Corps de l’article

La sociologie des pratiques culturelles est dominée en France, depuis le milieu des années 1970, par le modèle de l’homologie structurale de l’espace des positions sociales et de l’espace des styles de vie théorisé par Pierre Bourdieu. Ce modèle doit, en France, une grande partie de son succès à la validation empirique que lui ont apportée les enquêtes successives sur les pratiques culturelles des Français[1]. À trente ans d’intervalle entre la première enquête de 1973 et la dernière enquête de 1997, les pratiques culturelles n’ont en effet, semble-t-il, rien perdu de leur pouvoir de classement, et les mêmes tendances sont observées avec constance dans d’autres sociétés européennes (Ganzeboom, 1989) ainsi qu’en Amérique du Nord (Di Maggio et Useem, 1978 ; Robinson, 1993). Globalement, la consommation des biens et services culturels continue de refléter les caractéristiques de la stratification sociale, et le bilan de la démocratisation de la culture apparaît assez limité (Donnat, 1999).

La sociologie du goût demeure quant à elle fortement imprégnée du concept de légitimité culturelle qui, formulé abruptement, constitue l’aspect du modèle défendu par l’auteur de La distinction qui colle au plus près à la définition marxiste des classes sociales : le goût dominant est le goût des classes dominantes. Autrement dit, les goûts et les pratiques culturelles des classes populaires sont dominés par la conscience de leur illégitimité et sont définis en creux par une rhétorique de l’écart à la norme de la culture dominante qui a fortement marqué, en France, la définition du cadre des politiques publiques de la culture basé sur un objectif de démocratisation conçu comme une volonté de popularisation des chefs-d’oeuvre de l’art savant, historiquement incarnée par la double figure tutélaire de Jean Vilar et d’André Malraux, et dont l’aporie n’est nulle part aussi bien résumée que dans l’oxymore de « l’élitisme pour tous » de Maïakovski.

Pourtant, cette conception de la stratification sociale des styles de vie se heurte à quelques évidences empiriques qui imposent en premier lieu de rompre avec cette vision d’une culture dominante unifiée par la vénération des oeuvres de la culture savante. Il semble en effet aujourd’hui que le style de vie des classes supérieures se caractérise moins par la légitimité culturelle des préférences et des habitudes que par l’éclectisme des goûts et des pratiques. Inversement, l’éclatement du champ de la production culturelle renforce l’autonomie des pratiques populaires, qui ne sont plus nécessairement vécues sur le mode de l’indignité culturelle. Les enjeux sociaux et politiques de cette double transformation, qui suggère un abaissement des frontières symboliques entre les groupes sociaux et un affaiblissement du poids de la légitimité culturelle dans l’orientation des pratiques individuelles, se doublent d’une question de portée théorique : le modèle de la distinction correspond-il à un moment de l’histoire contemporaine des sociétés occidentales — et singulièrement, de la société française — ou conserve-t-il, par-delà les transformations observées, une portée universelle ? Nous tentons, dans cet article, d’apporter des éléments de réponse à cette question, principalement, mais non exclusivement, à partir des enseignements qui peuvent être tirés des évolutions observées en France au cours des vingt dernières années.

Le modèle de la distinction revisité

Les préférences esthétiques et les pratiques culturelles comptent, dans les sociétés occidentales contemporaines, parmi les attributs symboliques qui supplantent progressivement la propriété et la consommation ostentatoire des biens matériels dans les rituels d’identification réciproque de la vie sociale (Veblen, 1970 [1899] ; Douglas et Isherwood, 1979), à mesure que le rôle du capital culturel vient concurrencer celui du capital économique dans l’établissement des échelles de statut (Di Maggio, 1987). La sociologie de Pierre Bourdieu donne à l’association entre l’orientation des préférences et des pratiques et les variables de statut et d’origine sociale la dimension d’une théorie des cultures de classe implicitement fondée sur une hypothèse fonctionnaliste de légitimité culturelle, qui est cependant perturbée par les développements récents de la recherche empirique sur les styles de vie.

Héritage et légitimité culturelle

Le modèle théorique exposé dans La distinction (Bourdieu, 1979) revêt une double dimension. Dans sa première dimension, il soutient l’idée que les goûts et les pratiques culturelles, et, plus largement, l’ensemble des éléments caractéristiques du style de vie de l’acteur, sont le produit de son habitus, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositions, des schèmes de perception et d’action incorporés au cours de la socialisation primaire et qui reflètent les caractéristiques sociales de son environnement d’origine (Bourdieu, 1980). De ce point de vue, le concept d’habitus renouvelle très profondément la théorie des classes sociales, qui ne se définissent plus seulement par la position occupée dans les rapports de production, mais par le partage et la transmission d’un certain nombre de traits culturels qui conditionnent les comportements individuels et contribuent à l’édification de frontières symboliques entre les groupes sociaux en renforçant leur cohésion interne. Dans la mesure où il repose en grande partie sur des mécanismes d’imprégnation informels et inconscients, analogues aux processus à l’oeuvre dans l’acquisition du langage (Bernstein, 1975), l’effet de l’habitus ne relève pas à proprement parler d’un processus d’apprentissage. Il s’appuie sur la transmission d’une forme spécifique de capital — le capital culturel —, beaucoup plus que sur son accumulation. De ce point de vue, la sociologie de l’habitus n’est pas un avatar de la théorie du capital humain (Becker, 1983), et l’éducation ne saurait remplir a posteriori une fonction véritablement analogue à celle de l’accumulation du capital économique, dans la mesure où la distribution des chances de succès scolaire dépend beaucoup plus exclusivement de l’héritage que la formation des patrimoines financiers. En ce sens, comme le souligne Michèle Lamont (Lamont, 1995 [1992]), la reproduction intergénérationnelle des classes sociales est assurée de manière beaucoup plus efficace par la transmission du capital culturel que par celle du capital économique.

Les lois de la distinction diffèrent également de celles de l’ostentation (Veblen, 1970 [1899]). Chez Veblen, la dépense ostentatoire est une ressource que l’acteur manipule dans le but d’afficher son rang, et l’appartenance à la classe des loisirs s’appuie essentiellement sur la détention d’un capital économique. Dans le modèle de Bourdieu, l’individu est socialement classé par l’orientation de ses pratiques, qui manifestent les caractéristiques de son habitus, et par là même, de son statut social, mais il n’est pas à proprement parler l’acteur de cette manifestation. Autrement dit, alors que la classe de loisirs n’est pas inaccessible aux « parvenus » (et aux philistins), la transmission du capital culturel crée, dès la prime enfance, selon Bourdieu, des écarts de dotation d’autant plus difficiles à compenser qu’ils sont moins immédiatement visibles et elle dote ainsi les groupes sociaux de frontières symboliques beaucoup plus hermétiques.

La seconde dimension du modèle de la distinction renvoie au concept de légitimité culturelle. L’espace des positions occupées dans la structure sociale et l’espace des préférences esthétiques sont, selon cette approche, liés l’un à l’autre par un principe d’homologie structurale : l’identité sociale du sujet de goût tient au moins autant à l’adhésion positive aux préférences de son milieu, pour laquelle il est en quelque sorte programmé par ses dispositions, qu’au dégoût exprimé pour les préférences attribuées aux autres groupes sociaux, auquel il est structurellement conditionné par sa position dans l’espace social des goûts (Bourdieu, 1979, p. 64-65). Le goût des dominants se définit ainsi notamment, en matière culturelle, par l’attrait pour les arts savants et par le rejet des arts populaires et de la culture de masse. Ce principe d’homologie structurale exige une vision unifiée et hiérarchisée de l’espace des styles de vie qui, dans la sociologie de Bourdieu, est au coeur de la théorie des champs, et qui est au principe même du concept de légitimité culturelle. Selon ce principe, en effet, le style de vie des élites, par les comportements d’imitation qu’il suscite au sein des autres catégories sociales, favorise l’intégration culturelle de la société dans son ensemble, et cette vision fonctionnaliste de la distribution sociale des goûts se fonde sur l’idée d’une intériorisation, à tous les niveaux de la structure sociale, de la hiérarchie des préférences culturelles. En ce sens, le modèle de la distinction est indissociable de la théorie de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970) : les systèmes de goût et les pratiques culturelles participent fondamentalement à la reproduction des rapports de domination par l’imposition d’une arbitraire culturel, qui correspond à la culture des classes dominantes.

Pour autant, s’appuyant sur un raisonnement en fonction du champ et non de l’échelle, le modèle de la distinction décrit un espace qui n’est pas strictement hiérarchisé par l’opposition du haut et du bas. Il octroie tout d’abord une place importante à la stratification temporelle des goûts et des pratiques, qui se manifeste en particulier, dans l’espace de la production comme dans celui de la consommation culturelle, à travers les cycles d’innovation et la succession des avant-gardes. Les productions culturelles sont soumises, comme l’ensemble des produits, à un phénomène de cycle de vie qui s’agrémente de mouvements inverses de banalisation et de réhabilitation culturelle déplaçant périodiquement la frontière qui sépare le domaine de la culture savante de celui de la culture populaire. Cette dynamique temporelle entre de ce fait en composition avec une série de clivages générationnels. Certains domaines culturels qui relèvent de la culture populaire d’une génération peuvent ainsi s’incorporer à la culture savante des générations suivantes. Les exemples abondent de mouvements de ce type. Une grande partie du répertoire de l’opéra italien, qui relève aujourd’hui clairement du domaine de la musique savante, était considéré, dans la première moitié du xixe siècle, comme partie prenante de la culture populaire (Di Maggio, 1982). De même, dans le monde anglo-saxon, ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que le théâtre de Shakespeare commença de faire l’objet d’une appréciation lettrée (Levine, 1988). On peut aussi considérer que le jazz, quasi absent des radios et télévisions commerciales, est aujourd’hui de facto en France intégré au domaine de la musique savante (Fabiani, 1986), et il n’est pas jusqu’aux grandes voix de la chanson française (Brassens, Brel, Barbara, Ferré), dont certains textes voisinent aujourd’hui avec les poèmes de Mallarmé ou de Villon dans les manuels de l’enseignement secondaire, qui ne fassent l’objet d’une réappropriation de cet ordre.

La sociologie de Bourdieu met par ailleurs l’accent sur l’hétérogénéité des classes sociales sous le rapport de la nature des capitaux détenus (capital économique vs capital culturel). La classe dominante en particulier est schématiquement traversée par l’opposition entre une fraction économiquement dominée et culturellement dominante (enseignants, chercheurs, artistes, journalistes, etc.), d’une part, et une fraction économiquement dominante (chefs d’entreprise, commerçants, professions libérales, etc.), mais culturellement dominée, d’autre part. Mais cette complexification ne remet toutefois pas en cause l’unité fonctionnelle du champ de la production culturelle et de l’espace des styles de vie, à laquelle un certain nombre d’arguments tirés de l’observation des comportements peuvent cependant être opposés.

L’autonomie relative et la segmentation des cultures de classe

Pensée dans les termes de l’hégémonie culturelle des classes dominantes, la théorie des cultures de classe qui sous-tend le modèle de la distinction est fondée sur une asymétrie qui oppose la légitimité culturelle des dominants au sentiment d’indignité culturelle des exclus de la culture savante. Ce postulat, outre le fait qu’il occulte l’autonomie relative des systèmes de valeurs et des normes esthétiques des classes populaires (Grignon et Passeron, 1989), est loin d’être universellement vérifié, comme le montrent notamment les attitudes explicites de rejet assumées à l’égard de certaines manifestations de la culture légitime. L’exemple des controverses sur l’art contemporain est de ce point de vue particulièrement éclairant (Heinich, 1997). Ces controverses sont du reste souvent relayées au sein même des élites culturelles par l’adoption, chez certains des contempteurs de l’avant-garde, d’une rhétorique paradoxale du bon sens (ou du bon goût) populaire, c’est-à-dire par l’appel aux normes esthétiques des catégories censées se conformer, selon le modèle de la distinction, au goût des dominés.

En second lieu, le postulat d’unité hiérarchisée de l’espace des goûts et des pratiques est perturbé par le fait que les pratiques et les préférences observées ne semblent pas aujourd’hui entièrement surdéterminées par la logique des appartenances de classe (Hall, 1992), dans des sociétés qui apparaissent de plus en plus fondées sur la pluralité des appartenances (Lahire, 1998) et l’éclatement de l’expérience (Dubet, 1994). La différenciation des goûts et des pratiques s’effectue notamment sur la base de critères générationnels, dont l’importance est particulièrement perceptible dans le domaine de la musique (Van Eijck, 2001 ; Coulangeon, 2003) ou du cinéma (Guy, 2000), ainsi que sur la base de critères ethniques, qui sont toutefois moins prononcés en France que dans la société nord-américaine (Bryson, 1997 ; Coulangeon, 2003). Il n’est cependant pas exclu que cette moindre accentuation de la segmentation ethnique des attitudes culturelles apparaisse d’autant plus nettement que l’appareil statistique français ne se donne pas véritablement les moyens de la mesurer[2].

Par ailleurs, la sociologie du goût et des pratiques culturelles est aussi de plus en plus traversée par la différenciation du masculin et du féminin. En France comme dans la plupart des sociétés occidentales, les enquêtes sur les pratiques culturelles ou sur les emplois du temps confirment, par exemple, que la lecture et la fréquentation des arts savants occupent une place plus importante dans les loisirs des femmes que dans ceux des hommes qui, inversement, s’adonnent plus souvent à la pratique sportive (Donnat, 1997 ; Coulangeon, Menger, Roharik, 2002). Du côté de la différenciation des goûts proprement dite, l’étude de Jean-Michel Guy sur la culture cinématographique des Français montre par exemple que les films sentimentaux sont plus nettement associés au goût féminin, tandis que les films d’aventures apparaissent plus nettement masculins (Guy, 2000). Le même type de segmentation apparaît en matière de goût littéraire, où le penchant masculin pour les romans historiques ou les romans policiers s’oppose au penchant féminin pour les romans sentimentaux, mais aussi en matière musicale, où les femmes se distinguent par un goût plus prononcé pour la musique de variété et une aversion plus forte pour le rock (Donnat, 1997).

Ces mécanismes de segmentation secondaire apparaissent toutefois nettement plus prononcés au sein des classes populaires et des catégories les plus faiblement diplômées qu’ils ne le sont au sommet de la hiérarchie sociale et de l’échelle des diplômes (Bryson, 1997). La difficulté croissante à superposer l’espace des positions sociales et celui des pratiques et des goûts qui affecte l’ensemble de la société ne se manifeste donc pas de la même manière selon les groupes. Du côté des classes supérieures et des diplômés, elle tend ainsi à la diversification des pratiques et à l’éclectisme des goûts, tandis que du côté des classes populaires et des non-diplômés, elle tend à la segmentation des habitudes et des préférences en fonction de critères secondaires, critères ethniques, critères générationnels et critères de genre en particulier.

L’hypothèse « omnivore »/« univore »

Avant même la publication de La distinction, certains auteurs ont constaté que les caractéristiques de la consommation culturelle ne vérifiaient pas totalement le modèle de la légitimité culturelle, dans la mesure notamment où la frontière entre culture savante et culture de masse tendait à se brouiller (Gans, 1974 et 1985), l’univers culturel des classes supérieures apparaissant de plus en plus perméable aux productions de la culture de masse, sous l’influence notamment de la télévision (Wilensky, 1964). De plus, si les membres des classes supérieures conservent à travers le temps une propension plus élevée que la moyenne à fréquenter les arts savants, cette fréquentation n’a pour autant jamais cessé d’être minoritaire parmi eux (Peterson et Simkus, 1992 ; Ethis et Pedler, 1999).

À la fin des années 1980, l’idée se fit jour que le comportement culturel des élites se caractérisait au moins autant par la familiarité avec les arts savants que par la diversité des pratiques (Di Maggio, 1987 ; Donnat, 1994). Développée par Richard Peterson (1992), cette observation donne naissance à l’hypothèse omnivore/univore, qui n’envisage plus la distinction des classes supérieures et des classes populaires sous l’angle de la légitimité, mais sous le rapport de la variété des pratiques et des goûts. Selon ce modèle, les membres des classes supérieures se caractérisent avant tout par l’éclectisme de leurs comportements à l’égard de la culture (omnivorousness), là où les membres des classes populaires manifestent des habitudes et des préférences nettement plus exclusives (univorousness). Autrement dit, alors que l’appartenance aux classes supérieures se traduirait, selon cette hypothèse, par une aptitude particulière à la transgression des frontières sociales et culturelles entre les genres musicaux, cinématographiques, littéraires, etc., mais aussi entre les catégories de pratique (loisirs culturels au sens strict, médias, sport, bricolage, jardinage, tourisme), l’appartenance aux classes populaires impliquerait l’enfermement dans un répertoire limité de pratiques, produits d’une culture de masse segmentée par le jeu de critères de génération ou d’appartenance ethnique, comme le souligne notamment Bethany Bryson au sujet des goûts musicaux (Bryson, 1997).

La littérature relative à cette hypothèse est relativement abondante depuis le début des années 1990, et elle conclut pour l’essentiel à sa validation empirique. C’est probablement la question des goûts musicaux qui a été le plus fortement investie sous cet angle, à la suite des travaux de Peterson et Simkus (Peterson et Simkus, 1992) notamment, qui montraient, en s’appuyant sur les données américaines du sppa (Survey on Public Participation in Arts) de 1982 que le goût musical des classes supérieures se caractérisait moins par la familiarité avec la musique classique et l’opéra, familiarité certes beaucoup plus grande qu’au sein des classes moyennes et populaires, que par l’éclectisme des préférences[3]. Testant de nouveau cette hypothèse sur les données de l’édition 1992 du sppa, Peterson et Kern (Peterson et Kern, 1996) montrent que l’éclectisme des classes supérieures tend à s’accroître avec le temps. Plusieurs autres études confirment la robustesse de cette hypothèse (Bryson, 1996 et 1997 ; Katz-Gerro et Shavit, 1998 ; Van Rees, Vermunt et Verboord, 1999 ; Katz-Gerro, 1999).

Trois modèles interprétatifs

L’hypothèse omnivore/univore peut faire l’objet de trois catégories d’interprétation. La première est fondée sur un modèle utilitariste, selon lequel l’éclectisme des goûts et la variété des pratiques s’inscrit dans une logique de maximisation de ressources sous contrainte de rareté. La deuxième correspond à un modèle structural, dans lequel le penchant pour l’éclectisme s’interprète comme un effet de la composition du réseau relationnel. La troisième correspond plutôt à un modèle dispositionnaliste, qui se situe plus nettement dans la filiation de la sociologie de Bourdieu, et selon laquelle la position sociale engendre des dispositions culturelles déterminées.

La première catégorie d’interprétation renvoie la propension à l’éclectisme des membres des classes supérieures à une logique de cumul de pratiques, là où le modèle de la distinction postule implicitement une logique de substitution (les goûts et les pratiques légitimes chassent les pratiques et les goûts commerciaux ou populaires). D’un côté, cette logique de cumul met en jeu un rapport au temps et à l’efficacité de ses usages, une capacité d’organisation qui sont fortement liés aux ressources culturelles des acteurs (Gronau et Hameresh, 2001 ; Degenne, Lebeaux et Marry, 2002). Paradoxalement, le rationnement du temps libre apparaît ainsi facteur d’éclectisme. Il exerce une incitation à la diversification et à l’intensification, alors même qu’inversement le relâchement des contraintes d’emploi du temps n’est pas en soi gage de diversité et d’intensité des pratiques de loisirs, comme le montre a contrario l’étude des emplois du temps des chômeurs (Lazarsfeld, Jahoda et Zeisel, 1981 [1933] ; Letrait , 2002). D’un autre côté, ce rationnement du temps libre, qui affecte aujourd’hui en priorité les membres des classes supérieures salariées, dont les durées moyennes de travail sont désormais plus élevées que celles des ouvriers ou des employés (Gershuny, 2000 ; Fermanian, 1999 ; Chenu et Herpin, 2002), constitue une incitation à la recherche d’activités de loisirs économes en temps, à rendement élevé et potentiellement cumulables entre elles ou compatibles avec des finalités professionnelles, sur le modèle de la partie de golf ou de la croisière en mer au cours desquelles se concluent les affaires (Linder, 1982 [1970]). Les membres des classes supérieures effectuent donc sans cesse, selon ce modèle, un arbitrage temps/revenu qui les porte à privilégier le nombre sur la durée des pratiques de loisirs et qui favorise le choix d’activités d’autant plus coûteuses que ce choix pour l’individu est réduit (aller au théâtre ou au cinéma est à la fois plus coûteux et plus passif que lire un livre). Cette réorientation des pratiques de classes supérieures qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’image traditionnelle de la classe de loisirs (Veblen, 1970 [1899]) est évidemment défavorable aux activités emblématiques du rapport cultivé à la culture, accomplies à l’écart des exigences de la vie mondaine et qui exigent, comme c’est le cas en particulier pour la lecture, une dépense en temps importante. Elle est en revanche favorable au développement des loisirs de sortie et, plus généralement, des pratiques dont le quotidien n’est pas l’horizon temporel (spectacles, voyages, sorties au restaurant, etc.) et qui compensent, en quelque sorte, par l’intensification et la diversification des usages du temps libre des vacances ou des fins de semaine, les contraintes des jours de travail ordinaires (Coulangeon, Menger, Roharik, 2002).

La deuxième catégorie d’interprétation rapproche le cumul d’activités de l’étendue et de la composition du réseau de relations de l’individu. Les tenants de l’hypothèse omnivore/univore défendent à cet égard l’idée selon laquelle l’éclectisme des goûts et des pratiques serait conditionné par la diversité des relations de l’individu (Di Maggio, 1987 ; Erickson, 1996 ; Relish, 1997). Plus les contacts de l’individu sont nombreux et divers, plus celui-ci est en effet incité à mobiliser une pluralité de répertoires culturels dans le cadre de ses interactions. On sait par ailleurs que la sociabilité est elle aussi soumise à un principe de cumulativité : les interactions avec les personnes situées au-dessous de soi dans l’échelle des statuts sont généralement plus nombreuses que celles que l’on a avec les personnes situées au-dessus de soi. En vertu de ce principe, l’étendue et la diversité du réseau tendent à s’accroître avec l’élévation du statut (Marsden, 1987 ; Lin et Dumin, 1986), et c’est donc logiquement au sein des classes supérieures que l’on rencontre la plus grande variété de pratiques.

La troisième catégorie d’interprétation de l’hypothèse omnivore/univore a une tout autre portée. Elle concerne principalement le rôle du capital culturel et elle prolonge, dans l’ordre des pratiques culturelles et des dispositions esthétiques, un résultat classique de la sociologie des attitudes politiques, fondé sur le constat d’une étroite corrélation entre le niveau d’études et le degré de tolérance politique et morale (Adorno, 1950 ; Lipset, 1960 ; Inglehart, 1990). Selon cette interprétation, le capital culturel se manifeste moins par le penchant pour les arts savants que par une capacité d’interprétation et d’assimilation de la nouveauté et de la différence qui distingue les membres des classes supérieures « omnivores » des membres des classes populaires « univores ». Les résultats mis en évidence par Bethany Bryson notamment, au sujet de la distribution sociale des goûts musicaux, apparaissent conformes à cette dernière interprétation. Cet auteur observe que le marché de la musique populaire est aujourd’hui, en Amérique du Nord, caractérisé par un degré élevé de segmentation principalement ethnique. La sensibilité de la demande à l’égard de cette segmentation varie de manière significative en fonction du capital culturel : toutes choses égales par ailleurs, l’intolérance musicale est d’autant plus forte que le niveau d’études est faible (Bryson, 1997). Alors que les interprétations précédentes situaient l’analyse dans un cadre proche du modèle de l’acteur rationnel, cette interprétation se place dans un environnement théorique qui n’est tout compte fait pas très éloigné du modèle de l’habitus, « l’omnivorité » des classes supérieures ne manifestant finalement rien d’autre qu’une disposition à la tolérance esthétique socialement construite et transmise.

Éclectisme et distinction

La montée de l’éclectisme culturel des classes supérieures est souvent assimilée à un déclin des frontières symboliques entre les classes sociales. Cette assimilation constitue sans aucun doute le point le plus discuté de l’hypothèse omnivore/univore. Elle procède d’une définition des frontières symboliques centrée sur les contenus culturels attachés aux différents groupes sociaux, et sous ce rapport, le déclin invoqué est en effet sans équivoque, puisque la correspondance entre classes d’objets ou de contenus et classes sociales semble de moins en moins consistante. Pour autant, le modèle omnivore/univore, par l’accent mis sur le critère de la diversité des pratiques et des préférences, suggère une autre interprétation de la dimension symbolique des frontières entre les groupes sociaux, définie sur la base d’attitudes plutôt que de contenus (Lopez Sintas et Garcia Alvarez, 2002), et cette définition n’apparaît pas incompatible avec le modèle de la distinction. Dans la sociologie de Bourdieu, la différenciation de l’objet consommé et de la manière de le consommer est en effet au coeur de la dynamique des réappropriations savantes des oeuvres de la culture populaire qui recomposent en permanence les frontières de la culture savante, comme le montre par exemple, en matière musicale, le cas du jazz (Leonard, 1962), dont rien ne permet d’exclure que le processus de réhabilitation intervenu dans le dernier quart du xxe siècle ne puisse s’étendre dans le futur à d’autres genres musicaux qui appartiennent aujourd’hui au domaine de la culture populaire (Coulangeon, 2003), sur le modèle des trois phases de la réhabilitation définies par Peterson (1972) : folk phase, pop phase et fine arts phase. Ainsi, l’« omnivorité » des classes supérieures n’est pas synonyme d’atténuation des frontières symboliques entre les groupes sociaux dès lors que celles-ci sont définies par l’unité des attitudes observées à l’égard d’objets hétérogènes et non par l’homogénéité des objets sur lesquels se portent les pratiques et les préférences.

Au demeurant, l’éclectisme des membres des classes supérieures s’exerce rarement tous azimuts, et le cas des goûts musicaux est une fois encore particulièrement éclairant. Bethany Bryson, dans un article au titre éloquent « Anything but Heavy Metal », montre à cet égard que la tolérance musicale des membres des classes supérieures n’inclut pas les genres musicaux les plus appréciés par les catégories situées au bas de la hiérarchie des statuts et du capital scolaire, tels que le heavy metal ou le rap, notamment (Bryson, 1996). Plus généralement, il apparaît que si l’éclectisme éclairé, qui procède le plus souvent d’une incursion mesurée dans le domaine des arts en voie en légitimation, constitue bien une modalité particulière du raffinement esthétique, l’éclectisme indistinct constitue à l’inverse la disqualification la plus radicale de la compétence et du « bon goût » (Menger, 1986). Surtout, et c’est sans doute ce qui affaiblit le plus l’argument de la dissolution des frontières symboliques entre les groupes, l’« omnivorité » des classes supérieures s’appuie sur une relation dissymétrique avec les classes populaires. Ainsi, selon Jean-Claude Passeron,

[l]’asymétrie des échanges symboliques ne se voit jamais autant que dans le privilège de symétrie dont disposent les dominants, qui peuvent à la fois puiser dans l’indignité culturelle des pratiques dominées le sentiment de leur propre dignité et dignifier en daignant les emprunter les pratiques indignes, redoublant ainsi, par l’exercice de ce pouvoir de réhabilitation, la certitude de leur légitimité. Pour dire les choses plus crûment, il n’y a pas lieu de décrire comme regard fasciné par la valeur ou la beauté de la culture populaire ce qui n’est jamais chez les dominants que l’exercice d’un droit de cuissage symbolique.

Passeron et Grignon, 1989, p. 61

En d’autres termes, l’éclectisme apparaît comme le privilège des nantis de la culture savante qui surajoutent au répertoire des pratiques légitimes un certain nombre d’emprunts aux pratiques illégitimes. En ce sens, les mécanismes de production des inégalités culturelles, qui ne sont finalement pas moins prononcées aujourd’hui que par le passé, ne peuvent être adéquatement analysés lorsque les mécanismes de domination symbolique sont envisagés comme la hiérarchisation de contenus culturels mutuellement exclusifs. L’inégalité culturelle est sans doute moins fondée de ce point de vue sur la hiérarchie des goûts et des pratiques que sur l’inégale plasticité des répertoires mobilisables et la maîtrise de la pertinence de leurs contextes de mobilisation, ce qui constitue en tant que telle une compétence inégalement distribuée selon le volume du capital culturel et selon l’étendue et la composition du capital social (Erickson, 1996).

La fragilisation des liens entre culture savante et classes supérieures

La diversification contemporaine des goûts et des pratiques culturelles des classes supérieures trouve en grande partie son origine dans l’affaiblissement des facteurs qui ont historiquement contribué à l’association des classes supérieures au domaine des arts savants. On peut à cet égard distinguer deux modèles historiques. Le modèle nord-américain, d’une part, dans lequel la familiarité des classes supérieures avec la culture savante est liée aux formes de financement des institutions de production et de diffusion artistique et culturelle, le modèle français, d’autre part, dans lequel elle est avant tout imputable au mode de sélection et de formation des élites. De ce point de vue, cette familiarité a sans doute été historiquement plus marquée (et plus exclusive) dans le cas français (Lamont, 1995 [1992]).

Les classes dirigeantes et le mécénat

Le mécénat constitue à la fois la forme de relation la plus directe et la plus ancienne entre les classes supérieures et le monde de l’art. Si le développement du marché de l’art au cours du xixe siècle a affranchi l’artiste du pouvoir direct du commanditaire (Moulin, 1992), le mécénat est toutefois demeuré une modalité essentielle du financement des mondes de l’art qui, de nos jours, concerne plus directement les organismes de production et de diffusion culturelle (théâtres, opéras, musées, festivals) que les artistes eux-mêmes. Parallèlement, le mécénat n’a cessé de jouer un rôle de premier ordre dans la vie mondaine des élites. En dépit d’un regain d’intérêt récent pour un mode de financement qui présente l’avantage, pour les pouvoirs publics, de transférer une part de la charge du financement des mondes de l’art et de la culture sur des opérateurs privés, le mécénat a toutefois joué historiquement en France un rôle plus limité que dans les pays anglo-saxons[4], où il constitue le soubassement de l’attrait des classes supérieures pour la culture savante. Peterson montre ainsi comment l’accroissement de la population américaine, dans la seconde moitié du xixe siècle, en réduisant la portée des relations de connaissance interpersonnelles dans la formation des différences de statut, a favorisé la formation de réseaux de relations fermés dont le mécénat artistique a été l’un des piliers (Peterson, 1997). Selon cette variante associationniste du modèle de la distinction, l’intérêt manifesté par les élites urbaines pour le financement et la gestion des musées, des orchestres symphoniques, de l’opéra ou des salles de théâtre, diffère donc, dans ses motivations, de la consommation ostentatoire des biens artistiques. La participation aux conseils de gestion des organisations philanthropiques de financement des institutions culturelles renforce la cohésion des classes supérieures sur la base des réseaux d’interconnaissance qu’elle suscite et devient progressivement un attribut secondaire de l’appartenance aux classes supérieures (Di Maggio, 1982 ; Ostrower, 1998)[5], indépendamment de la compétence et de l’intérêt intrinsèque pour les arts, souvent très limités (Halle, 1992).

D’une certaine façon, ce modèle porte en lui-même ses propres limites. D’une part, dans la mesure où les profits de distinction sont moins liés à la fréquentation des arts qu’à leur gestion, les membres des classes supérieures engagés dans cette gestion se montrent généralement favorables à la démocratisation de l’accès à l’art et à la culture (Ostrower, 1998), selon des modalités qui empruntent du reste plus volontiers aux techniques du marketing qu’à la philosophie de l’éducation populaire, comme le montre en particulier le fonctionnement contemporain des musées américains. D’autre part, à mesure que de nouveaux acteurs sociaux entrent en concurrence avec les élites installées, de nouvelles formes de mécénat apparaissent, qui se portent sur des formes d’art plus éloignées du noyau des arts savants, affaiblissant progressivement la frontière entre culture savante et culture populaire. Par ailleurs, l’accroissement structurel des besoins de financement des institutions culturelles (Baumol et Bowen, 1966) dépasse peu à peu les capacités des mécènes et rend nécessaire l’appel au financement public, direct ou indirect, réduisant de ce fait l’exclusivité du lien entre les classes supérieures et les arts savants, dans la mesure où la justification du financement public requiert peu ou prou le souci de l’élargissement du public des arts (Crane, 1994).

Une des raisons pour lesquelles le cas français diffère de ce modèle tient précisément à l’importance et à l’ancienneté du financement public de la culture qui a de longue date limité le poids du mécénat. L’importance du financement public a du reste permis d’accorder un soutien prioritaire à la création d’avant-garde, contribuant parfois indirectement au report des choix de consommation culturelle des membres des classes supérieures vers des domaines situés en marge des arts savants. En matière musicale, notamment, la réhabilitation culturelle du jazz, dans un contexte de banalisation relative du répertoire classique par le disque et de marginalisation subventionnée de la création savante (Menger, 1983, 1986 ; Donnat, 1994), est très emblématique de ce phénomène. Parallèlement, l’inflexion intervenue au cours des années 1980 dans la définition des objectifs de la politique culturelle, à travers le passage d’une logique de démocratisation de la culture à une logique de démocratie culturelle (Urfalino, 1996 ; Dubois, 1999 ; Bellavance et al., 2000), s’est traduite par un élargissement du champ des arts subventionnés vers des domaines extérieurs au domaine des arts savants. De ce fait, l’affinité entre les classes supérieures et le domaine de la culture savante procède en France de facteurs d’une autre nature. Elle tient en particulier au statut de la tradition des humanités classiques dans le système de sélection des élites.

Les élites françaises à l’épreuve de la modernité

La formation des élites françaises s’est appuyée, depuis environ deux siècles, sur un système centralisé et unifié de sélection et d’enseignement dont les grandes écoles constituent le pilier. L’enseignement dispensé dans les grandes écoles, par la primauté qu’il accorde à la connaissance sur la compétence, à la culture générale sur les savoir-faire techniques, a fortement contribué à maintenir au sein des élites françaises ce rapport désintéressé à la culture qui définit la figure de l’honnête homme. Le système des grandes écoles, qui est né avec la Révolution française[6], n’a cessé de renforcer son emprise sur la formation des élites françaises au cours du xixe et du xxe siècle (Suleiman, 1979). Initialement vouées à assurer la formation de l’élite scientifique et intellectuelle et celle des cadres de la haute fonction publique, ces écoles sont indirectement parvenues à contrôler aussi le recrutement des cadres d’entreprise, du fait de la pratique du « pantouflage » (Charle, 1987). Les relations entre les élites économiques et administratives et le monde de la haute culture ont toutefois toujours été teintées d’ambiguïté. Le pouvoir symbolique que procure cette distance à la compétence de l’homme cultivé entre ici en contradiction avec l’exigence de rationalisation des investissements scolaires qui gouverne le monde des entreprises, mais aussi, dans une moindre mesure, celui de la haute administration. Les membres du pôle économique et administratif des classes supérieures sont ainsi portés à valoriser les exigences culturelles de la formation scolaire lorsqu’il s’agit d’assurer le maintien de la frontière qui sépare les dirigeants des exécutants, mais tentés de s’y soustraire dès lors qu’elle évoque la distance critique de l’intellectuel ou de l’artiste et menace du même coup les fondements de leur pouvoir (Bourdieu, 1989, p. 119-120).

De plus, l’unité culturelle des classes dirigeantes s’est peu à peu fissurée, au gré notamment des transformations intervenues dans le champ des grandes écoles depuis la fin du xixe siècle, avec la création de l’École libre des sciences politiques en 1871, de l’École des hautes études commerciales (hec) en 1881, puis celle de l’École nationale d’administration (ena) en 1945. Moins autonomes à l’égard du pouvoir administratif et économique, ces établissements ont occupé jusqu’aux années 1960 une position relativement mineure dans le champ des grandes écoles et sont demeurés assez étroitement subordonnés au prestige social et culturel de l’École polytechnique et de l’École normale supérieure et au rapport cultivé à la culture qui constitue l’un des attributs constitutifs du normalien, en particulier. Au cours des années 1970, à l’inverse, la multiplication des candidatures de normaliens et de polytechniciens à l’ena a fortement renforcé le prestige et l’autonomie de cette école. Dans les années 1980, la direction de l’hec, en interdisant à ses diplômés la candidature à l’entrée de l’ena, affirmait de même à son tour son autonomie grandissante (Bourdieu, 1989). En l’espace d’une vingtaine d’année, la formation des élites a ainsi basculé du pôle de la culture et de la science vers celui de la rationalité économique et administrative, et cette évolution traduit un mouvement plus profond et plus ancien qui ne se manifeste pas seulement au sommet de l’institution scolaire.

Depuis le début des années 1950, en effet, les classes supérieures françaises ont subi une série de transformations morphologiques qui se sont cristallisées autour de l’émergence de la catégorie des cadres comme figure d’une modernité caractérisée entre autres par la salarisation des fonctions de direction (Boltanski, 1982). L’incorporation des classes dirigeantes au salariat manifeste ainsi la mise en place d’un capitalisme managérial qui tend à séparer la direction et la propriété des entreprises et s’accompagne d’un mouvement de rationalisation des carrières destiné à affaiblir le poids discriminant des origines et des appartenances de classe en reliant plus directement la distribution des postes et des rémunérations à celle des compétences. Elle s’associe aussi à la mise en place, dans les entreprises, de formes de coordination nouvelles qui, sans affecter l’échelle des responsabilités, du prestige social et des rémunérations, requièrent des relations plus étroites et une communication plus directe entre les différents niveaux de la hiérarchie. Cette reconfiguration des relations professionnelles affecte la nature et le statut des ressources culturelles des personnels d’encadrement. Comme le montre Bonnie Erickson (1996), les ressources culturelles ne sont pas seulement mobilisées dans les relations ordinaires de travail comme instruments de domination symboliques, elles constituent aussi, pour une part essentielle, des ressources de coordination, et, de ce fait, les classes supérieures salariées partagent avec les classes populaires un certain nombre de répertoires culturels communs, qui ont trait notamment au sport, à la télévision et aux médias.

La diffusion de ce style managérial, qui doit beaucoup aux modèles culturels et organisationnels importés des États-Unis, s’est du reste effectuée originellement en France dans un contexte fortement marqué par la décrédibilisation du style culturel des élites traditionnelles. Dans les années immédiates d’après-guerre, la modernité s’opposait en effet à tout ce qui évoquait la compromission morale de la bourgeoisie des années 1930 et, surtout, des années d’occupation. L’exaltation de l’authenticité, l’attachement au terroir, l’opposition de la culture et de la civilisation à l’emprise des masses, étaient alors teintés de connotations plus qu’ambiguës et contribuaient en retour à la fascination exercée, au sein des fractions modernisatrices des classes supérieures, par le modèle américain d’une élite libérée des pesanteurs du style de vie bourgeois (Boltanski, 1982). Ce culte modernisateur des élites dirigeantes est très présent, après-guerre, dans la redéfinition du contenu de la formation dispensée dans les écoles de cadres, où les disciplines nouvelles, principalement venues des États-Unis (la sociologie et, surtout, la psychologie, mais aussi le management), supplantent la tradition nationale des humanités, et cette tendance gagnera l’université au cours des années 1960[7].

Ces évolutions prolongent par ailleurs l’adoption dans les sociétés industrielles d’un modèle de développement économique fondé sur la massification de la consommation. De ce point de vue, le rééquilibrage, au cours des trente glorieuses, du partage salaires/profit, a contribué en lui-même à réduire la distance culturelle qui séparait le style de vie des classes supérieures de celui des classes populaires, et cette tendance a partiellement survécu à l’affaiblissement, depuis la fin des années 1970, du « compromis fordiste » (Boyer et Durand, 1993). L’émergence de formes d’organisation flexibles de la production, la substitution de la logique du réseau à celle de la relation hiérarchique unidimensionnelle, qui constituent une source de précarisation du travail et contribuent à une modification du partage de la valeur ajoutée globalement défavorable aux salariés, accentuent en effet dans le même temps le besoin de communication entre les différents niveaux hiérarchiques (Boltanski et Chiapello, 1999). Globalement, ces transformations culturelles continuent donc de s’inscrire dans un contexte de massification.

Les conséquences de la massification

Les transformations culturelles observées au sein des classes supérieures françaises au cours de la seconde moitié du xxe siècle n’auraient pas eu la portée qui fut la leur si elles n’étaient intervenues dans un contexte global de massification, dont l’impact apparaît plus complexe et plus incertain que ne le suggère l’approche critique traditionnelle. Ce processus de massification revêt deux dimensions principales, celle de la massification scolaire, d’une part, celle de la massification de la production et de la consommation culturelle, d’autre part.

La massification scolaire et les limites de la bonne volonté culturelle

Les trente dernières années du xxe siècle ont été marquées dans l’ensemble des sociétés occidentales par un allongement de la durée moyenne de la scolarisation. En France, ce mouvement, qui s’est effectué plutôt plus tardivement qu’en Europe du Nord et dans les pays anglo-saxons, a profondément transformé la physionomie du public de l’enseignement secondaire et, dans une moindre mesure, de l’enseignement supérieur, en faisant massivement accéder au lycée les enfants des classes populaires qui en étaient jusque-là assez largement exclus[8]. Si, au terme de ce processus, la démocratisation de l’enseignement demeure pour le moins incertaine (Duru-Bellat et Kieffer, 1999 ; Merle, 2000), la massification de l’enseignement a notablement modifié la relation entre le niveau d’éducation et l’accès à la culture savante. D’un côté, elle a favorisé la progression de certaines pratiques culturelles légitimes, en particulier la fréquentation des équipements culturels (cinémas, théâtres, musées, salles de concerts), mais cette progression globale est principalement imputable à un effet de structure (augmentation de la part des cadres et des diplômés de l’enseignement supérieur dans la population française) et à une intensification des pratiques des catégories sociales les plus consommatrices de biens et services culturels (Donnat, 2000). Par ailleurs, l’effet de la scolarisation demeure fortement perturbé par celui de l’origine sociale : amplifié, pour les personnes issues des classes supérieures et, en sens inverse, amoindri pour les enfants des classes populaires. En sorte qu’il est permis de considérer que la massification scolaire n’a pas en général offert beaucoup plus à ceux qui en ont été les principaux bénéficiaires (enfants des milieux populaires) que l’accès à une connaissance superficielle d’univers culturels qui leur sont demeurés malgré tout globalement étrangers (Donnat, 1999). Il a du reste été montré, à propos de la lecture, en contrôlant l’effet de structure lié à l’augmentation de la proportion de diplômés au sein de la population française, que la massification de l’enseignement s’était en fait accompagné, au cours de cette période, d’un recul significatif des pratiques culturelles légitimes (théâtre, concerts de musique savante, musées) chez les bacheliers et les diplômés moyens (diplôme inférieurs au baccalauréat) (Dumontier, de Singly et Thélot, 1990).

Au total, la massification de l’enseignement semble donc avoir été à l’origine d’une distorsion du lien entre l’école et la culture savante qui tient à l’hétérogénéité croissante du public scolaire, et non, comme le prétendent habituellement les contempteurs de la massification scolaire, à une quelconque démission de l’école (Baudelot et Establet, 1989), s’agissant, faut-il le rappeler, de domaines culturels qui ne font pas tous l’objet d’un enseignement explicite dans les collèges et lycées de l’enseignement secondaire. Que l’enseignement du français puisse communiquer le goût de la lecture et de la fréquentation des oeuvres littéraires est un fait, mais l’école a-t-elle jamais joué un rôle équivalent en matière de musique ou d’arts plastiques ? D’architecture ? De cinéma ? Et même en matière littéraire, chacun sait le poids qu’accorde inévitablement l’institution scolaire à la culture extrascolaire des élèves dans les procédures d’évaluation. Comment ne pas accorder quelque crédit, dans ces conditions, à l’idée popularisée par la sociologie critique que l’effet jadis attribué à l’école dans la propension à fréquenter les arts savants, selon une lecture hâtive des statistiques culturelles, masquait en fait bien souvent celui des caractéristiques sociales du public scolaire ? Aussi, alors que la socialisation scolaire jouait dans le sens de l’acculturation des enfants des classes populaires lorsque ceux-ci demeuraient très nettement minoritaires dans l’enseignement secondaire, selon le mécanisme « d’assignation statutaire » décrit par Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979), il semble aujourd’hui que l’incitation à la bonne volonté culturelle s’affaiblisse lorsque la domination numérique des héritiers se réduit, réduisant du même coup le sentiment d’ indignité culturelle des promus.

L’industrie de la culture de masse et la diversité

Le développement des industries de la culture de masse a fait l’objet dès les années 1930 d’une abondante littérature critique dont se dégagent deux griefs principaux (Wilensky, 1964). Celui de la standardisation de la production culturelle et de l’inauthenticité des pratiques (Benjamin, 2000 [1938] ; Adorno et Horkheimer, 1974 [1944]) ; celui du déclin du contrôle social et culturel exercé par les groupes primaires et secondaires relativement au développement des médias[9]. Chacun de ces arguments suggère implicitement un effacement des différences culturelles au terme duquel la relation de l’acteur à la société ne serait plus médiatisée par aucun groupement intermédiaire. Ni l’un ni l’autre de ces arguments ne parvient toutefois à saisir adéquatement la nature des transformations associées à la massification de la production et de la consommation culturelle qui n’encourage pas plus le conformisme absolu d’individus totalement extrodéterminés (other directed) (Riesman, 1964 [1950]) qu’elle ne favorise l’exacerbation anomique de la personnalité (Bell, 1978 [1976]). Outre le fait que nul travail empirique n’est jamais venu attester le prétendu déclin des groupes primaires et secondaires comme conséquence secondaire de la massification, y compris dans la plus massifiée des sociétés occidentales — les États-Unis —, le développement de la culture de masse n’est pas synonyme d’homogénéité des contenus ni d’omnipotence des médias, dont les messages font toujours l’objet de réinterprétations variables selon les contextes (two-step-flow) (Lazarsfeld, Berelson et Gaudet, 1948, Wilensky, 1964).

L’inadéquation de la théorie critique de la massification de la culture est encore plus prononcée s’agissant de la réalité observée au cours des années 1980 et 1990. La production industrielle des biens culturels semble en effet aujourd’hui entrée dans une phase de son développement qui revêt certaines des caractéristiques de la concurrence monopolistique, et qui n’est pas incompatible avec le maintien d’une forte différenciation des goûts et des pratiques culturelles. Elle associe de fait une tendance à la concentration des structures de diffusion et une forte décentralisation des lieux de production, sur le modèle de l’oligopole « avec frange concurrentielle », tel qu’on le rencontre notamment dans le secteur de l’édition (Reynaud, 1982).

Cette tendance, qui tend à caractériser l’économie du secteur culturel dans son ensemble et qui revêt, par définition, un caractère transnational, favorise l’expression d’une diversité qui n’est pas purement formelle. L’économie du secteur culturel s’apparente en effet à une économie de l’incertitude, faite de paris successifs sur des produits qui présentent le caractère de prototypes, dans laquelle la prise de risque repose pour l’essentiel sur de petites et moyennes entreprises, dont les artistes autoproduits ou édités à compte d’auteur constituent le cas limite. La rationalité des maisons d’édition, des maisons de disques (Valentin, 1993) ou des producteurs de cinéma tend de ce fait à être dominée par une logique de diversification des risques, qui permet de maximiser les opportunités de profit en s’appuyant sur la segmentation de la demande et la variété des préférences, sur le plan national comme sur le plan international.

Ainsi, les firmes oligopolistiques situées au coeur de l’industrie culturelle ont aujourd’hui structurellement besoin de s’assurer d’une forte diversité de la production sans en supporter directement le risque pour asseoir leur domination économique dans le cadre d’une concurrence par la différenciation, ce qui ne signifie pas bien entendu que l’ensemble des producteurs bénéficient d’un traitement équivalent, comme le montre de manière exemplaire la situation contemporaine de l’industrie de la musique dans laquelle l’oligopole de la distribution s’appuie sur un marché de la production doté de faibles barrières à l’entrée, mais où les chances de survie à court terme des producteurs sont très inégales et très directement liées aux opportunités de profit offertes aux majors (Hennion, 1981).

Cette reconfiguration de l’économie de la production culturelle se traduit in fine par une démonopolisation de la production culturelle qui alimente les thèses postmodernes (Featherstone, 1995), selon lesquelles la production industrielle des biens symboliques et l’avènement de la société des loisirs auraient progressivement fait perdre aux élites culturelles le monopole qu’elles exerçaient traditionnellement dans la production des normes et des échelles de valeur esthétique, au profit de la coexistence d’une pluralité d’échelles de jugement, d’une « invasion démocratique » du monde des arts (Michaud, 1997), à rebours du modèle unificateur de la légitimité culturelle qui est au principe des phénomènes de domination symbolique décrits par Pierre Bourdieu.

Croissance des inégalités et déclin des cultures de classe

La montée de l’éclectisme des goûts et des pratiques des classes supérieures et la segmentation de l’environnement culturel des classes populaires constituent les deux faces d’une même réalité, à savoir la difficulté croissante à apparier les groupes sociaux à des répertoires de pratiques et de préférences unifiés et homogènes, alors même que les inégalités économiques entre ces groupes vont par ailleurs plutôt en se renforçant. Cette désunification des cultures de classe, dans un contexte d’inégalités croissantes, manifeste l’importance spécifique et trop souvent négligée des paramètres purement économiques de la stratification sociale des styles de vie.

L’identité incertaine des groupes socioprofessionnels

Le monde du travail a subi, en France, depuis le début des années 1970, une série de transformations qui ont très profondément affecté les formes d’identification collective, notamment le sentiment d’appartenance de classe, globalement en déclin depuis une vingtaine d’années[10]. Le premier changement concerne l’évolution de la répartition de la population active par secteur d’activité et par catégorie socioprofessionnelle, avec la progression des effectifs du secteur tertiaire qui occupe désormais près des trois quarts de la population active[11]. Depuis vingt ans, ce sont ainsi les groupes professionnels les plus liés au secteur tertiaire dont les effectifs ont le plus fortement progressé (cadres et professions intellectuelles supérieures, professions intermédiaires et employés), tandis que les effectifs des ouvriers et, surtout des agriculteurs, n’ont cessé de diminuer[12]. S’intéressant à la descriptibilité statistique des professions dans la société française, Alain Chenu montre à cet égard que les catégories en déclin (ouvriers, agriculteurs) sont celles dont les contours sont les plus nets et la segmentation interne la plus faible, tandis que les catégories en expansion présentent les caractéristiques inverses : des contours flous et une forte segmentation interne, selon les métiers, selon le sexe et selon le statut (salariés du public vs salariés du privé, notamment) (Chenu, 1997).

Le degré d’homogénéité culturelle et de cohésion identitaire des différentes catégories socioprofessionnelles peut être rapproché des caractéristiques de leur recrutement social et de leurs conditions de travail. Le taux d’autorecrutement des cadres, des employés et des professions intermédiaires (i.e. proportion d’actifs de chaque catégorie issus de parents de la même catégorie socioprofessionnelle), dont l’expansion a constitué depuis l’après-guerre le principal facteur de mobilité sociale, est ainsi par définition nettement plus faible que celui des ouvriers et des agriculteurs, et cette caractéristique est mise en avant par certains auteurs dans l’analyse de la montée de l’éclectisme des goûts et des pratiques culturelles au sein des classes supérieures (Van Eijck, 2001 ; Lopez Sintas et Garcia Alvarez, 2002). Selon ces auteurs, ce que la lecture des données fait apparaître de prime abord comme une modification du comportement culturel des classes supérieures traduit en réalité avant tout le rajeunissement et le renouvellement des élites. Tout en adoptant pour partie les normes culturelles de leur catégorie sociale d’arrivée, les jeunes générations de promus au sein des classes supérieures garderaient ainsi la trace de l’environnement culturel de leur milieu d’origine (Van Eijck, 2001), l’éclectisme assumé de leurs pratiques et de leurs préférences invitant à reconsidérer les théories classiques du déracinement culturel (Hoggart, 1976 [1957]), en montrant comment les individus parviennent dans les faits à articuler les normes culturelles hétérogènes de leurs environnements successifs.

Par ailleurs, les conditions de travail des salariés du secteur tertiaire sont bien différentes de celles des ouvriers ou des agriculteurs. L’univers des bureaux, du commerce et des services est à la fois plus atomisé et plus diversifié que celui de l’atelier : généralement plus isolés que les ouvriers d’usine, les employés de bureau ou de commerce sont aussi au contact d’une plus grande variété d’interlocuteurs, notamment lorsqu’ils sont en contact direct avec le public. En outre, les modèles organisationnels en vigueur dans le secteur des services reposent sur une communication plus directe entre les différents niveaux hiérarchiques de l’organisation. En forçant le trait, et pour employer une image durkheimienne, on peut opposer la solidarité mécanique de la chaîne de montage, qui favorise l’adhésion fusionnelle aux normes identitaires du groupe, à la solidarité organique du bureau ou du guichet, qui favorise au contraire l’individualisation des pratiques et des attitudes. Le monde ouvrier n’échappe du reste pas lui non plus à une certaine fragmentation de son identité et de ses modes de représentation et d’action collective. Le poids croissant des petites et moyennes entreprises et le démantèlement concomitant des grands établissements industriels sont en effet à l’origine d’un certain éclatement de l’environnement social et culturel des ouvriers industriels, où coexistent des conditions de travail, des niveaux de rémunération et de qualification extrêmement disparates. Tous ces éléments jouent globalement dans le sens d’une fragmentation de l’espace social qui affecte à la fois les modes de construction identitaire des groupes sociaux, leurs formes de mobilisation politique mais aussi la définition de leurs styles de vie.

La stratification sociale des goûts et des pratiques culturelles à l’épreuve du durcissement des inégalités économiques

La montée de l’éclectisme des goûts et des pratiques culturelles des classes supérieures et la segmentation de l’environnement culturel des classes populaires, qui constituent les deux transformations marquantes de l’aspect strictement culturel des styles de vie, perturbent indiscutablement la définition des frontières symboliques entre les groupes sociaux. Peut-on pour autant interpréter ce brouillage comme l’indicateur d’un recul des inégalités, voire d’une dissolution des classes sociales elles-mêmes (Nisbet, 1959 ; Pakulski et Waters, 1996) ? Il n’est pas certain que les développements contemporains de la sociologie des styles de vie, et en particulier l’hypothèse omnivore/univore, puissent faire l’objet d’une interprétation aussi radicale. Cette hypothèse oppose en effet très distinctement les classes supérieures aux classes populaires, du fait notamment de la distribution nettement inégalitaire des ressources nécessaires à l’appréhension de l’éclatement du champ de la production culturelle qui caractérise l’époque contemporaine. Alors que pour les mieux dotés en capital culturel, cet éclatement offre l’opportunité d’un enrichissement et d’une ouverture à la diversité, il contribue à l’inverse à produire chez les moins bien dotés, une collection de replis identitaires qui tendent à façonner la figure moderne d’une culture populaire fragmentée.

Le fait que la stratification sociale des goûts et des pratiques culturelles se complexifie appelle en fait surtout à reconsidérer la hiérarchie des capitaux impliqués dans la production contemporaine des inégalités. Sans doute l’aspect sur lequel la postérité de la théorie de la distinction mérite le plus d’être interrogée concerne-t-il de ce point de vue le rôle attribué au capital culturel, dont l’importance apparaît très liée, rétrospectivement, au contexte social et politique des trente glorieuses. Les trois décennies de forte croissance de l’après-guerre ont en effet produit une dynamique temporelle de réduction des inégalités de niveau de vie qui s’est concrétisée notamment dans le développement de la consommation de masse. Comme le souligne Chauvel, bien que l’écart entre le salaire moyen des catégories supérieures du salariat et celui des ouvriers demeurât élevé, les années 1950 à 1970 ont constitué, en France, une période au cours de laquelle le temps de rattrapage de niveau de vie entre ouvriers et cadres, sous l’effet de la forte croissance annuelle du revenu ouvrier, oscillait entre 30 et 40 années, ce qui signifie qu’il constituait une perspective réaliste à l’échelle d’une génération (Chauvel, 2001). Cette dynamique égalisatrice de la croissance des trente glorieuses, associée au déclin de la petite et moyenne bourgeoisie traditionnelle des travailleurs indépendants, alimentait alors la vision pacifiée d’une société débarrassée du conflit capital/travail, et organisée autour de la « constellation centrale » (Mendras, 1988) des classes moyennes salariées. Face à cette thèse de la moyennisation, l’apport de Bourdieu et Passeron a été notamment de montrer comment l’école avait en fait fonctionné, dans la France des années 1950 et 1960, comme un instrument de conversion des capitaux économiques des fractions indépendantes des classes moyennes et supérieures en déclin, substituant à la domination du capital économique celle du capital scolaire, légitimée par l’argument méritocratique (Bourdieu et Passeron, 1970). Corrélativement, dans un contexte de réduction — relative — des inégalités de niveau de vie, les inégalités de dotation en capital culturel étaient appelées à produire une disparité des styles de vie propre à consolider les frontières entre les groupes sociaux menacées par la dynamique des années de croissance, mais aussi par l’amélioration du statut du travail salarié.

Deux éléments viennent aujourd’hui remettre en cause la logique à l’oeuvre durant les trente glorieuses. On assiste tout d’abord depuis le milieu des années 1980 en France à une relative stagnation de la tendance à la réduction des inégalités de revenu observée à l’intérieur du salariat depuis l’après-guerre (Piketty, 1999)[13]. Plus encore, le mécanisme de réduction intertemporel des inégalités observé au cours des années 1950 à 1970 a mécaniquement disparu avec le ralentissement de la croissance (Chauvel, 2001)[14]. Cette tendance, qui n’est pas propre à la France (Fisher et al., ), associée à un net recul de la progressivité des prélèvements obligatoires (Piketty, 2001), contrarie la thèse de la moyennisation (Golthorpe, et al., 1968-1969 ; Mendras, 1988) et fait ressurgir au premier plan des inégalités de niveau de vie qui ne s’appuient plus le moins du monde sur le renfort symbolique du mérite scolaire. Sans doute assiste-t-on de ce fait à un recul de la fonction expressive des styles de vie dans les rapports de classes, à une disjonction du social et du culturel dans un contexte où les inégalités économiques parlent en quelque sorte d’elles-mêmes, et où les stratégies de distinction peuvent apparaître superflues.

L’observation sur une longue période de l’évolution des inégalités conduit en second lieu à remettre en cause le primat accordé au capital culturel dans la sociologie de Pierre Bourdieu. L’étude de l’évolution des inégalités scolaires, en particulier, conduit à réévaluer le rôle des inégalités de revenu, qui ont sans doute été abusivement négligées dans l’analyse des facteurs de performance scolaire (Goux et Maurin, 2000). Les comparaisons internationales montrent d’ailleurs que dans les pays où l’évolution des écarts de revenu a été la plus fermement contenue au cours des trente dernières années (Suède, notamment), la faiblesse relative des inégalités économiques a été un facteur essentiel de réduction des inégalités d’accès à l’école (Blossfeld et Shavit, 1993). Il est permis de penser qu’une logique comparable soit aussi en jeu dans la diffusion des biens culturels. De fait, l’inégalité d’accès à la culture, et notamment aux équipements culturels (théâtres, musées, salles de concert, etc.), recèle une composante proprement économique dont il n’est généralement pas fait grand cas dans la sociologie des pratiques culturelles (Coulangeon, Menger et Roharik, 2001).

Au total, les évolutions observées dans la caractérisation des styles de vie, au même titre que celles qui affectent l’expression politique ou l’action collective, participent bien d’un brouillage des dimensions symboliques de la stratification sociale, mais celui-ci n’est pas synonyme d’une égalisation des conditions. En ce sens, le brouillage des frontières qui se manifeste dans l’ordre des pratiques culturelles et des goûts témoigne à sa manière de l’apparition de clivages de classes privées de conscience de classe (Chauvel, 2001), qui tend à constituer l’une des caractéristiques majeures des formes contemporaines de stratification sociale.

La société française a connu depuis vingt ans deux évolutions contradictoires qui perturbent l’analyse classique de la stratification sociale des styles de vie, en particulier lorsque celle-ci est envisagée sous l’angle des pratiques culturelles et des dispositions esthétiques. D’un côté, les inégalités économiques se sont aggravées, sous l’effet du ralentissement de la croissance et du développement du chômage de masse principalement, accentuant les frontières objectives entre les groupes. De l’autre, le développement, à l’échelle planétaire, d’une industrie du divertissement et de médias audiovisuels de masse qui ont considérablement accru leur emprise sur les imaginaires collectifs, au point d’apparaître parfois comme l’incarnation contemporaine de l’opium du peuple, affecte l’unité et l’identité des différents groupes sociaux, à travers notamment la montée de l’éclectisme des pratiques et des attitudes culturelles au sein des classes supérieures et le développement, dans les classes populaires, de phénomènes de segmentation et de replis identitaires.

Ces évolutions, qui ne sont pas propres à la société française, entraînent deux types de conséquences. Sur un premier plan, qui concerne spécifiquement le champ des arts et de la culture proprement dit, elles constituent un véritable défi pour les institutions de production et de diffusion de la culture savante, qui ne sont plus aussi assurées que par le passé de la fidélité du public captif des classes supérieures converties à la diversité et ont dans le même temps subi de plein fouet les désillusions de la démocratisation de la culture. Cette double infortune n’est pas sans relation avec le développement de techniques de marketing et de médiation culturelle dont l’objectif n’est pas tant d’élargir l’audience de ces institutions que d’en assurer la survie.

Sur un second plan, ces évolutions participent d’un brouillage des frontières symboliques entre les groupes sociaux qui traduit une certaine disjonction entre le vécu individuel et la conscience collective des inégalités. La question des styles de vie et, plus encore, celle des goûts et des pratiques culturelles peuvent certes être considérées comme des aspects relativement mineurs de ces processus, mais elles s’inscrivent dans le même ordre de réalités que la moindre lisibilité contemporaine des clivages sociaux dans l’expression des suffrages électoraux ou l’éclatement des formes d’action revendicatives.

En définitive, les évolutions observées dans le domaine des pratiques culturelles et des goûts fragilisent le modèle de la distinction, mais ne le disqualifient pas à proprement parler. Si l’on s’en tient à une lecture dispositionnaliste du modèle (i. e. des ressources positionnelles différentes engendrent des dispositions qui se manifestent dans des systèmes de pratiques différents), l’éclectisme des classes supérieures incarne en quelque sorte la forme contemporaine d’une légitimité culturelle fondée sur la tolérance esthétique et la transgression des frontières entre les générations, les groupes sociaux ou les communautés ethniques, à l’égard de laquelle la stratification sociale des attitudes demeure très accentuée. Ce qui est en cause, ce n’est donc pas tant le mécanisme décrit dans La distinction que la nature de ses manifestations, dans un environnement rendu plus incertain par l’éclatement du champ de la production culturelle. La persistance de fortes inégalités culturelles qui n’ont pas pour fondement exclusif la distance à la culturesavante porte ainsi désormais sur cette capacité à maîtriser l’incertitude de la diversité que procurent les ressources culturelles, sociales et économiques des acteurs.

Les évolutions observées paraissent en revanche peu conformes à la dimension fonctionnaliste du modèle de la distinction (i. e. les systèmes de goûts et de pratiques culturelles participent à la reproduction des rapports de domination). Le défi théorique que représentent les changements observés dans la stratification sociale des goûts et des pratiques culturelles porte dès lors sur l’analyse de la production d’effets de légitimation dans un contexte où les élites ont perdu le monopole de la prescription des normes culturelles. La société française contemporaine apparaît de ce point de vue comme une société dans laquelle les inégalités socioéconomiques ne sont plus aussi fortement soutenues que par le passé par des formes de domination symbolique.