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C’est avec consternation que ses amis et ses collègues ont appris le 23 avril dernier le décès de Luc Racine. Il est difficile en quelques lignes de lui rendre un hommage approprié tant Luc s’est distingué dans plusieurs domaines d’activité : poète[2], essayiste, musicien, militant politique, un des inspirateurs d’un marxisme culturel lié au mouvement de la contre-culture au Québec, membre du comité de rédaction de la revue Parti pris dont il fut directeur en 1966-1967 et, bien sûr, intellectuel explorant au cours de sa carrière plusieurs champs de recherche en sciences sociales. Dans un ouvrage publié avec Guy Sarrazin, intitulé Pour changer la vie (1973), Luc exprime bien la dimension critique et utopique de sa pensée où le marxisme débouche sur l’écologie et la constitution de « groupes communaux », seuls susceptibles de changer véritablement la vie.

Né le 29 novembre 1943 à Montréal, Luc Racine, à la fin de ses études classiques, hésite entre une inscription universitaire et une carrière de clarinettiste à l’Orchestre symphonique de Montréal. Ayant finalement opté pour le Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, il y obtient en 1965, dirigé par le professeur Rémi Savard, une maîtrise consacrée à l’analyse structurale de la mythologie des Nahuatl (Aztèques) du Mexique. L’année suivante, il s’inscrit aux études doctorales sous la direction de Marcel Rioux dont il fut l’assistant de recherche de 1967 à 1972. Identifié au marxisme et à la contestation universitaire d’octobre 68, ce n’est pas sans une certaine détermination face à l’administration universitaire que la majorité des professeurs du Département de sociologie de l’Université de Montréal proposeront sa nomination comme professeur adjoint. En 1973, il défendra sa thèse de doctorat sur « les théories de l’échange » à l’Université Paris 1 et deviendra professeur en titre, poste qu’il occupera jusqu’en 2004.

Mais résumer ainsi la carrière de Luc aux registres d’institutions dans lesquelles il ne se plaisait pas, c’est passer à côté du projet qui animait son oeuvre intellectuelle, celui de faire progresser les débats sociaux majeurs au Québec ainsi que la sociologie et l’anthropologie de son époque. Une des clés de sa démarche intellectuelle est liée à ses rencontres avec Lucien Goldmann lors de ses fréquentes venues à l’Université de Montréal dans les années 1960[3]. Sa conception structuraliste de la sociologie et de l’anthropologie, son intérêt pour l’approche cognitive et épistémologique en sciences humaines, notamment le structuralisme génétique de Jean Piaget, y prendront leur source : ce seront des influences durables.

Sans prétendre rendre compte ici de l’ensemble des apports de Luc dans ces domaines, nous voudrions souligner quelques-unes de ses contributions marquantes.

On retiendra des analyses des classes sociales faites par Luc Racine, seul ou avec des collègues, publiées dans les revues Parti pris et Socialisme, leur caractère rigoureux, nuancé et approfondi, évitant plusieurs des pièges du marxisme d’alors. Elles s’inscrivaient dans la volonté d’un certain nombre d’intellectuels marxistes d’allier théories scientifiques et pratiques sociales. Dans le cas de Luc, manifestant sa grande capacité d’assimilation rigoureuse d’une diversité de savoirs, son travail évitait de les confondre ou de les aplatir dans un mélange éclectique de philosophie sociale.

C’est probablement cette faculté d’assimilation remarquable qui explique la rapide désillusion de Luc dans les années 1970 face aux débats politiques inspirés du marxisme et sa réorientation intellectuelle peu de temps après être devenu professeur à l’Université de Montréal. Cette réorientation visait surtout à acquérir des savoirs et des expériences sociales sur la constitution des rapports de domination présents dans la socialisation humaine dès l’enfance : un impensé du marxisme, qui n’en tient pas compte dans ses analyses.

Durant cette période, Luc assimile une vaste littérature en anthropologie et en éthologie sociales. Il publiera pour son agrégation une version augmentée et remaniée en profondeur de sa thèse de doctorat, Théories de l’échange et circulation des produitssociaux, lui permettant selon ses dires de développer un outil formel pour leur analyse. Enfance et sociétés nouvelles illustre bien sa curiosité intellectuelle tous azimuts fondée aussi sur des expériences sociales donnant de toutes nouvelles assises à l’analyse des pratiques émancipatoires élaborée par Marcel Rioux. On y retrouve savoirs anthropologiques, éthologie sociale et analyse des représentations utopiques des rapports sociaux. En 1975, il amorçait une recherche sur les rapports hiérarchiques et coopératifs au cours de l’enfance dont il parlait avec beaucoup de verve lorsqu’il donnait, à cette époque, le cours d’introduction à la sociologie avec Robert Sévigny. En 1978, il se joint aussi à l’équipe de recherche de F. Strayer sur les processus d’adaptation sociale de l’enfant en milieu de garderie.

Au même moment, les articles de Luc explorent divers aspects de la contre-culture (écologie, expérience des communes, nouveaux rapports de genre, etc.) visant toujours à élucider les conditions d’une socialisation nouvelle. Dans les années 1980, ses travaux se consacrent à l’analyse de nombreux systèmes d’échanges cérémoniels en vue de mettre à l’épreuve le langage formel relatif à la réciprocité et à l’échange qu’il a développé depuis sa thèse. Preuve d’une reconnaissance certaine dans ce domaine, il lui fut confié la définition de « l’échange » dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie de Pierre Bonte et Michel Izard ; il fut aussi accepté comme chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie sociale (Collège de France, EHESS, Paris) dirigé par Claude Lévi-Strauss puis par Françoise Héritier. Il développe aussi une perspective d’analyse de l’analogie et des classifications sociales qui donnera lieu à un article, rédigé avec Gilles Houle, suggérant une relecture critique de la notion d’homologie structurale proposée par Lucien Goldmann. La ligne directrice de ses recherches tant sur la circulation des produits sociaux que sur les classifications sociales et l’analogie est d’élaborer des modèles formels qui sont systématiquement mis à l’épreuve de l’observation ethnographique existante.

Dans les années 1990, ses collaborations de recherche s’accentuent dans les champs de la méthodologie et de l’épistémologie de la sociologie. D’abord en 1992, avec sa participation au séminaire de Serge Robert, philosophe et épistémologue de l’UQAM et, par la suite, au groupe Logiques et méthodologies de l’AISLF dirigé par Jean-Michel Berthelot. Éclairant la problématique du rapport entre le sens et les pratiques sociales à partir d’une analyse méthodologique de travaux exemplaires, notamment ceux de Raymond Boudon, prônant la constitution de démonstrations rigoureuses semblables à celles tirées des expérimentations de Dubois et Beauvois en psychosociologie sur la transmission des valeurs néolibérales ou encore mettant en évidence la nécessité d’intégrer l’éthologie sociale à l’intérieur même de la sociologie, Luc réagissait vigoureusement contre l’arrivée du postmodernisme qui lui apparaissait une dérive des sciences sociales. Constatant, dans les années 2000, la généralisation de cette conception du travail en sociologie, il préféra prendre sa retraite et retourner, à l’aide de son synthétiseur, à sa vocation de musicien et de compositeur, pour tromper l’anxiété du présent et la crainte de l’avenir.

L’oeuvre prolifique de Luc Racine fait preuve d’une grande cohérence, ayant pour premier objectif de constituer les savoirs anthropologique et sociologique en une science. Il semble lui-même vouloir faire ressortir cette ligne de force dans un de ses derniers écrits où, lors d’un colloque, il s’interroge avec ses collègues sur la normativité scientifique et la sociologie. Dans ces pages ne transparaît pas trop un certain découragement voire la frustration qu’avait Luc face à la confusion mentale entourant la conceptualisation du social et les visées de la connaissance dans les « sciences » sociales, enjeu fondamental de leur existence.

Luc fut un pédagogue généreux de son temps et un initiateur inlassable de groupes de discussion intellectuelle en dehors des cadres institutionnels : mentionnons en particulier le CERES réunissant pendant plus de vingt ans sociologues et anthropologues, professeurs et étudiants, ou bien encore le groupe de discussion épistémologique du vendredi après-midi au Département de sociologie de l’Université de Montréal où, avec Gilles Houle, il regroupait aussi d’autres collègues et des étudiants dans une ambiance de haut niveau intellectuel.

Que peut-on dire comme dernier mot d’un ami et d’un intellectuel à la fois aussi engagé et rigoureux dans son éthique de la recherche, qui nous a fait partager tant de ses aspirations ? Adieu Luc, comme tu aimais à le dire ce monde n’était pas le tien, mais il nous restera de toi tout ce que tu as fait pour qu’advienne celui dont tu rêvais.