argoud, en analysant comment la canicule de 2003 a soudainement porté la question de l’isolement et de la solitude des personnes âgées sur la scène publique. Mais c’est d’abord le financement de la protection sociale et de la dépendance[2] qui est visé pour remédier à la solitude des personnes âgées, laissant peu de place à une réflexion sur l’aménagement même du lien social (Argoud, 2016). Lutter contre la solitude est bien une des missions dévolues au secteur médico-social aujourd’hui. « Multiplier et diversifier les possibilités de rencontre » des résidents, cette mission fait partie, par exemple, des recommandations de bonnes pratiques professionnelles faites par l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux aux Ehpad (ANESM-2, 2011). Cela nous amène à considérer comment, au quotidien, les établissements se saisissent de la lutte contre la solitude des personnes âgées.

Cet article s’inscrit dans une approche constructiviste des problèmes publics selon laquelle les individus participent à la formulation et à la reconnaissance de problèmes dans l’arène publique (Cefaï, 1996). Certaines réalités sociales reconnues comme des problèmes sont donc mises sur l’agenda des autorités publiques, faisant ainsi l’objet de mobilisation collective, de médiatisation et de politisation (Hassenteufel, 2010). Envisager la lutte contre la solitude des personnes âgées selon cette perspective consiste à reconnaître les représentations négatives de cette expérience et à prendre en compte les réponses sociales qui lui sont apportées. Cela revient notamment à souligner la médicalisation actuelle du problème, qui associe la solitude à un dommage pour la santé des personnes âgées, et sa représentation comme un coût économique élevé pour le secteur public (Schirmer et Michailakis, 2016).

En France, la mobilisation médiatique autour de la solitude et de l’isolement des personnes âgées est progressivement reprise par les autorités publiques qui en font une nouvelle priorité de l’action publique (Collet, 2005). Cet objectif se trouve notamment formulé dans les recommandations nationales[3] de bonnes pratiques professionnelles de l’ANESM[4], en particulier dans le programme intitulé « Qualité de vie en Ehpad » (2011) qui vise à promouvoir l’ensemble des pratiques professionnelles destinées à améliorer la qualité de vie des résidents. L’objectif est d’encourager des pratiques professionnelles qui ne soient pas uniquement attentives aux conditions matérielles d’existence des résidents, mais qui soient également attentives à la « perception » que les résidents ont de la vie quotidienne. Ainsi l’ANESM recommande aux professionnels des Ehpad de reconnaître que « le sentiment de solitude peut être lié à une solitude réelle en raison de l’insuffisance des liens sociaux, mais aussi de la perception négative qu’à la personne de ses relations avec des personnes pourtant bien présentes » (ANESM, volet 3 : 4). En Ehpad, les résidents sont certes peu isolés au sens d’être seuls au quotidien, mais ils sont bien exposés à la solitude qui fait ressentir « l’absence de liens » (Kaufman, 1995 : 125). La solitude étant « une expérience subjective, distincte du seul isolement » (Chao etal., 2015).

Les modalités d’accompagnement des personnes âgées intègrent donc aujourd’hui une forte dimension de travail émotionnel à la charge des professionnels du secteur médico-social. Forgé par la sociologue américaine Arlie Hochschild, le concept de « travail émotionnel » fait référence à l’acte qui vise à évoquer, à façonner, et/ou à réprimer un sentiment (Hochschild, 1983). Arlie Hochschild analyse principalement la gestion des émotions chez les agents et les agentes de bord ou encore les employés chargés du recouvrement — la gestion de leurs propres émotions et celles des autres — et décrit la nécessaire maîtrise des attitudes et des impressions (sourire, sympathie, écoute par exemple) qui leur est demandée plus ou moins explicitement, à la fois pour correspondre aux attentes de leur employeur et pour agir positivement sur les sentiments de leurs clients. Ce travail émotionnel est aussi fortement à l’oeuvre dans les pratiques de soin et les pratiques du care, comme l’ont souligné de nombreuses recherches ultérieures (Laugier et al., 2009 ; Molinier, 2010 ; Gilligan, Hochschild et Tronto, 2013). Dans cette veine, notre contribution s’attache à étudier comment l’Ehpad cherche à faire éprouver aux résidents l’absence de solitude et comment il s’y prend. La solitude est ici comprise comme un sentiment socialement construit, en fonction notamment du genre (Gallou, 2016), de l’habitat (Labit, 2016) ou encore de la catégorie sociale et du type d’investissement dans la relation de soin (Trépied, 2016).

du rôle du repas dans la lutte contre la solitude

Cet article porte une attention particulière au repas comme dispositif central de lutte contre la solitude en Ehpad. Parce que la salle de restauration réunit quotidiennement la majorité des résidents, elle est représentée comme un « espace créateur de liens réguliers et continus » (Dupré-Lévêque, 2001 : 66). À tous les étages, au même moment, des groupes sont constitués autour de tables communes, rassemblant la quasi-totalité des résidents de l’établissement. Le repas représente à la fois une des principales occupations journalières des résidents et un des « pics d’activité » des professionnels (Doutreligne, 2006). La situation collective du repas est couramment représentée comme un moment de convivialité et de bien-être par opposition au fait de manger seul (Sobal, 2000 ; Fischler, 2011). « Le repas en commun apparaît en effet comme la manifestation même de la convivialité » (Thelamon, 1992 : 6). Celui qui est attablé de manière solitaire représente socialement la figure de l’exclu dans un contexte où « culturellement, manger, c’est manger ensemble » (Masson, 2004). On retrouve de manière importante cette représentation sociale en Ehpad où la forme collective du repas — la commensalité[5] — est quotidiennement privilégiée. Représenté comme le haut lieu de la sociabilité au grand âge, le repas est en effet une situation idéale à garantir quotidiennement, selon les recommandations de l’ANESM concernant « l’organisation du cadre de vie et de la vie quotidienne en Ehpad », qui font du repas collectif un dispositif central de plaisir et de convivialité en institution (ANESM-2, 2011). Il est ainsi recommandé d’offrir à la personne la possibilité de continuer ou de modifier ses habitudes alimentaires et de favoriser un cadre convivial pour la prise des repas.

La coprésence des résidents au moment des repas ne coïncide pas nécessairement avec l’absence de solitude. Et quotidiennement en Ehpad, « certaines tables restent totalement muettes » (Trépied, 2015 : 285 ; Guérin, 2016), certainement à cause du décalage qu’il y a entre une vision optimiste-humaniste recherchée par l’institution, et la situation de la population accueillie marquée par une situation de forte vulnérabilité cognitive et/ou physique (Rimbert, 2011 : 33). La prise en charge des vulnérabilités a des effets sur le régime et les habitudes alimentaires des personnes âgées (Cardon 2009). À domicile, l’aide alimentaire des auxiliaires de vie sociale (AVS) à destination des personnes âgées concerne plus largement les tâches d’approvisionnement, de préparation culinaire et d’incitation à boire et à manger (Cardon et Gojard, 2008 ; Trabut, 2011). En Ehpad, elle engage fréquemment des formes d’accompagnement allant jusqu’à mettre en bouche aliments et boissons à la place du résident, à l’origine de tensions quotidiennes dans les établissements (Guérin, 2016).

Notre article porte spécifiquement sur le rôle dédié à la commensalité dans le traitement social de la solitude en Ehpad, et moins sur les effets de la commensalité sur la solitude elle-même. Il s’agit d’analyser la manière dont l’institution pense le sens du repas collectif et le modèle normatif qui en découle. Le repas collectif est bien une scène sociale où les résidents se voient les uns les autres autant qu’ils sont rendus visibles aux yeux de ceux qui travaillent et visitent l’institution.

La réunion quotidienne des résidents dans un même espace-temps, l’attention portée à la présentation corporelle des résidents pendant le service du déjeuner, ou encore la production de profils de mangeurs socialement différenciés sont des pratiques qui légitiment la prise collective des repas et jouent un rôle central dans la lutte contre la solitude des personnes âgées dont nous proposons l’étude ici.

assurer une sociabilité de dernier recours

L’ANESM considère le manque d’entrées et de sorties des établissements comme une cause principale de mal-être chez les résidents (ANESM, 2008). Si l’Ehpad est une institution largement fermée sur elle-même pour les résidents qui y vivent, elle ne doit pas être expérimentée sous le mode d’une « vie recluse ». La vie quotidienne doit contredire tout effet de retranchement, et faire en sorte que l’isolement vécu à domicile fasse place à l’émulation des liens sociaux à l’intérieur de l’institution. En d’autres termes, la délégation de l’aide familiale aux professionnels des Ehpad devient en grande partie acceptable à partir du moment où le résident est intégré socialement dans un groupe d’individus. Le repas collectif est un dispositif censé rompre le sentiment d’enfermement des résidents en Ehpad, et produire la sensation d’une échappée, une fugue symbolique et imaginaire hors du cadre institutionnel. Mme Chopin, directrice médicale du groupe d’Ehpad de l’enquête, souligne l’exigence morale qui consiste à maintenir le repas collectif quotidiennement :

Le repas est un moment compliqué dans les établissements, en même temps, il n’est pas possible aujourd’hui de construire un Ehpad, tout en disant à la famille que le résident va manger seul dans sa chambre. La raison principale, c’est qu’avant de venir en Ehpad, le résident il mangeait déjà tout seul chez lui. Il mangeait face à lui-même, et on ne peut pas dire à la famille que ça sera pareil chez nous, ce n’est pas possible, cela serait très mal perçu !

Carnet de terrain, 18/12/13

En garantissant chaque jour un repas commun malgré des difficultés quotidiennes, c’est l’impression de l’exclusion sociale qui est volontairement mise à distance : les résidents ne sont pas isolés les uns des autres ni même en totale réclusion par rapport au monde extérieur, puisque les manières de manger se veulent semblables à celles qui se reproduisent chaque jour hors des murs de l’établissement. L’Ehpad est fermé sur l’extérieur puisque les résidents n’en sortent que très rarement, mais il ne doit pas être privé de toutes les activités qui ont lieu généralement à l’extérieur. Ce groupe est constitué chaque jour à l’occasion du repas collectif. Mis à part le déjeuner, aucune autre situation collective n’est imposée. En effet, si les résidents sont vivement encouragés à participer aux animations l’après-midi, ils ne sont jamais tenus de le faire. Au contraire, le déjeuner collectif en Ehpad est valable pour la quasi-totalité des résidents[8]. Le repas est donc régulièrement présenté par les supérieurs hiérarchiques de l’institution comme un des derniers plaisirs accessibles aux résidents, ces derniers demeurant de moins en moins longtemps dans l’institution[9]. Mme Verdi, directrice des achats du groupe d’Ehpad de l’enquête, définit le repas comme un des derniers plaisirs des résidents :

Partager le repas avec les autres, c’est essentiel, on y tient. Sinon, on ne s’habille plus, on reste dans sa chambre, on ne fait plus l’effort de voir les autres, et on est vraiment sur la pente glissante… Les soins, les médicaments, les blouses blanches prennent beaucoup de place en Ehpad, mais il faut garder à l’esprit que c’est avant tout un lieu de vie, et les repas sont donc des moments de convivialité à encourager.

Carnet de terrain, 13/11/12

Garante du modèle hôtelier de l’institution, Mme Verdi renvoie la restauration au domaine du collectif, contrepoids de l’espace prétendument privé de la chambre. Son discours est représentatif d’une politique publique de la vieillesse engagée depuis le début des années 2000 sous la désignation morale du « bien vieillir »[10]. Dans ce cadre, le repas collectif doit être un contexte socialisateur fort pour les résidents. Il ne doit pas se réduire à un contrôle de la prise alimentaire tel qu’il est requis par les politiques de santé publique afin de lutter contre la dénutrition, mais aussi l’occasion de maintenir une sociabilité minimale. La prise des repas est loin d’être une question subalterne dans l’organisation du quotidien en Ehpad, mais fonde un véritable questionnement institutionnel autant qu’un « idéal » qui apparaît sous la forme d’une norme sociale exigible, et non pas seulement un horizon abstrait (Dujarier, 2006). Représenté comme un moyen pratique de garantir un certain niveau de consommation alimentaire et un lieu de sociabilité au grand âge, le repas est en effet une situation idéale à garantir quotidiennement en Ehpad. En commentant l’ouvrage de Marie-Anne Dujarier, L’idéal au travail, Vincent de Gaujelac note la particularité des prescriptions idéales contemporaines qui obligent « non plus à adhérer mais à faire comme s’il était possible de réaliser l’idéal » (Gaujelac, 2006 : VIII). La légitimité sociale accordée au repas collectif en Ehpad fonctionne selon ce même mécanisme qui suppose non seulement de « faire » le repas collectif, mais aussi de « croire » en sa fonction sociale de limitation de la solitude des résidents.

L’organisation des salles à manger a pour but de suggérer une sortie symbolique hors de l’institution. C’est l’aménagement de cet espace situé régulièrement au rez-de-chaussée dont il s’agit, l’espace le plus public entre tous à l’intérieur des établissements, c’est-à-dire aussi le plus fréquenté et le plus visible. Si un certain nombre d’objets en Ehpad appartiennent aux résidents par l’intermédiaire de possessions personnelles, tels que des photos, des bibelots, des meubles, la majorité de ces objets appartiennent à l’établissement lui-même et relèvent des choix de son comité de direction. Les pièces organisées pour rassembler les résidents rendent compte de ce que l’institution fait à l’objet institution, et plus précisément, du sens donné à la vie en collectivité. La création de valeur associée à la décoration — « l’ordonnance » et « l’honneur » correspondant au sens ancien de la notion — renseigne sur la vocation de l’hébergement. L’observation détaillée des salles à manger de l’enquête traduit une vocation à la fois paramédicale et hôtelière. D’une part, les objets du service de restauration assurent le respect des normes de sécurité alimentaire et le respect des cadences de travail : chariots de distribution et chariots de débarrassage circulent en permanence de la cuisine à la salle à manger. D’autre part, les tables et les armoires en bois massif, les nappes fleuries et colorées, les vases et les fleurs séchées contribuent à mettre à distance l’image négative et contraignante du réfectoire : la vie en collectivité doit être perçue comme choisie par les résidents et non subie. Dans ce contexte, certains meubles imposants n’ont qu’une fonction décorative. À l’Ehpad « Le Cardon », par exemple, des photos en noir et blanc représentant un groupe de paysans sont affichées sur les murs. Debout, des femmes et des hommes sont comme interrompus dans leur labeur quotidien l’espace de quelques minutes avec, en arrière-plan, le champ de blé. À l’Ehpad « Le Gourmet », des tableaux représentent un jardin fleuri, la fenêtre d’une maison ancienne donnant sur une ruelle extérieure, et la terrasse animée d’un bistrot parisien et son traditionnel garçon de café. Les salles à manger doivent être chargées d’une histoire collective, et rompre avec tout caractère impersonnel[11]. Créer une image positive de l’institution par le repas est loin d’être un enjeu superficiel, mais constitue « l’état des lieux » d’un certain imaginaire relatif au type de rapports sociaux encouragés dans l’institution.

manger, c’est faire quelque chose

En Ehpad, selon les recommandations de bonnes pratiques professionnelles de l’ANESM, la vie quotidienne doit être vécue le moins possible avec le sentiment de solitude. Le quotidien doit au contraire être ressenti comme étant « consistant ». Les résidents sont cependant peu nombreux à faire le choix de participer aux animations collectives qui leur sont proposées chaque après-midi (Rimbert, 2006) ; d’un autre côté, la possibilité de faire des sorties hors de l’établissement ou de recevoir des visites fait l’objet d’inégalités sociales marquées (Mallon, 2004 ; Trépied, 2014). Dans ce contexte, garantir trois repas par jour selon des procédures et des horaires réguliers est une mission qui ne se limite pas à un objectif nutritionnel, mais qui est jugée indispensable pour diminuer le sentiment d’esseulement des résidents. Cet objectif transparaît nettement dans certains manuels pédagogiques de management en Ehpad :

Force est de constater que, au sein d’établissements spécialisés en gériatrie, les journées peuvent paraître longues, monotones, identiques les unes aux autres, voire dénuées de tout intérêt. Les résidents, pour ceux qui sont encore en possession de leur capacité mentale, peuvent traverser des épisodes plus ou moins dépressifs, et ce de façon plus ou moins récurrente. Les moments de repas apparaissent donc comme l’unique élément de la journée.

Hamon, 2012 : 309

Ainsi la forme collective du repas est censée rompre le régime de l’ennui. Tromper l’attente correspond ici à l’idée de faire quelque chose plutôt que de ne rien faire (Kobelinsky, 2009 : 243). « On mange tout le temps en Ehpad. À peine terminé, il faut recommencer ! » (Carnet de terrain, 10/10/12), c’est la remarque d’une agente de service hospitalier (ASH) à sa collègue, au moment du service du goûter composé de glaces et de grenadines. Après le petit-déjeuner, vers neuf heures, le déjeuner entre midi et treize heures trente, le goûter est servi à quinze heures trente, juste avant le dîner qui, lui, commence à dix-huit heures. Les moments de repas se succèdent de manière très rapprochée dans le temps, constituant des choses à faire dans l’ordre du quotidien, au même titre notamment que les visites et les animations de l’après-midi. Le repas est un motif de structuration du temps quotidien et un motif de circulation dans l’espace : il faut se déplacer d’un étage à l’autre pour aller manger, se reposer après avoir mangé, ou encore s’assurer d’avoir mangé avant d’aller dormir. Il est onze heures et quarante-cinq minutes à l’Ehpad le « Cardon ». Les résidents ont été descendus et placés autour de la même table rectangulaire pour le service du déjeuner qui commence à midi. Vera (ASH) dit aux résidents après leur avoir donné la date du jour, annoncé la météo et partagé l’horoscope :

Vera : Bon, je vais vous faire passer le temps. Je vais vous laver les mains. Allez, il faut frotter, frotter, frotter, bien partout !

Mme Victor à son voisin de table : Tiens, je ne sais même pas quel jour on est…

M. Boucle : Je ne sais pas. Peut-être dimanche ?

Vera : Non, nous ne sommes pas dimanche, M. Ramones. Pour vous rappeler, c’est simple, quand c’est dimanche, il y a apéritif.

Mme Victor : Je ne sais plus rien. Je suis comme au bout du chemin… Ça ne change rien pour nous. Tous les jours sont pareils. C’est tous les jours dimanche.

Carnet de terrain, le 02/05/14

La désagrégation des habitudes alimentaires doit donc être limitée au maximum. Le repas est pris « assis », autour d’une table, en fonction d’un ordonnancement qui respecte le service successif de l’entrée, du plat de résistance, du fromage et du dessert. Il est clôturé par un café ou une tisane. Si le repas assure le contrôle de la nutrition des résidents en situation de dépendance, il est donc aussi un motif de contrôle de la vie quotidienne. Il devient même un argument d’autorité quand les résidents refusent de faire leur toilette et de s’habiller, ou bien veulent sortir à l’extérieur de l’établissement. En effet, c’est bien parce qu’un repas collectif est organisé chaque jour qu’il faut rester à proximité de l’institution, car le temps de « manger ensemble » est toujours proche.

En même temps, l’organisation du repas quotidien se trouve déstabilisée par bon nombre de résidents eux-mêmes qui sont apparemment absents ou désintéressés de l’activité qui consiste à manger avec les autres et donnent l’impression de vouloir être ailleurs. Certaines manières de se comporter des résidents pendant le repas mettent à mal cet objectif, en partie parce qu’elles n’expriment pas la volonté des résidents d’être ensemble. Dans l’idéal, le repas collectif doit au contraire former quotidiennement, et dans un espace-temps particulier, un groupe d’individus qui participent activement au repas. Des rappels répétés de la part des professionnels sont alors nécessaires, en particulier quand un résident se lève de table au beau milieu du service et circule hors des salles à manger comme à l’Ehpad « Le Cardon » :

Alexia (ASH) : Mme Dupont, ne partez pas, on doit encore manger le fromage et le dessert encore ! Restez assise s’il vous plaît. Venez, je vous accompagne. La résidente reste assise un moment à sa place, avant de se lever à nouveau pour quitter la salle à manger.

Alexia : Mme Dupont, il y a une salade de fruits pour le dessert. Ça serait dommage de ne pas la manger. Venez vous asseoir s’il vous plaît. Venez près de moi.

Carnet de terrain, 16/04/14

Myriam (ASH) : Mme Vigne s’est encore levée de sa table ! Je la vois, elle est dans le couloir… Bon… J’en ai vraiment marre là. On va la laisser faire son tour, parce qu’il n’y a rien à faire de toute manière… Elle n’entend rien… elle est agitée, rien à faire, elle ne veut pas rester en place. Quatre fois que je la fais rasseoir déjà, moi je n’en peux plus !

Carnet de terrain, 24/04/14

Le maintien du repas collectif sous la forme d’une présence délibérée et indépendante de la part des résidents suppose des pratiques professionnelles visant à rappeler l’activité alimentaire, mais aussi certains gestes comme celui d’actionner le frein du fauteuil roulant afin que certains résidents soient fixés à la place qui leur est réservée à table, et limiter certains entrechoquements : ne bousculer personne en faisant un mouvement non maîtrisé par exemple. S’endormir sur la table, crier de manière répétée ou encore circuler dans l’espace au lieu de rester assis sont des comportements qui déstabilisent l’activité alimentaire parce qu’ils sont dirigés vers d’autres actions que le repas collectif même. Dans la même veine, des résidents arrivent dans la salle à manger bien avant que le service débute, mais réclament de partir rapidement peu de temps après que celui-ci a commencé. D’autres comportements, plus discrets, apparaissent également en contradiction avec l’idéal du repas collectif, comme les silences. Au cours d’une réunion d’une vingtaine de psychologues travaillant dans le groupe d’Ehpad de l’enquête, la question du silence est abordée. Une psychologue remarque à ce sujet : « nous, le silence, on ne le remarque plus, mais il est bien là. Il est pesant parfois. » Ce à quoi une autre ajoute :

Dans notre établissement, la commande des repas est assurée par une société extérieure. Quelqu’un de chez eux est venu récemment pour faire une observation du repas donné par les soignants. Il a pointé du doigt toute une liste de points noirs, avec beaucoup, beaucoup de points noirs, dont certains éléments du type : les soignants ne parlent pas aux résidents pendant le repas. Avec derrière, du coup, des interventions en relève de la part de l’hébergement en disant qu’il faut parler aux résidents pendant les repas. Et je rejoins ce qu’un collègue disait sur le soignant pris entre le marteau et l’enclume parce que ce n’est pas si facile que cela pour les soignants, quand on décortique effectivement le temps du repas, l’accompagnement du fauteuil jusqu’au restaurant, voilà, tout ça, et si en plus il faut avoir des sujets de conversation, et être à l’aise, et pouvoir discuter avec les résidents, là en termes d’illusion, c’est marquant. Je crois que c’est un peu le cas dans tous les Ehpad. On les assène de contraintes, faut voir !

Carnet de terrain, 07/01/14

En Ehpad, le silence au moment des repas représente quelque chose de douteux, une réalité contre laquelle les professionnels luttent difficilement en invitant les résidents à communiquer, quitte, parfois, à parler du temps qu’il fait de manière répétée. À la surveillance des consommations s’ajoute donc idéalement un travail d’ajustement du niveau des interactions dans les salles à manger, quand le silence y est jugé trop pesant notamment. Dans son Histoire du silence, Alain Corbin s’intéresse aux transformations des sensibilités à l’égard de ce qui ne saurait être une seule absence de bruit. À la fin du xviie siècle, le silence est fortement valorisé par le mouvement d’introspection qu’il semble favoriser. Il est progressivement remis en cause, jusqu’à susciter la crainte et l’effroi chez ceux qui le subissent à l’époque contemporaine (Corbin, 2016). L’Ehpad n’échappe pas à cette transformation historique selon laquelle le silence est plus largement perçu comme un objet qui pèse sur le quotidien des résidents que comme la possibilité d’une échappée intérieure. Le silence est considéré comme une réalité qui est vécue par défaut, et moins un choix de la part des résidents. Il est même présenté comme une manifestation de sénilité chez certains résidents, un symptôme attestant de troubles physiques et psychiques plus larges. Rappelons qu’au début du xxe siècle, le silence est formellement imposé aux vieillards indigents pour le bon déroulement du repas à l’hospice (Guérin, 2018), une règle quotidienne qui laisse percevoir combien l’ambiance des salles à manger n’est pas travaillée selon les mêmes objectifs aujourd’hui. Bien que diamétralement opposés aux silences, les cris contredisent aussi le bon déroulement du service de restauration. À l’Ehpad « Le Cardon », une résidente est connue pour crier de manière répétée en invoquant sa mère. Mme Rize, sa voisine de table, essaye en vain de la calmer :

Mme Jules : Maman ! Maman ! Maman !

Mme Rize : Vous ne voulez pas de ça, ni de ça, ni de pain, d’accord, mais alors ne mangez pas et reposez-vous.

Mme Jules : Maman ! Maman ! Maman !

Mme Rize : Non, laissez votre mère tranquille ! Et dites-moi ce qui passerait sur votre estomac ou sur votre cervelle ?

La résidente s’arrête de crier et prend trois morceaux de pain en même temps.

Mme Rize : Mais ne prenez pas tout, voyons !

Mme Jules : Maman ! Maman ! Maman !

Mme Rize : Ça suffit (en donnant un coup sur la main de la résidente qui continue à crier).

ASH à une collègue : Ce n’est pas possible, ils sont tous de sale poil aujourd’hui !

Carnet de terrain, 29/04/16

Dans une telle situation, les ASH et les aides-soignants (AS) doivent cadrer les plaintes et hurlements de Mme Jules, mais aussi les effets que ceux-ci produisent sur les autres résidents, notamment l’incompréhension et les tensions, et même l’usage de la force. La diffusion de musique au moment des repas fait l’objet de négociation pendant les réunions d’équipe en vue de pacifier le repas sans le réduire au silence. Indépendamment du refus de manger, certains comportements de la part des résidents sont donc perçus comme perturbants, notamment parce qu’ils mettent à mal le travail de lutte contre la solitude engagée dans les établissements.

comme au restaurant

Reproduire à l’intérieur de l’institution une situation sociale qui lui est ordinairement extérieure, comme aller au restaurant, est une manière de mettre à distance toute comparaison possible avec l’institution totale, dont la caractéristique centrale est d’être fermée sur elle-même. Suivons quelques observations extraites de mon carnet de terrain (11/09/13). J’y décris un repas au restaurant le Palais Royal à l’Ehpad « Le Gourmet ». Il s’agit d’une petite salle de quinze mètres carrés située au rez-de-chaussée de l’établissement, transformée en « restaurant », une fois par mois. Quotidiennement l’espace en question est utilisé pour accueillir les familles venues partager un repas avec un résident. La pièce est séparée du rez-de-chaussée par des baies vitrées qui imitent la devanture d’un bistrot parisien. En lettres capitales, on peut y lire « RESTAURANT PALAIS ROYAL ». Chaque mois, et à tour de rôle, six résidents sont conviés à y déjeuner. L’invitation est envoyée sous forme de courrier directement dans la chambre, qui convie chaleureusement chacun d’entre eux à « partager un moment convivial autour de la même table ».

Au moment du service, le menu est sensiblement plus élaboré que celui qui est servi dans les salles à manger habituelles, la vaisselle, manifestement plus précieuse. Dans une logique mimétique, le supposé bistrot parisien propose une sortie symbolique hors de l’Ehpad en délaissant la restauration collective au profit d’une restauration de type privé, abandonnant une temporalité quotidienne monotone au bénéfice d’une parenthèse extraordinaire, pour quitter l’indistinction entre résidents et accéder à la réunion de quelques élus. Virtuelle, l’échappée de l’institution suppose une mise en scène du repas sous la forme d’un privilège. Les résidents y mangent un menu « spécial » dans des conditions particulières, où la distance entre « encadrants » et « encadrés » est censée s’atténuer, la parole se libérer.

Au cours du repas auquel j’ai participé, six résidentes sont accompagnées de Mme Bellon (responsable de l’hébergement) et Mme Medi (aide-soignante), celle-ci ayant retiré son uniforme de travail pour l’occasion. Elle porte une robe et des talons, un collier et des boucles d’oreilles, bien que les bijoux soient ordinairement proscrits à quiconque sert le repas. La relation de soin, ainsi que les hiérarchies entre résidents et professionnels, sont fortement invisibilisées au cours des interactions. Avant que le service à table commence, Mme Bellon invite les résidentes à faire un tour de table pour se présenter les unes aux autres. Mme Leduc (94 ans) est la première à prendre la parole. Elle commence par décrire sa situation familiale : « J’ai sept enfants, quatre garçons et trois filles. » Sa présentation est assez décousue. On y apprend que la Lorraine est sa région d’origine, que le métier de son plus grand fils est « professeur agrégé à Henri IV », et que son plat préféré est « la choucroute ». Elle est bientôt interrompue par Mme Bellon : « Merci, merci beaucoup Mme Leduc ! Maintenant à vous de vous présenter Mme Chevalier. » Les autres résidentes se présentent succinctement par leur prénom, parfois en faisant mention du prénom et de la situation sociale de leurs enfants. Mme Bellon prend ensuite la parole pour se présenter :

Je m’appelle Gaëlle, j’ai trente-cinq ans. Je suis bretonne et célibataire. À votre époque, c’était sûrement plus facile de trouver un prince charmant. À la nôtre, ce n’est plus pareil… Mais ne vous inquiétez pas, je ne désespère pas de trouver ! [Elle rit]

Mme Medi souligne quant à elle son parcours professionnel, en tant qu’aide-soignante (AS) depuis douze ans dans l’établissement. Au cours du repas, l’objectif d’intégration sociale des résidentes implique l’effacement temporaire des hiérarchies, c’est-à-dire ici le « brouillage » des statuts hiérarchiques de Mme Bellon et Mme Medi. Sous forme de confidence amoureuse et d’une comparaison intergénérationnelle, la présentation de Mme Bellon traduit une mise à l’écart de sa mission professionnelle relative à l’hébergement, tandis que l’absence de blouse de Mme Medi constitue un gommage apparent de son statut de soignante. La mention des années passées dans l’établissement fonctionne comme une preuve matérielle de la fidélité de Mme Medi auprès de l’ensemble des résidents. En outre, à travers les attributs féminins tels que la robe et les bijoux, elle se présente, de manière ostentatoire, comme une « femme » parmi d’autres « femmes ». La féminité de Mme Bellon est mobilisée, quant à elle, par le motif de la quête matrimoniale, elle qui ne porte pas d’uniforme au quotidien.

En même temps, le placement autour d’une table rectangulaire — que Mme Medi, Mme Bellon et moi-même présidons de part et d’autre — manifeste certains rapports de force engagés au cours du repas. En effet, au « Palais Royal », les résidentes se trouvant au centre à la table sont littéralement supervisées par Mme Bellon et Mme Medi, à la fois à travers le partage alimentaire et la régulation des tours de parole. Chaque service (entrée, plat de résistance, dessert) est l’occasion d’une mise au point concernant la définition du repas qui se déroule. De manière générale, les interactions entre résidentes sont rares, en grande partie provoquées par les interventions de Mme Bellon et de Mme Medi. Avant le service du dessert, Mme Bellon quitte le repas. Elle s’excuse ouvertement auprès des résidentes : « désolée mesdames, mais je dois retourner travailler maintenant… Il faut bien que je justifie ma paye ! Bon tiramisu à vous ! » (elle rit). Le ton de Mme Bellon tire de l’humour une ressource pour soutenir une vision positive du repas malgré son absence. L’expression du rire comme invitation à rire en retour, par effet d’imitation, est bien un ressort fréquent des interactions à table. Après le service du café, et avant de débarrasser la table, Mme Medi clôture le repas par ces quelques phrases qui sonnent comme un compte rendu, la formulation de ce qu’il faut retenir de la situation qui vient d’avoir lieu :

On pensait que c’était bien de proposer un repas comme celui-ci. J’espère que vous avez passé un moment chaleureux et agréable. Notre idée, c’est qu’ainsi on peut mieux apprendre à se connaître autour d’un moment sympathique. On pourra refaire cela une prochaine fois !

En amont et en aval du déjeuner, les prises de parole de Mme Bellon et Mme Medi expriment quelque chose de cérémoniel. Il s’agit d’expliciter les raisons, et donc aussi les attentes implicites, du scénario alimentaire engagé : réunir pour mieux lier, sympathiser, c’est-à-dire aussi « mettre en accord ». Sur le plan spatial, le restaurant « Palais Royal » joue le rôle d’une annexe, littéralement un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors de l’institution. Faute de pouvoir emmener régulièrement l’ensemble des résidents dans un restaurant de type privé, y manger assure une certaine idée du non-enfermement[12]. L’association d’une salle à manger à un « restaurant » participe à l’association des autres salles dédiées au repas au « chez-soi » des résidents. En effet, « l’univers domestique prend tout son sens si l’on considère les rapports qu’il entretient avec la rue, le quartier, l’extérieur » (Plunivage et Weber, 1992 : 152). Le repas au « Palais Royal » est donc valorisé par son caractère extraordinaire. S’il casse la routine institutionnelle, il a aussi pour vocation de faire apprécier aux résidents les régularités rassurantes du repas quotidien ; par effet de contraste, il s’agit de rompre le régime d’un temps solitaire particulièrement long, apparemment sans fin.

pacifier la situation de coprésence

Le groupe de résidents réuni par le repas collectif ne saurait être une masse homogène et indifférenciée. La mission d’hébergement des Ehpad suppose de garantir au mieux une certaine continuité avec le rôle et la position sociale qui appartenaient aux résidents avant l’institutionnalisation, sans quoi l’institution opère une dépersonnalisation des résidents à l’image de l’institution totale. Dans ce contexte, les goûts alimentaires apparaissent comme des garde-fous de l’expression individuelle des résidents. Perçus comme la cristallisation d’une « histoire de vie » plus générale, ils doivent être travaillés dans l’idée de continuité comme le note l’ANESM :

Il est recommandé de mettre en oeuvre différentes modalités qui permettent au repas d’être un temps commun, un temps de vie sociale, au cours duquel les valeurs socioculturelles peuvent se déployer […]. Le repas peut aussi être inscrit dans le projet d’établissement comme un espace/temps d’apprentissage, éducatif ou thérapeutique. Il est alors accompagné par les professionnels qui fixent le mode d’intervention et les modalités de l’accompagnement.

ANESM, 2009 : 47

La vie quotidienne en Ehpad ne doit donc pas être une rupture radicale, encore moins un abandon des préférences, mais une course en avant, aussi longtemps que faire se peut. « Il s’agit […] non plus de construire un adulte mais de conserver cet adulte dans le vieillard, dans un combat inégal avec le temps qui passe » (Mallon, 2009 : 33). Le travail qui consiste à garantir la personnalisation du service de restauration participe donc à la lutte contre la solitude en Ehpad. Une grande partie de la participation en Ehpad s’inscrit dans la rédaction du projet personnalisé qui détaille les besoins et attentes de chaque résident en termes de prise en charge. Concernant les pratiques alimentaires, cette démarche consiste à consigner les habitudes, préférences et aversions alimentaires et le besoin d’aide pour se nourrir de chaque résident. Ainsi, le dossier médical de chaque résident renseigne donc sur son comportement à table ainsi que sur les précautions, contre-indications et préférences alimentaires qui lui sont associées, tandis que le dossier personnel précise quant à lui les habitudes alimentaires antérieures à l’institutionnalisation, comme la prise d’une infusion le soir par exemple. Il ne s’agit pas uniquement de savoir ce que les résidents aiment manger ou non, mais aussi identifier des pratiques alimentaires individuelles à conserver en priorité dans le quotidien de l’institution, en fonction des possibilités offertes par la vie en collectivité.

Selon cet objectif, le repas doit participer à la différenciation des résidents qu’il réunit en fonction de choix alimentaires pluriels. L’aboutissement du parcours de vie est ici travaillé en cohérence avec la trajectoire sociale des résidents : on se situe à contre-courant du processus de dépouillement du moi social décrit par Erving Goffman, puisqu’il ne s’agit pas de se désengager complètement des rôles sociaux antérieurs, mais au contraire de les conserver au maximum, quitte à en créer de toutes pièces quand ils font défaut. Les répertoires alimentaires apparaissent assez rudimentaires : ils reposent principalement sur le discours des résidents, et celui, surtout, de l’entourage, mais très peu sur l’observation des pratiques, du moins dans les premiers temps du séjour. Aussi, des repas traditionnels sont régulièrement organisés en Ehpad afin de mettre en valeur les produits du terroir d’une région. Ce faisant, il s’agit de valoriser l’imaginaire culinaire de temps révolus et, à l’échelle individuelle, de mettre en valeur les résidents qui ont vécu dans différentes régions de France. À la remémoration des souvenirs, s’ajoute la volonté de travailler à la continuité des trajectoires alimentaires des résidents, et de réparer l’accident biographique auquel correspond l’entrée en institution. À l’Ehpad « Le Canut », on fête le menu basque, par exemple, et à l’Ehpad « Le Gourmet », le menu lorrain. Pourtant, au quotidien, la situation de coprésence peut être perçue très négativement par les résidents, comme le remarque une psychologue :

On s’adresse à des gens qui pour la plupart n’ont pas mangé avec quatre-vingt-dix personnes dans leur vie. Voilà, et maintenant c’est la norme. Maintenant que vous avez toutes vos facultés pour vous adapter, ça tombe bien, c’est ce qu’on va vous demander. On va vous demander de vivre sereinement le fait de manger avec quatre-vingt-dix autres personnes et de considérer cela comme tout à fait normal. Et surtout de ne pas vous énerver. Et de trouver ça bon aussi. Et considérer aussi par moments comme pathologique le résident qui dit : « Moi, j’ai envie de manger tout seul dans ma chambre. » Ouh la la ! attention, il s’isole ! Attention, il ne va pas bien ! Attention, il déprime ! Attention, il risque de se suicider !

Carnet de terrain, 07/01/14

Produite par la situation collective du repas, l’exposition de différents niveaux de handicaps rendus visibles et comparables entre eux (exposition la plus conséquente dans le quotidien de l’institution) pose souvent problème en Ehpad. Les professionnels jouent alors un rôle central dans le maintien de la maîtrise de soi et du sentiment de l’autonomie des résidents. Veiller à ce que certaines manières à table n’amènent pas de tensions pendant le service de restauration est progressivement porté à la responsabilité des professionnels de première ligne, qui deviennent les acteurs centraux du déroulement convenable des repas. Les arrangements professionnels ne sont pas seulement d’ordre interactionnel, un traitement spatial différencié des résidents doit garantir le bon déroulement du repas collectif. En effet, la prise en compte d’une pluralité de manières de table à faire coexister amène les professionnels à organiser plusieurs groupes de « mangeurs ». Les professionnels semblent hésiter entre deux logiques de placement : faut-il réunir les résidents qui se comportent de manière similaire, au risque de distinguer et hiérarchiser différents résidents entre eux ? Ou bien, au contraire, mélanger indifféremment l’ensemble des résidents afin de ne pas stigmatiser ceux qui paraissent avoir abandonné certaines formes d’autocontrôle ? D’un côté, il apparaît préférable de rassembler les résidents dont les conduites se ressemblent pour arriver à une certaine pacification des rapports sociaux. De l’autre, instituer des groupes de résidents en fonction de leurs manières de table apparaît contraire à l’offre revendiquée par l’institution de prise en charge égalitaire des individus. En pratique, les établissements balancent entre ces deux choix, sans trancher nettement. Reconnu comme un des derniers plaisirs des personnes âgées en Ehpad, le repas doit en effet limiter au maximum les distinctions, sous forme de restrictions et de privilèges.

lutter contre la solitude par le corps

Prendre part au repas collectif doit constituer une création de valeur autour de la vie quotidienne dans l’institution. Les résidents deviennent ici les acteurs d’un maintien social en contexte de prise en charge de situations de vulnérabilité cognitive et/ou psychique : être coiffé et habillé, partager une table avec d’autres résidents, constituent d’autres modalités centrales de la lutte contre la solitude. Au quotidien, l’habillage[13] des résidents intervient juste après la toilette matinale, et peu de temps avant le service du déjeuner. Quand le corps des résidents est identifié comme physiquement diminué, les pratiques vestimentaires deviennent la responsabilité des professionnelles de première ligne. Sans leur intervention quotidienne, la distinction de genre entre les résidents apparaît troublée, moins lisible. Ce floutage des corps constitue une menace pour l’institution qui doit garantir un « chez-soi » en continuité avec l’hexis corporelle de l’ensemble des résidents. Une partie des pratiques professionnelles consiste donc à garantir le maintien et la continuité de la présentation féminine et masculine des résidents. Pour les femmes, la maison de retraite est parfois la toute première occasion sociale de porter du vernis à ongles[14]. Dans certains cas, le port d’un bracelet de géolocalisation n’empêche pas la « coquetterie », celle-ci est au contraire recherchée et valorisée par les professionnelles. Le bracelet de surveillance électronique est surnommé « la montre » par les ASH et les AS. Par euphémisme, il s’agit de transformer en parure un objet qui a pour fonction principale la gestion sécurisée des déplacements dans l’institution. Dans tous les cas, les attributs de la féminité travaillent à produire un retournement : suggérer un possible retour en arrière dans la construction sociale des âges de la vie, ramenant à la figure de la jeune fille, voire de la séductrice. Aussi les repas à thèmes sont souvent l’occasion d’être maquillées plus que d’ordinaire pour les résidentes :

C’est le jour de la fête de l’été à l’Ehpad « Le Cardon », dans la salle des Chanterelles[15], toutes les résidentes ont été fardées l’une après l’autre par Martha. Du rose aux joues, du fard à paupières bleu, des foulards à carreaux noués autour des poignets et quelques fois dans les cheveux.

Carnet de terrain, 05/06/14

La coiffure, l’épilation du visage, le soin des mains sont des techniques corporelles de plus en plus courantes dans l’institution. Elles sont favorisées par les professionnelles qui y voient comme des signes tangibles d’un « non-laisser-aller ». Les pratiques corporelles qui contribuent à la bonne présentation sociale des résidents rappellent ces mots de Michel Foucault : « Tout ce qui touche au corps — dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement, uniforme —, tout cela fait épanouir sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps » (Foucault, 2009). À l’Ehpad « Le Cardon », par exemple, mettre du rouge à lèvres à certaines résidentes après le service du déjeuner est une étape non négligeable dans l’organisation du quotidien. Ce sont des pratiques qui sont régulièrement difficiles à réaliser par les résidentes, que les ASH font à leur place, « comme si » la présentation sociale d’elles-mêmes n’avait pas changé, et contrecarrer visiblement ce qui apparaît comme la dégradation de formes d’engagement dans des sociabilités.

Les manières d’habiller les résidents, pour les repas, disent quelque chose du service rendu par l’institution. Le maintien de qualités viriles ou féminines comme enjeu professionnel est performé également au cours des interactions entre AS et résidents, à plus forte raison concernant les hommes. L’imaginaire du séducteur est fréquemment sollicité par les professionnels : « Ça va aujourd’hui, M. Mori, vous êtes bien entouré, à ce que je vois. Attention, je vous ai à l’oeil » (Carnet de terrain, 07/05/14). Haut lieu de publicité de l’institution, le repas rend compte du travail sur les apparences, et se situe en direct opposition avec la gestion cachée des corps au moment du décès. Pourtant, la fin de vie est bien une autre gestion des corps de l’institution, qui est peu admise pendant le repas. Littéralement, « le simulacre de la vie se joue contre la mort » (Borel, 1992 : 66), alors même que des situations de décès surviennent aussi pendant les repas collectifs :

La directrice de l’Ehpad « Le Gourmet » me raconte ce qui est survenu la vieille dans l’établissement alors que je n’étais pas présente. En voulant quitter la salle à manger pour faire un tour dans le jardin, une résidente est tombée brutalement. Décédée en quelques secondes, il a fallu attendre plusieurs minutes l’intervention des secours. Un grand paravent en bois a été réquisitionné pour dissimuler le corps de la défunte du champ de vision des autres résidents, ces derniers qui étaient encore assis à table pour le service du café.

Carnet de terrain, 22/05/15

Dans ce contexte, des fiches envoyées en cuisine renseignent sur le nombre de résidents qui mangent à l’extérieur de l’établissement, les changements de régimes alimentaires, ainsi que les hospitalisations ou les décès. Indispensables au bon déroulement du service, elles servent en partie à ne pas choquer les résidents en servant maladroitement une assiette à un résident alors que celui-ci est décédé. Le maintien de certaines pratiques corporelles, pouvant aller jusqu’à la coquetterie, constitue un critère qui participe à situer l’institution aux frontières matérielles et symboliques du vivre plutôt que du mourir, et plus précisément, du vivre en Ehpad plutôt que d’y finir sa vie. La coquetterie représente ici une sociabilité légère et ludique (Simmel, 1981 : 130) censée faire oublier cet espace de « l’entre-deux » (Pouchelle, 2003) qu’est l’institution. En d’autres termes, l’habillage des résidents est une étape non négligeable dans la production sociale d’un repas collectif « bien-traitant », nous amenant à étudier les pratiques corporelles, non comme une fin en soi, mais comme un instrument de lecture du monde social (Memmi, 1998 : 7). « L’observation du corps et des apparences est bien une manière de maîtriser les relations sociales et de s’y positionner au mieux » (Raveneau, 2011 : 54). L’attention portée à la présentation corporelle des résidents pendant le service du déjeuner, la réunion quotidienne des résidents dans un même espace-temps, est une des pratiques qui légitiment la prise collective des repas et jouent un rôle central dans la lutte contre la solitude des personnes âgées aujourd’hui.

conclusion

En Ehpad, le repas est représenté comme l’activité centrale de lutte contre la solitude des personnes âgées. Assurer une prise collective des repas est pensé comme un moyen de contrecarrer la relégation des personnes âgées dites dépendantes « derrière les coulisses de la vie sociale » (Elias, 2012 : 23). Le repas collectif fonctionne alors comme un dispositif de sociabilité de dernier recours afin que les résidents réinterprètent leur présence en Ehpad, non comme un isolement et le moment de la fin de vie, mais au contraire comme l’opportunité de tisser de nouveaux liens. Il s’agit plus précisément de réaliser un changement des perceptions en contredisant le défaut d’humanité couramment associé à l’institution, en même temps que de rendre visible et perceptible ce changement. Bon nombre de résidents apparaissent pourtant peu réceptifs à ce travail institutionnel basé sur les émotions, qui répond aux normes de « convivialité » et d’« autonomie » prescrites aujourd’hui par les politiques de santé publique. Au quotidien, la lutte contre la solitude apparaît plus largement sous la forme d’une normalisation des conduites, à l’origine de règles implicites et de tensions fréquentes dans les établissements.