Je ne suis pas à mon aise généralement dans les actions de célébration, que j’en sois l’objet, comme cela m’arrive de plus en plus souvent avec l’âge ou, comme aujourd’hui, le sujet. Que faire dans le cas où, comme ici, je suis appelé avec d’autres que j’estime beaucoup, à célébrer la mémoire d’un penseur que je respecte infiniment ? Un penseur dont j’estime qu’il n’a pas eu, en dépit de tout, la reconnaissance qu’il mérite et cela, il faut le dire, bien que la postérité, académique ou autre, ait été infiniment moins injuste pour lui — et je suis sûr qu’il l’aurait déploré — que pour son maître et oncle tant admiré Émile Durkheim, ce paria que la philosophie et la science françaises, la philosophie surtout, ont traité et traitent encore en « chien crevé », comme disait Marx à propos de Spinoza. Je me souviens du succès en d’autres temps du livre intitulé Les faits sociaux ne sont pas des choses, encore célébré tout récemment par la revue Critique, dont l’auteur, Jules Monnerot, est membre du conseil scientifique du Front national, ce qui donne à réfléchir sur ce que signifie souvent la haine de la sociologie. « Citer, disent les Kabyles, c’est ressusciter. » J’ai donc pensé à vous proposer, plutôt qu’un témoignage sur mon rapport à Marcel Mauss, genre éprouvé où l’autocélébration se dissimule souvent sous une célébration annexionniste ou plutôt qu’un commentaire plus ou moins académique sur tel ou tel aspect de l’oeuvre de Mauss, la lecture d’un certain nombre de phrases ou de paragraphes de Marcel Mauss, parfois sans commentaire, parfois accompagnés d’un bref discours. Je sais que ce projet pourra apparaître comme une dérobade, ou une démission — ce qui serait sans doute excusable tant il est difficile d’être à la hauteur d’une oeuvre aussi immense —, et cela bien que l’exercice auquel je vais me livrer puisse s’autoriser des exemples littéraires glorieux, à commencer par celui de Montaigne. J’ai conscience de l’arbitraire du choix de textes que j’ai fait et qui fait se côtoyer des pensées que j’ai retenues et rangées depuis longtemps, à côté des éclats et des éclairs des grands moralistes ou mémorialistes, comme une part de mon trésor personnel, et des textes plus triviaux, plus prosaïques, mais directement ajustés au monde qui est le nôtre et qu’il faut essayer de réactiver. En isolant des phrases, je voudrais appeler à une lecture qu’on accorde très souvent aux philosophes et très rarement aux sociologues. Si on lisait Mauss comme je vais essayer de le faire aujourd’hui, c’est-à-dire un peu comme on lit Wittgenstein ou Heidegger, peut-être qu’on découvrirait une profondeur chez les auteurs de sciences sociales qu’on accorde dérisoirement aux auteurs de philosophie qui ne la méritent pas toujours. « Tout phénomène social a en effet un attribut essentiel, qu’il soit un symbole, un mot, un instrument, une institution, qu’il soit même la langue, même la science la mieux faite, qu’il soit l’instrument le mieux adapté aux meilleures et aux nombreuses fins, qu’il soit le plus rationnel possible, le plus humain, il est encore arbitraire » (Mauss, 1929 [1968], p. 244). « Tout en elle [la société] n’est que relation. Tout dans la société, même les choses les plus spéciales, est avant tout fonction et fonctionnement. Rien ne se comprend si ce n’est par rapport au tout. » Je n’ai pas besoin de souligner la modernité et la rigueur de cette formule. « Une institution n’est pas une unité indivisible distincte des faits qui la manifestent, elle n’est que leur système » (Mauss, 1909 [1968], p. 401). Autre …
Parties annexes
Bibliographie
- Hubert, Henri et Mauss, Marcel (1899), « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 1, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 193-307.
- Mauss, Marcel (1904), « Philosophie religieuse, conceptions générales », L’Année sociologique, 7, in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 1, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 93-94.
- Mauss, Marcel (1906), « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux », in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 1, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 3-39.
- Mauss Marcel (1909), « La Prière », in Marcel Mauss, Oeuvres, t. l, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 357-477.
- Mauss, Marcel (1920), « The Problem of Nationality », communication en français, in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 626-634.
- Mauss, Marcel (1924a), « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », Journal de psychologie normale et pathologique, in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. 283-310.
- Mauss, Marcel (1924b), Intervention à la suite de la communication d’A. Aftalion, « Les fondements du socialisme », in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 634-638.
- Mauss, Marcel (1925a), « Essai sur le don », L’Année sociologique, n.s., in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. 145-279.
- Mauss, Marcel (1925b), compte rendu de C. K, Ogden et I. A. Richards, The Meanings of Meaning, L’Année sociologique, n.s., in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 258-261.
- Mauss, Marcel (1925c), « L’oeuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs », L’Année sociologique, n.s., in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 473-499.
- Mauss, Marcel (1927b), « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », L’Année sociologique, n.s., in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 178-245.
- Mauss, Marcel (1927b), « Notes de méthode sur l’extension de la sociologie, énoncé de quelques principes à propos d’un livre récent », L’Année sociologique, n.s., in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 283-297.
- Mauss, Marcel (1929), « La civilisation. Éléments et formes », in Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, « Points » Éditions de Minuit, 1968, p. 231-252.
- Mauss, Marcel (1930), Intervention à la suite d’une communication de J. Dewey, « Trois facteurs indépendants en matière de morale », in Marcel Mauss, Oeuvres, t.3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 500.
- Mauss, Marcel (1932), « La cohésion sociale dans les sociétés polysegmentaires », in Marcel Mauss, Oeuvres, t.3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 11-26.
- Mauss, Marcel (1933), Interventions à la suite de communications de P. Janet et de J. Piaget, « L’individualité », in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 298-302.
- Mauss, Marcel (1938), Lettre à Roger Caillois, in Marcel Fournier, « Marcel Mauss et Heidegger : une lettre inédite de Marcel Mauss à Roger Caillois », Actes de la recherche en sciences sociales, 1990, p. 86-87.