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Au lendemain de la Première Guerre, Marcel Mauss entreprend la rédaction de son magnum opus sur « La nation », mais sur cette grande question, il ne publie que le texte de sa communication « The Problem of Nationality » (1920). Du grand ouvrage de Mauss, on ne connaît que les fragments que publie Henri Levy-Bruhl en 1956 dans la revue L’Année sociologique sous le titre « La nation ». L’objet de notre article est triple : présenter l’ensemble du projet de Marcel Mauss sur La Nation à partir d’une lecture du manuscrit, situer ce projet dans l’oeuvre et la vie du neveu d’Émile Durkheim pendant l’une des périodes les plus actives de sa vie professionnelle et militante, et expliquer le caractère inachevé de cet ouvrage en tenant compte du contexte des années 1930.

De retour du front. Guerre et paix entre les nations

La guerre de 14-18 a été une épreuve terrible. Mauss n’oublie pas les longues années qu’il a passées sous les drapeaux. Rentré à Paris, il retrouve sa place à la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études ; il reprend contact avec ses amis du Parti socialiste, en particulier Pierre Renaudel et rencontre de « nouvelles figures » (Mauss, 1921 [1997], p. 373). Un peu dépaysé, Mauss évite dans un premier temps de s’impliquer directement dans les débats politiques qui divisent la gauche. Son abstention politique est de courte durée. Rapidement, la politique redevient une préoccupation centrale : le « vieux militant » — il a alors 46 ans — ne saurait se désintéresser de l’action sociale et politique, des problèmes relatifs à la paix, au bolchevisme, à la coopération, à la crise économique.

Les années d’après-guerre sont particulièrement fécondes, non seulement en idées, en recherches nouvelles et en observations exactes, mais aussi en « propositions, en tactiques et en organisations modernes ». C’est, pense Marcel Mauss, « une période [qui] sera considérée par nos descendants comme une des grandes de la pensée sociologique et politique » (Mauss, 1920 [1997], p. 346). L’un de ses soucis, au lendemain de la guerre, est de voir le socialisme « se renouveler ». Celui qui a vécu l’aventure du Mouvement socialiste, a participé à la fondation de L’Humanité et a été un proche de Jean Jaurès, se fait le défenseur d’un « socialisme sans doctrines », souhaitant que la politique se détache de la métaphysique pour devenir un « art rationnel ».

Dès l’été 1920, Mauss reprend ses activités de journaliste et il publie régulièrement dans La Vie socialiste et dans Le Populaire des textes sur la coopération[1], des réflexions sur les « nouvelles formes de socialisme » et de courtes analyses de la situation politique internationale. Sans oublier évidemment la question de l’heure : l’adhésion à la iiie Internationale. Fidèle à Jaurès, Mauss s’y oppose : il publie dans La Vie socialiste une série de cinq longs articles qu’il intitule « Observations sur la violence », et il caresse le projet d’écrire un ouvrage dont le titre serait « Appréciation sociologique du bolchevisme ». De cet ouvrage, qui demeurera inachevé, Mauss ne publie que des parties : « Appréciation sociologique du bolchevisme » en 1924 (Mauss, 1924 [1997]), et l’année suivante, « Socialisme et bolchevisme » (Mauss, 1925 [1997]).

Mauss s’identifie à Saint-Simon qu’il présente comme le fondateur de la sociologie et du socialisme (Mauss, 1925 [1997]). Le plus important de ses grands projets, indissociablement intellectuels et politiques, est sans aucun doute son grand travail sur la nation. Tout concourt à faire de la « Vie des nations » un objet de réflexion et d’étude incontournable non seulement pour un militant mais aussi pour un spécialiste en sciences humaines : la paix entre les nations, la solidarité internationale est-elle, se demande-t-on, possible ? Pendant la guerre, Mauss a longuement réfléchi sur ces questions et, peu de temps après le traité de paix, probablement au cours des années 1919-1920, pense Henri Lévy-Bruhl, il entreprend la rédaction d’un « grand travail » — son magnum opus — sur « La nation ».

De ce travail, le seul texte que Mauss publie est la communication qu’il présente au Congrès de philosophie tenu à Oxford, à l’automne 1920 : il y est question du « Problem of Nationality ». Devant un auditoire composé de philosophes, Mauss ne veut pas aborder la question de façon abstraite : ce qui l’intéresse en tant que sociologue, ce sont les « réalités », et plus précisément « la question tout à fait concrète des nations, de leur place dans l’histoire humaine, de leur rôle moral actuel, de leurs rapports ». Sa communication, relativement courte, se compose de deux parties : définition de la nation, puis analyse d’une attitude idéale, l’internationalisme (qu’il distingue du cosmopolitisme). Le fragment de l’ouvrage sur « La nation » que publie Henri Lévy-Bruhl présente la même structure et comporte en outre une discussion des notions de « nation » et de « nationalité ».

Qu’est-ce qu’une nation ? Le mot est lui-même « d’un emploi récent » et la plupart du temps, il se confond avec celui d’État. Pour Mauss, un « groupe d’hommes vivant ensemble sur un territoire déterminé, indépendant, et s’attachant à une constitution déterminée » forme une société, mais il ne s’agit pas nécessairement d’une nation. Afin de clarifier la question, Mauss fait un peu d’histoire des idées et de la philologie comparée puis esquisse une histoire générale de l’organisation politique des sociétés. À cette fin, l’une des distinctions qu’a introduite Durkheim dans ses cours sur la famille apparaît précieuse : il y existe d’un côté les sociétés « polysegmentaires » à base de clans, les sociétés tribales, et de l’autre, les sociétés « non segmentaires » ou intégrées. Tout en reprenant cette classification, Mauss introduit, pour les sociétés « non segmentaires », une autre distinction qui tient compte du type de pouvoir central et permet de distinguer les nations des États (ou des empires). Les critères pour qu’il y ait une nation sont les suivants : un pouvoir central stable, un système de législation et d’administration, la notion des droits et des devoirs du citoyen et des droits et des devoirs de la patrie (Mauss, 1920b [1969], p. 626).

Dans son projet d’ouvrage sur « La nation », Mauss applique les mêmes distinctions, et pour bien différencier les deux types de sociétés non segmentaires ; il reprend l’opposition qu’Aristote établit entre « d’une part les peuples, les ethné, et d’autre part les cités poleis ». Ce classement de sociétés s’inscrit dans une perspective clairement évolutionniste et s’apparente au classement que font les zoologistes des espèces animales : il y a certaines espèces inférieures et d’autres, supérieures. Mauss hésite à le dire comme ça, sachant que les comparaisons biologiques impliquent des raisonnements analogiques et qu’elles sont « dangereuses ».

Le titre de nation ne s’applique donc, selon Mauss, « qu’à un petit nombre de sociétés connues historiquement et, pour un certain nombre d’entre elles, ne s’applique que depuis des dates récentes ». Et il ajoute : « Les sociétés humaines actuellement vivantes sont loin d’être toutes de la même nature et du même rang dans l’évolution. Les considérer comme égales est une injustice à l’égard de celles d’entre elles où la civilisation et le sens du droit sont plus pleinement développés » (Mauss, 1920c [1969], p. 584). Les nations, surtout les grandes, apparaissent comme « de belles fleurs, mais encore rares et fragiles de la civilisation et du progrès humain ». (Mauss, 1920c [1969], p. 627). Entre les sociétés contemporaines, Mauss établit une hiérarchie : il considère la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne comme les nations « les plus élevées », la Suisse et la Norvège, comme des modèles de petites nations. Mais aucune de ces collectivités n’est encore « parfaite ni également perfectionnée sur tous les points ».

Dans la définition plus élaborée qu’il donne de la nation, Mauss applique toujours les mêmes critères mais en accordant une importance beaucoup plus grande aux dimensions politiques et culturelles : « Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses lois » (Mauss, 1920c [1969], p. 584). Certes, Mauss introduit, comme le note Dominique Schnapper, l’idée de citoyenneté, de communauté de citoyens (Schnapper, 1994, p. 42-43), mais il ne considère pas pour autant comme secondaire ce qui relève de la spécificité culturelle. Il faut en effet qu’en plus de l’unité politique, juridique et économique, il y ait une « volonté générale, consciente, constante » : « Une nation digne de ce nom a sa civilisation, esthétique, morale et matérielle, et presque toujours sa langue. Elle a sa mentalité, sa sensibilité, sa moralité, sa volonté, sa forme de progrès, et tous les citoyens qui la composent participent à l’Idée qui la mène » (Mauss, 1920c [1969], p. 591).

Militant socialiste, Mauss se méfie du nationalisme qui souvent est « générateur de maladie des consciences nationales ». Mais un fait, un « phénomène sociologique considérable » s’impose : dans les « temps modernes » se constituent de nombreuses « individualités nationales » qui croient à leur race, à leur langue et à leur civilisation, et qui se donnent un « esprit collectif » ou ce qu’on a appelé un« caractère collectif ». Tout cela a été souvent « l’oeuvre inconsciente des générations et des circonstances » mais, aujourd’hui, c’est aussi le résultat d’une « formation consciente des caractères nationaux ».

Un idéal : l’internationalisme

Dans une certaine mesure, il en va des peuples comme des individus : « l’individuation dans la formation des nations » est la condition et l’expression d’une nouvelle solidarité basée sur une multiplication des échanges et une division du travail plus poussée. C’est donc un progrès. Et au lieu d’opposer le développement de l’individualité nationale et l’internationalisme, Mauss montre que ces deux mouvements sont étroitement reliés :

« La solidarité organique, consciente, entre les nations, la division du travail entre elles, suivant les sols, les climats, et les populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix où elles pourront donner le plein de leur vie. Elles auront ainsi sur les individualités collectives l’effet qu’elles ont eu sur les personnalités à l’intérieur des nations : elles feront leur liberté, leur dignité, leur singularité, leur grandeur ».

Mauss, 1920c [1969], p. 633

L’inspiration est ici clairement durkheimienne : les conclusions de La Division du travail social sont appliquées aux relations entre les sociétés elles-mêmes. Pas plus qu’il n’y a d’individus isolés, il n’y a pas de « sociétés fermées et se suffisant à elles-mêmes » : « Une société qui est déjà un milieu pour les individus qui la composent vit parmi d’autres sociétés qui sont également des milieux. Donc nous nous exprimerions correctement si nous disions que l’ensemble des conditions internationales, ou mieux, intersociales, de la vie de relation entre sociétés, est un milieu de milieux » (Mauss, 1920c [1969], p. 608).

Dans « The Problem of Nationality », Mauss décrit brièvement « les principaux faits d’interdépendance des sociétés modernes » : 1) interdépendance économique absolue (marché mondial, division du travail entre sociétés détentrices de matières premières et sociétés manufacturières ; 2) interdépendance morale accrue, 3 ; volonté des peuples à ne plus faire la guerre, 4 ; limitations des souverainetés nationales.

Cette imbrication appelle un nouvel idéal d’internationalisme. Mauss est de ceux qui, optimistes au lendemain de la signature du traité de paix, croient en l’harmonisation progressive des relations internationales ; il met aussi beaucoup d’espoir dans la création de la Société des nations, du Bureau international du travail et de la Cour permanente d’arbitrage et de justice[2]. L’intérêt que porte Mauss à ses organismes internationaux est d’autant plus grand que ses amis Edgar Milhaud et Albert Thomas sont associés au Bureau international du travail à Genève. Il y a là, espère-t-il, « tout un mouvement de forces sociales qui tendent à régler pratiquement et moralement la vie de relation des sociétés » et, pourquoi pas, à rendre possible la paix.

C’est en « ancien combattant » que Mauss aborde la « question de la paix » : l’horreur de la guerre est à la base de son pacifisme. « Plus jamais ça », peut-il s’écrier avec tous ceux qui pendant des mois et des années ont connu les pires atrocités. Relativement « satisfait » des « programmes énoncés »[3], Mauss croit que les peuples ne veulent plus « faire la guerre » : ils veulent « avoir la paix » et à la « Paix armée » — le principe crétois de la paix qui est une guerre non proclamée —, ils préfèrent le désarmement. « À tort ou à raison », ajoute-t-il.

Internationaliste dans l’âme, Mauss fait sien le fameux slogan : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Mais, pas plus qu’il ne défend la politique de l’homme-citoyen-du-monde, il ne rêve d’une morale qui transcenderait la réalité de la vie sociale : ce serait du cosmopolitisme naïf, de l’utopie. Toute morale humaine, pense-t-il, doit s’appuyer sur la réalité de la nation et de l’inter-nation (Mauss, 1920b [1969], p. 632-633).

Dans cette perspective, penser la « civilisation humaine », comme le font certains écrivains, relève de l’idéologie, du rêve. Si nouveauté il y a dans notre vie, c’est, selon Mauss, du côté de la constitution d’« un capital croissant de réalités internationales et d’idées internationales ». D’où la responsabilité des intellectuels, et en particulier des philosophes, qui doivent « prendre une position d’avant-garde dans cette marche » et trouver les « formules sages et nécessaires » (Mauss, 1920b [1969], p. 633-634).

L’avenir réserve, il ne faut pas se le cacher, des malheurs : il y aura encore de la « violence nationale », de l’« orgueil national ». Mais, pour Mauss, une chose est certaine : le « fond commun » s’accroît en poids et en qualité, le « capital de l’humanité » grandit. Son optimisme le conduit d’ailleurs à penser que « c’est là la civilisation »[4] et qu’il y a un certain progrès général : « Il y a plus de bon sens, de clarté, de moralité, de connaissance, de sentiment que dans la conscience de l’homme de jadis. Il y a un mouvement général vers le plus être et vers quelque chose de plus fort et de plus fin » (Mauss, 1922 [1969], p. 483). Cependant, pas plus que le progrès ne signifie le mieux-être, la civilisation ainsi entendue n’apporte pas nécessairement le bonheur.

Fragments de « la nation »

Au moment où il prépare sa communication sur « The Problem of Nationality », Mauss, retiré à Épinal, son village natal dans les Vosges où habite toujours sa mère, travaille aussi à son ouvrage « La nation » : « Tous les matins », précise-t-il. Et ce n’est pas sans fierté qu’il présente à Hubert le « résultat de son travail » :

« Le ive Livre sur le socialisme est écrit : Ch. I. Définition du socialisme. Histoire. Définition de la nationalité (écrit). Ch. II. Les formes du socialisme. Histoire et critique du socialisme utopique, pamphlétaire, d’État, ouvrier, révolutionnaire (écrit). Ch. III. Difficulté de l’action sur la société (écrit mais trop long, 140 p., envoyé à LB [Lévy-Bruhl]. Ch. IV. Théorie de la nationalisation (écrit en partie, arrêté en attendant le livre de Webb). Ch. V. Le socialisme des institutions (écrit en partie). Ch. VI Conception des prochains changements sociaux (à écrire)[5]. »

Selon une note manuscrite de deux pages, le titre de l’ouvrage doit être : « La Nation et le sens du social ». Presque illisible, cette courte note contient l’esquisse d’un plan de travail. Les thèmes qu’identifie Mauss sont les suivants :

« Carac.[tère] conscient de la nat.[tion].-dr[oit] et (ill.) du cit.[oyen] (ill.)

Déf.[inition] du socialisme. sens du social (ill.)

Carac.[tère] récent du socialisme. [Caractère] distinct du socialisme et du communisme (ill.). Postérieur à l’idée de nat.[ion].

(ill.)

Not[ion] de nat.[ion]

(...)Not.[ion] de collectivisme. No.[ion] de nationalisation. Théo.[rie] de la nation industrialisée. Webb, Hobson, Cole.

(ill.) de l’État.

(ill.)

Carac.[tère] réactionnaire, primitif (ill.) du bolchévisme.

(ill.)

Appréciat.[ion] du socialisme ouvrier

Théo.[rie] du groupe profess.[ionnel]. Durk[heim], Webb (ill.)

Théo.[rie] de la classe. Marx (ill.)[6].

Lorsqu’il exposera ses travaux pour sa candidature au Collège de France, Mauss fera explicitement référence à ses « incursions écrites dans le domaine du normatif », indiquant qu’« elles se rattachent presque toutes à un grand ouvrage sur «La nation » « (élément d’une politique moderne) à peu près complet en manuscrit ». Et il ajoutera : « Cet ouvrage ne sera même pas publié dans la collection des Travaux de L’Année sociologique, tant je veux distinguer la sociologie pure, même d’une théorie absolument désintéressée » (Mauss, 1930 [1979], p. 220).

« La nation » se présente comme un effort théorique — un « livre de théorie », dit Mauss lui-même — pour traiter conjointement des deux grands mouvements qui traversent les sociétés contemporaines : le nationalisme et le socialisme[7]. « Notre ouvrage est, précise Mauss, avant tout de politique et il s’agit de décrire la situation présente des nations, et d’en déduire quelques préceptes de pratiques assez rares. » Une telle tâche est d’autant plus difficile en période de guerre et d’après-guerre que « le recul nécessaire n’est pas encore donné ». Même si l’information manque, Mauss « se risque », espérant qu’« un espace court de temps infirmera ou confirmera (ses) observations »[8]. Le projet est ambitieux : « D’après les fragments qui nous en restent, note Lévy-Bruhl, l’ouvrage eût été monumental » (Lévy-Bruhl, 1956/1969, p. 522)[9].

Les textes inédits (manuscrits ou dactylographiés) de La Nation portent tantôt sur « La Nation » tantôt sur « Le Socialisme et la nationalisation » Étude du « problème des nationalités » d’un côté et de l’autre, réflexion sur le socialisme : voilà donc, selon Mauss, les deux facettes, les deux volets de toute analyse globale des sociétés contemporaines. Les idées qu’il y développe complètent celles qu’il a présentées dans sa communication « The Problem of Nationality » ou dans « La nation ».

Le texte intitulé « Les phénomènes morphologiques »[10] constitue en fait la suite au texte sur « La nation ». Plusieurs pages sont consacrées à l’étude des moyens de communication, anciens et nouveaux : aujourd’hui comme hier, les contacts entre les sociétés sont, note Mauss, fréquents et divers et qu’ils soient économiques, techniques, esthétiques, religieux, linguistiques ou juridiques, les emprunts d’une société à l’autre sont nombreux. Communication certes, mais aussi interdépendance.

Tout, y compris les guerres, concourt donc au développement d’une interdépendance plus grande entre les diverses sociétés et nations, et pourquoi pas, à « l’extension et à l’intensification de la civilisation humaine » ? Selon Mauss, nous entrons dans ce qu’il appelle « le domaine théorique de la vie des relations des sociétés, celui de l’idéal ». Un fragment ou chapitre de l’ouvrage sur « La nation » s’intitule d’ailleurs « Les phénomènes idéaux ». Il s’agit d’une « zone d’idées vagues et diffuses » : certaines de ces idées ne sont que des « souhaits et des désirs de principe d’action » ; d’autres sont « dans la phase de réalisation » soit qu’elles sont reconnues par le droit soit qu’elles sont préconisées par l’opinion publique. Pour sa part, Mauss s’intéresse à ces dernières idées qu’il divise en deux groupes : le droit international (privé et public) et l’internationalisme. Tout cela, et Mauss en retrace rapidement l’histoire de la Grèce antique à aujourd’hui, n’est pas nouveau, mais seules « les nations modernes ont inventé et pratiqué le droit international ». « Mesurons la distance parcourue, précise-t-il. Quel changement depuis la guerre-paix privée des tribus primitives, des villes, des barons ! » (Mauss, 1920e, p. 64).

Nul doute, dans l’esprit de Mauss, que la (Première) Guerre ait été désastreuse : elle a détruit « l’oeuvre de trois siècles ». Mais, heureusement, de ce « mal » est sorti un certain nombre de « réussites » : s’agissant du droit international, on peut en effet dire que non seulement il « subsiste, résiste et existe » mais aussi qu’il se développe ; c’est la preuve que « l’idée de la société égalitaire que forment les nations, et d’un droit étendu à toutes les individualités, collectives ou physiques, nations ou individus, se fait jour de plus en plus dans le droit et la morale, et que c’est dans cette voie qu’il faut résolument que la politique s’engage si l’on veut faire faire un progrès au monde » (Mauss, 1920e, p. 24).

Une telle notion de droit international rejoint l’idée toute chrétienne de « fraternité humaine ». Pour Mauss, le christianisme a été, si on le compare au bouddhisme et à l’islam, une religion « vigoureusement universaliste, étendant à l’humanité entière le respect de la personnalité humaine que les Grecs et les Juifs avaient fondé entre eux ». De l’Église catholique, on peut sans hésitation dire qu’elle « fut, et est encore la plus ancienne, la plus vénérable et la plus forte chose internationale », même si, surtout depuis la guerre, elle a perdu « toute autorité morale internationale » et qu’elle ne peut plus constituer un « facteur de paix ». Par « réalisme », il ne faut donc plus compter sur l’Église (Mauss, 1920e, p. 18).

Le véritable mouvement d’internationalisme est, selon Mauss, l’Internationale ouvrière[11]. C’est, s’exclame-t-il, « tout autre chose ». Phénomène récent, l’internationalisme ouvrier date de la fondation du socialisme dit scientifique, c’est-à-dire du Manifeste communiste et du fameux slogan : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Mauss n’hésite pas à reconnaître à Marx l’« immense mérite », le « trait de génie » d’avoir été « l’un des premiers économistes à constater l’existence et l’importance, dans le capitalisme, du marché mondial, et surtout du marché mondial des valeurs » (Mauss, 1920e, p. 20).

À l’heure de la Révolution russe, il n’est cependant pas facile d’être internationaliste sans être communiste. Mauss affirme que la Révolution russe est « une grande chose » et il loue les bolcheviks pour « leur audace, leur courage et leur désintérêt », mais il refuse d’adhérer au nouveau Parti communiste français et il va analyser, dans une série d’articles qui paraissent dans La Vie socialiste, l’échec du bolchevisme : fétichisme politique, action d’une minorité, recours à la violence, etc. (Mauss, 1923). Il ne se fait pas trop d’illusions sur l’action que peuvent avoir les mouvements ouvriers internationaux, la iie Internationale l’a déçu tant son internationalisme était superficiel. Quant à d’autres groupements internationaux, tels que l’Internationale syndicale et l’Association coopérative internationale, leur influence demeure, même lorsqu’ils sont solidement organisés, faible : « On ne peut, conclut Mauss, se fier à eux pour faire régner la paix et le droit. »

À la question « De quoi dépend en dernière analyse la paix et la fin de la guerre », Mauss répond : « C’est du développement des nations, de la croissance de leur conscience, de leur sagesse, de leur contrôle sur des dirigeants mal intentionnés. » Une telle position ne vaut évidemment qu’en autant que les nations, petites et grandes, soient « maîtresses de leurs destinées » et qu’elles aient la volonté de promouvoir une politique de paix (Mauss, 1920e, p. 24).

Faut-il désespérer des nations ? Inquiet, Mauss ne croit pas en la réalisation immédiate de la paix universelle. « Pas plus qu’il n’est possible de créer et de faire adopter une langue universelle avant qu’il existe une société universelle, pas plus il n’est possible de créer une paix universelle avant qu’il existe une société universelle ». Il faut avancer « de proche en proche en réalisant des sociétés de plus en plus grandes ou, puisque la mode actuelle est non seulement aux grandes nations mais aussi aux petites, des fédérations et des confédérations de plus en plus vastes ». Car :

L’esprit de paix est avant tout un esprit de fédération ; il n’est possible que par la fédération et c’est ce qu’il faut créer pour avoir la paix, et non pas inversement créer la paix pour avoir ensuite des États-Unis d’Europe ou du monde. C’est quand il y aura des États-Unis d’Europe qu’il y aura la paix en Europe, quand il y aura des États-Unis du monde qu’il y aura la paix dans le monde. Pas avant ; prenons sur nous la hardiesse, le risque et le ridicule de cette prophétie.

Mauss, 1920d, p. 49

Nationalisons, c’est l’avenir

La rédaction de « La nation » est maintes fois interrompue et reprise[12]. Fin 1921, une « grave maladie » — une congestion pulmonaire — oblige Mauss à prendre un long congé de maladie. Surpris, ses amis lui conseillent le repos complet, mais regrettent que « reste en plan l’État, la nation et tout ce qui s’ensuit ! »[13] Lorsqu’à l’automne 1922, Mauss reprend son enseignement à l’École pratique des hautes études, il n’est pas question de poursuivre immédiatement son ouvrage sur « La nation » : « Unhappily my great work on “La Nation” is rather backwards not through my fault, confie-t-il à ses amis anglais Sir James Frazer et Lady Frazer. But if my health keeps strong enough I hope to be able to finish it next year and return after that to my former studies[14]. »

Pendant ses rares moments de loisirs, et probablement jusqu’au milieu des années 1930, Mauss poursuit la rédaction de son ouvrage sur « La nation », dont une partie doit porter sur le principe de la nationalisation. Son projet est d’analyser l’ensemble de la réalité économique et politique contemporaine, c’est-à-dire tout à la fois : 1) les faits économiques proprement dits (industries d’État, organisation nationale des capitalistes, trusts, cartels, etc.) ; 2) le « mouvement politique et économique venant d’en haut » (législation pour réduire l’anarchie capitaliste, contrôle des trusts, protection des travailleurs) ; et enfin 3) le « mouvement politico-économique venant d’en bas, de la masse des citoyens » (coopératives, syndicats, mutuelles, partis populaires, pressions de l’opinion publique).

L’objectif de Mauss est, en partant d’études de pays tels les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne et la France, de compléter le tableau du capitalisme moderne — avant et après la Première Guerre —, et d’analyser le double mouvement de « socialisation croissante et d’individualisation décroissante » qui pousse déjà les intérêts capitalistes à passer « de la compétition aveugle et anarchique à un régime de collectivisation de plus en plus complet, conscient, réglé ». De son analyse, Mauss tire plusieurs conclusions qui sont les suivantes : 1) Le régime capitaliste n’est nullement par essence aussi anarchique, aussi privé que les uns le souhaitent et les autres le dépeignent ; il s’est donné déjà son organisation nationale de services en domaines publics. 2) Il tend par le régime des grandes compagnies concessionnaires, ou formés à l’abri des tarifs, ou par celui des trusts, à une nationalisation progressive. 3) Il ne tend pas vers l’étatisation (Mauss, 1920f, p. 50).

Récent, ce mouvement est , selon lui, loin d’être achevé. Mauss se dit ouvertement partisan des nationalisations. Cette « nouvelle » idée, qu’il découvre de l’autre côté de la Manche, l’enthousiasme :

Car elle n’est pas déduite d’un idéal ou d’une critique dialectique de la société bourgeoise, mais d’une observation des faits et de l’idée que la meilleure administration des choses est celle des intéressés. Or, cette nationalisation suppose l’abandon de la notion d’État souverain qui, irresponsable, serait évidemment mauvais administrateur. Elle suppose, bien au contraire, la notion que la nation est un groupe naturel d’usagers, d’intéressés, une vaste coopérative de consommateurs, confiant ses intérêts à des administrateurs responsables, et non à des corps politiques recrutés, en général, sur des questions d’opinion, et en somme incompétents.

Mauss, 1920b, p. 628

Si le « principe des nationalisations » tient une place aussi centrale dans l’ouvrage de Mauss, c’est qu’il est indissociable du projet socialiste contemporain : la nationalisation apparaît en effet comme « la forme la plus récente du socialisme et celle qui a vraisemblablement le plus d’avenir ». Mauss se sent même suffisamment informé pour esquisser une histoire du socialisme, mais contrairement à son oncle Émile Durkheim, qui a consacré un de ses cours à l’étude des doctrines socialistes[15], il accorde une grande importance aux faits, qui, précise-t-il, « ne coïncident pas nécessairement avec les idées ». La démarche qu’il entend suivre se veut scientifique et positive : il s’agit de faire la théorie des mouvements sociaux actuels et non pas de « dresser des plans de société future ou des réquisitoires contre la présente ». Dans cette perspective, les « efforts des masses » apparaissent tout aussi importants que ceux du « cerveau des intellectuels » :

(...) Comme il est arrivé dans le mouvement syndical ou celui des coopératives de consommation, la pratique, peut-on dire, a toujours été en avance sur la théorie (...). On a constaté que le mouvement doctrinaire du socialisme a toujours été si en avance sur la pratique que le nombre d’idées fausses qu’il a mises en circulation excède de beaucoup celui des directions justes. En réalité, les apparences révolutionnaires ont permis, dans bien des cas, les pires transactions, les alliances les plus baroques et souvent même un opportunisme déconcertant (...). De telle sorte que nombre de bons esprits pensent maintenant que la doctrine socialiste doit se réduire à la théorie du mouvement social contemporain et à son amélioration.

Mauss, 1920g [1997], p. 250

Par ailleurs, selon Mauss, socialisme et nationalisme ne s’opposent pas : le socialisme a une dimension nationale, le socialisme n’est autre chose, tient-il à préciser, que « l’ensemble des idées, des formes et des institutions collectives qui ont pour fonction de régler par la société, socialement, les intérêts collectifs de la nation » (Mauss, 1920g [1997], p. 259-260). Il ne peut donc être question pour une société de se transformer en république sociale avant de s’être formée en nation. Impossible de brûler les étapes : le passage au socialisme a d’autant plus de chances de se réaliser qu’une société se trouve à un stade avancé de vie démocratique (proclamation des droits de l’homme et du citoyen) et de développement économique (capitalisme). En d’autres termes, seules les nations modernes peuvent s’engager dans le mouvement qui les conduit à prendre conscience de leur vie économique et à vouloir la diriger consciencieusement.

Dans l’hisoire — fort peu détaillée, car il s’agit d’un livre théorique — que Mauss fait du socialisme, l’exposé des théories tient en quelques pages et contient une cinglante critique des doctrinaires qui tiennent le capitalisme pour « responsable de tous les maux de la société » ou qui rêvent d’un « eldorado » auquel donnerait accès une « simple révolution politique ». Adversaire de toute phraséologie marxiste et révolutionnaire, Mauss réitère sa critique de la Révolution russe et, en particulier, du bolchevisme qui, dit-il, sur le plan doctrinaire, n’a rien apporté de neuf, « absolument rien » : c’est du « marxisme intégral », un « socialisme d’État, révolutionnaire, se bornant à socialiser le capital » (Mauss, 1920g [1997], p. 258).

Peu de mots sur les idées. Contrairement à son oncle, Mauss ne s’attarde pas sur le terrain des doctrines. Ce qui retient son attention, ce sont deux mouvements, le « mouvement économique venant d’en haut » et le « mouvement économique venant d’en bas », la nationalisation étant en quelque sorte la rencontre des deux. Mauss refuse d’identifier la nationalisation et l’étatisation, et s’il y a appropriation collective, elle implique aussi la participation des travailleurs à la gestion. On pourrait donc parler, au risque de faire un anachronisme, comme l’a fait Jean-Claude Filloux pour Durkheim (Filloux, 1977), de socialisme autogestionnaire. La démocratie ne se limite donc pas à la politique, à la démocratie politique. Il y a , selon Mauss, d’autres formes spontanées de démocratie : la « démocratie ouvrière » (syndicalisme), une « démocratie des consommateurs » (coopération), la « démocratie mutuelle » (l’assurance-mutuelles ou « assurance de tous par tous, de chacun par tous »).

Anglophile, Marcel Mauss ne cache pas son admiration pour les fabiens et les socialistes de la Guilde ; il se sent très proche de Sidney et Béatrice Webb, devenus ses amis. La « Constitution pour la République socialiste de la Grande-Bretagne » que proposent ces deux théoriciens du mouvement coopératif, syndical et social comprend tout un ensemble de réformes : création de deux parlements, l’un politique, l’autre économique ou social, décentralisation, contrôle direct des élus, nationalisation, municipalisation, association des consommateurs. Une révolution ? Plus exactement, selon l’expression de Mauss, un « changement total de société », une « reconstruction » (Mauss, 1920i [1997], p. 344).

Dans son ouvrage sur « La nation », Mauss aurait préféré traiter de l’ensemble des formes spontanées de la démocratie : il se limite au syndicalisme et à la coopération. La « démocratie ouvrière » est, selon lui, le « problème politique de ce temps ». Il trace d’abord à grands traits l’histoire du syndicalisme en Europe : période héroïque de la fondation, avec son « côté moral, sacrificiel », reconnaissance légale et croissance, etc. Les principales tendances qui caractérisent aujourd’hui le mouvement ouvrier ou syndical sont, selon lui, les suivantes : 1) le syndicat a cessé d’être illicite pour devenir légal et être une « personne morale » dans le plein sens du mot ; 2) il a acquis une « fonction collective », il signe des contrats qui lient non plus des individus mais des collectivités ; 3) il prend des « allures économiques plus ambitieuses » et devient une « organisation nationale » ; 4) enfin, les syndicats s’agrègent entre eux et forment une « organisation générale de classe », celle de la « classe ouvrière[16] ». La force qu’a acquise le mouvement donne à son action une dimension politique et, parfois, comme on le voit avec la grève générale, un caractère révolutionnaire.

Toutes ces tendances se sont affirmées depuis la guerre : « extension considérable » du nombre de syndiqués ; passage de la fédération de métiers à la fédération d’industrie ; diffusion de l’idée de « contrôle ouvrier » ou de participation à la gestion de l’industrie. Pour Mauss, qui observe le développement d’un syndicalisme « plus fort, mieux unifié, mieux organisé, plus ambitieux, plus actif », une conclusion s’impose : « La démocratie ouvrière est en voie de se muer en démocratie industrielle vraie et de concevoir comment le citoyen, en tant que producteur, peut gérer la totalité de certains processus au moins de production. » En d’autres termes, tout est prêt pour des prises en charge de la propriété par de « grandes associations naturelles d’employés », et donc pour des nationalisations (Mauss, 1920h, p. 93-94).

Lorsqu’il compare la coopération au syndicalisme, Mauss doit reconnaître que la coopération offre une histoire « moins longue, moins dramatique, moins mouvementée », mais il y a là, pense-t-il une « idée réalisée », d’une « idée de la masse ». Et en dépit de certains échecs, dont le « naufrage », en 1934, de la Banque des coopératives, il s’émerveille devant l’action — souvent « à tâtons, aveuglément, empiriquement » — des groupes d’individus et des petites associations et devant tous les « trésors de dévouement » qu’ils recèlent :

Rien ne donne plus l’impression des possibilités illimitées qu’implique l’effort collectif et celui de la liberté laissée à cet effort. Car ce sont des inventions sans nombre et des actions sans nombre que ces initiatives suscitent. Ce sont des formes sans nombre d’actions qui sont tentées, essayées, jusqu’à ce que quelques trouvailles heureuses, des formules juridiques et économiques viables finissent pas grouper en des organisations puissantes des individus de plus en plus nombreux, des intérêts de plus en plus graves ; et que la folle utopie réalisée obscurément dans quelque petit milieu aboutisse à quelque important mouvement d’intérêt national cette fois, et d’une telle force qu’il s’impose aux pouvoirs publics.

Mauss, 1920h, p. 94

Mauss n’hésite pas à comparer ces mouvements de démocratie profonde aux débuts grandioses et modestes des grandes religions ou aux grands mouvements de sectorisme à l’intérieur des religions : esprit de sacrifice, recherche des idées et des formules, violence des passions. La différence est que l’on se sacrifie non pas à une puissance divine mais à l’intérêt d’autrui : il s’agit donc d’une sorte de « religion de l’homme pour l’homme », comme en ont rêvé Saint-Simon, Comte et Enfantin.

Mauss, le « citoyen » et le « camarade », est très impliqué dans le mouvement coopératif : il a fondé la coopérative La Boulangerie, puis tenu la chronique « Coopération » pour L’Humanité. Il a donc déjà beaucoup parlé sur le sujet (Desroche, 1979 ; Fournier, 1994). Il ne se fait cependant pas d’illusions : la coopération demeure, par exemple en agriculture ou dans le crédit, si étroitement reliée au régime économique actuel que c’est du « quasi-capitalisme » et, dans certains cas, du « pur capitalisme ». S’il croit toujours en la coopération, c’est qu’il voit dans ce mouvement un moyen de réformer le régime de la consommation, de la production et de la propriété. Il en veut pour preuve la réussite des Pionniers de Rochdale, dont les principes sont révolutionnaires : administration démocratique, recherche non pas du profit mais du plus bas prix de revient. La force de la formule coopérative réside, selon lui, dans le fait que tout en respectant les conditions normales du commerce, elle se place sur le « terrain de l’honnêteté et de la moralité ».

Plusieurs militants rêvent alors d’une République coopérative, selon le titre du livre d’Ernest Poisson paru au début des années 1920, et cherchent une troisième voie entre l’individualisme et le socialisme d’État ou révolutionnaire. Mauss reconnaît pour sa part qu’il y a, dans la coopération, l’« aspiration vers une extension infinie [...]. Comme le capitalisme lui-même, la coopérative tend à absorber toutes les formes, et les formes similaires. Une coopérative, si petite qu’elle soit, tend à s’agréger tous les jours de nouveaux membres. [...] Normalement les coopératives tendent même vers la forme nationale. » D’ailleurs, la force du mouvement coopératif réside dans son identification non pas à une seule classe sociale, mais à toute la nation : c’est en effet un effort pour « faire coïncider la somme des intérêts privés avec l’intérêt général d’autre part » (Mauss, 1920h, p. 100).

Pour des raisons pratiques et de (faible) maturité des esprits et des institutions, Mauss s’oppose personnellement à l’extension qu’il juge prématurée des grandes coopérative de consommation. La prudence est de rigueur. S’il abandonne l’idée d’une république coopérative, refusant de voir dans le mouvement coopératif un « régime économique complet », il ne réduit pas pour autant la coopération de consommation à sa seule dimension technique : les coopératives doivent se donner des « buts sociaux ». Tout n’est donc pas que commerce ou affaire : il y a aussi le « monde moral ». Le mot d’ordre est : « Plus d’efforts intérieurs, plus d’efforts moraux, plus d’efforts productifs [...]. Sous ce sigle, la coopération vaincra. » Ainsi parle celui qui, « impinitent, peut-être dans l’erreur », se présente comme un « coopérateur socialiste et ouvriériste » (Mauss, s.d.).

Une oeuvre inachevée

L’ouvrage sur « La nation » reste en plan. Comment expliquer que Mauss n’ait pas terminé son grand projet ? Il y a d’abord une « grave maladie » qui l’immobilise au moment même où, au début des années 1920, son plan en mains, il entreprend la rédaction de son ouvrage. Ensuite, il y a les nombreuses obligations professionnelles : dans les années 1920 et 1930, Mauss n’a en effet guère de temps à consacrer à la réalisation d’une grande étude sur une question aussi éloignée de ses préoccupations scientifiques, car, en plus de son enseignement à l’École pratique et, à partir de 1930, au Collège de France, il a de nombreuses responsabilités, à la suite de la création de l’Institut d’ethnologie de Paris (1925), de la fondation de l’Institut français de sociologie et de la relance de L’Année sociologique, deuxième série (1925-1927). Pour l’« héritier » de Durkheim, la succession est lourde... sans compter qu’au milieu des années 1930, il est confronté à des problèmes de santé, les siens et surtout ceux de sa femme.

Force est par ailleurs de reconnaître que sa façon de travailler ne prédispose guère Mauss à mener à terme de grands projets d’écriture : il n’a jamais terminé sa thèse sur « La prière » ni mené à terme son projet d’un petit livre sur le bolchevisme. Parlant de ses recherches, il confie au sociologue américain E. E. Eubank, de passage à Paris : « Je travaille simplement sur mes matériaux et, si, ici ou là, apparaît une généralisation valable, je l’établis et je passe à quelque chose d’autre [...]. Après avoir terminé complètement un travail, je l’oublie, je le mets de côté et je vais vers quelque chose d’autre » (Mauss, 1934, p. 145). Sachant que Mauss n’accorde par ailleurs que peu d’importance aux publications, il ne faut donc pas s’étonner que ses travaux soient dispersés et souvent bien fragmentaires.

À elles seules, de telles considérations personnelles ou professionnelles n’expliquent pas l’« échec » de Mauss. Nous devons aussi prendre en considération la conjoncture politique et intellectuelle des années 1930. Révolte contre l’ordre des choses existant, critique du libéralisme et recherche d’une troisième voie entre capitalisme et communisme, proposition d’une économie organisée, concertée ou dirigée, exaltation de la communauté, voilà autant d’attitudes caractéristiques de l’« esprit des années 1930 ». C’est le temps de la « génération du refus », qui sera porteuse des innovations de l’après-Seconde-Guerre. De nouvelles revues apparaissent : La Revue marxiste (1929), La Critique sociale (1931), Plans (1931), Esprit (1932). Les ouvrages de Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire (1933) et de Mounier, Manifeste au service du personnalisme (1936), deviennent des porte-drapeaux. Du côté du marxisme, on passe de la propagande à l’exégèse : publication des Morceaux choisis de Marx puis des Morceaux choisis de Hegel et des Cahiers de Lénine sur la logique de Hegel. Enfin, même s’il a peu d’écho, l’ouvrage collectif intitulé Révolution constructive (1932) témoigne d’un besoin de renouveau de la pensée politique et d’une volonté de régénérer le socialisme par des valeurs que l’on dit nouvelles, plus simples, plus saines et plus pleines.

Face à la crise économique, on cherche des solutions originales, qui rompant avec les doctrines du passé, permettraient d’échapper à l’anarchie libérale. L’idée de planification séduit. Aux États-Unis, c’est le triomphe de l’« esprit ingénieur ». En Belgique, le socialiste Henri de Man se fait l’avocat du planisme et propose à son parti un plan de travail qui ouvrirait une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme marxiste. Ce projet d’économie dirigée rencontre en France un vif intérêt chez Déat et les néosocialistes, il séduit aussi des syndicalistes tant de la cgt que de la cfdt qui croient y déceler une solution possible à la crise. Des intellectuels d’orientations politiques fort diverses se réunissent autour de Jules Romain et d’Albert Fabre-Luce et élaborent le Plan du 9 juillet 1934 : l’idée est de promouvoir une réforme de l’État et d’instaurer un corporatisme d’État (Bernstein, 1993, p. 92).

En période de crise, il est, on le sait, difficile d’ignorer les problèmes contemporains. À ses élèves, Marcel Mauss donne lui-même le conseil de « ne pas fuir, en dépit de tous les risques, les objets d’étude à propos desquels les partis se divisent et les passions s’enflamment » (Aron, 1971, p. 8). Lucien Herr disparu, Mauss incarne le modèle de l’intellectuel engagé : il est l’un de ceux qui, comme François Simiand, « vouent leurs pensées à faire progresser l’action socialiste hors de toute utopie, dans l’exclusif domaine des faits » (Mauss, 1935 [1997], p. 754). Son ouvrage sur « La nation » s’inscrit dans un effort de renouvellement de la doctrine socialiste.

Au sein de la sfio, les tensions sont fortes et la scission semble inévitable : le parti est en effet divisé entre une gauche minoritaire — Alexandre Bracke, Jean Zyromski, Jean-Baptiste Lebas — qui multiplie les professions de foi révolutionnaire et une droite — Pierre Renaudel, Vincent Auriol et Joseph-Paul Boncour — qui considère le parti comme une formation réformiste qui doit accepter les responsabilités du pouvoir. Parmi ceux qui pensent que, pour faire face aux nouvelles réalités sociales et économiques, il faut trouver des voies nouvelles, il y a Marcel Déat, un intellectuel brillant formé à l’École normale, un agrégé de philosophie, qui vient de « venger l’honneur » en battant le communiste Jacques Duclos dans le xve arrondissement. Militant socialiste actif, Déat respecte son chef, Léon Blum, mais il ne croit pas que celui-ci puisse sauver le parti. Le virage « révisionniste » de Déat s’effectue par la publication de ses Perspectives socialistes en 1930 : son objectif est de développer un socialisme plus pragmatique, plus soucieux d’efficacité, capable de regrouper l’ensemble des forces sous le signe de l’anticapitalisme. Les trois formules qui résument sa politique sont : « Ne pas se couper des classes moyennes, ne pas se couper de la démocratie, ne pas se couper de la nation » (Déat, 1988, p. 278).

Puis c’est la rupture quelques années plus tard, en juillet 1933, au congrès extraordinaire de la sfio : les néos — 28 députés et 7 sénateurs — quittent le parti pour former le Parti socialiste de France. Parmi les dirigeants, rangés autour de La Vie socialiste, se trouvent les amis de Marcel Mauss et, au premier rang d’entre eux, Pierre Renaudel. Mauss connaît aussi très bien Déat, qui a été, dix ans plus tôt, associé à « l’effort des disciples fidèles de Durkheim » pour faire revivre L’Année sociologique (Déat, 1988, p. 141) ; lors de l’élection de 1932, il l’a personnellement appuyé en fournissant une contribution financière à sa campagne.

La scission met Mauss dans l’embarras : il est de tout coeur avec Renaudel, mais, par discipline, il reste avec le parti, préférant se faire exclure que de quitter la « vieille maison ». Le « vieux militant » participe certes de l’« esprit des années 1930 », se déclarant par exemple favorable aux nationalisations. Mais cette idée de nationalisation est fort éloignée de la « révolution dirigée » ou du « planisme » qu’élabore son camarade Marcel Déat dans Pespectives socialistes : ce dernier s’oppose d’ailleurs aux expropriations pour privilégier un « contrôle efficace » par l’État. Et si Mauss ne rejette pas l’idée de « plan », une idée à la mode : « Les plans d’action [...] ce sont des nécessités. » Et il ajoute : « Qui dit plan, dit l’activité d’un peuple, d’une nation, d’une civilisation. » « Qui dit plan [...] dit. mieux que jamais, moralité, vérité, efficacité, utilité, bien » (Mauss, 1941 [1969], p. 256).

Nous sommes bien loin de l’idéologie corporatiste à laquelle certains ont cherché à identifier la sociologie durkheimienne (Mauss, 1937 [1969], p. 504). Les thèmes de « La nation », de la paix, de l’Europe et du socialisme, qui sont au coeur de l’analyse de Mauss, se retrouvent chez ceux qui veulent renouveler la doctrine socialiste et qui, comme Marcel Déat, cherchent alors à concilier nationalisme, socialisme et pacifisme. Pourtant, si Mauss est attentif à la démarche du leader du nouveau Parti socialiste de France, il ne le suit pas : pas plus qu’il n’est convaincu de la thèse de la « montée des classes moyennes », il refuse la formule « Ordre, autorité, nation », chère aux néo-socialistes.

N’eussent été ses origines et sa fidélité à Jaurès, que serait devenu Mauss ? L’éclatement du Parti socialiste en 1933 et l’échec de Marcel Déat et des néosocialistes le démoralisent et l’éloignent de l’action politique partisane. Ses publications politiques se font plus rares : un article sur « La Chambre future. Dialogue sur un proche avenir » dans La Vie socialiste en avril 1932, des hommages à François Simiand et Lucien Lévy-Bruhl dans Le Populaire en avril 1935 et en mars 1935. Mauss a démissionné en août 1929 du conseil d’administration et de la direction du Populaire, du conseil d’administration de La Vie socialiste en 1934. Les milieux politiques qu’il fréquente sont devenus, dit-il, « non pas irrespirables, mais sans intérêt »[17].

Sans renoncer complètement à l’action politique[18], Mauss observe, en spectateur impuissant et inquiet, l’évolution générale de l’Europe entre bolchevisme et fascisme. C’est un « retour au primitif[19] », écrit-il, qui ne saurait finir qu’en tragédie. Dans un tel contexte, penser la nation devient difficile, impossible. Pour le sociologue et aussi le militant socialiste, « l’une des douleurs [...] de sa vie », c’est, à la fin des années 1930, « d’assister, au nom du primat de l’État, aux pires crimes et à la régression des sociétés elles-mêmes, et, même, dans quelques cas, à leur disparition »[20]. Tout ce qui se passe est, rappelle Mauss à l’un de ses étudiants, une « vérification trop forte de choses que nous avions indiquées et la preuve que nous aurions dû attendre cette vérification par le mal plutôt que par le bien »[21].