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Introduction

C’est comme sociologues de la famille que les auteures de ce numéro nous ont invités à parler de l’intimité. Et effectivement, la famille, associée à la sphère privée des rapports sociaux, est bien l’un des territoires de l’intimité, dans son sens premier d’un « au-dedans » impliquant une frontière, une clôture d’avec « le dehors », la sphère publique. Comme l’a bien montré Philippe Ariès (1973), la caractéristique centrale de la famille moderne c’est bien l’émergence du sentiment de la famille par un mouvement intimiste, un repli hors de la sphère publique, où elle se délie partiellement de ses anciennes sociabilités, déléguant une partie de son autorité à l’État, aux éducateurs et autres moralistes. Cette retraite s’est accompagnée du développement du sentiment de l’enfance. L’enfant devient le pivot de la famille, tandis que celle-ci devient « affective ». Les aspects relationnels sont mis au premier plan, le traitement de l’affect devient un de ses principes fondateurs et également, plus tard, l’un des motifs de rupture. En effet, la fragilité des unions depuis une trentaine d’années reflète bien ce « primat de la centration sur les relations, des besoins affectifs » (De Singly, 1993, p. 86) : on ne peut tolérer une situation dans laquelle on n’est pas heureux ; la famille doit être le lieu de l’accomplissement personnel de chacun, elle doit permettre à tous de réaliser — c’est à la fois un droit et un devoir — toutes les virtualités qu’ils pressentent en eux (Roussel, 1993).

Comment se manifeste, chez les premiers concernés, les parents, ce constat fait par plusieurs de la place centrale de la dimension affective, relationnelle, dans la famille contemporaine ? Comment s’opère, chez les mères et chez les pères, l’adhésion aux traits de la famille émotionnelle ? Comment fonctionne ce que De Singly (1993) nomme la « fermeture relative du cercle domestique » ? Bref, comment l’intime est-il vécu ? C’est à ces questions que nous voulons répondre ici à partir des données d’une recherche en cours sur l’expérience de la paternité à un jeune âge[1]. Nos objectifs y étaient de saisir comment l’identité paternelle se construit et comment l’« être-père » s’articule aux autres dimensions de la vie des jeunes, tels le travail, les amitiés, les études. Autrement dit, nous nous proposions d’analyser la place et le sens que prend la paternité dans le continuum de la vie des jeunes, entre autres dans la transition vers l’âge adulte.

Les recherches sur la paternité[2]

Peu de recherches sociologiques, au Québec comme ailleurs, se sont intéressées aux jeunes pères ni même, pourrait-on dire, aux pères en général. En effet, c’est surtout dans le champ de la psychologie que, depuis une trentaine d’années, on étudie le père. Après avoir montré les capacités des pères à s’occuper des enfants « aussi bien » que les mères (Lamb 1987), les chercheurs ont voulu mettre au jour les facteurs favorisant leur implication active dans la famille (Atkinson, 1987 ; Benokraitis, 1985 ; Volling et Belsky, 1991 ; Russel, 1982). Les conclusions de la plupart des études en ce domaine sont à l’effet que plusieurs facteurs, à la fois personnels, familiaux et sociaux, se combinent pour expliquer l’implication des pères dans les soins aux enfants (Turcotte 1994) ; les représentations qu’ont les pères des rapports entre les sexes, de la famille et du rôle paternel (Crouter et al., 1987) ; leur sentiment de compétence ou d’incompétence parentale (McBride, 1989) ; leur rapport à leur propre père (Barnett et Baruch, 1987) ; l’âge et le sexe de leur(s) enfant(s) ; la qualité de la relation conjugale (Perry-Jenkins et Crouter, 1990) ; le statut d’emploi de la conjointe (Benokraitis, 1985) ; leur rapport au travail ; etc. Certaines recherches, portant plus spécifiquement sur la paternité en milieu défavorisé, font ressortir à cet égard la place importante de la perception de soi et de son rôle dans la construction du rôle paternel (Lévesque et al., 1997 ; Ménard, 1999). C’est également l’un des constats se dégageant des études menées dans le champ de la sociologie (Ferrand, 1981 ; De Singly, 1993 ; Dienhart, 1998). S’appuyant sur une relecture de l’histoire des rapports entre les sphères privées et publiques, certains chercheurs analysent la paternité comme un construit culturel, variant au cours de l’histoire et selon les groupes sociaux. Ainsi, entre les xviiie et xxe siècles, la paternité a pris différents visages. Le premier est celui du « père colonial américain » (Rotondo, 1985) ou du « patriarche rural » européen (Castelain-Meunier, 2002), très présent au quotidien, dont le rôle en est un de guide et de formateur, notamment de ses fils. Le second visage, qui a émergé avec la révolution industrielle, est celui du père chef de famille, peu présent au foyer mais responsable matériellement des siens de par son travail. Le troisième visage va apparaître à partir des années 1960, et se caractérise par sa complexité : le père doit être tout à la fois présent à la maison, impliqué auprès de l’enfant, capable de dire ses émotions et épanoui dans son travail tout en étant responsable économiquement de sa famille[3]. D’autres chercheurs s’intéressent plutôt aux représentations du rôle paternel, telles qu’elles émergent du discours des pères eux-mêmes. Ils font alors ressortir qu’il n’y a pas aujourd’hui une façon d’être père, mais bien de multiples, variant selon les cultures et les milieux sociaux (Lamb, 1987 ; Iishii-Kuntz, 1994 ; Fournier et Quéniart, 1994 ; Dycke et Saucier, 1999 ; Quéniart, 2000 ; Quéniart, 2002a). Ainsi, certains pères se définissent comme des pourvoyeurs, dont la responsabilité est d’ordre économique avant tout et à l’égard de la famille tout entière ; d’autres, qualifiés de « nouveaux pères », se voient plutôt comme des pères « à tout faire », décrivant un rôle paternel complexe, comportant des dimensions à la fois relationnelles, éducatives et de responsabilité matérielle ; d’autres encore semblent être en quête d’une identité paternelle véritable et s’avouent déchirés entre leurs rôles de père et de pourvoyeur, comme s’il y avait une impossibilité à assumer les deux fonctions[4]. Une fois décrites les diverses représentations de la paternité, certains chercheurs ont tenté d’en saisir les variations selon les milieux sociaux. Ainsi, si chacune des représentations peut être revendiquée par des pères provenant de divers milieux sociaux et de tous les âges, en revanche, les enquêtes montrent que le modèle du pourvoyeur est plutôt le fait des plus âgés, des moins scolarisés et dont les emplois laissent peu de possibilité d’initiative ; le modèle du nouveau père se retrouve plus souvent chez des pères très scolarisés, vivant avec des conjointes qui ont toujours été sur le marché du travail et chez les plus jeunes ; enfin, le modèle du père écartelé entre la paternité et le travail serait le fait aussi bien des pères très scolarisés, dans des emplois très valorisés et dont les conjointes ne sont pas obligées, sur un plan financier, de travailler, que des pères qui à l’inverse ont de la difficulté à intégrer le marché du travail ou à le réintégrer, après une période de chômage par exemple (Erickson et Gecas, 1991 ; Lévesque et al., 1997).

Pour revenir aux jeunes pères, peu d’études ont cherché à analyser leurs perceptions et pratiques. Pourtant, selon nous, la paternité à un jeune âge est une expérience intéressante à étudier dans la mesure où elle risque de bouleverser les seuils d’entrée dans l’âge adulte et d’obliger les jeunes hommes à situer leur projet de paternité par rapport aux autres projets de vie propres à cette période, qu’il s’agisse de la poursuite des études ou de l’insertion sur le marché du travail.

Aspects méthodologiques de la recherche

Sur le plan méthodologique, nous avons opté pour l’approche qualitative de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967) qui est appropriée dans le cas de phénomènes ou de groupes sociaux peu étudiés. Des entrevues en profondeur ont été menées auprès de 32 jeunes pères, âgés de 19 à 26 ans au moment de l’entrevue, et qui ont eu leur premier enfant entre 17 et 24 ans, la moyenne étant de 21,4 ans. Trois des pères sont séparés de la mère de l’enfant ; un autre père n’a jamais été en union conjugale avec la mère de son enfant. Les autres vivent en couple dont 8 étant mariés et 20 vivant en union libre. Quinze pères ont un diplôme d’études secondaires ou une scolarité moindre (quatrième secondaire), sept ont un diplôme d’études collégiales ou d’études professionnelles, sept un baccalauréat, un a un certificat universitaire et deux poursuivent actuellement leur scolarité de maîtrise. Ils ont des revenus personnels variant de moins de 12 000 à plus de 40 000 dollars, 12 d’entre eux gagnant 15 000 et moins, 4 d’entre eux gagnant plus de 30 000 dollars, les 16 autres ayant un revenu entre 15 000 et 30 000 dollars. Treize d’entre eux travaillent à temps plein, trois à temps partiel, deux des pères rencontrés sont prestataires de l’assurance emploi au moment de l’entrevue, les neuf autres travaillent et étudient en même temps, parfois à temps plein, parfois à temps partiel. Deux des pères interviewés ont deux enfants au moment de l’entretien. Cinq autres sont pères d’un enfant et en attendent un second au moment de l’entrevue. Deux autres hommes sont membres d’une famille recomposée autour de la mère avec un enfant en provenance d’une union antérieure : un des deux a eu un enfant, portant à deux les enfants à sa charge. Les vingt-trois autres pères ont un seul enfant.

Les entrevues, d’une durée moyenne de 90 minutes, portaient sur les thèmes principaux suivants : le contexte de la venue de l’enfant, le rapport des jeunes pères à leur enfant et à la famille (représentations, pratiques quotidiennes), la place et le sens de la paternité en regard de leur vie personnelle et de leur vie de couple, de leur vie professionnelle, de leur vie sociale. Toutes les entrevues ont été enregistrées puis retranscrites intégralement et soumises à une analyse qualitative de contenu comportant deux niveaux. Le premier, celui de l’analyse verticale (contenu d’une entrevue) a comporté trois étapes. Nous avons d’abord repéré et codé tous les thèmes et sous-thèmes prévus dans le guide ou qui ont émergé lors des entrevues (contexte de la grossesse, réactions de l’entourage, description d’une journée-type, etc.). Ensuite, nous avons effectué des regroupements en catégories, notamment celles liées à l’intimité (« l’impératif d’autonomie », « le travestissement de la discipline par le jeu », « l’enfant comme prolongement d’ego », etc.). Enfin, nous élaborions des hypothèses visant à interpréter le discours des jeunes pères (celle de l’incorporation de la sphère publique dans le quotidien des jeunes pères, par exemple). Le second niveau d’analyse, celui de la comparaison des entrevues, visait à comparer les contenus des discours des jeunes pères selon les variables indépendantes pertinentes (situation conjugale, occupation, etc.), à vérifier les hypothèses de travail, notamment par la recherche de cas négatifs et à raffiner les catégories créées. On constatera à cet égard peu de différences entre les pères quant à leurs représentations de leur rôle. En revanche, lors des analyses, des différences sont apparues en ce qui a trait aux relations avec la conjointe, notamment sur la question du partage des tâches et de sa justification[5].

Présentation des résultats : une tentative de coder l’intime

Dans ce texte, nous présentons ce que l’on peut appeler une tentative de coder l’intime, posant que l’entrée dans la paternité peut être lue comme une construction d’espaces d’intimité. Nous nous attarderons à deux dimensions de l’intimité mises en lumière par Neuburger (2000), soit l’espace physique et l’espace psychique. Le premier, c’est le lieu où se déploie la paternité au quotidien. On verra qu’il s’agit tout d’abord, pour les pères, de « gérer » leur intimité, celle-ci étant synonyme d’affirmation de leur autonomie par rapport au cercle de parenté. Mais nous montrerons aussi que la paternité comme construction d’un espace physique intime a pour effet indirect une recomposition du cercle de sociabilité, qui peut être soit subie et vécue alors comme un deuil d’une autre vie, celle de la jeunesse, soit encore appréciée, voire recherchée car correspondant mieux à la nouvelle vie, celle de père. La seconde dimension de l’intimité, l’espace psychique, renvoie aux sentiments, aux croyances qui fondent l’être père des jeunes hommes. C’est dans cette dimension que l’intimité se confond avec la proximité affective, avec le relationnel et renvoie donc à la construction du lien à l’enfant. Enfin, en conclusion, nous aborderons la question des rapports entre la sphère privée et la sphère publique que soulève la construction des espaces d’intimité dans la famille. Nous montrerons qu’il tend à s’opérer un amincissement de la frontière entre le privé et le public, dans le sens non pas ici d’une intrusion de l’État dans les familles mais bien, à l’inverse, d’une extension des compétences et des valeurs de la sphère privée à la sphère publique.

La conquête d’un territoire physique intime

Une mise à distance du cercle de parenté

Chez la plupart des jeunes pères interrogés, on note, dès l’annonce de la grossesse, une revendication très forte à l’autonomie paternelle et parentale et, corrélativement, une fermeture du nouveau « foyer », symbole même de l’intimité, à toute intrusion extérieure. Paradoxalement pourtant, les familles d’origine constituent le principal faisceau de soutien pour l’entrée en parentalité, et ce, sous des formes diverses : prêts ou dons monétaires, collecte de matériel pour l’arrivée du bébé, assistance soutenue pour le gardiennage. Au-delà d’une assistance matérielle ou « curative », la famille d’origine représente aussi un pôle déterminant de confirmation sociale. Généralement, à l’annonce de la grossesse, le cercle de parenté vient en effet concéder aux jeunes hommes le potentiel requis pour remplir les fonctions parentales, tout en garantissant soutien et présence devant cette nouvelle expérience. Il parvient ainsi à insuffler chez le futur père la confiance nécessaire pour arborer ce nouveau rôle et les responsabilités qui lui sont afférentes.

Bien que pour la majorité des répondants la décohabitation ait déjà été signée avant la venue du premier enfant (25 des 32 pères rencontrés), l’institution d’une parfaite indépendance à l’égard de la famille d’origine n’apparaît pas comme étant entièrement réalisée. Pour la plupart de ces jeunes pères, vient un temps cependant où doit être établie une frontière entre leur nouvelle entité familiale et leur famille d’origine. L’intimité devient alors un enjeu central de négociation entre ces deux pôles. Plus simplement, c’est l’autonomie de son propre système familial qui est revendiquée. Cette étape peut également représenter le moment d’affirmer par rapport à son premier cercle de socialisation son passage définitif dans la « cour des adultes » :

Concrètement, je me suis mis à travailler plus. J’aurais pu ne pas travailler plus puis dire à mon père : « Aide-moi. » Il me l’a offert, quand je lui ai annoncé que j’allais avoir un enfant, il a dit : « Financièrement je vais t’aider. » On l’a pas fait. Puis Caroline, elle, pense comme moi aussi, on s’est démerdés. Moi je me dis, tu veux l’avoir, ben faut que tu prouves que tu es capable, sinon ils vont toujours dire que ça a été une erreur puis que tu étais ben trop jeune. Tandis que si tu montres tout de suite que tu es capable puis que tu n’as besoin de personne, ils vont dire : « Finalement qu’il ait 19 ans au lieu de 25, ça va bien ».

William, 22 ans, diplôme d’études professionnelles, un enfant de 3 ans

Dans tous les cas, la recherche d’autonomie, et ce, malgré la persistance d’un lien solide de dépendance, est apparue comme une revendication importante. Pour certains pères, un compromis avec la famille d’origine a pu aisément être mis en place et l’aide occasionnelle ou les conseils furent même appréciés. Pour d’autres, la recherche d’autonomie devint synonyme de vives tensions. Qu’importe la forme prise par le support qu’octroie le cercle de parenté, elle n’autorise aucunement une immixtion à l’intérieur de l’horizon décisionnel de ces jeunes pères. On est généralement jaloux de la gestion de la sphère intime. L’aide accordée par leurs parents, si grande soit-elle, ne doit pas permettre non plus une trop grande participation dans l’éducation de leur enfant.

C’est pas sa mère à cet enfant-là c’est sa grand-mère, c’est ma mère à moi. « Arrête de me donner ton opinion sur tout, je ne la veux pas. [...] » Avec ma mère y’a une espèce d’ingérence dans ta vie privée, tu ne peux pas t’en défaire. À un moment donné ça devient tannant, c’est bien beau dire : « Je veux t’aider, je veux te supporter, mais laisse-moi faire mes choix quand même ».

Mathieu, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans

Ma mère c’est du genre qui va s’ingérer dans ta vie, fait que quand elle a su qu’on avait un enfant, ben là, il fallait se marier au plus vite, puis là, elle avait quasiment réservé la salle de mariage. Fait que, c’était comme, oh, relaxe, prend une distance, en tout cas, on l’a comme tassée, on a organisé notre mariage nous-mêmes, et là, on s’est abonnés au sélecteur de message sinon, elle appellerait à tous les jours pour nous dire quoi faire avec le petit !

Justin, 25 ans, baccalauréat, un enfant de 2 ans et un à venir

La convocation, par certains, du discours scientifique (habituellement la psychologie) aura entre autres pour fonction de mettre un frein aux aptitudes parentales des familles d’origine dont la pertinence est, du point de vue éducatif, jugée caduque et dépassée :

On a pas confiance trop à nos parents puis là on s’est dit, on va prendre une éducatrice. « [...] On prend un petit peu conseil de nos parents, mais pas trop parce qu’on trouve qu’ils sont un peu trop en arrière avec les idées, mes parents ils ont 40, 46 ans [...] ».

Étienne, 24 ans, baccalauréat un enfant de 3 ans

En somme, il s’agit de faire connaître ses limites à cet interventionnisme plein des meilleures intentions : le modus vivendi établissant la distance à respecter est alors établi par la nouvelle entité familiale, soucieuse de sa souveraineté, si virtuelle soit-elle. Si cette requête n’obtient pas l’écho escompté, l’attitude de la famille d’origine est sentie comme de l’ingérence et devient totalement illégitime ; le fossé peut alors se creuser davantage, rendant l’accès à l’enfant encore plus protégé. Les notions de liberté et de choix nous sont apparues comme centrales pour la plupart des répondants. Certains préféreront même limiter l’assistance en provenance du réseau familial afin de préserver leurs pouvoirs au sein du système familial balbutiant. La mise en place de l’autonomie passe donc parfois par l’indépendance matérielle...

Une recomposition du cercle de sociabilité

La naissance de l’enfant, si elle implique, de la part des jeunes pères, une mise à distance de la parenté, a comme effet indirect, non voulu, un effacement ou une mise au second plan du mode de vie réservé à Ego. Pour la plupart de ces hommes, le temps réservé à soi avant la naissance de leur enfant était divisé entre la poursuite des études, la détention d’un emploi (souvent à temps partiel), l’expression de la conjugalité et la fréquentation d’un cercle de sociabilité. Pour d’autres, le vécu se déroulait surtout à travers la répétition d’expériences de voyages à travers le globe. Avant la naissance de l’enfant, le profil de la majorité des répondants correspondait donc à ce qu’on a maintenant coutume de considérer comme le déploiement de « la vie de jeunesse ». Tout juste avant l’annonce de la grossesse (qui demeure accidentelle pour 24 des 32 pères interviewés jusqu’à maintenant), leur introduction à une vie d’adulte semblait s’opérer de façon progressive, repoussant, comme chez beaucoup de jeunes, le franchissement définitif de son seuil d’entrée. Toutefois, cette paternité à venir viendra bousculer profondément la forme de ce mouvement : l’engagement massif précédant cette nouvelle condition provoquera un élan vers la vie adulte[6]. Malgré le fait que les répondants se soient présentés et définis comme étant des « jeunes », leur mode de vie s’est passablement détourné des anciennes façons d’être et de vivre qui leur sont propres. Les priorités viennent désormais s’ancrer autour de l’enfant, puis autour de la conjugalité et de la vie professionnelle (ou encore vers la poursuite des études). L’importance que prenait le cercle de sociabilité se trouve dès lors altérée. De façon quasi unanime, le rapport aux amis représente la transformation majeure parmi celles qu’ils ont rencontrées depuis la naissance de leur enfant. Pour certains, l’amitié aura connu un effacement complet de l’horizon existentiel (sinon pour demeurer un élément passé de leur biographie). Elle constitue dès à présent le pôle irréconciliable de la paternité et, corrélativement, son principal regret :

Voir mes amis, ça c’est la très très très bonne question, mes amis j’ai presque plus de contacts. [...] avant moi j’étais vraiment avec mes amis, c’était la gang, la gang de gars qui sortaient ensemble puis là je me suis retiré de ce groupe-là.

Étienne, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans

Pour d’autres, le changement est perçu plutôt à travers une diminution des sorties amicales, une modification du rapport aux amis qui, selon leurs observations, n’aurait pas affecté pour autant la qualité des relations. Ou encore, la paternité constituera l’acte final d’un mouvement d’épuration qui, bien avant, avait été amorcé : l’attention d’Ego se porte alors autour de quelques relations privilégiées, s’aliénant du même coup les strates périphériques du réseau social.

Une autre affaire que j’ai faite dans ma vie, j’ai fait le ménage au point de vue de mes amis. Je me suis rendu compte que j’avais pas choisi mes amis, c’était comme une clique. Puis j’ai arrêté de boire, fait que mes amis qui boivent, c’est des ennemis pour moi. J’ai tassé de type d’amis là pour être avec des gens autour de moi qui ne boivent pas.

Samuel, 25 ans, diplôme d’études secondaires, un enfant de 6 ans, séparé

Mais comment expliquer ce désinvestissement par rapport aux anciennes amitiés ? Durant les entrevues, on accusera parfois l’absence de temps et le manque d’énergie disponible, une situation que les répondants lieront à l’ampleur des responsabilités parentales. Certains parleront aussi d’un manque à gagner au plan des ressources financières disponibles, limitant ainsi les possibilités de sorties entre amis : à lui seul, le coût d’une gardienne n’est-il pas suffisant pour abaisser la nécessité de ces rencontres ? Mais nous avons également pu noter que l’entrée en paternité travaillait et, par le fait même, transformait la perspective existentielle. L’enfant et le couple deviennent le point focal de la vie des jeunes pères, rendant de plus en plus malaisés les rapports entretenus avec les autres :

[...] mais y a aussi que j’ai moins de points en commun avec eux, sont un peu jeunes, là, ils ont peut-être, euh, ben ils ont le même âge que moi, mais on dirait peut-être que je suis plus mature depuis que j’ai mon enfant, sont encore au stade qui sortent tout le temps. [...] Un peu qui fument du pot fait que ils ont pas évolué beaucoup ces amis-là c’est sûr c’est dur de les voir souvent, tu vois que t’as pas les mêmes activités qu’eux.

Max, 23 ans, troisième secondaire, un enfant de 1 an + celui de sa conjointe

Tout a changé dans ma vie, dans le fond. Quand elle est née, je n’avais pas fini mon secondaire 5 puis je sortais tout le temps puis je voyais tout le temps mes amis quand je voulais. Depuis qu’elle est née, j’ai fini mon secondaire, je suis rendu au cégep, puis mes amis je les vois un petit peu moins mais ça me dérange pas. Passer une soirée avec ma fille, j’aime mieux ça que de boire une bière. Tout ça, genre côté amis, école, ça ma réveillé. Moi je trouve que je suis plus mature que ce que j’étais il y a une couple de mois.

Francis, 21 ans, diplôme d’études secondaires, un enfant de 1 an

Seuls quelques pères rencontrés disposent à l’intérieur de leur réseau social d’hommes du même âge se trouvant dans la même condition parentale ; pour les autres, la solitude de leur situation singulière travestira plus d’une fois leur discours. En amitié, il semble leur manquer la confirmation de leur expérience paternelle. La paternité apparaît ainsi comme une individualisation de la trajectoire à l’égard du groupe de pairs, provoquant du même souffle un détachement par rapport à celui-ci. Cependant, il ne semble pas exister de règle permettant d’affirmer qu’au déplacement des priorités vers l’univers familial corresponde automatiquement un éloignement des anciennes amitiés. Certains des pères sont parvenus à préserver des liens solides avec le cercle de sociabilité. Des allers-retours entre la vie de jeunesse et la vie parentale représentent l’une des solutions permettant la poursuite des rapports amicaux :

Le vendredi, je le garde pour moi, pour relaxer, me changer les idées, profiter, voir mes amis parce que toute la semaine je les vois pas, je me renferme, comme. Je me couche de bonne heure parce qu’il faut que je me lève de bonne heure. Le vendredi, je le consacre vraiment à mes amis.

Simon, secondaire 4, 19 ans, un enfant d’un peu plus de 1 an

Comme ça, y a pas d’imprévu parce que sinon moi des fois j’arrivais à l’imprévu un samedi euh à 6 heures, mes chums appelaient puis je décidais que je sortais et [ma conjointe] aimait pas ben, ben ça han, fa que là c’est le vendredi que c’est ça, a sait que je peux m’en aller n’importe quand.

Marco, troisième secondaire, 23 ans, un enfant de 3 ans dont il n’est pas le père

Mais pour plusieurs, l’idée de perpétuer la vie de jeunesse par-delà leur paternité engendre un profond sentiment de culpabilité : elle est considérée comme une démonstration d’égoïsme à l’égard de l’enfant. Lors de nos analyses, en effet, c’est parfois en termes d’« appel » que nous avons décrit le rapport que ces hommes entretenaient avec leur enfant : l’aspiration paternelle, mobilisant l’essentiel de leur être, remettait en question la simple idée de s’accorder du temps pour soi. Le conflit interne de certains semble s’apaiser si, durant ces moments (nous parlons ici de sorties dans les bars, soupers chez des amis, cinéma, etc.), l’enfant trouve également l’occasion de s’amuser (par exemple se faire garder chez un ami).

Comme autre forme d’aménagement, on tentera d’inscrire la « sociabilité externe » à l’intérieur du cercle familial. L’attraction des activités entre amis à l’intérieur du foyer transforme corrélativement les formes d’expression qu’elles purent prendre dans le passé. On fait des soupers, on joue au Monopoly, etc. De notre point de vue, il est intéressant de constater que l’attrait de la sphère privée participe chez plusieurs hommes à la réévaluation des désirs de sortie. Une fois le deuil de la vie de jeunesse réalisé, on semble développer un réel attachement pour une vie plus casanière et plus tranquille « en famille », « à la maison » :

On dirait que j’ai redécouvert que j’avais une maison. Avant, chez nous c’était une place pour dormir ou être avec ma blonde. Aujourd’hui, c’est plus une maison, puis j’ai comme pris plus le temps de m’y attarder, il y a comme, on dirait que quand tu as un enfant, ta bulle elle s’agrandit un peu [...] il y a une communion qui se fait. [...] Alors, je sors quand ça en vaut la peine. L’affaire, c’est que je sors moins mais pour faire autre chose. J’ai autant de fun moi à prendre une bière que jouer avec ma fille. Je suis chanceux, j’aime ça. Il paraît qu’il y a des gens pour qui ça les force. Mais pas moi.

Richard, 24 ans, diplôme d’études collégiales, un enfant de 2 ans

Au lieu d’avoir une vie sociale dans des lieux publics, on a une vie sociale dans un milieu privé, on va chez du monde. [...] Je ne peux pas suivre [mes amis] tout le temps puis tu développes à un moment donné un attachement assez grand envers ta vie familiale.

Mathieu, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans

On fait plus d’affaires chez nous. On ne sort plus vraiment dans les bars. On invite beaucoup de monde chez nous. C’est plus là que ça se passe, on reçoit beaucoup. [...] Avec un enfant, tu changes d’activités, tu vas faire quelque chose que tu peux faire avec ton bébé. C’est plus pépère, c’est sûr à un certain point de vue.

Adam, 25 ans, baccalauréat, un enfant de 10 mois

L’amitié peut donc être reconduite autrement dans la mesure où elle accepte de s’harmoniser avec l’univers de l’intime, une condition qui ne trouve pas toujours la résonance espérée. Il semble qu’à plusieurs reprises, les amis ne soient pas apparus entièrement à l’aise à l’intérieur du milieu intimiste. En effet, certains répondants décriront, non sans chagrin, les réticences ressenties dans l’attitude de quelques amis, et ce vis-à-vis de leur introduction dans leur vie familiale : comme quoi l’intimisme peut aussi être une source d’isolement.

Un territoire psychique marqué par l’affirmation du caractère émotionnel de la paternité et de la famille

Si la paternité amène les jeunes hommes à poser des limites à leur parenté quant à l’accès à leur nouveau « foyer » et à recomposer leur réseau de sociabilité, elle implique aussi la construction d’un espace psychique au sens où elle demande une redéfinition de soi, comme père et non plus seulement comme jeune. Autrement dit, devenir père a été, pour les jeunes rencontrés, une expérience de construction identitaire. Comme le résume l’un d’entre eux :

Ça change ta vie bout pour bout. Tu te reconnais plus quasiment. Pas juste des changements... ça change profondément, ça te change toi pis en relation avec toi-même. Toute ta perception de la vie, toute l’importance de la vie vient de changer. La vie a tellement plus d’importance maintenant, c’est devenu tellement primordial que je reste en vie, c’est la chose la plus importante que je reste en vie pis en santé, ça devient super important parce que je veux la voir grandir, je veux être là demain, je veux être là après-demain, je veux pas mourir, je ne veux pas avoir un accident. Fait que là tout découle, tu te mets à conduire moins vite, tu te mets à être ben plus prudent, de penser à t’acheter un casque de vélo. Tu te dis, tabarouette, ça m’a transformé d’avoir un enfant.

Joël 25 ans, enfant de 7 mois, dec non terminé

La paternité amène donc une prise de conscience de soi comme étant un autrui significatif pour quelqu’un de fragile, l’émergence, pourrait-on dire, d’une conscience de l’altérité au sens où « ... there is an interplay between self and other and that you are going to have to take responsibility for both of them. I keep using that word responsibility ; it’s just sort of a consciousness of your influence over what’s going on » (Gilligan, 1993, p. 139).

C’est ce qu’exprime bien un père quand il dit : « J’ai réalisé que tout d’un coup, tu comptes officiellement pour quelqu’un, ou plutôt, non, pas que tu comptes pour quelqu’un, mais qu’il y a quelqu’un qui dépend de toi » (Richard, 24 ans, un enfant de 1 an, dec). Mais surtout, la paternité c’est, pour tous les répondants, une expérience au quotidien avec l’enfant, expérience qui est avant tout d’ordre relationnel, à forte dimension affective, comme on va le voir maintenant.

Le besoin d’être présent, d’avoir du temps avec l’enfant

Ce qui est frappant tout d’abord, chez tous les répondants, c’est la forte prégnance de la dimension affective dans la définition de ce qu’est être père, et ce, dès le début de la grossesse, à son fondement même : « Tu n’as pas un enfant en pensant à tes finances. Tu as un enfant en pensant à quelque chose, tu as un enfant par émotion » (Mathieu, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans).

Par la suite, ce qui est mis de l’avant comme étant essentiel à la définition de l’être père par tous les répondants, c’est l’importance, voire la nécessité, et même chez certains, le besoin pour eux d’être « présents », c’est-à-dire, en premier lieu, d’être « là pour l’enfant », au quotidien :

Un père, à mon avis, c’est quelqu’un avec qui tu peux partager des affaires. C’est quelqu’un qui est présent, qui vit avec l’enfant, qui est là pour l’épauler, qui joue beaucoup avec. Un jeu vidéo, ça n’achète pas la présence d’un père, c’est ça que je pense. Un père, c’est quelqu’un qui travaille, mais qui est là aussi pour son enfant, pour le voir, pour l’écouter, s’il a besoin de parler, pour ses petits problèmes.

Alexis, 19 ans, un enfant de 8 mois, quatrième secondaire

Être père, ça demande énormément d’amour et d’attention. Concrètement, c’est tout le temps être là, tout le temps avoir l’attention, pis du contact. Si tu ne le vois pas de la semaine, je ne crois pas à ça. Je pense qu’il faut que ton enfant apprenne à te connaître autant que toi t’apprends à la connaître, puis ça, ben ça se fait à tous les jours, pis ça se fait au quotidien, puis tout le temps rester disponible, garder une certaine présence tout le temps.

Charles, 19 ans, un enfant de 1 an, des

Cependant, si ce désir d’être présent semble faire l’unanimité chez nos répondants, il tend à se concrétiser distinctement au quotidien. Pour certains, la présence auprès de l’enfant se limite aux frontières de la fin de semaine, et ce, en raison de l’emploi du temps chargé. On mise alors davantage sur la qualité de la relation. Pour d’autres, cet impératif aura participé à la réorganisation de leur univers professionnel. Par exemple, la paternité vient remettre en question des plans de carrière à l’étranger, ou encore, amène à réorganiser un horaire de travail en le condensant en deux jours, permettant ainsi de participer tout aussi activement à la vie familiale.

Les six premiers mois, je m’en suis pas occupé beaucoup, je veux dire je m’en occupais le soir, je travaillais comme soixante-dix heures par semaine, j’étais dans la construction. C’est difficile, donc j’ai arrêté puis j’ai fait un cours d’agent d’immeuble. C’est payant, puis c’est valorisant comme travail puis les horaires sont flexibles. Justement, pour aller chez le médecin l’après-midi, ben ça je peux y aller, je peux toujours me libérer. Il y a personne de plus disponible que moi, tu comprends-tu ?

William, 22 ans, un enfant de 3 ans, dep

D’autres devancent tous les jours d’une heure le lever du matin afin de jouer avec l’enfant. À ce sujet, le jeu nous est apparu comme l’un des artifices majeurs par lequel est médiatisée la relation père-enfant, ce qui tend à confirmer les observations de De Singly (1993) entrevoyant dans le « père-cheval[7] », un père qui se met au niveau de l’enfant pour jouer avec lui, le nouveau modèle de la paternité contemporaine.

Pour tous, le temps passé avec l’enfant est non seulement nécessaire, il est plein en soi, c’est-à-dire que la signification qui s’y meut se renforce de part et d’autre, autant pour le père que pour l’enfant :

On va faire des affaires, on ne fera pas juste des affaires qui vont l’intéresser elle, mais je vais essayer de lui faire passer la plus belle journée du monde pis déjà je pense que de passer la journée avec moi c’est déjà quelque chose de super, pis pour moi de passer la journée avec elle c’est génial.

Mathieu, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans

Tu peux passer une après-midi entière juste à être assis puis à regarder les gars jouer, puis ça se décrit pas, là, t’es juste content qu’ils soient là.

Frédéric, 23 ans, baccalauréat, deux enfants de 1 an et 3 ans

Il s’agit donc d’un mouvement dialectique par lequel se construit une relation se voulant équilibrée, c’est-à-dire permettant de répondre aux intérêts tant de l’enfant que du père. Intérêt désintéressé de toute rétroaction, il vise seulement l’essence, soit la reproduction, la prolongation de l’amour entre le père et son enfant. Peut-être le don serait-il le terme le plus approprié pour décrire ce rapport strictement émotionnel, étant dénué de toute obligation de redevance. Chacun se réalise ainsi personnellement à travers le souci de réalisation de l’autre. Peut-être est-ce là une des caractéristiques fondamentales de l’intimité, soit la pertinence réciproque et fusionnelle des attentes de chacun des membres de la famille, et corrélativement leur renvoi.

L’importance des moments de tendresse

La présence à l’enfant s’exprime également autour de moments de tendresse, sans appel d’autres médiums. Ces moments visent entre autres à démontrer par « voie infralinguistique » l’amour ressenti pour l’autre. Le discours de plusieurs répondants nous pousse à croire qu’existerait un mouvement d’approfondissement de l’intimité intra-familiale englobant aussi le lien père-enfant. Les passages suivants illustrent assez bien la grande proximité relationnelle travestissant parfois ce liant :

« [...] on fait la lecture ensemble de livres, on joue dans le parc beaucoup plus, vraiment c’est un moment privilégié, tu te dis [que] tu peux être avec tes amis, mais là t’es avec ta fille pis c’est en fait vers ce moment-là, vers l’âge de un an que moi j’ai tombé en amour avec ma fille.[...] Parce que je lui aussi donné de l’amour pis là je le reçois maintenant [...] t’as l’impression que le temps ralentit un peu comme lorsque t’es avec ta femme pis tu t’amuses, le temps ralentit, c’est cette perception là qu’on a les humains [...] ».

Étienne, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans

En un mot, je pourrai dire que c’est magnifique. J’aime vraiment la relation avec ma fille. Ça me rend heureux, c’est comme si ça a mal été à la job, elle me remonte le moral, elle m’apporte un peu de bonheur. Puis j’aime aller au parc, je fais beaucoup de jeux avec, j’essaye d’en profiter le plus possible.

Simon, 19 ans, un enfant de 1 an, quatrième secondaire

De ces extraits, on est premièrement à même de déceler l’application d’expressions qui, généralement, sont le propre de la sémantique amoureuse : un authentique état passionnel est ainsi plaqué à la réminiscence de cette scène intimiste, confirmant bien le climat émotionnel qu’abrite la famille contemporaine. En outre, on peut remarquer l’accent mis sur la description de l’état sensitif caractérisant ce moment de tendresse. Avec ce temps qui ralentit, il semble s’agir d’une dissension d’avec le temps standard dont parlait Schütz (1987). Plus exactement, il semble être question d’une parenthèse posée à l’existence. Se trouve alors suspendue (pour Ego) « [...] la structure temporelle universelle du monde intersubjectif de la vie quotidienne » (Schütz, 1987, p. 120). Est alors exclu tout « projet-d’un-monde », sinon celui de l’immédiateté du vécu avec l’enfant. Toute anticipation comme toute occasion de restauration sont rendues non pertinentes : l’intérêt d’Ego est entièrement et exclusivement dirigé autour de l’enfant, vers la contiguïté émotionnelle caractérisant l’ici-et-maintenant construit ensemble. Le « monde à portée » est pour ainsi dire réduit au lien à l’enfant ; la charge d’attention est maintenue à cette « province limitée de signification » (Schütz, 1987, p. 128). La sensibilité d’Ego est altérée sous l’expérience du choc que constitue le passage vers cette province intime qui, rappelons-le, dispose pour lui d’un « accent de réalité spécifique ». Bien qu’éphémère, l’élaboration de ce monde réciproque semble constituer (pour un moment évidemment provisoire) le lot entier de l’investissement paternel : il devient pour le père la couche de pertinence dominante. Voilà probablement la raison pour laquelle la perception temporelle se trouve momentanément modifiée. Y aurait-il un lien entre cette concentration des perspectives et spatiale et temporelle, la décroissance de la tension consciente à l’égard de la réalité dominante, et le sentiment de plénitude du moi : comme si l’intensification du lien père-enfant et, corrélativement, l’affirmation de la clôture face au « monde du travail » donnaient l’impression de saisir l’essence du moi, voire peut-être celle de la vie ? La notion d’épochè réutilisée par Schütz (1987, p. 127) apparaît très intéressante pour corroborer cette idée. L’auteur introduit celle-ci comme suit :

[...] l’homme dans l’attitude naturelle utilise également une épochè spécifique, [...]. Il ne suspend pas sa croyance au monde extérieur et à ses objets, mais au contraire, il suspend tout doute quant à son existence. Ce qu’il met entre parenthèses est le doute que le monde et ses objets puisse être autre qu’il ne lui apparaît. Nous proposons d’appeler cette épochè l’épochè de l’attitude naturelle.

La jonction entre l’« épochè de l’attitude naturelle » et la vision selon laquelle à l’intimisation du rapport père-enfant correspond une certitude ontologique doit être comprise de la sorte : l’authenticité et la sincérité de l’amour ressenti ne peuvent être réfutées. À ce moment précis, l’amour éprouvé par le père pour sa fille (et vice-versa) ne peut être que vérité, et ne saurait être autrement, donnant du même coup un semblant de nature à ce lien.

À cet égard, pour ces pères, il s’agit non seulement de ressentir cet amour, qui est un peu le coeur de la relation, mais aussi de le démontrer en étant présents et en jouant avec l’enfant. Cette façon de faire les laisse espérer qu’elle constitue la garantie d’un rapprochement père-enfant. De plus, comme en amour, le climat émotionnel propre à la famille contemporaine exige non seulement de dire à l’être aimé (l’enfant dans ce cas-ci) les sentiments éprouvés, mais requiert en plus que ceux-ci soient actés. La relation avec l’enfant, sans se rendre évidemment jusqu’aux limites de la relation conjugale (car il s’agirait là d’inceste), doit néanmoins se bâtir autour de caresses et de cajoleries. Celles-ci représentent à nos yeux le versant physique du climat émotionnel de la famille contemporaine :

Quand elle, elle a le goût d’écouter la télé ce n’est pas parce qu’elle a le goût d’écouter la télé que je vais faire du ménage pendant ce temps-là, je peux aller m’écraser avec, m’asseoir avec, pourquoi pas ? L’émission est plate ce n’est pas grave, je me ferme les yeux, elle s’accote sur moi, je relaxe puis je suis avec.

Mathieu, 24 ans, baccalauréat, un enfant de trois ans

Le lien intime s’institue donc également à partir d’une notion purement physique s’articulant à travers cet espace partagé. La connexion avec l’enfant repose en partie sur l’affect ressenti et dit, tout en se construisant à partir d’un rapport corporel avec l’enfant.

L’abaissement de l’autorité

Autre indice de la présence d’un climat émotionnel : l’abaissement de l’autorité. Même si les pères apparaissent comme ceux qui, à l’intérieur du couple parental, semblent appliquer davantage l’autorité[8], ce serait cependant, selon l’aveu général, par dépit. Soit qu’ils se jugent trop impulsifs, pas assez outillés pour intervenir lors des crises de l’enfant (impatients, nous ont dit plusieurs), ou qu’ils le font parce qu’ils considèrent leur conjointe trop permissive. Néanmoins, quelle qu’en soit la cause, cette attitude ne concorde aucunement avec leur idéal paternel. Au demeurant, la discipline pure et dure n’apparaît pas non plus être constitutive de leur pratique paternelle : elle semble plutôt être convoquée de façon occasionnelle et doit être au minimum légitime et justifiable. Une communication plus tempérée apparaît comme le palliatif qu’ils tendent à appliquer au quotidien. Certains en effet ont exprimé le souhait de se départir de façons de faire qu’ils diront avoir acquises dans leur premier cercle de socialisation, soit leur famille d’origine. Plus spécifiquement, leur propre père sera parfois considéré comme un contre-modèle, et ce, non pas pour l’ensemble de leur pratique paternelle, mais plutôt au plan de la gestion de l’autorité. Cette observation tend à confirmer la vision d’Erikson en ce qui a trait au processus de construction identitaire que l’on peut, à la suite de Badinter (1992, p. 56), résumer ainsi : « [...] l’acquisition d’une identité (sociale ou psychologique) est un processus extrêmement complexe qui comporte une relation positive d’inclusion et négative d’exclusion. On se définit par des ressemblances avec certains et des différences avec d’autres. »

La distanciation à l’égard d’un rapport inégalitaire face à leur enfant est également motivée par le droit à l’autonomie, au choix et à la liberté qu’ils concèdent pour la plupart à ce dernier. Ces privilèges ont toutefois leurs limites : il n’est pas apparu lors des entrevues qu’il y ait abdication des pères devant la pratique de l’autorité ou que celle-ci se soit dissoute sous le poids des droits attribués à l’enfance. Son abaissement ne signifie en rien son effacement complet. Au contraire, la phobie de l’« enfant-roi », exprimée par plusieurs d’entre eux, viendra parfois motiver leur intervention au plan disciplinaire. Il s’agit cependant d’user de ce pouvoir de façon dosée tout en favorisant au préalable l’usage de la parole entre les parties en litige. Une relation basée sur la communication vient également conforter un espoir que plusieurs ont exprimé, soit de préserver à long terme la proximité émotionnelle avec l’enfant. Comme quoi la présence est non seulement élaborée pragmatiquement, mais elle se construit également à travers une attention continue et un regard porté sur l’avenir. Un élément les favoriserait davantage que les autres pères par contre : leur jeune paternité leur permettra d’avoir l’énergie disponible pour entretenir longtemps la relation avec leurs enfants, quand ceux-ci seront eux-mêmes parvenus à l’âge adulte.

Autrement dit, le père doit être un informateur auprès de l’enfant. Il ne s’agit pas d’interdire, mais d’expliquer le plus honnêtement possible les différentes avenues existentielles. Instaurer un climat de confiance. Une fois de plus, ne percevons-nous pas le mouvement de nivellement (non pas complet) de l’autorité à l’intérieur de la famille. Le père se verrait-il tel un phare pour l’enfant : indiquant les chemins possibles, sans pour autant lui tracer la voie ? Conscient de l’indépendance qu’il va acquérir petit à petit, il peut s’agir là pour Ego d’instaurer une attitude qui, à long terme, rendra néanmoins possible sa présence auprès de l’enfant. Plus simplement, peut-être les diverses facettes de l’être père (présent, informateur, cajoleur) ont-elles pour fonction d’instituer et de préserver à l’intérieur du système familial un climat typiquement contemporain, soit la famille émotionnelle. Si telle est leur fonction, elle n’est pas l’unique. Ces qualités à développer chez l’enfant (confiance, autonomie, capacité de choisir) ou encore pour soi (initiateur, confident, référent, supporteur, informateur) concordent parfaitement avec le monde contemporain où l’auto-référence devient de plus en plus la « norme », où l’individualisation des trajectoires à la fois personnelles, familiales et professionnelles paraît dès lors être un allant-de-soi culturel : l’une des charges incombant désormais à la famille paraît être de constituer un individu assez solide, qui puisse affronter de lui-même ce monde en complexification toujours croissante.

En guise de conclusion : les débordements de l’intimité[9]

Véritable dévot de sa fonction, le père confère des intentions vraisemblablement totalisantes envers l’enfant.

Pour moi, c’est les parents qui sont chargés de l’éducation d’un enfant. Moi j’ai l’intention d’avoir une relation avec mon enfant, je ne veux pas le laisser élever par d’autres. Le rôle d’un parent, c’est de doter l’enfant, pas de lui imposer, mais de lui inculquer une certaine valeur, pis de cultiver son imagination.

Richard, 24 ans, un enfant de 2 ans, dec

Son discours communique une certaine prétention au monopole parental à l’égard des moindres ramifications du processus de socialisation. Cette attitude paraît d’autant plus étonnante si l’on se réfère à l’annonce qui, déjà, était prononcée par Weber (1995, p. 110) au début du siècle dernier :

En outre, ce n’est plus de sa maison, c’est de l’extérieur que, de plus en plus, l’individu reçoit toute sa formation qui lui est nécessaire pour la vie, y compris pour sa vie tout à fait personnelle, et cela par des moyens qui ne lui sont pas fournis par sa maison, mais par des « entreprises » de toute sorte : école, librairie, théâtre, salle de concert, associations, assemblées.

On est à même de mesurer l’étendue occupée par la sphère privée des rapports sociaux lorsque l’on envisage ses intrusions (possibles ou effectives) à l’intérieur de l’espace public. L’espace public selon Sennett (1979) exigeait au tout début de l’âge moderne un double mouvement de distanciation : distance à soi d’abord qui permettait ensuite une distance envers les autres. Cela constituait la règle de base de la civilité. La sphère privée, quant à elle, symbolisait l’espace de l’intimité, le seul lieu d’un possible relâchement. Était alors tracée une distinction claire et obligée entre théâtralité et intimité. Par opposition, animé d’une peur des rapports interpersonnels empreints de froideur et limités par la civilité, l’homme contemporain se trouverait maintenant en quête permanente de liens de proximité d’où émaneraient chaleur et sécurité. Alors que l’ancienne distanciation de l’homme par rapport à son rôle lui permettait de jouer, le décloisonnement entre le moi et les autres fait de chaque interaction un moment où la personnalité entre en scène. Le moi comme étalon de mesure face à un monde pourtant communément partagé apparaît donc comme une idée absolument nouvelle, liée à la psychologisation de l’existence. Nous ne voudrions pas ici mettre en accusation notre répondant pour l’adoption de certains comportements et attitudes propres à ce bouleversement macro-social observé par Sennett. Nous tenterons uniquement de démontrer comment, à sa façon, la rationalisation sous-jacente à son discours signale l’amincissement de la frontière entre le privé et le public, et plus précisément comment la première sphère tend à vouloir surplomber la deuxième. La volonté de choisir la garderie et l’école selon des critères internes à la vision familiale porte en elle, selon notre avis, la logique précédemment présentée. Il doit y avoir correspondance et prolongement des intentions du processus de socialisation intrafamilial à l’extérieur de son cercle d’influence :

[...] parce que ma conjointe passe du temps avec à la garderie avant de la ramener, c’est quelque chose qu’on trouve important aussi là, que [notre enfant] ne considère pas la garderie juste comme étant un endroit où on la dump là, [mais] comme étant un endroit qui fait partie de notre quotidien à nous autres aussi et du sien.

Mathieu, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans

La garderie et l’école ne sont-elles pas appréhendées dans ce cas-ci comme une extension du cercle familial ? Leur philosophie ne doit-elle pas concorder avec celle du système familial ? Peut-être est-ce justement lorsqu’une institution (père ou famille) se trouve en profonde transformation qu’elle se saisit d’autant plus solidement de ses anciennes fonctions (l’éducation dans ce cas-ci).

On retrouve donc une forme d’appropriation, par les parents, de ce milieu qui se situe hors des limites du foyer familial, et ce, pour le bien-être de l’enfant. Cette sphère publique est incorporée à leur quotidien. Il constitue l’extension face à laquelle l’autorité parentale a droit de regard, et même droit de cité. D’autres éléments semblent confirmer ce constat. On peut par exemple se rapporter à la revendication, ou plutôt au décret, à l’autonomie d’Ego à l’égard de l’éducation prodiguée à l’enfant.

Pour terminer, nous aimerions faire nôtres les propos suivants de Roussel, qui s’inscrivent dans la suite logique des travaux de Riesman : « Plus la société deviendra anonyme, plus l’individu cherchera dans la relation affective la reconnaissance de son identité et la résolution de ses insatisfactions ; plus il refusera aussi dans sa vie privée toute norme étrangère à la subjectivité » (Roussel, 1975, p. 375).

Et ce, pouvons-nous ajouter, même si la vie privée se déroule dans l’espace public. La vivacité de cette affirmation laisse transparaître de façon patente l’actuel déversement des subjectivités :

Mais les jugements que les autres portent, peuvent porter des fois, ils sont choquants, tannants là, c’est comme ton enfant se met à crier dans une épicerie, tout le monde le regarde. Bien oui, mon enfant crie, mon enfant crie, je peux lui dire d’arrêter de crier mais s’il est choqué, il est choqué noir pis qu’il n’y a rien à faire, il pleure, il pleure, il pleure pis qu’il n’y a rien à faire, je le laisse pleurer mon enfant, juge-moi autant que tu veux me juger, c’est comme ça que j’ai le goût d’élever mon enfant [...].

Mathieu, 24 ans, baccalauréat, un enfant de 3 ans

Les façons de faire avec l’enfant ne doivent pas différer lorsqu’on se trouve dans un milieu impersonnel. S’opère un aplanissement de l’ancienne distinction public/privé et c’est en ce sens que nous pouvons parler de « société intimiste ». L’intimité et ses multiples facettes (amour, réconfort, chaleur, stabilité, quiétude, etc.), si telle n’est pas son intention, peut néanmoins participer à la dissolution de certains acquis de la modernité.