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Je voudrais d’abord remercier Marcel Fournier de nous avoir donné l’occasion de raviver le souvenir d’un homme qui fut, c’est le moins qu’on puisse dire, je crois, exceptionnel. On m’a demandé d’évoquer quelques souvenirs car je suis sans doute l’un des rares survivants à avoir approché l’homme. Mais pour cela, je dois vous parler un peu de moi et je vous prierais de m’en excuser.
Après le bachot, je m’étais inscrite en licence à la faculté de droit, non par un amour immodéré de la chicane mais pour une raison très simple, c’était la seule discipline à l’époque où l’on put se présenter aux examens sans avoir jamais assisté à un seul cours magistral. Or, il se trouvait que je devais par ailleurs travailler et donc que je ne pouvais pas assister aux cours. Je travaillais car, non que je fusse dans l’obligation de le faire, mais mon père avait tenu à me donner un moyen de gagner ma vie, donc mon indépendance. Et, pendant deux ans, je travaillais comme secrétaire, c’est-à-dire sténodactylo, je tapais des factures et des lettres commerciales à longueur de journée auprès d’un personnel qui, en fait, fut ma première expérience ethnographique, car ce n’était pas le milieu auquel j’avais été habituée jusque-là. Cela dura deux ans qui furent, je dois dire, assez pénibles. Et puis la chance intervint pour moi, sous la forme d’une grave dépression économique qui amena beaucoup d’entreprises à licencier une partie de leur personnel et je fis partie d’une charrette. Ce n’était pas très grave en ce sens que je vivais toujours chez mes parents, je leur expliquai qu’une licence, car j’avais quand même passé les deux premiers examens, les deux premières années, me donnerait un atout supplémentaire, si je me trouvais par la suite obligée de gagner ma vie. Ils l’acceptèrent facilement, et je trouvai donc une liberté que je n’avais en somme encore jamais connue. Je flânais beaucoup dans les boutiques de libraires du quartier latin, mais je fréquentais quand même un peu la bibliothèque de la faculté de droit et c’est dans les couloirs de la faculté qu’un jour je tombai sur une affiche de l’Institut d’ethnologie qui était alors logé par l’Institut de géographie rue Saint-Jacques, avant qu’il se transporta, en 1937, au Musée de l’homme, le nouveau Musée de l’homme, et l’affiche annonçait un cours de droit primitif, donné par un professeur dont le nom ne me disait absolument rien. Or, les seules matières qui m’avaient un peu retenues jusque-là, dans l’enseignement que j’avais tout de même suivi, c’étaient le droit romain, je pense pour l’élégance des formules, et l’histoire du droit, où l’on parlait un peu des différentes formes de la famille et des droits de succession dans l’ancien régime. Je résolus donc d’aller voir, ce qu’était le droit primitif, et c’est ainsi que je me retrouvai un soir écoutant le premier cours de Mauss, à l’Institut de géographie. Rien ne m’avait préparée à ce que j’allais entendre, et je sortis complètement transportée, enfin, je marchais dans les nuages. Rien, en effet, ne ressemblait moins à un cours magistral que ce que je venais d’entendre. J’y retournai, bien sûr, l’enchantement dura, et je m’inscrivis sans tarder à l’École pratique des hautes études où Mauss alors était chez lui, puisqu’il y avait, Jean-Pierre Vernant le rappelait hier, la chaire des religions des peuples non civilisés, et là, Mauss donnait son cours dans une petite salle, sans estrade, où tout le monde s’asseyait autour d’une grande table. Il tenait beaucoup à cette disposition et lorsqu’il fut nommé, quelques mois plus tard, au Collège de France, il exigea tout d’abord une salle semblable. Il ne put la garder du fait de l’affluence du public, mais je pense que le trait est assez caractéristique de l’homme. Je reviens à l’Institut de géographie, où Mauss, donc, donnait son cours en arpentant l’estrade, de long en large, sans presque jamais regarder ses notes. Beaucoup plus qu’un cours magistral, on avait le sentiment d’assister à une sorte de monologue interminable n’est-ce pas, sans début ni fin, où l’on était convié d’ailleurs à participer, et où l’on passait à chaque instant et sans effort des Arunta d’Australie ou de Carl Strehlow (un missionnaire allemand qui vivait en Australie) à la Bible, Mauss y faisait de fréquentes allusions, aux Esquimaux ou bien à l’Inde brahmanique de son maître Sylvain Lévi. Tout cela entremêlé de coq à l’âne, d’allusions à des souvenirs personnels ou à des réminiscences littéraires. C’était vraiment tout à fait passionnant. En ce qui concerne les réminiscences littéraires, je me rappelle notamment un cours tout en entier, ça c’était aux hautes études, consacré à un passage du roman de Tolstoï, Anna Karenine, où un personnage un peu secondaire, Lévine, va faire les foins avec ses moujiks. Cela dura toute une heure et, mon Dieu, personne ne songea à s’en plaindre. Les souvenirs personnels aussi étaient très fréquents, quand, par exemple, parlant du code civil, Mauss racontait : « Le Code Napoléon voudrait que j’hérite du corset de ma grand-mère, mais qu’en ferais-je ? » Ceci pour indiquer évidemment l’existence éventuelle d’un droit féminin par opposition au droit masculin. Ces souvenirs personnels, il les tenait surtout, il les puisait surtout dans la guerre de 14-18 ou dans un voyage au Maroc de quinze jours, qui était certainement sa seule expérience de terrain ethnographique. La guerre de 14-18, il l’avait faite en partie comme interprète auprès d’un état-major anglais et cela avait été réellement une expérience ethnographique. Ainsi, nous narrait-il, à propos des techniques du corps, comment un incident était survenu lorsque des soldats anglais avaient été invités à creuser des tranchées, et pour cela ils avaient reçus des bêches, mais les bêches étaient françaises. Or, paraît-il, la technique pour bêcher n’est pas la même chez les Anglais et chez les Français. Je livre cette remarque à vos méditations. Ou, lorsqu’il était question, donc très souvent, du voyage de quinze jours au Maroc, qui avait été évidemment une grande expérience, Mauss signalait, toujours à propos des techniques du corps, l’aventure d’un explorateur occidental, je ne sais s’il était allemand, néerlandais ou suédois, qui avait voulu faire le pèlerinage à la Mecque, qui donc avait endossé le costume musulman, mais qui avait été surpris en train d’uriner. Or, les Arabes, on le sait, pour cela, s’accroupissent. Donc l’homme avait été dénoncé par ce fait et immédiatement lapidé.
Physiquement, Mauss était de taille moyenne, à peu près, avec un type sémite très prononcé, un système pileux abondant, il avait des poils qui lui sortaient des narines et des oreilles, et il était très fier de rappeler : « Je suis le portrait vivant de l’empereur Hailé Sélassié. » Ça, il en tirait une véritable satisfaction. Dans sa mise, il était assez recherché, assez soigné avec une forte anglomanie. Il se vantait d’avoir été l’un des premiers clients d’un magasin anglais sur les Boulevards. Il portait souvent, en hiver, un pardessus — je crois qu’on appelait un macfarlane —, une pèlerine sur les épaules comme on voit encore sur des dessins ou des caricatures de cochers de fiacres d’avant la guerre de 14-18. Et je pense qu’il aura sans doute été l’un des derniers à porter un tel vêtement. Pour lui, c’était assez caractéristique. J’ai le souvenir aussi d’une robe de chambre écossaise absolument rutilante. Il recevait ses étudiants le samedi matin, dans le petit appartement de la rue Bruller (qui a précédé celui du boulevard Jourdan). C’était un petit appartement qui me faisait toujours penser à une sorte de lanterne de phare, car il était situé au dernier étage d’un immeuble qui donnait sur le chemin de fer de Sceaux, avec un grand espace découvert. L’appartement était très lumineux, très clair. Et j’ai le souvenir d’y avoir retrouvé un jour Michel Leiris, que Mauss avait convoqué pour le gronder, très paternellement d’ailleurs, à propos de L’Afrique fantôme (Leiris, 1934) qui venait de sortir et où Leiris rapportait de manière assez agressive, le récit d’un dîner auquel la mission d’affaires Djibouti avait été conviée par l’administrateur de l’endroit et Mauss redoutait qu’un tel texte, lu dans les milieux coloniaux, rende, par la suite, plus difficile la présence de missions ethnographiques sur le terrain. Je pense que Mauss se trompait car je dois dire que L’Afrique fantôme, lorsque le livre sorti, n’eut aucun succès ; il ne dépassa guère le cercle très limité des lecteurs de la nrf. Le grand succès de L’Afrique fantôme est venu beaucoup beaucoup plus tard.
Enfin, un dernier souvenir, c’est celui que je garde d’un jour de 45-46, je pense, où je lui portai un premier exemplaire de son Manuel d’ethnographie (Mauss, 1947), que j’avais rédigé à partir des notes que j’avais prises en stéréotypie de son cours. Je dois dire que j’avais eu beaucoup de mal à établir la bibliographie parce que généralement les références étaient inexactes, je veux dire que l’année n’était pas la bonne, que la page, lorsqu’il tenait à la voir citée, généralement était fausse, ou bien c’était d’un autre livre du même auteur, enfin, peu importe. Alors Mauss, lorsque je lui remis le livre, le prit, et puis il tapa du poing sur la table en disant : « Au moins, ça existe. » Et je pense que je n’avais jamais rêvé une plus belle récompense.
Voilà à peu près ce que je peux dire de Marcel Mauss. Il fut un maître incomparable.
Parties annexes
Note
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[1]
Conférence prononcée au colloque sur « L’héritage de Marcel Mauss », Maison des sciences de l’Homme, Paris, 16 mai 1997. Denise Paulme (1909-1998) a d’abord fait des études de droit puis d’ethnologie sous la direction de Marcel Mauss et de Paul Rivet. Chargée du département d’Afrique noire au Musée de l’Homme de 1937 à 1961, puis directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a effectué en Afrique de nombreuses missions, notamment chez les Dogons au Mali, en Guinée et en Côte-d’Ivoire. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont La Mère dévorante, essai sur la morphologie des contes africains (Paris, Gallimard, 1976). On lui doit la publication des notes des cours de Marcel Mauss à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris (Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947, deuxième édition, 1967).
Bibliographie
- Leiris, Michel (1934), L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard.
- Marcel, Mauss (1947), Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, deuxième édition, 1967.