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Les études sur les publics d’art, dans la mesure où la sociologie est concernée, oscillent principalement entre une statistique des pratiques culturelles et une sociologie du goût, de nature plus qualitative (Heinich, 2001, p. 49). D’un côté, les sociologues cherchent à associer des pratiques culturelles, ou des répertoires de pratiques — disciplines ou genres artistiques — à des ensembles d’individus agrégés en groupes sociaux. De l’autre, ils s’intéressent plutôt à l’usage social de ces pratiques par des individus issus de milieux ou de groupes sociaux plus ou moins différenciés. Une bonne partie de l’intérêt du travail de Pierre Bourdieu dans La distinction (1979), comme sa difficulté, tient précisément à la tentative de lier les deux approches. En effet, on y trouve, d’une part, des analyses quantitatives du comportement culturel de la population française des années 1960 (et non pas 1970 comme on le laisse souvent entendre, y compris chez Bourdieu), qui démontrent une forte corrélation entre pratiques culturelles et structure sociale (le fameux tableau de correspondance entre espace culturel et espace social) ; d’autre part, on y trouve une sociologie critique de la hiérarchie de la légitimité culturelle, déduite du premier modèle, et qui prend pour cible le « goût pur » situé au sommet de cette même hiérarchie. Ce dernier point explique tant le post-scriptum de l’ouvrage, dirigé contre l’esthétique kantienne, que son sous-titre général : « critique sociale du jugement esthétique ». Le goût pur est à la fois le produit des classes dominantes et le mode dominant de légitimation du goût au sein de ces classes et au-delà. Bourdieu reste néanmoins fort conscient de la difficulté de lier les deux angles d’approche, quantitatif et qualitatif. Entre les deux, il fait ainsi intervenir divers concepts, notamment ceux de capital culturel et d’habitus, qu’il a développés dans une perspective néomarxiste. Le recours à deux autres traditions infléchit par ailleurs considérablement la perspective marxiste ordinaire. Empruntant à Weber la notion de styles de vie, il déplace l’attention de la production à la consommation et souligne la dimension de prestige (et de standing) attachée à certains statuts sociaux dominants. Il donne aussi une tournure paradoxale à la notion de classe — à la fois classe sociale (concrète) et classe de goût (abstraite ou logique) — se situant cette fois entre Marx et Durkheim pour passer de la sorte du plan économique strict à celui de l’économie symbolique : le goût classe (au sens durkheimien) et classe celui qui classe (au sens marxiste). L’exégèse de ce tour de force, ou de passe-passe, reste à faire, d’autant plus que ces chevauchements théoriques compliquent la lecture : a-t-on affaire à un auteur (encore) marxiste, à un durkheimien de gauche ou à un wébérien dissident ?

Le modèle de Bourdieu n’en suppose pas moins une adéquation très forte entre identité culturelle et statut social : le goût est un marqueur de classe et de distinction, et il l’est d’autant plus qu’il est pur. À la fois classe de goût et habitus de classe, le goût pur se prête ainsi à devenir générateur de distinctions/différences (sur un double plan symbolique et social) et d’exclusions. Le goût pur (désintéressé) pour l’art pur (ou autonome) définirait de la sorte non seulement le goût légitime ou le bon goût, mais plus profondément encore « l’usage correct du goût », le « bon habitus » pourrait-on dire. Ceci conduit Bourdieu à dégager une hiérarchie des styles de vie et des habitus échelonnée de la distinction bourgeoise à la soumission populaire, en passant par la prétention petite-bourgeoise. Dans La distinction, deux cibles bien différentes sont cependant visées : sur un premier plan, l’inégale distribution des biens culturels (incluant les arts, mais aussi plusieurs autres choses) ; et, sur un second, une manière d’être, pur ou puriste, rattachée à un style de vie, et dont une certaine conception moderne/bourgeoise de l’art, capital incorporé à un habitus, représente l’épiphanie.

On peut toutefois se demander si, passant de la sorte d’un angle quantitatif à un angle qualitatif, Bourdieu n’aurait pas cédé à une surinterprétation de ses propres données. La montée apparente de l’« omnivorisme » et de l’éclectisme branché, pointée dans les travaux respectifs de Richard A. Peterson et de ses collaborateurs (1992 et 1996), aux États-Unis, et d’Olivier Donnat (1994), en France, convie aujourd’hui à un retour critique sur les propositions du Bourdieu de La distinction. En effet, le rapprochement entre les figures de l’omnivore et du branché éclectique suggère qu’une nouvelle classe de goût, ou un nouvel habitus de classe, celui de branchés omnivores, a remplacé l’ancienne classe élitiste puriste, autrefois épinglée par Bourdieu. À notre avis, la vraie question n’est toutefois pas tant à savoir si ces branchés omnivores occupent désormais le sommet de la hiérarchie de la légitimité culturelle. Elle consiste plutôt à savoir si, de la stratification sociale des pratiques culturelles observée statistiquement, et qui semble incontestable, on peut déduire l’existence d’une stratification sociale des goûts, de nature plus subjective ou intersubjective, aussi bien stabilisée et hiérarchisée que celle que propose Bourdieu. Or, la statistique des pratiques culturelles, sur laquelle s’appuient abondamment les chercheurs, n’est peut-être pas la meilleure façon de cerner ce genre de problème. Ce que recueillent les sondages ce ne sont pas des goûts mais des pratiques ou, à la rigueur, des « choix de pratiques » lorsqu’il s’agit d’exprimer des préférences. On ne sait rien pour autant des usages (pratiques, idéologiques, existentiels) qui sont faits de ces pratiques. Il n’est donc pas certain qu’à la pratique cultivée (ou légitime) déclarée corresponde un usage cultivé (ou pur) de cette même pratique : on peut aller à l’opéra comme on va à une comédie musicale ; en sens inverse, on peut écouter des chansons sentimentales à la manière d’un esthète puriste. Par ailleurs, ce goût, et au premier chef le goût populaire, peut s’exercer sur de tout autres objets que ceux que proposent les listes de sondages. Ceci a son importance dans le cas où ces pratiques populaires ne sont pas (ou plus) strictement celles des classes populaires.

Dans cet article, notre intention est d’examiner, à partir cette fois d’un matériau qualitatif et en portant une attention particulière aux usages des répertoires culturels, les diverses significations que peuvent prendre ces notions d’« omnivorisme » et d’éclectisme, qui demeurent somme toute peu théorisées. Cet examen se basera sur la présentation de trois cas d’amateur d’arts, qui sont aussi de grands consommateurs de produits culturels. Ces cas sont tirés d’une enquête par entretiens semi-directifs ayant pour objet l’univers culturel et la consommation de ce qu’il est convenu de nommer les nouvelles classes moyennes supérieures. Avant de voir plus avant de quelles façons ces cas informent les figures de l’« omnivorisme », de l’éclectisme et, par le fait même, leur contrepartie puriste, nous discuterons comment la montée apparente des deux premières met aujourd’hui à l’épreuve la théorie de la légitimité.

Goût omnivore et pratiques éclectiques : une nouvelle légitimité ?

Qu’il existe une stratification sociale des pratiques culturelles, et qu’elle soit incontestable, ne signifie pas qu’il y ait une stratification sociale des goûts, du moins si on définit le goût comme autre chose qu’un simple comportement de consommation et d’information. Si on le définit au contraire comme une forme d’appréciation et d’expérience de soi, du monde et d’autrui s’exerçant à travers des objets et mettant en jeu des processus de connaissance et d’identité, sa relation au statut social s’estompe ou devient secondaire. Approcher le goût, et en particulier le goût des arts, comme l’expression unilatérale du prestige social (et d’un groupe suivant le statut social) et comme marqueur de classe a sans doute contribué à faire du goût et de l’art des objets sociologiques (plus) légitimes. Mais, accorder de la sorte la priorité à ce niveau macrosociologique a également pu avoir pour effet de détourner l’attention de la portée sociale des arts qui, elle, s’exerce sur un plan beaucoup plus local et diffus, où tout n’est pas joué d’avance (Hennion, 1993 et 2000 ; Lahire, 2003). Toute la question est finalement de savoir si le goût existe hors des milieux favorisés et, symétriquement, s’il n’existe que dans et pour les classes favorisées. Le Bourdieu de 1979 répond franchement non à la première question et oui à la seconde : le goût populaire n’existe pas. Ce type d’expérience, conçu par et pour la bourgeoisie, lui est réservé exclusivement, quasi héréditairement. On ne peut le développer qu’en accédant à cette bourgeoisie, et encore, puisqu’il laisse entendre qu’il faut pour cela plusieurs générations. C’est toujours finalement une question d’héritage, et d’habitus de classe. Le goût populaire, s’il y a, n’est quant à lui que l’expression d’un usage incompétent des goûts dominants. Cette réponse est provocatrice et même scandaleuse venant d’un intellectuel de gauche, et a été abondamment contestée[2]. Bourdieu lui-même a été amené à amender et à pondérer bon nombre de ses thèses, mais sans revenir directement sur la question. Comme il le suggère dans Raisons pratiques (1994), l’intérêt de ses premiers travaux tient probablement moins à la thèse d’un non-goût populaire, opposé à un goût cultivé, qu’à l’attention qu’ils nous forcent à accorder au caractère relationnel des choix personnels et aux dimensions sociales non intentionnelles du comportement individuel : qui se ressemble s’assemble, formant dès lors des frontières relativement étanches à ceux qui ne leur ressemblent pas. En ce sens, le goût, qui est sans doute la forme de choix perçu/interprété comme le plus personnel, est un objet qu’il ne pouvait éviter. Dans le contexte d’une société d’individus — où désirs d’authenticité, de réalisation de soi, de créativité fournissent un nouveau fondement utopique ou idéologique —, ce Bourdieu conserve sans nul doute un caractère provocateur et subversif. Mais le goût de l’art, et plus particulièrement ce goût pur pour l’art pur, sert-il encore et partout de point d’appui, ou de prise, à la différenciation sociale des classes ? Et peut-il être aussi exclusivement associé à la domination de classe ? Existe-t-il en réalité un point d’Archimède unique (la classe pour certains, l’ethnie, l’âge, le sexe, pour d’autres) à partir duquel fonder ou stabiliser une telle légitimité ? N’a-t-on pas plutôt affaire à un jeu instable, complexe et dynamique de tous ces facteurs, impliquant l’ensemble des singularités individuelles, et dont les résultats peuvent s’avérer tout aussi originaux qu’imprévisibles ?

Les observations de Peterson et Donnat, qui se situent largement dans la continuité critique des travaux de Bourdieu, convergent sur plusieurs points pour justement remettre en question celles sur lesquelles s’appuie Bourdieu afin de construire, ou déduire, sa théorie. En effet, bien que les observations des deux chercheurs confirment la persistance d’une correspondance entre espace social et espace culturel ainsi que le maintien d’inégalités d’accès à la culture, elles atténuent sensiblement la force de la corrélation entre identité culturelle et statut social. Les observations de Peterson et Donnat convergent aussi pour remettre en question la seconde série d’arguments de Bourdieu, cette idée d’une suprématie culturelle du goût pur pour l’art pur. Non seulement ces observations contredisent l’idée, ou la représentation, d’une aversion naturelle des groupes de haut statut ou des nouvelles élites envers la culture et les goûts populaires ; elles invitent à interroger également les deux postulats symétriques, celui d’une croyance docile des milieux populaires en la suprématie de la haute culture d’élite et celui de l’inexistence d’un goût populaire autonome, indépendant du goût (des) dominant(s).

Si Peterson et Donnat procèdent tous deux à partir de la statistique culturelle, la méthode, les objets et les enjeux diffèrent néanmoins chez ces auteurs. L’« omnivorisme », tel que le propose Peterson, est une tendance de fond, mais cernée à travers un objet très spécifique (le goût musical). Quoique cette tendance s’exerce avec plus de force au sommet de la hiérarchie, elle traverse l’ensemble des classes de goût (highbrow, middlebrow, lowbrow). La définition de ces classes de goût, qui ne sont pas vraiment des classes sociales, reste aussi fortement dépendante de la définition de l’individu highbrow comme amateur d’opéra et de musique classique : la culture savante, qui couvre un spectre beaucoup plus large, se résume donc ici à ses genres les plus classiques et les plus traditionnels[3]. L’éclectisme branché apparaît au contraire chez Donnat comme un comportement beaucoup plus localisé, socialement limité à ceux qui sont dotés du capital culturel le plus élevé (mesuré en fonction du niveau d’information/connaissance). Compte tenu de l’importance du capital culturel de ce groupe, on peut penser avoir affaire à une forme nouvelle de « connaisseurisme », le « connaisseurisme branché », et à un éventuel habitus inédit au sein des cercles cultivés. Ce comportement, ou cet habitus, est aussi observé compte tenu d’un ensemble de pratiques culturelles beaucoup plus vaste, mais qui n’en reste pas moins plus limité que chez Bourdieu. Chez ce dernier, les pratiques artistiques, même si tenues pour centrales, demeurent en effet une composante, parmi d’autres, d’un style de vie : il faut compter avec des pratiques alimentaires, vestimentaires, sportives, elles aussi distinctives. D’ailleurs, lors d’un retour sur La distinction devant un public japonais en 1994, Bourdieu présente un tableau des correspondances qui, comparé à celui de 1979, estompe considérablement la place des arts à l’égard de ces pratiques[4].

À travers l’« omnivorisme », Peterson pointe d’abord un changement qualitatif à la base des marqueurs du statut de l’élite américaine : « from snobish exclusion to omnivorous appropriation » (Peterson et Kern, 1996, p. 900). Selon cette thèse, à l’opposition classique entre culture de masse/populaire et culture d’élite/puriste s’en serait substituée une autre, opposant plutôt univores et omnivores culturels. L’« omnivorisme » aujourd’hui, comme le snobisme hier, n’en continue pas moins à définir ce qu’est l’usage correct du goût. Au sommet de la hiérarchie de la légitimité culturelle, un nouveau consumérisme pluraliste (ou relativiste) et inclusif tendrait simplement à remplacer les attitudes snobs (ou puristes) des anciennes classes culturellement dominantes. Au bas de la hiérarchie, une masse d’univores n’en paraît pas moins condamnée à des répertoires beaucoup plus limités, dépendants de l’âge, de l’ethnie ou du sexe, plutôt que de la classe sociale. Ce qui est montré à travers tout cela, c’est aussi beaucoup une image, celle d’une (ancienne) haute culture, snob et prétentieuse, sourcilleuse et hautaine, que le terme highbrow condense formidablement, et qui évoque directement l’attitude puriste visée dans La distinction[5]. Ces observations rejoignent par ailleurs celles de DiMaggio et Ussem qui, déjà en 1987, mettaient en évidence l’existence de répertoires étendus parmi les groupes les plus éduqués, reliant ce fait à l’inscription croissante des individus dans des réseaux sociaux diversifiés. Loin de remettre donc totalement en cause le modèle de la distinction, la figure de l’omnivore viendrait plutôt complexifier l’image des qualités requises aujourd’hui pour assurer le succès (socioéconomique) des individus.

Olivier Donnat (1994) ne formule pas une hypothèse aussi globale sur l’évolution des formes de légitimité. Il demeure plus résolument du côté d’une comptabilité des pratiques culturelles : la cible n’est pas tant le goût, une image du goût, ou un modèle de l’usage correct du goût, que la mesure de la distribution relative (et inégale) des connaissances, des pratiques et des préférences culturelles au sein de la population française. L’approche est également assez différente. L’intérêt vient ici de la mise en relation des pratiques proprement dites avec le niveau de connaissance ou d’information culturelle des différentes catégories de la population. Il met ainsi en évidence sept différents modèles de pratiques/connaissances — complexifiant du même coup l’habituelle partition low/middle/high —, chacun de ces univers évoluant sur des terrains d’enjeux symboliques distincts, relativement étrangers les uns aux autres, dont l’un, l’univers branché, a précisément l’éclectisme comme principe organisateur. Ces branchés sont surtout (mais pas exclusivement) des individus fortement diplômés, urbains, d’âge intermédiaire, souvent célibataires, et représenteraient entre 2 % et 8 % de la population (selon que l’on prenne en compte le comportement ou le niveau d’information). On ne sait rien, en revanche, de leur niveau de revenu[6].

Cette analyse de données, portant à la fois sur les compétences culturelles, les préférences et les pratiques concrètes (sorties culturelles, achat de cd, nombre de livres lus, etc.), permet d’affiner l’analyse du comportement culturel. Les trois dimensions se répondent, ce qui permet de relier les goûts aux compétences culturelles des individus. Mais elles sont aussi en partie autonomes : on peut, par exemple, avoir un très bon bagage de connaissances et un niveau de pratique relativement modeste ; ou encore, on peut connaître des genres artistiques que l’on n’apprécie pas. La montée de l’éclectisme n’est pas pour autant interprétée comme l’émergence d’un nouveau (modèle de) goût dominant, endogène. L’éclectisme résulte plutôt de l’action de forces sociales exogènes (les médias, la hausse du niveau de scolarité, la mobilité sociale ascendante, la croissance et la diversification de l’offre de produits culturels), qui toutes modifient sans doute le rapport aux pratiques, en termes quantitatifs, mais qui s’exercent en quelque sorte à l’extérieur du goût lui-même, au sens qualitatif. Les gens, et surtout ceux qui sont les mieux dotés sur le plan du capital économique et culturel, augmentent simplement leur consommation de toutes sortes de choses différentes, ce qui vaut sans doute non seulement pour les arts, mais pour l’ensemble des produits de consommation. Notons que Peterson propose pour sa part une explication du phénomène qui fait intervenir, en plus de ces facteurs, la transformation de la hiérarchie des valeurs (en particulier une tendance historique à plus de tolérance), des mouvements endogènes aux mondes de l’art (qui diversifient la base esthétique de l’offre), et des évolutions quant aux frontières des groupes de statut (avec l’émergence d’un monde global et d’une nouvelle élite transnationale, par opposition aux élites nationales traditionnelles)[7]. Les deux auteurs se rejoignent par ailleurs pour souligner l’émergence d’un facteur générationnel, que traduit une nouvelle solidarité culturelle (à travers le rock par exemple) et qui transgresse les oppositions traditionnelles de classes.

Les analyses de Peterson et Donnat convergent donc sur plusieurs points. Mais le sens à donner au phénomène varie grandement selon le type d’approche adopté : goût omnivore au sens radical, et tendance de fond dominante, ou pratiques éclectiques au sens minimal, réservées aux mieux dotés en matière de capital (ou d’information) culturel. À cet effet, au moins cinq hypothèses peuvent être considérées.

La première, la plus simple sans pour autant être la plus bête, est d’imputer cette divergence de vue à une différence régionale (et contextuelle). La consommation et l’appréciation des oeuvres d’art n’est pas toujours, ni partout, un marqueur de distinction sociale significatif. Le statut et la fonction de l’art divergeraient ainsi grandement entre la France et les États-Unis, et plus largement entre l’Europe et l’Amérique. L’ancienneté des institutions culturelles européennes et leur rôle historique les prédisposent à jouer un rôle central qu’ils n’ont pas en Amérique, où c’est Hollywood, Broadway et les médias de masse, plutôt que le Louvre, l’Académie et les grandes écoles, qui marquent le tempo légitime. À cet égard, les travaux de Michèle Lamont (1992) ont sans doute valeur paradigmatique : sa comparaison des classes moyennes supérieures en France et aux États-Unis démontre clairement qu’en Amérique, malgré des variations d’un champ professionnel à l’autre, la compétence et l’intelligence pratique ont préséance sur la culture et le raffinement. Dès lors, pour se distinguer, mieux vaut en Amérique une compétence démontrée dans un secteur de pointe qu’un héritage culturel dynastique. Il s’agit non seulement d’une différence géographique : le rapport au temps (et aux enjeux historiques) est aussi foncièrement autre. Ce facteur temps est d’autant plus important que le statut de l’art au sens européen pourrait lui-même ne plus être, y compris dans la France du xxie siècle, un marqueur social déterminant. L’hybridation des répertoires cultivés observée en France par Donnat suggère à cet égard une corruption du modèle de goût bourgeois classique. Sous l’effet conjugué de l’explosion des marchés culturels et des médias, de la démocratisation du système d’enseignement supérieur et des politiques culturelles publiques résulte, en effet, une divulgation et une socialisation au moins relative de l’art qui empêcheraient aujourd’hui les élites de s’en servir comme marqueur et générateur de distinctions (et d’exclusions) aussi décisifs qu’auparavant.

Une seconde hypothèse, liée à la précédente, serait que cette figure nouvelle de l’omnivore camoufle simplement la difficulté pour les chercheurs, aussi bien européens que nord-américains, à tracer aujourd’hui une frontière aussi nette qu’autrefois entre des formes de productions populaires commercialisées et des formes de productions cultivées institutionnalisées. Certaines oeuvres plus proches de la logique des marchés peuvent sans doute être dites commerciales, et sont populaires en ce sens. D’autres, plus dépendantes des institutions (l’école, les institutions culturelles, les politiques culturelles nationales), peuvent être dites institutionnelles et en ce sens cultivées. Mais les zones grises entre ces deux pôles sont désormais nombreuses. Plusieurs formes d’art conventionnellement associées au marché ont ainsi été progressivement institutionnalisées (au Canada, par exemple, le cinéma, la chanson, la radiotélévision), alors que des formes d’art cultivées ou fortement institutionnalisées ont été amenées à répondre ou à s’adapter à une logique de marché (la musique classique, par exemple, et, plus récemment, les musées). Il s’ensuit une perte de pertinence de distinction tranchée entre ces deux pôles de production culturelle et, par le fait même, entre genres populaire et cultivé[8]. La notion de genre s’avère dès lors d’autant plus difficile à manipuler qu’on peut l’entendre sur au moins deux plans : un premier, descriptif, comme sous-champ disciplinaire au sein d’une discipline (par exemple, le jazz, l’opéra, la musique actuelle ou classique) ; un second, évaluatif, qui fait intervenir la réflexivité des publics. Pour s’en tenir ici à deux exemples, le jazz ou l’opéra en tant que champs disciplinaires spécifiques déclinent en réalité une infinité de genres, plus populaires ou plus savants, plus modernes ou plus traditionnels, mineurs ou majeurs, etc. Si la détermination a priori du nombre de disciplines ne pose pas de problème insoluble (dans la mesure où elle est déjà donnée par la structure des marchés, des institutions culturelles et des organisations artistiques qui en assurent la codification), la détermination du genre reste donc nettement plus difficile. De ce fait, le genre d’une oeuvre n’est jamais donné une fois pour toute. Il ne s’agit pas simplement de ranger des objets bien connus dans des cases prédéfinies qui leur sont rigoureusement assignées a priori. Ce qui était actuel ou populaire hier ne l’est plus nécessairement aujourd’hui : des formes ensevelies sous la tradition peuvent retrouver une actualité (la musique baroque) ; et des formes populaires peuvent acquérir une légitimité savante (le jazz, pour la musique, ou la photographie, pour le monde des arts visuels). La classification du genre, en continuelle évolution dans le temps, est aussi une opération en contexte dans un espace concret, non abstrait. Le genre s’applique ainsi toujours à une oeuvre singulière et, à la limite, il y a autant de genres que d’oeuvres. La détermination du genre (au sens évaluatif) dépend ainsi toujours en bonne partie de l’agent qui met en oeuvre cet éventuel système de classification diffus. La distinction entre haute culture et culture populaire n’en reste pas moins un mode conventionnel, ou rituel, de classification particulièrement familier et puissant (DiMaggio, 1987), mais qui relève beaucoup moins des entreprises et des institutions culturelles que d’un sens commun qui a aussi sa vérité. Toutefois, si tous l’utilisent, tous ne l’utilisent pas nécessairement de la même manière. Puisque ce qu’englobent précisément le genre populaire et le genre cultivé évolue d’un jour à l’autre, et en fonction des contextes sociaux et nationaux, le lien existant entre stratification sociale et classification culturelle fait aussi l’objet d’une réévaluation et d’un déplacement des frontières plus ou moins constants. Les frontières ne sont pas fixes, mais « flottantes » (Lamont, 1992). La légitimité culturelle devient une expérience dynamique, et n’est jamais donnée une fois pour toute.

Une troisième hypothèse serait que les chercheurs sont devenus eux-mêmes plus sensibles à une incohérence des comportements qui a toujours prévalu, mais que nos modèles (ou nos idéologies) trop rigides empêchaient jusqu’à maintenant d’envisager. La plupart des études sur les publics d’art accordent la priorité, sinon l’exclusivité, à cette distinction haute culture/culture populaire. L’homologie entre espace social et espace culturel est construite ou reconstruite à partir de celle-ci : à une classe populaire devraient normalement correspondre des genres populaires et à des classes riches (et bien élevées) devraient correspondre des genres cultivés (et élevés). Mais on pourrait aussi voir là une déformation de sociologues obsédés par la stratification sociale de classe, qui les amène à surestimer la force de la corrélation ou de l’isomorphisme. Du côté de l’espace social, on doit alors réévaluer le rôle d’autres variables comme le sexe, l’âge ou l’appartenance ethnique, pour se rendre compte qu’ils peuvent être au moins tout aussi structurant. Le statut social ne dépendant plus exclusivement des critères habituels de statut (occupation, revenu, éducation, statut des parents), la classe sociale au sens strict redevient une dimension parmi d’autres du statut. Du côté de l’espace culturel, et tout en admettant que la distinction entre genres populaires et cultivés soit plus structurante et plus englobante que d’autres, d’autres modes de classification pourraient l’être tout autant. Par exemple, l’opposition entre répertoires traditionnel et moderne, plus rarement prise en compte dans les discussions sur l’« omnivorisme », mais qui, selon la première hypothèse, départage certainement l’Europe et l’Amérique, pourrait s’avérer tout aussi structurante. Elle recouvre en effet une structure d’opposition plus large, entre tradition et innovation (ou modernité), indexée à des styles de vie plus ou moins conformistes/alternatifs, qui ne peuvent être systématiquement rattachés à une logique de classe. À cet égard, les travaux de Donnat démontrent la prégnance de ce système d’opposition à tous les échelons de compétence culturelle : les exclus culturels plus âgés s’opposent aux démunis plus jeunes et mieux informés, au même titre que, au sein des cercles cultivés, les modernes s’opposent aux anciens. D’autres systèmes de distinctions encore informulés pourraient également s’avérer pertinents. Il faut alors se demander si, au lieu d’un seul système de distinction en dernière instance, il n’y aurait pas plutôt plusieurs systèmes de distinctions antagonistes, ou plusieurs registres de légitimité, pour tenter alors de comprendre leur négociation.

L’analyse critique de la thèse « omnivoriste » que propose Van Eijck (2001) conduit à une quatrième hypothèse : celle de l’artefact statistique. À partir de l’observation que les classes supérieures (sur le plan occupationnel) en tant que groupe (i.e. à un niveau agrégé) tendent à apprécier plus de genres musicaux que ceux des autres groupes sociaux, Van Eijck met en garde contre le fait d’en déduire que le comportement individuel des membres de ces classes supérieures soit nécessairement celui d’un omnivore. La mobilité sociale, surtout ascendante, intervenue au cours des dernières décennies peut expliquer la perte de prestige des formes d’art associées traditionnellement à l’élite, sans pour autant entraîner la perte d’influence des comportements puristes ou snobs, exclusifs ou sélectifs, qui pouvaient leur être associés. Les membres des classes supérieures se recrutent aujourd’hui dans une plus grande diversité de classes sociales, ce qui entraîne une forte hétérogénéité socioculturelle. Par là, la diversité des goûts parmi les groupes de haut statut pourrait résulter bien plus de la diversité socioculturelle du groupe que de la transformation du mode de légitimation du goût individuel dominant vers le modèle de l’« omnivorisme ». Elle pourrait aussi résulter d’une combinaison des deux : à la fois plus d’individus véritablement omnivores occupent un rang social supérieur et, compte tenu de la mobilité sociale, plus de goûts relativement incompatibles entre eux se rencontrent au sein d’une même classe supérieure agrégée. Ce que souligne d’abord une telle critique est qu’on ne peut traduire des observations du niveau agrégé directement sur le plan individuel. De plus, l’hétérogénéité croissante du groupe peut dès lors exercer un effet en retour sur les comportements individuels, expliquant le brouillage des frontières de goût et l’incertitude entourant ce qui pourrait encore constituer un goût légitime.

Une dernière hypothèse, formulée par Warde, Martens et Olsen (1999), suggère que l’« omnivorisme » ne correspond qu’à un savoir superficiel (passing knowledge), qui ne remet pas véritablement en cause le système de préférence hiérarchique des individus. Il est cependant aussi possible que coexistent, chez le même individu, spécialisation d’une part, et intérêts plus vastes (et superficiels) de l’autre, ces attitudes variant selon les contextes, les oeuvres et les pratiques, en s’ajustant à des hiérarchies différentes et enchevêtrées. On peut ainsi être « profond » et « léger », question de contexte. Le modèle de l’omnivore ne nous dit rien à cet égard de la façon dont le consommateur combine et valorise les différents aspects de son répertoire, ni comment il met en oeuvre les diverses dimensions de son capital culturel, ou multiculturel (compte tenu de l’enchevêtrement possible de divers systèmes de légitimité). De plus, l’écoute musicale, sur laquelle s’appuie une majorité d’analyses, n’est pas la pratique culturelle la plus discriminante. Elle est en effet quasi universelle ; pratiquement plus personne ne peut y échapper. Comme le souligne Donnat, le fait de ne pas en écouter ne peut être tenu comme un signe certain de dénuement culturel ; et le fait d’en écouter n’est pas non plus garant d’un fort capital culturel : d’autres pratiques peuvent s’avérer nettement plus distinctives, les sorties culturelles, par exemple, et d’autant plus lorsqu’elles se font vers des pays étrangers. On devrait à cet égard s’interroger sur la montée, à la fois profonde et superficielle, et fort distinctive, du tourisme culturel au sein des classes favorisées.

Au-delà de leur potentiel explicatif, ces hypothèses sur la montée de l’« omnivorisme » et de l’éclectisme ont en commun d’interroger chacune à leur façon le sens de la distinction rituelle établie entre « genre populaire » et « genre cultivé ». Ce faisant, elles nous mènent à formuler une seconde série d’hypothèses, que nous mettrons ici plus particulièrement à profit pour penser la relation entre goût et statut social, telle qu’elle se définit à travers l’usage des répertoires. Notre première hypothèse est que la façon de faire habituelle, incluant en cela les chercheurs, est plutôt simpliste : elle rattache de façon univoque des disciplines à un genre, et à un seul. En réalité, plusieurs genres opèrent au sein d’une seule discipline (comme le montre particulièrement bien le cas des genres musicaux), tandis qu’un même genre peut aussi traverser plusieurs champs disciplinaires. Si, pendant longtemps, la discipline pouvait faire foi du genre — l’opéra ou la musique classique annexés à la haute culture ; la musique populaire et l’humour, à la culture populaire —, ce genre de méthode n’est plus possible : il y a des comédies savantes et du rock’n’roll (ou même du country) d’avant-garde ; il y a des hit parade pour la musique classique comme pour l’art contemporain de pointe ; et lorsque le répondant d’un sondage déclare apprécier l’opéra, on ne peut jamais être tout à fait certain s’il s’agit bien d’opéra ou d’opérette, sinon d’opéra rock, s’il s’agit de Puccini ou de Wagner. Les enquêtes statistiques avec leurs questions précodées manquent de souplesse à cet égard, et il n’est pas du tout certain qu’elles puissent réussir à résoudre le problème un jour.

Notre deuxième hypothèse renvoie moins à une sociologie du goût qu’à une sociologie de la croyance (en la supériorité du goût de l’autre). Il est possible, comme le suggère Bourdieu, que le genre (et la qualité) d’une oeuvre ne dépende pas tant de ses propriétés intrinsèques que de la qualité, du statut ou du rang social de celui qui l’apprécie. Toute la question reste à savoir si l’autre croit en notre goût supérieur, ou si au contraire il s’en balance[9]. À notre avis, l’établissement des valeurs de goût en relation avec les croyances est d’une plus grande complexité que celle esquissée par Bourdieu. Ce dernier, fortement dépendant du paradigme de l’aliénation, résume rapidement et mécaniquement la croyance à l’illusio. Les individus et les publics se trouvent de la sorte départis de toute réflexivité. Le risque est alors d’autant plus grand de surestimer la force et la portée de l’illusio. À la lumière des travaux de Peterson et Donnat, l’on peut croire au contraire que la croyance en la suprématie du goût cultivé est loin d’être aussi universellement partagée que ce qu’en disait Bourdieu en 1979, à partir de données des années 1960. Cela invite à aller voir ce qu’il en est auprès des individus, ne serait-ce que pour vérifier si d’autres marqueurs ou générateurs de distinctions/différences ne tiendraient pas un rôle apparenté.

Conséquemment, notre troisième et dernière hypothèse est que cette distinction populaire/cultivé n’est ni le seul, ni nécessairement le principal marqueur de goût ou de différence/distinction. Contrairement à la thèse omnivore/univore, qui se focalise strictement sur le continuum qui va du populaire au cultivé (ou du lowbrow au highbrow, en passant par le middlebrow), nous croyons nécessaire d’en faire intervenir (au moins) un autre : celui qui passe de l’ancien au nouveau, ou du traditionnel au moderne (sinon du passé au futur), complexifiant d’autant la relation aux répertoires. Toute réflexion sur l’« omnivorisme » doit selon nous prendre en compte cet ordre de distinction. Cette opposition entre tradition et modernité demeure incontournable lorsqu’il s’agit d’évaluer le degré d’ouverture véritable du goût. Et elle l’est d’autant plus que la thèse « omnivoriste » veut se référer aux travaux de Bourdieu. En effet, le goût pur pointé par Bourdieu est non seulement un goût élevé (départageant les gens d’en haut et ceux d’en bas), c’est aussi un goût qui permet une maîtrise du temps (et qui départage ceux qui montent de ceux qui descendent)[10]. Chez Bourdieu, cette maîtrise est ancrée dans l’ancienneté et étroitement liée à l’origine sociale. Elle paraît de la sorte relever beaucoup plus d’une logique de caste (au sens traditionnel) que d’une logique de classe (au sens moderne). On est cependant en droit de se demander ce qu’il en est dans une société ou le changement, ou la faculté d’adaptation au changement, plutôt que la tradition (et l’héritage ou la rente), est ou devient une condition de reproduction ? Tout en acceptant donc l’idée que la distinction populaire/cultivé demeure une distinction conventionnellement structurante sur laquelle, au-delà ou en deçà des institutions et des marchés, la réflexivité des publics a sinon une parfaite maîtrise, du moins une prise, on fera aussi l’hypothèse que cette autre distinction est au moins aussi pertinente.

Trois omnivores éclectiques

Trois cas d’« omnivores éclectiques » permettent de confronter ici nos hypothèses à un matériau empirique. Ces cas sont tirés d’un plus vaste échantillon non aléatoire, construit aux fins d’une enquête qualitative ayant pour objet l’univers culturel de professionnels hautement qualifiés, généralement considérés partie prenante des classes sociales supérieures : hauts gestionnaires et entrepreneurs ; professeurs, chercheurs et professionnels hautement spécialisés des domaines scientifiques et de l’enseignement supérieur ; membres des professions libérales ; et professionnels de la culture[11]. En plus d’exercer un type précis d’activité professionnelle, les personnes sélectionnées devaient satisfaire à deux autres critères minimaux : détenir un diplôme de niveau universitaire et déclarer un intérêt prononcé pour une forme ou une autre de pratique artistique (l’invitation lancée faisait explicitement appel aux grands consommateurs d’art et de culture, laissant libre aux interlocuteurs l’interprétation de chacun des termes de l’énoncé). Bien que le revenu personnel ne constituait pas un critère de sélection, il va de soi que, à tout le moins au moment de l’enquête, la grande majorité des répondants font partie d’une classe aisée.

Les trois cas retenus sont plus précisément associés aux milieux de la gestion supérieure, des affaires ou de l’entreprise. L’intérêt de retenir ces cas tient, d’une part, au fait qu’ils permettent de confronter directement l’idée répandue selon laquelle « there seems to be an elective affinity between today’s new business-administrative class and omnivorousness » (Peterson et Kerns, 1996, p. 906). D’autre part, ces cas représentent des cas extrêmes d’éclectisme culturel, non seulement parmi ceux de leur catégorie professionnelle, mais aussi à travers l’ensemble de notre échantillon. Ils font ainsi bel et bien partie de cette frange de la population qu’un sondage classique permettrait de regrouper au sein d’un même groupe de highbrow omnivores. Du coté highbrow, ils sont effectivement partie prenante du public cultivé (musées d’art, musique classique, cinéma d’auteur, etc.) dont la consommation culturelle est, en outre, élevée ; du côté omnivore, leur répertoire fait bonne place aux genres populaires : chanson sentimentale, cinéma commercial, spectacle d’humour, bande dessinée, etc. De ce point de vue, leur répertoire est exemplaire de l’hybridation des répertoires de la majorité des personnes interrogées, du moins sous l’angle populaire/cultivé. Tous trois se rejoignent aussi pour insister, en cours d’entretien, sur l’étendue et la variété de leurs goûts, qu’ils revendiquent également comme un signe distinctif, sinon comme avantage comparatif, au sein de leur environnement social et professionnel. Leurs profils sociologiques favorisent aussi leur rapprochement. Il s’agit en effet de trois hommes issus d’un même groupe ethnolinguistique (canadien-français), à peu près du même âge (la quarantaine), qui sont donc issus d’une même génération, celle du baby-boom. Ils ont tous trois connu le cours classique, à l’époque des collèges privés, ce qui, dans le contexte québécois, est généralement tenu (à tort ou à raison) comme facteur favorable au développement, ou à la stabilisation, de l’habitus cultivé.

Malgré ces affinités, ces trois cas n’en illustrent pas moins trois formes bien distinctes d’éclectisme ou d’« omnivorisme ». Ces variations tiennent sans doute en partie au jeu de leurs positions/prédispositions sociales, malgré tout singulières sur le plan sociobiographique. Le premier est spécialiste du marketing au sein d’un secteur industriel traditionnel où il occupe un poste de direction salarié, tout en étant chargé de cours à l’université (dans le même domaine) ; son environnement social et professionnel n’apparaît pas des plus réceptifs à son amour de l’art, développé en parallèle, ce qui l’amène d’ailleurs à envisager (plus ou moins sérieusement) une réorientation de carrière. Le second, qui se présente lui-même comme entrepreneur en haute technologie (et est actionnaire de son entreprise), oeuvre dans un secteur moins traditionnel que le précédent, celui de la nouvelle économie ou de l’économie du savoir (conception et développement de logiciels d’application). À cet égard, son profil est plus conforme à celui d’un scientifique que d’un gestionnaire typique du milieu des affaires[12] ; son milieu de travail paraît en outre nettement plus ouvert sur la culture que celui du précédent. Le dernier est un chef d’entreprise, pdg, propriétaire d’une firme de publicité et de relations publiques proche des gouvernements. Issu d’un milieu très modeste, il répond par plus d’un côté à l’image du self-made man nord-américain[13]. C’est aussi le seul des trois à faire partie d’un ménage traditionnel avec enfants ; son intérêt pour les arts apparaît en outre plus récent[14] et plus dépendant des opportunités que lui procure son entourage familial — son épouse et son frère aîné demeurent ses principales références en matière d’art[15] — ou le contexte entrepreneurial : son accès à la culture cultivée est fortement conditionné par son engagement dans des activités de mécénat corporatif, plus ou moins bénévoles.

Bien que tous ces facteurs ne soient pas négligeables, nous avons toutefois choisi de mettre l’accent sur l’analyse des répertoires. C’est à ce niveau, en effet, que se pose le plus directement la question de la légitimité culturelle : usage correct du goût ou bon habitus. Nous reviendrons sur les dimensions contextuelles après cette analyse des répertoires.

Répertoires et usages des répertoires

Bien qu’on ait affaire à des répertoires à peu près équivalents au regard de l’étendue des pratiques et des genres consommés, ces répertoires se prêtent à des usages différenciés. Pour saisir ces différences, il importe de distinguer le répertoire, sur le plan descriptif, de l’usage de ce répertoire, sur le plan normatif ou symbolique. Sur le premier plan, empirique ou descriptif, l’éclectisme de nos interlocuteurs se mesure à la diversité du répertoire en ce qui a trait aux disciplines et aux genres consommés. Sur le second, évaluatif, il se mesure plutôt à leur faculté à apprécier des genres conventionnellement éloignés. Il y a en quelque sorte un éclectisme au sens faible (mesuré en ce qui a trait à la diversité de la consommation), et un éclectisme au sens fort. Notre attention portera donc non seulement sur ce qui constitue à proprement parler le répertoire culturel de nos amateurs/consommateurs d’art, leur menu culturel, mais aussi sur l’usage de ce répertoire, c’est-à-dire beaucoup de choses à la fois. Ceci concerne en effet aussi bien les motivations, les légitimations et les significations apportées aux diverses composantes du répertoire, que les opérations de classification par lesquelles l’interlocuteur trace des frontières symboliques.

Compte tenu de l’instabilité des frontières de genre, il convient également de manipuler cette notion avec prudence, surtout que le genre opère lui aussi sur ces deux plans, descriptif et évaluatif. Chacun des interlocuteurs, tout en utilisant parfois les mêmes catégories, ne fait d’ailleurs pas nécessairement passer la frontière au même endroit. Si la subjectivité de l’interlocuteur est de la sorte fortement impliquée, celle de celui qui a à interpréter ces catégories ne l’est pas moins. La situation d’entretien est nécessairement une rencontre et un échange entre deux subjectivités : à un récit succède une mise en récit. Au regard de nos hypothèses, on s’attardera à considérer plus spécifiquement les distinctions établies entre, d’un côté, genres populaire et cultivé, et, de l’autre côté, entre genres traditionnel et actuel (ou moderne). Ce système de classification opérant sur deux registres différents, répertoire et usage des répertoires, il n’est pas interdit que les deux ensembles de frontières se superposent : le traditionnel est ainsi souvent indexé au populaire. Certains créeront en outre de toutes pièces, en cours d’entretien, des catégories dont le statut est moins qu’évident — l’art « simple », l’art « découverte » —, ou donneront un sens tout à fait inédit, hétérodoxe, à des catégories convenues — l’art classique, par exemple, assimilé à ce qui est médiatique et commercial. S’ouvre aussi la possibilité d’un usage traditionnel de répertoires modernes, d’un usage populaire d’un répertoire cultivé, et donc, en ce sens, d’un usage non légitime (ou hétérodoxe) de pratiques légitimes, tout comme, inversement, celle d’un usage légitime (ou orthodoxe) de pratiques illégitimes. Comme on le verra, les registres de légitimation auxquels ont recours chacun des interlocuteurs restent néanmoins fort différents. Toute la question est donc de savoir s’il existe un point d’Archimède à partir duquel fonder ou stabiliser ces frontières. Ou s’il n’en existe pas, ou s’il en existe plusieurs. Bref, de savoir s’il existe un usage correct du goût, un bon habitus, et si en ce sens l’une de ces formes de goût peut être dite supérieure aux autres.

La prise en compte de ce jeu entre répertoire et usage du répertoire permet en outre d’affiner ces notions d’éclectisme et d’« omnivorisme ». Sur le plan théorique, quatre grands profils peuvent en effet être distingués : 1) répertoire limité à la fois en matière de composition du répertoire (disciplines et genres descriptifs) et de l’usage de ce répertoire (plan symbolique) ; 2) répertoire éclectique sur le plan de sa composition, mais exclusif sur le plan de l’usage ; 3) répertoire exclusif sur le plan de la composition, mais éclectique sur le plan de l’usage ; 4) répertoire éclectique sur les plans de la composition et de l’usage. Si le premier type se rapproche de l’univore, et le quatrième de l’omnivore, les deux autres types, tout aussi idéaux, méritent d’être spécifiés davantage. L’éclectique de type 2 correspondrait ainsi à une sorte d’omnivore puriste, hyperactif en matière de consommation, mais puriste en matière de goût. L’éclectique de type 3 serait au contraire un spécialiste (soit mélomane, grand lecteur, collectionneur, etc.) mais très ouvert en matière de genre (pouvant s’intéresser à des oeuvres mineures/majeures, nouvelles/ anciennes, populaires/sérieuses, etc.) à l’intérieur de sa forme d’art préférée. Bien qu’aucunde nos cas ne corresponde exactement à ces postures types, ils permettent néanmoins de considérer les multiples combinatoires possibles. Ils permettent également d’interroger le sens de cet éclectisme et de l’éventuel « omnivorisme » en relation avec une catégorie professionnelle bien dotée à la fois sur le plan de capital économique et culturel, que l’on pourrait croire plus homogène qu’elle ne l’est. Cette approche ne permet sans doute pas de généraliser pour éventuellement dégager un seul ni même quelques modèles d’« omnivorisme » bien déterminé au sein des nouvelles élites. Elle permet au moins d’approcher l’usage que font ces individus de pratiques (disciplines et genres) hétéroclites et de répertoires apparemment incohérents ou impurs, compte tenu de l’instabilité des frontières de genre et, par là, le sens qu’ils attribuent à l’usage de ces répertoires, en vue de toucher finalement le sens de leur goût.

Je ne suis pas snob

Le premier cas, celui de notre directeur marketing, peut être dit néoconservateur dans la mesure où son répertoire culturel, relativement moderne sur le plan de sa composition (musique pop, cinéma indépendant ou commercial, peinture impressionniste), s’avère aussi principalement motivé sur le plan de l’usage par des valeurs traditionnelles, conformistes même. On pourrait aussi le dire néopuriste, dans la mesure où, tout en insistant sur l’étendue de ses goûts, spécialement en matière musicale (hard-rock et disco, alternatif et sentimental, et même Mozart), il manifeste une franche hostilité à l’égard de formes d’art précises. Ses aversions concernent toutefois moins l’art populaire (« Je ne suis pas snob ! ») que ce qu’il appelle l’art simple (opposé à l’art classique), catégorie qui regroupe à la fois l’art pour l’art (l’univers de l’expérimentation savante contemporaine) et les nouvelles formes de culture populaire urbaine (improvisées ou provocatrices). Son répertoire exclut de la sorte tout ce qui met l’accent sur l’expérimentation, l’improvisation, la provocation, et dont la valeur historique est mal établie. La vitupération se révèle d’autant plus forte à l’égard du répertoire local :

Les Québécois aiment beaucoup l’expérimentation. Pas moi. J’aime l’art classique. Je n’aime pas parce que ce qui suit l’art contemporain, c’est l’art simple. [Barnett] Newman, j’admire sa notoriété, mais je n’aime pas ; je n’aime pas cet art simpliste, malgré qu’il ait été l’un des premiers dans ce genre-là. Je n’aime pas les tam-tams sur le mont Royal. C’est de l’art, c’est de la créativité, mais du genre : « On s’installe et on fait de l’art » […] Est-ce que c’est par snobisme ? Je ne me définis pas comme snob ! Je vois plein de cinémas différents, de films différents, de musiques. C’est trop populaire. Pourtant je refuse d’accepter qu’on me donne l’étiquette de snob : « Célibataire avec condo à l’Île-des-Soeurs ! » Par définition, je suis supposé être le paroxysme du snobisme à Montréal : j’habite l’Île-des-Soeurs, j’ai une Acura… Pourtant, j’aime énormément la musique populaire. Je lis 7 jours, un magazine très populaire […] Je ne lis pas de magazines snobs ; ce n’est pas snob ce que je lis ! Mais l’art populaire, non.

L’art classique auquel renvoie l’interlocuteur n’est pas pour autant celui de l’Antiquité, de la Renaissance ou de Rembrandt, qu’il admire sans vraiment apprécier, mais celui de l’époque impressionniste pour laquelle il a une passion assez exclusive. Sa défense de l’art classique ne s’appuie pas non plus sur une connaissance érudite de l’histoire de l’art. Elle s’étale plutôt, sur un mode mineur et pragmatique, à travers une impressionnante collection de reproductions d’oeuvres d’art, de format cartes postales, rassemblée au cours de multiples visites de musées à travers l’Europe et l’Amérique du Nord. Il a ainsi pu réunir tous les autoportraits de Van Gogh, auquel il voue un culte particulier depuis ses années de collège. Avoir une telle collection, c’est avoir « un petit côté unique » et aussi une façon de démontrer aux gens un intérêt authentique pour l’art[16]. Il fait également collection de cd, dans un registre quasi exclusivement populaire (il possède notamment tous les enregistrements de Céline Dion et du groupe Metallica), alors que sa discothèque bien fournie (700 enregistrements) contient peu de musique classique. Il a d’ailleurs interrompu son abonnement à l’orchestre symphonique parce qu’il s’endort aux concerts. C’est aussi un collectionneur de vins, qu’il associe directement à l’univers de l’art et de la culture[17]. Il marque par là farouchement ses distances avec les buveurs de bière, et du même coup avec son employeur et son milieu de travail, grande corporation du secteur des brasseries. On a donc affaire à un collectionneur authentique, qui mise sur ses collections pour se distinguer, mais dont les objets privilégiés n’en contredisent pas moins en bonne partie les hiérarchies convenues de la légitimité culturelle.

Si la composition de ce premier répertoire est marquée par une forme de purisme, elle ne relève manifestement pas d’une esthétique de l’art autonome : l’interlocuteur croit au contraire nécessaire de livrer combat à l’art pour l’art au nom de l’art pour la culture. De ce point de vue, son attaque contre l’art simple, qui s’avère somme toute assez originale et bien argumentée, est bel et bien une attaque contre l’art pur. En ce sens, et toujours en suivant la logique de Bourdieu, il s’agirait d’un purisme populaire. Le registre sur lequel s’appuie cette défense de l’art classique et de l’art pour la culture ne relève pas non plus de l’histoire de l’art ou d’un rapport intellectuel à la culture, mais de l’émotion et de la communication. Il dit ainsi préférer entre tout les « petites chansons pop très émotives », précisant : « Je suis passionné, j’aime l’art, donc je suis émotif, c’est évident. » C’est au nom de l’émotion et de la communication, garantes de l’authenticité, qu’il rejette la création et l’innovation. Selon lui, on peut faire de l’art (pour l’art) sans contribuer à la culture[18] et « être créatif sans être émotif »[19]. Ce que l’interlocuteur recherche pour sa part en art, c’est le réconfort que procure la communication de la sensibilité. Le réconfort au sens où « il y a quelqu’un, quelque part, qui a été sensible, qui le communique. Je vois que cela existe : la sensibilité existe. Je peux m’identifier à ça. Je m’identifie à cette sensibilité-là. Je ne suis pas seul à vivre cette émotion. Il y a un lien intrinsèque, fondamental. » Les tenants de la création contemporaine sont pour lui non seulement « sans culture, pseudo-cultivés et ignares », ils sont aussi en porte-à-faux avec leurs émotions et, donc, malhonnêtes. Néanmoins, toute oeuvre d’art, même moderne ou contemporaine, qui peut établir une certaine signification historique impose le respect : « On peut admirer sans aimer », et reconnaître la supériorité d’une forme d’art sans y être intimement attaché. Ainsi, il admire/respecte tel peintre connu à l’origine d’un mouvement (dont il oublie le nom), en raison du timing et de l’impact social de l’oeuvre, deux valeurs qui apparaissent de la sorte indissociablement historiques et médiatiques. Le souci de l’authenticité n’exclut pas non plus la dimension commerciale de l’art, qui peut se justifier au nom de la communication, ce qui ne va toutefois pas sans contradictions. Amateur de cinéma corporatif, et disant apprécier le côté commercial du cinéma, cette dimension le hérisse lorsqu’elle s’applique à Van Gogh, quoique, en définitive, il demeure plutôt ambivalent[20] à cet égard, pour reconnaître finalement avoir « du mal à statuer là-dessus ».

Malgré des goûts artistiques relativement conformistes et populaires, son milieu de travail n’apparaît pas pour autant des plus réceptifs à cet amour de l’art. De ce point de vue, il semble en effet condamné à vivre sa passion, comme d’ailleurs celle du vin, en secret, clandestinement, retranché dans son luxueux abris de l’Île-des-Soeurs. Entre son univers professionnel et son univers culturel, c’est la « séparation totale », la « déception, sinon la frustration », l’obligation de se taire par crainte d’apparaître snob. Parler d’art au travail c’est comme parler de vin : « On n’en parle pas : on est dans la bière […] les patrons n’aiment pas : “Si vous voulez parler de vin, allez ailleurs”. » L’amour de l’art est donc peut-être marqueur de différence, ou de distinction, mais d’une sorte qu’il faut parfois savoir dissimuler. Il est plus facile en tous cas de l’afficher devant l’historienne d’art (qui l’interview) que face à des collègues de travail. Se démarquer des buveurs de bière peut même servir, dans ce contexte d’entretien, à tirer un certain profit de distinction (ou de séduction). Si l’on a donc malgré tout affaire à une forme de snobisme, il reste que, au regard de l’environnement professionnel, il s’agit plutôt d’un snobisme à rebours, ou empêché. À cause de cette difficulté, il manifeste ainsi souvent le désir de « foutre le camp », et plus particulièrement en Europe, qui jouit d’un crédit culturel élevé. Là-bas les gouvernements ont compris l’importance de la culture et la vie a une saveur qu’elle n’a pas en Amérique. C’est d’ailleurs lors de son premier voyage en Europe qu’il a mis pour la première fois les pieds dans un musée. S’interrogeant à savoir s’il est dans la bonne branche, il se demande s’il n’aurait pas mieux valu bifurquer vers l’histoire de l’art (comme la plupart de ses amis de collège, et son intervieweuse), mais se raccroche en bout de ligne au « côté créatif du marketing » pour se « sauver ».

Un entrepreneur branché

Le second cas, celui de l’entrepreneur en haute technologie, représente ni plus ni moins la contrepartie branchée du précédent. Il apprécie à vrai dire tout ce que le précédent exècre pour le rejeter du côté de l’art simple. Ce répertoire, résolument placé sous le signe de l’innovation et du savoir, correspond aussi assez bien à cette forme de « connaisseurisme branché » que laissent deviner les analyses de Donnat. L’interlocuteur n’en demeure pas moins relativement éloigné de la culture lettrée, « trop lente » pour lui qui se dit « trop speedé » ; il se définit en l’occurrence plutôt comme un visuel. Son répertoire est aussi fortement infléchi par le recours à un tout autre registre de légitimation que celui du savoir, un registre de nature cette fois identitaire, qui justifie largement son ouverture sur un ensemble de formes (choisies) d’expressions populaires : la culture populaire pour l’identité (et l’émotion[21]), l’art actuel pour la découverte, résume-t-il. Son répertoire se caractérise ainsi largement par la priorité accordée aux diverses formes d’art actuelles (art conceptuel, installation et performances, musique électroacoustique, théâtre expérimental ou de création, nouvelle danse, art interactif, qu’il oppose d’emblée à l’art contemporain jugé vieux jeu, ou « hors jeu ». Cet intérêt, développé en relation avec ses intérêts scientifiques, est largement justifié par son identification aux enjeux de découverte et d’innovation : « savoir reconnaître des règles pour s’en affranchir » et « trouver son style ». La notion de travail créatif (qu’évoque aussi le précédent) lui permet ce rapprochement. Le travail créatif n’exclut pas cependant l’apprentissage ni même l’imitation : « Il y a des recettes, mais il faut les créer. C’est pour ça qu’à la limite, la gastronomie est aussi une forme d’art. » C’est en copiant qu’on finit par trouver et il est impossible de simplement copier : « On n’est pas des machines reproductrices ; on finit par y mettre du personnel. » C’est d’ailleurs ce qui distingue l’humain du robot. Ce goût pour l’art de recherche ou le travail créatif est aussi associé à la quête d’un style de vie libre, basé sur l’expérience vécue (le live) à l’encontre de l’objet matériel et du chef-d’oeuvre éternel[22]. Contre l’objet, l’interlocuteur privilégie donc au contraire le processus et l’interactif. Il peut dès lors non seulement apprécier des pièces décriées à cause de leur originalité, mais aussi celles qu’il prévoit lui-même détester, en y entraînant parfois des amis en vue de l’interaction et du débat que cela va susciter : « Il y a un côté intéressant à voir des choses qu’on aime moins. » Il s’agit tout compte fait de savoir s’intéresser à son désintérêt, quoiqu’ici, la formule semble détournée de l’original kantien, sur une voie plus subversive : au nom du débat, de l’argumentation ou de la provocation. Son goût branché, il le considère aussi comme une véritable « manie », et le soumet de la sorte à l’autocritique. Ce goût, cette manie, est perçu en effet comme une déformation de son esprit analytique, qui le pousse à catégoriser, non seulement en art, mais tout le reste ; les poissons, lorsqu’il fait de la plongée sous-marine, ou les plantes, lorsqu’il se promène en forêt : « J’entre dans le bois et ma tête se met à marcher. Je ne fais que de la reconnaissance de plantes, ça devient moins poétique… Je regrette presque d’en savoir trop. » Ce goût/manie se justifie toutefois au nom de l’importance de détenir une culture générale, de maîtriser l’information culturelle, de pouvoir reconnaître et distinguer les formes culturelles. Il lui faut « connaître le secret des pyramides ».

Cet usage du goût peut apparaître plus tolérant, moins exclusif, que chez le précédent : il se porte en effet sur plusieurs formes d’art que l’on pourrait être tenté de lui opposer — anciens ou populaires —, mais n’en reste pas moins assez discriminant. Les formes classiques privilégiées se situent ainsi dans un registre relativement branché : tragédies grecques (réactualisées par des mises en scène innovatrices) par opposition à un répertoire plus léger ; et musique médiévale, par opposition aux grands noms connus et à la musique symphonique. Ses goûts plus populaires sont un peu du même ordre : chansons québécoises à texte (par opposition à du Céline Dion), jazz (dans des petites boîtes à Paris et en festival) et bandes dessinées (érotiques). Sa relation à la chanson et au cinéma québécois demeure par ailleurs largement motivée par des enjeux de politiques identitaires : « J’ai l’impression de faire un geste patriotique en achetant les produits locaux » et s’associe à un combat contre l’uniformisation et la mondialisation : « C’est pour ça, en passant, qu’il faut faire la révolution. » Préserver la culture n’est plus suffisant : il faut passer à l’offensive, c’est une question d’émancipation. À ses yeux, la culture c’est politique et le communisme n’est pas mort : « Les Chinois sont encore communistes, et ils forment le cinquième de l’humanité ! » Sur une note tout aussi politique, il attribuera le succès actuel des humoristes au Québec à l’échec du projet collectif (d’indépendance nationale) : on se réfugie dans la dérision, « vaut mieux en rire qu’en pleurer ». Il n’est d’ailleurs pas lui-même sans humour : sceptique militant et mécréant convaincu, il est membre d’un groupe qui fait des sorties publiques amusantes contre les fausses croyances et le spiritualisme nouvel âge (Les sceptiques du Québec). Un branché nationaliste donc, qui se révèle aussi par bien des côtés une espèce d’entrepreneur anarchiste. La dimension politique permet ni plus ni moins de réconcilier les deux mondes opposés de l’innovation et de la tradition.

Il reste que cette tolérance a ses limites. L’adhésion aux valeurs de création et de modernité l’amène ainsi à tracer des frontières très nettes : d’une part entre les artistes qui créent (incluant les auteurs de chanson) et ceux qui ne créent pas (les simples interprètes comme Céline Dion) ; d’autre part entre l’art actuel (nécessairement international) et l’art traditionnel (national). Découle de cela une hiérarchie, au sommet de laquelle se situent les créateurs internationaux et, tout en bas, les humoristes locaux. Entre les deux, il y a cependant place à négociation. L’art traditionnel, le plus souvent national ou local, « ne se veut pas innovateur et veut préserver une tradition ». Cet art n’est pas inintéressant, mais c’est « toujours pareil ». Cela est vrai autant pour la chanson populaire grecque écoutée en voyage que pour la chanson québécoise, sauf que, étant de « culture québécoise, un chansonnier ne va pas me tomber sur les nerfs trop vite ; je m’y retrouve quelque part ». Cet effort de négociation peut même le conduire à justifier la place de l’art commercial, ce qu’il appelle le « fast-food de l’art », le « côté recette ». Il démontre à cet égard vis-à-vis Céline Dion une ambivalence semblable à celle de l’interlocuteur précédent devant Barnett Newman. Le succès strictement commercial de cette interprète (locale, mais internationale), dont il ne peut nier l’existence, lui impose en effet un certain respect : « Dans cette catégorie-là de showbiz, c’est bon, c’est bien fait, c’est du professionnel » quoique ce succès suscite moins d’admiration (« c’est un robot ») que le talent de son gérant, ce qui donne une tournure un peu plus cynique à la justification : « Ça ne me plaît pas beaucoup mais je peux admirer le côté affaires. » Tout cela fait partie en définitive d’une sorte de processus écologique de l’art dans lequel même les monologuistes locaux peuvent trouver place : cette « éventuelle forme d’art » traduit une réalité nationale et donc par là une certaine vérité. D’un côté, « le grand public ne voit pas l’art où il est », « on part de loin », on prend « l’imitateur » (ou l’interprète) pour l’artiste. D’un autre côté, l’humour « est un art très populaire, et on est très fort là-dessus », ce qui « se raccroche à la société » en reflétant « l’échec du projet collectif ».

Ces justifications ne lèvent pas pour autant toute réticence : « Peut-être que j’essaie de voir dans la feuille de thé toutes sortes de choses que j’aimerais y voir et qui n’y sont pas, mais bon… ça fait partie de la réflexion sur l’art. » Lui-même se dit d’ailleurs très « fast-food » en matière de jazz ou de cinéma : « Quand tu ne t’y connais pas beaucoup, tu vas vers les choses très connues et très reconnues et après tu raffines ton goût. Tu évolues et tu deviens plus sélectif ; il y a des choses que tu aimais au début que tu n’aimes plus par la suite. » Bref, si ce goût est plus tolérant, non seulement à l’égard de celui des autres mais aussi à l’endroit de ses propres contradictions, il ne s’agit pas moins d’une tolérance sans reconnaissance, qui peut même s’avérer condescendante face à ceux, proches ou collègues, qui n’ont pas un registre de goût aussi étendu ; à l’égard du beau-frère notamment, avec qui le cinéma permet de meubler les conversations. « C’est un terrain neutre », « il y a toujours quelque chose à dire », « c’est moins plate que de parler du bel été qu’on a eu ». « Moi, quand je parle du bel été, ça finit de toute façon avec la couche d’ozone et le réchauffement planétaire… » Son côté art populaire, opposé à son sens critique et à sa manie du nouveau, se révèle de la sorte un élément central de sociabilité et de communication, le dénominateur commun, sans pour autant contredire la règle de distinction : c’est « ce que je peux partager avec des gens qui n’ont pas d’activités culturelles aussi variées que moi ». Un même répertoire peut donc se prêter de la sorte à des usages bien différents ; le goût peut varier selon les contextes.

Un nouveau philanthrope omnivore

La dernière figure, celle du pdgself-made man, est sans doute celle qui s’approche le mieux du nouveau modèle « omnivoriste » que Peterson croit voir se dessiner au sein de la new business class[23]. Sans apparaître des plus branchés, il se révèle certainement le plus omnivore du groupe, dans la mesure où il est le moins exclusif, ou le moins sélectif, conjuguant sans complexe et de façon très libérale le plus savant et le plus populaire, de l’avant-garde au patrimonial, du plus subversif au plus commercial. C’est aussi un philanthrope dont l’accès à la culture savante reste fortement conditionné par une activité de mécénat où l’intérêt réel pour les arts et les artistes (qu’il ne comprend pas toujours très bien, qu’il admire sans pouvoir ou vouloir s’identifier à eux) demeure indissociablement lié aux relations d’affaires. On pourrait ainsi être tenté d’y retrouver la figure du philistin classique, d’autant plus qu’il dit ne pas s’intéresser « au produit lui-même ». Il reste que son goût de l’art lui sert à créer des liens : l’usage relationnel qu’il fait du goût des autres (qu’il ne partage pas nécessairement a priori) n’est d’ailleurs pas sans rappeler ce personnage plutôt sympathique du film d’Agnès Jaoui, riche en capital économique et pauvre en capital culturel, qui parvient malgré ses manières et ses goûts maladroits et peu raffinés (au départ) à faire fondre les résistances de la plus farouche des artistes puristes, sans qu’on sache cependant très bien si l’objet de ce goût tient à la personne de l’artiste ou à la qualité de l’interprétation qu’elle donne de l’oeuvre. Ce self-made man se considère globalement à l’adolescence dans l’évolution de sa vie culturelle, à la croisée des chemins, en attente de « découvrir une passion, parce que je suis passionné dans tout ce que je fais ». L’intérêt était là « en veilleuse, et cela revient ». Ses goûts changent aussi, en bonne partie croit-il parce qu’il a les moyens financiers d’accéder à des formes d’art plus éloignées de ses intérêts initiaux[24]. Pour toutes ces raisons, on le qualifiera de nouveau philanthrope omnivore.

Son répertoire le rapproche du branché, dans la mesure où des formes d’art contemporain savantes et d’art populaire rebelles y occupent une place non négligeable. Mais contrairement à ce branché, et au même titre que le puriste, il fait aussi partie du public des humoristes et apprécie sans complexe la chanson sentimentale « très commerciale » (Aznavour, Luis Miguel), dans lesquels il se reconnaît mieux. Il n’en soutient pas moins des organismes musicaux savants, l’un de style classique, l’autre associé à l’avant-garde (même si, précise-t-il, « ce n’est pas de la musique »), ainsi que des compagnies de théâtre, pour lesquels il organise des collectes de fonds et dont il suit les productions. Rétrospectivement, depuis dix ans, son répertoire est, dit-il, à « 50 % classique, 50 % découverte ». Ces catégories ne recoupent toutefois pas les catégories convenues. Dans son esprit, en effet, le classique recouvre largement le commercial et les découvertes ne concernent pas strictement la création ou l’avant-garde mais simplement les choses qu’il connaît moins ou qu’il ne connaît pas encore. C’est ce que démontrent notamment les précisions qu’il apporte sur ses préférences en peinture : « ce que je vais appeler une peinture commerciale, ce sont des scènes classiques », tandis que ce peintre qu’il admire est classique parce que très commercial, « quasi industriel »[25]. Il achète fréquemment ce dernier genre de tableaux (fait par des peintres locaux dans une facture figurative traditionnelle), ainsi que des antiquités, mais sans visée de collection ni aucune arrière-pensée spéculative. Ces tableaux sont intéressants parce qu’ils sont « passe-partout », que leurs techniques sont courantes, et qu’ils sont faciles à reconnaître. La très grande majorité des gens, peu importe l’âge, la classe sociale, le revenu, « se sentirait confortable avec un tableau comme ça ». Dans un registre moins traditionnel, il peut démontrer par ailleurs une réelle admiration pour un sculpteur rebelle, en partie parce qu’il a lui-même pratiqué la sculpture à l’adolescence, mais aussi parce qu’il en perçoit bien l’audace médiatique. C’est toutefois pour le graffiti urbain, considéré comme une forme d’art à part entière, qu’il éprouve actuellement la plus forte curiosité et la plus grande admiration : le jour n’est pas loin où on ira en voir dans les musées ; il en prévoit bientôt l’exploitation et l’utilisation commerciale, une évolution positive qui « va les aider » en retirant « à cette nouvelle forme d’expression son aspect rebelle », et va permettre de s’attarder à la création et à la créativité plutôt qu’à la délinquance. Ce n’est donc pas la dimension subversive de cette forme d’art qui retient son intérêt, et encore moins une éventuelle signification politique, ce qu’aurait sans doute souligné le précédent. Ce qu’il recherche en fait, et emporte son adhésion, ce sont au contraire, sur une note plus sportive que politique, des success stories, peu importe les genres ou l’échelle à partir de laquelle ces succès peuvent être évalués, que les succès soient spectaculaires ou confidentiels, sérieux ou populaires, établis ou à venir.

Contrairement aux deux précédents, cet interlocuteur ne se prétend pas connaisseur : il reconnaît un goût plus sûr à son épouse (peintre amatrice) et à son frère aîné, qui, étant avocat, évolue selon lui dans un milieu plus ouvert, et où l’on a aussi plus de temps pour développer un réel intérêt. Contrairement aux deux autres, ses principaux points de référence et d’appui ne sont pas à chercher dans le monde de l’art, mais plutôt du côté du sport et de l’entreprise. Il compare ainsi l’étendu de ses goûts en art à son spectre tout aussi large dans le domaine des sports, des sports extrêmes (moto-cross, pêche arctique) à des sports moins extrêmes (la pêche au saumon), sinon même tout à fait distingués, comme le golf « où il faut avoir le pantalon impeccable, le gilet assorti et les souliers cirés ». Il compare de plus l’effet que lui procure la culture à celui de la pratique d’un sport : comme l’effet de l’endorphine après l’exercice physique, une détente et un bien-être mental et physique. En fait, le goût de l’art se substitue chez lui progressivement à la pratique des sports : « En vieillissant, on consacre de moins en moins de temps aux activités sportives et on se déplace vers des choses plus culturelles. »

L’univers de l’entreprise justifie par ailleurs son appui à l’ensemble musical avant-gardiste pour lequel il fait les cueillettes de fonds. Ce sont en effet « des audacieux, des entrepreneurs, des fonceurs », « qui sortent des sentiers battus », « des gens qui ont le don de soi », et « ça en prend ! » Avec le recul, la société constate que c’est de « l’art découverte » plutôt que de la contestation : « Ce n’est pas en opposition à ce qui existe. C’est une affirmation de ce qui peut arriver. » Cette relation aux formes d’art savantes (contemporaines ou classiques), tout en s’avérant une cause qui lui tient à coeur, n’en relève pas moins d’un contexte d’affaires qui vise à joindre l’utile à l’agréable : « On donne à une bonne cause, on peut entretenir des invités et on assiste à un spectacle. » S’il se sent lié, par obligation morale, à suivre l’ensemble de musique contemporaine qu’il a pris sous son aile, c’est en tant qu’homme d’affaires responsable qui a un rôle à jouer[26]. Contrairement ici aussi aux deux précédents, il se considère foncièrement différent des artistes qui « sont des gens fondamentalement isolés, inconfortables dans le succès, dans la diffusion du succès ou dans la diffusion de leur art ». Lui, en revanche, est « fondamentalement confortable dans une équipe, entouré ». Il n’est pas un individualiste et n’a pas peur du succès. Il se perçoit d’autant plus atypique parmi le public des arts. Ce public, « soit dit sans méchanceté », est « une population de gens plus jeunes, avec une dominante femme, disposant probablement de revenus moins élevés » et qui a plus de temps libre pour développer un intérêt, une habitude et une connaissance : « C’est comme une gymnastique, on en sent les bienfaits et on veut aller toujours plus loin. » La relation de son goût à son milieu de travail n’est pas pour autant en rupture, comme chez le puriste, mais elle demeure plus compartimentée que chez le branché. D’un côté, l’art sert bien à faire contrepoids à l’univers du travail (détente et évasion), les deux univers étant fermement opposés : « La publicité n’est pas un art (…) Si vous voulez faire de l’art pur, ne venez pas en publicité. » Mais, de l’autre, la curiosité qui guide l’évolution de ses loisirs culturels demeure à la source du succès publicitaire qui réside dans la connaissance des gens : « Il faut s’exposer à beaucoup de choses pour percevoir où vont les goûts, les intérêts…, on peut mieux prévoir les comportements. Il faut être curieux. »

Consommation culturelle et univers socioprofessionnel

Ces trois cas n’épuisent sans doute pas toutes les figures possibles de l’highbrow omnivore, ni toutes les configurations de répertoires éclectiques. Néopurisme (ou snobisme empêché), éclectisme (ou « connaisseurisme ») branché, néophilanthropie omnivore, sans être des réalités strictement empiriques, ne sont pas non plus des concepts au sens fort. Ce sont au contraire des figures qui résultent de ce jeu de frontières symboliques cristallisées momentanément en cours d’entretien. Ils ne sont pas en outre représentatifs (statistiquement) du comportement culturel des nouvelles élites. À cet égard, il convient de mettre ces cas en perspective avec l’ensemble de l’échantillon dont ils ont été tirés, qui n’est d’ailleurs pas non plus lui-même représentatif du comportement culturel de l’ensemble des élites.

Il s’agit en effet d’un segment de grands consommateurs (ayant en outre poursuivi des études universitaires, ce qui exclut notamment bon nombre de chefs d’entreprises). À ce titre, ce groupe possède un ensemble de traits propres. En regard de l’ensemble de la population québécoise, ces individus sont ainsi non seulement favorisés sur le plan du revenu, de l’origine sociale et des diplômes[27]. Ils le sont aussi au regard d’une socialisation généralement précoce aux arts, un facteur qui, en matière d’habitus, pourrait s’avérer plus déterminant encore que les critères conventionnels de statut social[28]. À ce facteur, non pris en compte au départ mais qui ressort à l’analyse, s’en ajoute par ailleurs un autre tout aussi caractéristique : près de quatre interlocuteurs sur cinq n’ont pas d’enfants en bas âge. L’échantillon représente ainsi une population qui se distingue non seulement en vertu de son statut social, au sens conventionnel, mais aussi au sein de ce groupe, en vertu à la fois de ce capital culturel précoce et de ce style de vie distinctif, sinon alternatif, que constitue, en termes de consommation, le fait d’être célibataire ou en couple sans enfants en bas âge. Ceci lève en effet beaucoup d’obstacles à la participation.

Une seconde caractéristique non négligeable de l’échantillon est liée au statut professionnel souvent ambigu des individus. Ceci n’a pas été sans poser un problème au moment de les départager. En effet, bon nombre de répondants occupaient au moment de l’enquête des responsabilités dans plus d’un univers professionnel. De plus, l’exercice a été compliqué dans la mesure où l’on a voulu tenir compte non seulement du niveau de diplôme, mais aussi du champ d’études ou de formation des individus. Le profil scolaire de plusieurs répondants s’est ainsi souvent révélé assez éloigné du profil dans lequel ils exercent leur profession, et plus proche d’autres univers professionnels : des diplômés de littérature, par exemple, occupent des postes de haute direction au sein d’entreprises ayant peu à voir avec l’univers des arts et lettres. Outre ces bifurcations ou diffractions entre parcours scolaires et professionnels, ou en cours de carrière, il y a aussi les cas de double formation, assez fréquents et, enfin, les cas d’activités multiples. Mais à cela s’ajoutent encore les cas d’exogamie professionnelle, lorsque la formation ou l’occupation professionnelle du conjoint peut avoir une valeur signifiante[29]. Les univers professionnels n’apparaissent donc pas totalement étanches les uns aux autres, et ils se recoupent. À l’éclectisme des pratiques et des goûts s’ajoute ni plus ni moins la polyvalence des qualifications professionnelles, souvent amplifiée par une exogamie professionnelle. Nos trois cas, tout en étant représentatifs de cette nouvelle classe (et génération) managériale/entrepreneuriale qui s’est développée au Québec depuis les années 1960, demeurent donc aussi marqués à un titre ou à un autre par ces caractéristiques propres aux grands consommateurs d’art. En matière de style de vie, notamment, aucun n’a d’enfant en bas âge[30]. Si le statut professionnel du néophilanthrope ne pose pas de problème, celui du néopuriste, gestionnaire et enseignant universitaire, et plus encore celui du branché, chef d’entreprise ou scientifique, dont les produits sont orientés en outre vers les marchés culturels, sont à considérer.

Ces cas méritent aussi d’être situés en regard des répertoires culturels du segment de l’échantillon auquel ils ont finalement été associés. À cet égard, la distinction sur l’axe populaire/cultivé n’apparaît pas la plus pertinente. Bien qu’on trouve, parmi ce groupe, des répertoires beaucoup plus fortement axés sur la culture populaire, et d’autres correspondant mieux à l’idée d’une culture bourgeoise traditionnelle, ou patrimoniale, la plupart des répertoires considérés n’en inclut pas moins assez libéralement ces deux genres. Même les cas que l’on serait tenté de considérer plus purs n’échappent pas à cette ambivalence[31]. De plus, la forte majorité des membres de ce csp demeure assez imperméable à la dimension lettrée de la culture cultivée, tout en se montrant en revanche fort active en matière de sorties culturelles (musées, concerts, festivals, etc.) et, plus particulièrement encore, de tourisme culturel : les voyages à l’étranger, même pour affaires, sont indissociablement liés à la pratique ou à la recherche d’activités culturelles intéressantes. Nos trois cas sont tout à fait représentatifs à cet égard.

Si la ligne de partage cultivé/populaire reste donc largement embrouillée, celle qui sépare l’ancien du nouveau est en revanche nettement plus étanche. L’aversion la plus forte ne concerne pas en effet cette culture populaire, mais plutôt l’ensemble des formes d’art contemporain. Rejets et réticences sont cependant diversement motivés. Il peut s’agir, comme dans le cas de notre premier interlocuteur, d’un parti pris affirmé pour la tradition, ses standards ou ses canons, qui peut mettre parfois de l’avant la valeur historique bien établie de certaines formes d’art, en accordant le premier plan à l’émotion, ou à l’évasion. Mais distance et malaise peuvent aussi parfois se justifier de façon moins catégorique par le manque de connaissance et de temps : on manque de temps pour approfondir des choses qui en demandent beaucoup trop. Ajoutons que la forte majorité des interlocuteurs affirment avec force le primat du jugement individuel ou personnel sur celui de l’expert, fort peu faisant intervenir une connaissance érudite de l’histoire de l’art et des arts. À tous ces égards, le type branché, que l’on trouve plus fréquemment au sein des milieux intellectuels et culturels, représente une réelle exception au sein de son milieu, comme aussi à travers l’ensemble de notre échantillon : les artistes et les intellectuels que nous avons rencontrés n’apparaissent pas en effet tous aussi branchés que cet entrepreneur. Ceci n’est peut-être pas indépendant de son profil, qui correspond mieux à celui d’un scientifique qu’à celui de l’homme d’affaires classique. Mais il tient peut-être davantage encore au fait qu’il oeuvre dans un secteur industriel fortement subventionné, où le capital de risque (culturel) est fort important, tout au moins au Québec de cette époque. Le type néopuriste partage quant à lui deux traits spécialement récurrents dans ce groupe : le rejet de l’art contemporain, et le sentiment de rupture entre l’univers professionnel et les goûts en matière d’art. Si le premier constat n’est peut-être pas si étonnant, le second l’est certainement plus, compte tenu du caractère relativement conformiste des goûts de ce groupe. Les amateurs d’art, et d’autant plus lorsque leur goût est classique ou exclusif, ont le sentiment de constituer un sous-groupe isolé au sein de leur univers professionnel. Ils se reconnaissent rarement dans le goût moyen de leur milieu de travail, et se considèrent pour la plupart, sinon comme des exclus, du moins comme des oiseaux rares. À ce double égard, notre philanthrope apparaît donc lui aussi comme une exception.

Registres de légitimation, configuration des répertoires et communauté de goût

Il reste que notre analyse démontre des différences profondes entre des cas que beaucoup de choses rapprochent. Bien qu’ils fassent tous trois partie d’une même éventuelle classe sociale, qu’ils partagent un même style de vie, et que leur profil de consommation culturelle soit grosso modo équivalent, ils ne font manifestement pas partie de la même communauté de goût. Emportés dans une semblable frénésie d’activités culturelles, en se croisant sans doute aux mêmes musées ou concerts, l’incompréhension risque en effet d’être totale entre eux. Bien qu’ils participent d’une éventuelle nouvelle classe de prétendants ou de petits samouraïs, pour reprendre deux formules de Bourdieu, ils ne prétendent manifestement pas de la même manière, au nom des mêmes valeurs, et ne livrent pas combat avec les mêmes arguments. On peut donc se demander en quoi l’art et la culture peuvent vraiment contribuer à la cohésion d’une telle élite, sinon sur le plan d’une mesure de consommation très superficielle.

Les différences tiennent moins à cet égard aux profils de consommation eux-mêmes qu’aux registres de légitimation, ou aux sens de l’usage, auxquels sont indexés les répertoires : l’émotion et la communication chez le premier ; l’innovation et le savoir chez le deuxième ; la sociabilité d’affaires et l’évasion chez le dernier. L’une de ces formes de goût peut-elle vraiment imposer sa supériorité ? Y a-t-il un bon habitus ? Ces registres si différents font douter qu’on puisse établir une telle légitimité en dernière instance. Il manque quelque chose pour l’établir définitivement, une histoire de l’art commune sans doute. Si l’on mise sur la connaissance, on donnera donc raison au branché ; sur le succès d’entreprise, on donnera plutôt raison au philanthrope ; sur l’émotion, on sera plutôt porté à trouver alors des justifications au néopuriste.

Ces trois cas se rejoignent néanmoins, selon des modalités différentes, pour remettre en question ce principe du goût pur pour l’art pur. À cet égard, les notions de création, de créativité ou de travail créatif, auxquelles tous font allusion (y compris les deux premiers interlocuteurs que tout sépare par ailleurs), peuvent apparaître nettement plus fédératrices. S’agit-il simplement d’une métamorphose du même principe de cohésion (l’autonomie de l’art) ou au contraire d’un principe alternatif ? Ces notions apparaissent en tous cas nettement mieux s’ajuster au contexte entrepreneurial, administratif ou technoscientifique au sein desquels ils oeuvrent. Le recours à ces notions traverse d’ailleurs l’ensemble de notre échantillon, incluant cette fois les milieux intellectuels et culturels. Il est central et il est donc fort possible que s’y dessine un ordre de légitimité dont les critères restent à trouver, au risque sans doute d’y être tout aussi âprement disputés.

Aucun de nos trois interlocuteurs ne manifeste non plus de franche aversion à l’égard de la culture populaire. En fait, cette notion, qu’on pourrait être tenté d’opposer systématiquement à l’univers cultivé, apparaît même impertinente pour cerner le genre des oeuvres qu’y associent les interlocuteurs, ou pour en comprendre les justifications. Diversement modulée selon le contexte d’interaction avec les oeuvres, elle semble plutôt se conjuguer avec l’univers cultivé pour reformuler un nouvel univers intermédiaire, plus culturel que proprement cultivé. Si nos interlocuteurs utilisent bien leur goût plus varié (et, en ce sens, plus cultivé) pour marquer leur différence, éventuellement leur statut, la question reste aussi à savoir dans quelle mesure l’entourage leur reconnaît en retour un statut particulier compte tenu de cette différence perçue (ou non). Comme on a vu avec le premier, rien n’est garanti a priori ; cela reste une question de contexte. Cette distinction populaire/cultivé ne permet manifestement pas non plus d’évaluer le véritable degré d’ouverture ou d’éclectisme des individus. L’opposition entre l’ancien et le nouveau les départage beaucoup plus nettement. Les deux systèmes de distinction se recoupent aussi fortement, sans pour autant se superposer parfaitement, venant brouiller les frontières. Ces frontières croisées dissimulent en fait plusieurs autres systèmes d’opposition : la défense de l’art populaire traditionnel invoque ainsi tout à la fois l’identité, l’authenticité, l’émotion, le connu, le confort (ou le réconfort) ; celle de l’art actuel, ou de l’art « découverte », invoque plutôt la modernité, le changement, le savoir, la raison, l’expérimentation, l’inconnu, l’inconfort (et l’anticonformisme). S’y opposent aussi peut-être plus fondamentalement le « culte des morts » et le culte des vivants (ou des générations futures), pour prendre la métaphore religieuse, mais qui évoluent dans un univers de croyances hautement sécularisé et plus incertain, faute d’une Église dominante, et auquel il faut savoir s’adapter ou s’ajuster, selon les contextes.

Nos cas révèlent aussi que ce qui peut apparaître comme un éclectisme de répertoire, au niveau agrégé, dissimule en réalité des usages très discriminants et très contrastés du goût sur le plan individuel. Ceci vaut non seulement pour le néopuriste et son rejet de l’art contemporain, mais tout autant pour le branché et pour le philanthrope, dans leurs rapports dissymétriques à l’égard des cultures savante et populaire[32]. Les clivages entre genres opèrent ainsi non seulement entre individus, mais peuvent jouer au sein d’un même individu qui concilie plus ou moins intentionnellement des genres conventionnellement opposés, pour leur attribuer des usages différents.

« Omnivorisme » et multiculturalisme

Cette analyse permet enfin, et surtout, d’affiner la figure de l’omnivore. Celle-ci renvoie peut-être à une tendance de fond, mais qui recouvre plusieurs possibilités différentes. L’« omnivorisme » peut en effet se distribuer de façon très inégale au sein d’une même élite. Ceci tient sans doute à une distribution inégale de capital culturel (niveau de connaissance ou d’information). Ceci pointe sans doute aussi vers des habitus différenciés. La biographie personnelle des individus, sur laquelle nous n’avons pas beaucoup insisté, a sans doute ici son importance[33]. Les registres de légitimation demeurent néanmoins décisifs. De ce point de vue, il serait intéressant de se demander si certains d’entre eux favorisent mieux que d’autres cette idée, peut-être étrange, que le goût peut se développer et évoluer : des questions morales, et non seulement économiques ou intellectuelles, peuvent l’empêcher[34]. Ceci tient peut-être à des contextes sociaux favorables, mais qui n’appartiennent manifestement pas qu’à la classe sociale (à moins de redéfinir fondamentalement ce qu’est une classe sociale). Quels sont ces contextes ? Mais comment aussi en vient-on à considérer dans ces contextes que ce goût développé mérite de l’être ? En vertu de quel usage ? L’accès différencié à ces registres départage peut-être des groupes sociaux les uns par rapport aux autres, à un niveau agrégé et de façon tendancielle. Il départage aussi les individus au sein d’une même classe. Certains conservent (ou développent) en outre la possibilité de les combiner. La contribution majeure de Bourdieu a été de montrer à cet égard que les obstacles à la démocratisation des publics ne sont pas simplement d’ordre économique : ils relèvent aussi de la distribution du capital culturel et de la formation de l’habitus. L’analyse invite à passer pour sa part de cette première conception du capital culturel, entité homogène et prévisible, à celle d’un capital multiculturel, hétérogène et dynamique. Elle invite de plus à cette observation contextualisée de la formation et de la différenciation des habitus. Elle tend enfin à relier indissociablement le thème de l’« omnivorisme » à celui du multiculturalisme (par opposition aux conceptions classique de la démocratisation de la culture) qui recouvre par le fait même lui aussi autant de possibilités différentes, opposées. La diversification éventuelle des répertoires n’implique sans doute pas la démocratisation de la structure des publics d’art. Elle invite néanmoins à envisager l’existence d’un système de hiérarchies culturelles enchevêtrées, rivalisant en légitimité, et dont le goût « impur » est à la fois le marqueur et le générateur.