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Le patrimoine d’une ville n’est pas fait des objets qu’elle a créés, mais des capacités créatrices et du style d’invention qu’articule, à la manière d’une langue parlée, la pratique subtile et multiple d’un vaste ensemble de choses manipulées et personnalisées, réemployées et « poétisées ». Le patrimoine, finalement, ce sont tous ces « arts de faire ».

Michel de Certeau

Les spectacles urbains sont non seulement le reflet des récits et des représentations sociales qui traversent le reste de la société, ils participent aussi à la construction de l’imaginaire local dans un rapport ambigu qui n’a pas encore reçu toute l’attention qu’il mérite. Le spectacle urbain est une représentation constitutive de la ville et de son imaginaire, mais il comporte au moins deux dimensions différentes, sinon opposées, et même contradictoires : le vernaculaire et le spectaculaire.

Quelques belles exceptions mises à part, la littérature sociologique en études urbaines s’est jusqu’à maintenant attachée à analyser le spectacle urbain comme un produit de consommation circulant dans une aire marchande définie de façon globale et homogénéisante, avec pour résultat que le spectacle urbain continue d’être conçu uniquement comme un outil promotionnel pour mousser la ville auprès des investisseurs, des touristes et des consommateurs[1]. Dans la littérature sur la phase récente de spectacularisation des espaces urbains, issue de la convergence entre la nouvelle économie urbaine et la nouvelle économie du divertissement, on insiste surtout sur la capacité d’homogénéisation des espaces publics et sur leur transformation en espaces de consommation (privée ou publique, sphères dont les frontières deviennent floues), c’est-à-dire sur un spectacle défini comme produit et reflet du contexte global néolibéral[2].

Une telle visée critique, quoique fondée et pertinente, tend parfois à réduire l’étude de la transformation des villes à une dénonciation d’un système d’industrie du spectacle qui s’imposerait sans négociation ni ajustement aux cultures locales. En d’autres termes, une telle visée analytique peut occulter les relations plus profondes et historiques entre le spectaculaire et le devenir urbain puisque, à l’évidence, les grands festivals, les mégacentres de consommation, les multicomplexes à haute technologie, organisés sous forme de franchises de chaînes commerciales, ne peuvent simplement s’implanter dans un nouvel environnement urbain sans tenir compte du contexte historique propre à chaque ville – et ce, ajouterions-nous, même si le processus de constitution des villes a suivi en Occident des courbes relativement parallèles dans des pays aux traditions historiques extraordinairement variées et distinctes. Les industries culturelles, obligées de se plier à des stratégies d’intégration, pigeront alors dans l’imaginaire local, le nourriront et l’enrichiront à leur manière. Cependant, le spectaculaire n’englobe ni ne détruit le vernaculaire ; il s’y intègre en le modifiant et, s’y intégrant, se modifie lui-même, dans un rapport dialectique d’échange modulé selon les conjonctures.

M’intéressant à la restauration de l’imaginaire urbain autour du spectacle des villes, je voudrais, dans cet article, analyser les croisements entre le vernaculaire et le spectaculaire dans la constitution de l’imaginaire de Montréal. Les croisements ambigus entre ces deux dimensions contribuent en effet – par distinction et interpellation – à forger l’imaginaire local. Cet article vise à comprendre comment certains récits et représentations du Faubourg Saint-Laurent viennent donner le ton momentanément à l’imaginaire montréalais à travers l’articulation conjoncturelle entre ces dimensions vernaculaire et spectaculaire. Pour ce faire, je présenterai trois logiques caractérisant l’articulation entre le vernaculaire et le spectaculaire urbains, soient la dénégation, la réhabilitation et la restauration. Le Faubourg Saint-Laurent servira ici d’expression métonymique de la ville de Montréal pour comprendre les liens entre la phase récente de spectacle et de divertissement urbains et l’imaginaire local, qui puise depuis des décennies, voire depuis deux siècles, dans l’histoire du spectacle et du divertissement nocturne montréalais.

L’imaginaire urbain : une dialectique du vernaculaire et du spectaculaire

Occuper un lieu, ce n’est pas seulement, à l’évidence, habiter des bâtiments, circuler dans des rues, vagabonder dans des espaces publics ; c’est aussi le raconter, le traduire en légendes, rêver ses formes futures, le peupler de doutes et de certitudes, et intégrer ceux que la mémoire collective lui attribue. Occuper un lieu, en bref, c’est, naturellement, le narrativiser. Chaque lieu urbain est peuplé d’une multitude de récits et de représentations. On exprime l’espace urbain à travers des emblèmes, des lieux, des vocabulaires, des habitudes, des métaphores, des analogies, des allégories, des mythes. Cette dynamique vécue, narrée, représentée, mythifiée entre un lieu et ses occupants constitue le noeud d’un imaginaire. « En deçà de la matérialité (…) la ville est en effet une entité virtuelle, dans laquelle on se représente ou qu’on représente, en fragments d’identités ; projetée ou vécue, narrée ou scénographiée, la ville est surtout une image, une manifestation sensible d’un total syncrétique mais invisible, contingentée par l’imaginaire[3]. » Michel de Certeau écrit que l’imaginaire « étend ses ramifications et pénètre tout le réseau de notre vie quotidienne, [il] descend dans les labyrinthes de l’habitat, [il] en colonise silencieusement les profondeurs[4] ». Si les pratiques nourrissent, authentifient et inspirent certains récits et mythes (journaux, rengaines, films, chansons, etc.), ceux-ci en revanche donnent consistance aux paroles, aux marches, aux habitudes, etc.[5] L’imaginaire, comme mise en récit de pratiques et de cultures de la ville, offre un « supplément d’âme[6] » qui interpelle et fait du lieu non seulement un espace pratiqué, mais un espace imaginé.

Comme l’écrit Suttles, l’imaginaire est une série de discours qui, sans former un espace proprement dit (c’est-à-dire un espace discursif unique), donne sens à un espace physique[7] . Les récits, textes et textures, pratiques et représentations, deviennent des indicateurs de ce qui est imaginable et inimaginable pour une ville. L’imaginaire urbain migre d’une forme et d’un médium à l’autre ; du roman à la télévision, aux films documentaires, aux bandes dessinées, aux journaux, aux guides, à la musique, aux cartes postales, aux dépliants touristiques, aux livres historiques et commémoratifs, aux expositions, aux graffitis, aux peintures, aux contes, etc. Les récits des écrivains et des artistes, des développeurs et des promoteurs, des médias et des documents officiels, des contes et des légendes sont importants dans le processus de construction d’une relation collective de la pratique à l’imaginaire[8]. De même, les histoires sans paroles de la marche, de l’habillement, de l’habitat travaillent les quartiers dans l’ombre : elles y inscrivent des mémoires qui n’avaient pas de lieu. Dans les cafés, bureaux, immeubles, les récits insinuent des espaces différents. Ils ajoutent à la ville visible les « villes invisibles[9] ». Tel est aussi le travail des récits urbains.

Tous ces récits, exprimés et livrés de diverses façons, sont évidemment liés au contexte historique de l’espace en question. D’ailleurs, les thèmes rassembleurs de tous ces discours ne sont jamais arbitraires, mais bien souvent issus d’une économie qui domine la ville historiquement ou d’évènements marquants l’histoire de cette ville. Le travail de Domosh suggère une telle relation en argumentant que l’espace urbain est créé dans un contexte économique et social spécifique qui lui donne forme et signification, afin que cet espace puisse devenir le représentant des valeurs, des croyances et des tensions. Si l’espace urbain doit devenir notre représentant, force est de travailler à hisser nos récits à une position phare de cet imaginaire. Ce cumul d’efforts, tantôt compétitifs, tantôt contradictoires, et toujours de forces inégales, crée le terrain hégémonique sur lequel se construit l’imaginaire urbain. Tout récit n’est pas retenu comme signifiant dans la relation collective entre le vécu d’une ville et ses représentations. Tout récit n’est pas non plus signifiant dans ce qui devient pour un moment l’essence de la ville.

Dans L’invention du quotidien, Michel de Certeau présente l’imaginaire urbain à travers l’idée de théâtre urbain, où récits et personnages fourmillent, cohabitent et permettent de démocratiser le lieu urbain. Ceux-ci « ne forment qu’une partie de la population des revenants qui grouillent dans la ville, et qui forment l’étrange, l’immense vitalité silencieuse d’une symbolique urbaine[10] ». Ces récits constituant l’imaginaire, « créent une autre dimension, tour à tour fantastique et délinquante, redoutable ou légitimante. De ce fait, ils rendent la ville “croyable”, ils l’affectent d’une profondeur inconnue à inventorier… Ce sont les clés de la ville : ils donnent accès à ce qu’elle est, mythique[11]. »

Jusqu’à maintenant, la littérature portant sur le concept d’imaginaire urbain tend à le définir de manière statique plutôt que de tenter de comprendre le processus dialectique qui le caractérise, ainsi que les dynamiques auxquelles il participe à tous les paliers de la formation urbaine. Dans la littérature sociologique et anthropologique, les définitions de l’imaginaire semblent bien souvent le simplifier en le limitant à une variété de récits de toutes sortes qui ont pour caractéristique principale d’être démocratiques et démocratisants, c’est-à-dire qu’ils impliquent la possibilité pour tout citoyen de s’y raconter et de participer à un processus ouvert et égalitaire de représentation symbolique de la ville. Bref, cette littérature se contente d’être une sociologie descriptive, une sociologie du constat, une sociologie où les processus de transformation sont sous-estimés. Il existe d’autres dimensions et fonctions centrales à l’imaginaire qui, entre autres, le lient directement et indirectement à la phase récente de spectacle urbain.

L’imaginaire ne saurait être une simple série infinie de récits et de représentations, d’une texture complexe et variée ; il est davantage un terrain de contestations à vocation hégémonique. En ce sens, l’imaginaire urbain peut se trouver saturé d’un type de récits dans un contexte historique particulier, il n’est pas simplement et constamment un réceptacle ouvert de récits et représentations symboliques de la ville. D’ailleurs, l’imaginaire sert à la ville ; il lui offre la possibilité de consolider un sentiment d’appartenance et de connaissance, un sentiment de collectivité, ainsi que le coeur de la particularité locale connue et reconnue des touristes et visiteurs. Apparaissent ainsi deux fonctions centrales mais conflictuelles de l’imaginaire : l’imaginaire donne accès à une ville mythique par laquelle on est interpellés de l’intérieur. Mais l’imaginaire donne aussi accès à ce que les différents acteurs voudraient que la ville soit. Les occupants de la ville travaillent à construire, à entretenir, à polir et à promouvoir la dimension mythique qui interpelle de l’intérieur et vers l’extérieur. Autrement dit, à même l’imaginaire d’une ville, sont retenus certains récits rassembleurs et attirants pour ses occupants et pour les visiteurs, qui opèrent à travers diverses articulations conjoncturelles entre les dimensions vernaculaire et spectaculaire. Les processus à travers lesquels ces deux dimensions de l’imaginaire participent l’une de l’autre demeure ambigu. Certains récits deviennent, pour un court ou très long moment, ceux à travers lesquels les occupants se reconnaissent et se comprennent. Ces mêmes récits peuvent être ceux aussi à travers lesquels la ville se donne à voir et offre ce qui la distingue des autres au regard des visiteurs. L’imaginaire de la ville est donc vernaculaire, mais aussi spectaculaire. Ces deux dimensions se chevauchent, se nourrissent et se contredisent par moments, mais sont toujours reliées. Il y a plus que variété et métamorphose de récits. Il y a luttes et concurrences pour orienter, par l’imaginaire, le devenir de la ville.

Pour distinguer deux lieux réels, dans ce cas-ci deux lieux urbains, ne faut-il pas d’abord chercher ce qui les distingue, puis ce qui les articule, au sein de l’imaginaire ? Il y a, dans l’histoire des villes, des moments marquants et déterminants qui offrent la possibilité à une ville de se distinguer symboliquement des autres, et dans le cas de Montréal, ville vécue et reconnue comme lieu festif et ouvert, c’est dans le rapport historique entre vernaculaire et spectaculaire que cette symbolique prend forme.

Lieu et contexte historique de l’imaginaire montréalais : l’exemple du Faubourg Saint-Laurent

L’imaginaire montréalais a longtemps été – par contraste avec le reste d’une Amérique du Nord perçue comme « puritaine » et « froide » – celui d’une ville ouverte. Cette distinction symbolique, maintenant au coeur de la réputation de la ville, occupe toujours une place dans les récits institutionnalisés, comme dans les récits plus marginaux (chansons, légendes, courts métrages, etc.). À Montréal même, le Faubourg Saint-Laurent a fait figure de lieu davantage festif et éclaté, concentrant en lui une part importante du « mythe » d’un Montréal diversifié, pluriel, tolérant et fêtard.

Des raisons historiques et circonstancielles expliquent pourquoi le Faubourg Saint-Laurent a fini par devenir le lieu de cet investissement narratif. À la fin du xviiie, la ville de Montréal, limitée aux frontières du Vieux-Montréal actuel, était protégée de la propagation des incendies et d’une possible invasion militaire américaine par un mur qui la ceinturait au nord (la ville étant bornée, au sud, par le fleuve Saint-Laurent). La voie d’accès principale (et, par la suite, le lieu d’échange par excellence) était la porte Saint-Laurent. Aussi, le chemin Saint-Laurent, lieu de commerce et d’échanges culturels, servait de trait d’union entre les bourgs des alentours et la ville emmurée. C’était également – de manière symétrique – un point de séparation physique et symbolique.

Avec la démolition du mur, débutée en 1801, le chemin Saint-Laurent (plus tard, le boulevard Saint-Laurent) est devenu la rue principale de la nouvelle ville et les résidents, les commerces et les industries ont commencé à y affluer[12], entraînant toutes sortes d’échanges, de créations, de contradictions, de contestations et de célébrations. Belle et laide, drôle et mélancolique, respectable et irrespectueuse, charmante et vulgaire, dangereuse et rassurante, la Lower Main, ainsi qu’on la nommera, vibre à partir de cette époque aux rythmes des échanges et de ses occupants. Précisons que l’activité nocturne et diurne intense dans cette partie de la Main, qui vient se fondre dans le Faubourg Saint-Laurent, ajoute une dimension espace-temps qui demeure inimitable dans la ville. À cet effet, Marty Allor note que : « The Main is a 24 hour street ; its daily cyle encompasses different moments which involves different people and different practices. During the morning and afternoon it is primarily a shopping street best known for cheap prices and specialises “ethnic” goods and foods. In the evening it is a space of restaurants, coffee shops and bars. At night and into the morning, it is a space of bars and clubs, of serious dancing and drinking[13]. » L’omniprésence du Faubourg Saint-Laurent dans l’imaginaire montréalais et ses récits vernaculaires et spectaculaires provient sans doute de l’activité, intense et inimitée dans sa diversité à Montréal, de ce quartier, le jour comme la nuit. De plus, à cette époque, les rues du Faubourg, et plus particulièrement le boulevard Saint-Laurent, ressemblent aux rues typiques des villes portuaires, « Tattoo parlours, jostled brothels and burlesque cafes, cinemas, souvenir stores and clothing outlets at bargain prices [14] ». Le red light district et les bordels des rues De Bullion et Clark attiraient une certaine clientèle interlope qui débarquait dans le port.

Mais il existe d’autres raisons historiques qui permettent de saisir pourquoi l’histoire de la ville de Montréal – et plus spécifiquement l’histoire de ses « festivités » et de ses divertissements nocturnes autour, notamment, du Faubourg Saint-Laurent – a été, en vertu de sa culture et de sa géographie, un théâtre agité où ont été joués et mis en scène plusieurs récits. Ville portuaire, mais aussi jonction ferroviaire liant l’est du Canada et les villes américaines, Montréal est située au coeur d’un réseau de communication qui la met en contact avec les courants artistiques et musicaux de New York à Chicago, tels que le vaudeville, le burlesque, le beebop, le jazz et le chorus line[15].

Au flux des voyageurs, des travailleurs, des marchandises et des idées s’ajoutent la non-mixité anglophone-francophone, le caractère latin et celtique qui s’impose aussi dans la culture montréalaise, ainsi que des vagues importantes d’immigration de provenances diverses. Mais lorsqu’en janvier 1920, le Congrès américain passe un amendement constitutionnel pour interdire la production et la consommation d’alcool, Montréal devient un centre culturel et de divertissement important pour toute l’Amérique du Nord. La majorité de la population étant catholique, la province de Québec n’a pas épousé le mouvement de tempérance puritain qui emportait le reste du continent. Véritable oasis pour quiconque cherchait à échapper aux politiques des prohibitionnistes, Montréal se bâtit en peu de temps une réputation attirante pour les touristes, les investisseurs, les parieurs et les raqueteers (« Hello suckers ! » s’écriait Texas Guinnan, effeuilleuse vedette, en entrant sur scène au début de toutes ses performances montréalaises de cette période !). Les cabarets, les clubs, les bordels et les gambling dens ont alors fait de Montréal une mecque du spectacle et du divertissement.

Pendant que le reste du continent vit une période « sèche », Montréal offre aux hommes et aux femmes des établissements publics de boisson, qui vont de la taverne rustique et populiste où l’on ne sert que de la bière aux grands clubs dansants où l’on assiste, Cosmopolitain, side-car, ou martini à la main, à des performances de toutes sortes. Déjà, à la fin des années 1920, le Faubourg est peuplé de plusieurs boîtes de nuit et de clubs très courus : le Boulevard, le Commodore, le Hollywood, le Blue Sky, le Connie’s Inn, le Montmartre, le Chinese Paradise Grill, le Frolics (avec, en vedette, la reine de la prohibition, Texas Guinnan), ainsi que des clubs de style américain et un théâtre de variétés très influencé par le vaudeville américain[16].

Le crash boursier de 1929 aura un impact important sur l’industrie du spectacle et du divertissement. Les emplois saisonniers du port de Montréal sont abolis. La construction est paralysée. Et puis, comme si ce n’était pas assez, en 1933, le gouvernement américain décide d’abolir sa politique prohibitionniste. Symbole de cette décadence relative, au milieu des années 1930, la reine Guinnan se retire et retourne aux États-Unis. Le Faubourg Saint-Laurent se vide de certaines de ses activités festives.

Une tradition néanmoins demeure. Le Faubourg et la Lower Main conservent jusqu’à ce jour leur réputation. Une variété de récits populaires et de fictions commerciales issus du divertissement et des festivités nocturnes de la ville et du Faubourg Saint-Laurent continuent à habiter la conscience commune[17]. La période historique 1790-1930 aura permis la construction d’une référence majeure pour la promotion de Montréal comme ville-spectacle. Le Faubourg Saint-Laurent devient à ce moment une expression métonymique de Montréal. Nous verrons, dans les sections qui suivent, comment cette symbolique sera associée à la ville de Montréal par une série de logiques où interviennent des luttes entre les dimensions vernaculaire et spectaculaire.

Première logique : la dénégation

Déjà, durant les années 1920 et 1930, la réputation de Montréal « ville ouverte » n’est plus à faire : « Paris de l’Amérique du Nord », « Oasis de plaisirs ». Tout plaisir illicite pouvait y être acheté, disait-on, à toute heure du jour et de la nuit[18]. Cette industrie de divertissement et de spectacle reposait sur un empire parallèle de plusieurs millions de dollars : l’industrie du jeu finançant, directement ou indirectement, la vie nocturne, ses activités et ses plaisirs « around the clock »[19] . Les autorités locales estiment qu’à la fin des années 1940, le jeu, à lui seul, générait 40 millions de dollars de plus que les revenus de taxes de la ville[20]. Après la guerre, les industries manufacturières et de divertissement continuèrent à se développer et à croître grâce au contexte économique de cette période. À cette époque, la ville comptait plus de 15 grands clubs et plus de 25 bars-lounges[21]. Clubs et théâtres offraient des spectacles de style cabaret avec la prestation de stars connues, telles que Lili St-Cyr, Gypsi Rose et Patachou au Théâtre Gayety, et aussi des performances d’autres artistes non moins connus, tels que Frank Sinatra et Sammy Davis Jr au club Chez Parée, Charles Trenet au Café de l’Est et Édith Piaf au Sans souci. Le Cabaret Samovar, le Club Tic Toc et le El Morocco offraient même un spectacle « every hour on the hour[22] ».

Pendant cette période, que l’on peut presque considérer comme l’âge d’or des nuits montréalaises, les autorités provinciales et municipales jetaient un oeil complaisant sur les activités des bars et des clubs. Par exemple, la loi sur l’heure de fermeture à 2 heures du matin n’étant pas mise en force, le public rentrait chez lui au lever du soleil[23]. Plusieurs établissements illégaux, fort populaires, violaient la loi municipale, et provinciale, mais dans le contexte de l’après-guerre, personne ne semblait en avoir cure. Beaucoup d’encre a coulé au sujet de la participation de politiciens, de policiers et d’employés de la fonction publique à cette industrie frivole et parfois illicite du divertissement. En fait, selon Gilmore, une collaboration entre les autorités légales et le monde illicite et interlope était alors évidente et la corruption, systématique. Le vernaculaire donnait alors le ton à l’imaginaire de la ville, en constituant l’essentiel de son « spectacle » et en saturant ainsi le terrain des récits et représentations dominantes du moment.

Le Faubourg Saint-Laurent, maintenant à l’apogée de ses activités nocturnes, sera cependant bientôt l’objet d’une importante croisade de moralité publique, campagne qui tentera de modifier les représentations et récits vernaculaires dominants de la ville de Montréal dans ses références au Faubourg. Les images de plaisir et d’ouverture feront place pour un moment à des images de conservatisme, de moralité et de consommation légale, de probité et de lessivage. Un petit groupe de réformistes dirigé par un jeune avocat, Jean Drapeau, plus tard maire de Montréal, et auquel collabore Pacifique « Pax » Plante, lance une campagne contre le laisser-aller afin de protéger la jeunesse québécoise contre ce qu’il appelle le « chaos moral ». Une commission de la moralité publique est mise sur pied afin de « nettoyer » la ville, et plus particulièrement le Faubourg Saint-Laurent, de ses activités illicites et « laver » ainsi la réputation de Montréal.

La tentative de déstabilisation de la criminalité par l’escouade de la moralité publique a entraîné durant une décennie une compétition relativement violente pour le pouvoir, le territoire et ses représentations[24]. Les années 1950 seront des années difficiles pour le Faubourg ; une nouvelle réglementation et son application vigilante autour des heures d’ouverture réduisent l’affluence des touristes et par le fait même diminuent drastiquement les revenus générés par les cabarets et clubs. Élu maire de Montréalde 1954 à 1957, Drapeau poursuivra son « grand nettoyage » en dépit de l’opposition de plusieurs groupes locaux. Une manifestation de 200 travailleurs de cabarets, par exemple, fut organisée pour protester contre l’application sévère de la réglementation sur les heures d’ouverture qui, à leurs yeux, menaçait leur milieu et leur culture. Succédant à Drapeau le temps d’un mandat, le maire Sarto Fournier acceptera un retour au divertissement nocturne du Faubourg et à sa culture underground. Simple sursis toutefois : Drapeau est réélu maire en 1960 et son « règne » durera jusqu’en 1986.

Le Faubourg Saint-Laurent, mecque internationale du divertissement nocturne, se divise comme suit, résultat de l’escouade de la moralité publique : au nord de la rue Sherbrooke, le divertissement nocturne commercial socialement et politiquement acceptable, au sud, dans le quadrilatère où se croisent les rues Saint-Laurent et Sainte-Catherine, le monde illicite.

À cette période, la technologie transforme aussi considérablement l’industrie du divertissement urbain et par le fait même contribue à la diminution de la fréquentation des clubs, bars et cabarets de la ville. La télévision et la popularité grandissante de la musique pop et commerciale éloigneront le grand public du jazz, des grands orchestres et des spectacles de variétés en direct au profit de la musique rock qui fait rage partout sur le continent[25]. La musique préenregistrée permet un divertissement beaucoup moins coûteux à produire et donc à consommer[26]. Alors que le cinéma, quelques années auparavant, avait déjà déplacé une partie des consommateurs vers le centre-ville, c’est maintenant la télévision qui fera en sorte de réduire davantage l’achalandage nocturne du Faubourg. Cette transformation de la culture populaire sous l’impact de ces nouvelles technologies créera un contexte propice à la réussite de la croisade de Drapeau et pour redonner le ton à l’imaginaire montréalais[27].

Pendant la Révolution tranquille, succèdent aux principes moraux et catholiques des principes plus prosaïques mais tout aussi impératifs : Montréal (à l’initiative de Jean Drapeau) veut se créer une image et une réputation pour attirer les grandes industries et certains événements de classe mondiale, tels que l’Expo (1967) et les Jeux olympiques (1976). La ville se lance dans une série de développements destinés à projeter l’image d’une ville cosmopolite et moderne sur la scène internationale[28]. La métropole industrielle du pays entend se donner une nouvelle image afin d’accueillir observateurs, investisseurs et touristes. Les autorités entreprennent pour cette raison les grands nettoyages physiques et moraux du Faubourg. On expulse prostituées et prostitués, et petits escrocs du quartier, habitant, flânant ou travaillant trop proches des lieux qui devaient accueillir les visiteurs étrangers. Une série d’abris où logeaient plusieurs itinérants ont aussi été démolis au passage. Au nettoyage moral et physique correspond un nettoyage narratif : on s’efforce de représenter le Faubourg comme un lieu, certes toujours festif, mais désormais décent, moral et sécuritaire. La dimension spectaculaire emporte pour un moment l’adhésion du vernaculaire à travers une saturation physique et discursive du Faubourg et des alentours.

Dans le Faubourg, ces nettoyages généreront une série de récits vernaculaires nostalgiques tournant autour des pratiques et des plaisirs passés. Les récits n’ayant plus le soutien de ce que Pazzarelli appelle la « parole institutionnelle »[29], et ne trouvant plus de tribune pour s’exprimer et négocier une nouvelle configuration narrative sur la base de leurs propres valeurs, une partie du divertissement nocturne et illicite du limelight passera, après la fin des années 1950, au monde underground autour de l’angle des rues Saint-Laurent et Sainte-Catherine, où elle subsiste toujours. Une autre partie du divertissement nocturne, plus socialement acceptable et licite, du limelight gardera pignon sur rue au nord de la rue Sherbrooke, un lieu où sont encore aujourd’hui concentrés un grand nombre de restaurants, bars et boîtes de nuit en vogue.

Deuxième logique : la réhabilitation

Durant les décennies 1980 et 1990, Montréal, comme beaucoup d’autres grands centres urbains, deviendra une ville post-industrielle où l’économie du divertissement (spectacles de toutes sortes et événements à grand déploiement) occupera une place centrale dans le jeu de la compétition mondiale. Dans ce passage, la ville doit, aussi par ses spectacles, se refaire une image afin d’attirer les investissements et le public. Une forme spécifique de spectacle s’impose au centre-ville, mais aussi dans d’autres quartiers de la ville, et, par conséquent, contribue à changer la dynamique de l’imaginaire local. Plusieurs observateurs et critiques ont souligné comment cette nouvelle phase est marquée par la création, sous l’impulsion de corporations internationales et transnationales, de multicomplexes et de spectacles urbains qui empruntent aux matériaux de la culture locale. Alors que, à Montréal, le Centre Molson, le Complexe Paramount, le Club Med World et Imax, des restaurants thématiques comme le Planet Hollywood et le Hard Rock Cafe ont tendance à s’offrir comme des lieux « sans racines », il en va autrement de plusieurs autres événements, mouvements ou entreprises qui se situent plus ou moins directement dans l’histoire de Montréal. La revitalisation du quartier gai, du quartier chinois et de la Petite Italie, la gentrification du Plateau Mont-Royal et des rives du canal Lachine, le « Montréal international », la Cité Multimédia, le quartier des spectacles, etc., sont autant d’exemples d’une convergence entre une nouvelle économie urbaine et les nouveaux développements de l’industrie du divertissement, convergence à travers laquelle le vernaculaire et le spectaculaire cherchent une nouvelle articulation[30].

Est à l’oeuvre, dans cette renégociation de l’imaginaire par la ville et les industries, une politique consciente et concertée de « réhabilitation ». Par réhabilitation, j’entends ici les tentatives de reformuler les mémoires et les représentations au profit d’une représentation plus adaptée au contexte contemporain. L’imaginaire vernaculaire n’est pas nié ni aboli, mais retraduit dans un langage nouveau, considéré comme plus acceptable, plus respectable, plus présentable. C’est ainsi, par exemple, que les personnages et les représentations marginalisées par le maire Drapeau dans les années 1950 et 1960 reviendront hanter la conscience commune dans les années 1990, mais cette fois comme outils promotionnels, avec ce que cela suppose de maquillage, d’adaptation et de censure implicite ou explicite. Le passé du Faubourg, expression métonymique du passé de la ville en ce qui concerne les traditions festives et sa vie nocturne, revient comme force centrale de l’entreprise promotionnelle de ces nouveaux spectacles, servant à établir une continuation entre la tradition festive et le spectacle urbain contemporain. D’ailleurs, une série de grands festivals dont le Festival international de Jazz de Montréal ainsi que le Festival Juste Pour Rire sont littéralement campés dans la partie sud du Faubourg Saint-Laurent.

Plusieurs sociologues ont noté depuis quelques années une mobilisation du spectacle dans les centres-villes (ce que j’appelle ici le processus de spectacularisation), une mobilisation qui émergerait d’un contexte plus large de globalisation (avec ce que cela suppose de déréglementation, de privatisation et de libéralisation des échanges)[31]. Sous les pressions de ce contexte nouveau, les pouvoirs municipaux en Occident ont commencé à offrir des infrastructures et des services pour attirer les grandes entreprises, non seulement du milieu industriel, ce qui était déjà une pratique courante, mais également, à partir des années 1980, pour attirer les grandes entreprises du milieu du spectacle, du divertissement et du multimédia (afin d’assurer une croissance économique en mesure de compenser le déclin généralisé du secteur industriel). Ces campagnes sont également menées pour créer des environnements alléchants de consommation et de récréation pour les citoyens et les touristes[32]. Alors que les entreprises nationales, transnationales et globales (GM, Paramount, Sony) scrutent le monde entier dans le but de dénicher des environnements privilégiés, les espaces locaux sont forcés d’entrer dans la course pour attirer les grands investisseurs. De cette dynamique émerge une compétition interurbaine croissante, compétition qui se joue principalement autour de la nouvelle économie du divertissement qui force les villes à se refaire une image[33]. Le processus de spectacularisation devient un élément important des nouvelles économies urbaines, et ce, principalement en participant à différentes stratégies de développement dans le but d’attirer touristes, consommateurs et commerces vers la grande ville à travers le redéveloppement de certaines parties du centre-ville, des ports industriels et autres espaces clés.

Alliances, convergences, acquisitions, synergies et collaborations diverses sont toutes des stratégies par lesquelles on tente de contrôler et de participer à cette nouvelle économie intégrée. Investisseurs en immobilier, entreprises de communication et des médias, industries du divertissement et du spectacle, industrie des services créent toutes sortes de rapprochements. Ces rapprochements sont importants pour bénéficier d’une convergence sur le plan de la production, de la distribution et de la promotion. En d’autres termes, dans le contexte économique et politique présent, les industries du divertissement, des communications et du multimédia ont réussi à combiner une plus grande mobilité et une flexibilité qui permettent à leurs organisations plus de contrôle ainsi qu’une intégration complexe de leurs activités. La dynamique de convergence qui habite de plus en plus ces industries n’affecte pas que la production, la distribution et la promotion ; elle englobe et transforme aussi la consommation, les expériences culturelles ainsi que le paysage urbain. Sur ce point, Hannigan écrit : « The resurgence of the urban entertainment economy has benefited from a recent escalation of convergences or synergies within and among the communications, entertainment, retail and real estate development industries that have influences, changed the urban landscape, and therefore its cultural experience[34]. »

Pendant que de nouveaux districts commerciaux émergent de la spectacularisation de l’espace et semblent générer de nouveaux espaces pour le public, on se rend compte que ces espaces, loin d’être publics, au sens traditionnel du terme, sont en fait soigneusement planifiés et constituent des environnements homogènes spécifiquement orchestrés pour entretenir le spectacle de la mercantilisation et l’exacerbation de la consommation devenue spectaculaire. En d’autres termes, alors que ces nouveaux espaces se présentent comme des environnements sécuritaires et invitants, le prix à payer est une certaine répression ou une homogénéité des diversités sociales, économiques et culturelles[35]. Si des complexes, tels le Paramount, le Centre Bell, ainsi que les grands festivals, offrent de nouveaux endroits pour le public (alors qu’ils sont en fait des lieux corporatifs), ils génèrent aussi certaines exclusions et une certaine stérilisation de la culture locale. Ils ne laissent s’intégrer et s’exprimer dans le spectacle urbain (souvent dominé par une culture commerciale américaine) que ce qui ne contredit pas le message extrêmement normé qu’ils proposent. À la limite, le spectaculaire devient ici unilatéralement publicitaire. Les concessions, la sélection des films, la musique d’ambiance, la publicité et les activités sont d’ordinaire hautement standardisées. Il est ainsi important de noter que toute notion de spectacle urbain ne comprend pas seulement les projets spectaculaires eux-mêmes – les édifices –, mais aussi les stratégies économiques et politiques qui en font partie, les relations de pouvoir qui y sont associées, les campagnes de promotion nécessaires à leur intégration, ainsi que les nouvelles expériences culturelles qui y sont créées.

Pour être juste, il faut souligner qu’à travers ces processus de promotion et de redéfinition, l’imaginaire vernaculaire local a servi à vendre les projets initiés par les investisseurs et les promoteurs. Les projets de développement montréalais, ainsi que les grands événements culturels et de divertissement, participant à la spectacularisation de l’espace urbain, doivent nécessairement jouir d’un certain appui des Montréalais. Or, cet appui dépend en majeure partie de la façon dont certaines mémoires et certains récits rattachés à ces espaces et ces événements ont été, sont et seront assimilés. C’est sur la base de cette condition nécessaire que se forme une convergence de plus en plus forte entre l’entreprise privée et l’idée de la conservation du patrimoine, par exemple dans un contexte où les grandes villes doivent se faire valoir à travers ces développements spectaculaires de même que par leurs attraits distincts. Ces projets spectaculaires sont publicisés et vendus à travers diverses stratégies, mais bien souvent, c’est le passé et les récits vernaculaires rattachés à la ville qui réémergent sous forme de marchandises produites en tant qu’outils de support pour la vente. En conséquence, les mémoires locales, les nostalgies et les récits de toutes sortes en sont venus à jouer un rôle important dans la dynamique capitaliste du moment, et ce, non seulement en tant que ressources pour générer des gains économiques, mais aussi en tant que moyen pour généraliser une interprétation hégémonique de l’histoire de la ville afin que cette interprétation devienne celle qui est acceptée par le sens commun[36]. Cependant, il faut aussi s’empresser de souligner que cette nouvelle phase de développement spectaculaire de l’espace urbain ne saurait réunir en un tout exhaustif ni les développements urbains contemporains, ni la culture urbaine, ni le spectacle des villes post-industrielles. À mon avis, cette littérature trouve sa pertinence dans l’explication du passage de la ville industrielle à la ville post-industrielle, comme contexte de transformation de la culture des villes, ainsi que comme contexte d’une réarticulation de la dynamique entre la dimension vernaculaire et la dimension spectaculaire, dont la phase récente de spectacularisation fait partie, mais ne constitue pas une représentation incontestée ou seulement opprimante de la culture urbaine contemporaine.

Ce qui est intéressant dans cette convergence entre investisseurs privés et conservation du patrimoine et des traditions locales, ce sont les nouvelles dynamiques qui requièrent que les grandes villes utilisent leurs histoires culturelles de façon contradictoire : d’une part, elles exigent que le passé soit valorisé, et, d’autre part, elles exigent que certains aspects du passé, soigneusement sélectionnés, soient marginalisés. En d’autres termes, pour mériter le titre de « grande ville mondiale », Montréal doit, d’une part, démontrer qu’elle est compétitive en termes d’attraits touristiques spectaculaires, de divertissements (festivals et autres) et de développement dans certains secteurs de pointe (Cité Multimédia), tout en conservant un caractère distinct lié à sa dimension vernaculaire (dans le cas de Montréal, à une tradition de spectacles et de divertissements de toutes sortes, ce qui alimente le jeu entre les deux dimensions). Une partie du résultat, écrivent Zukin et Harvey, est la construction de nouveaux espaces sur un modèle générique nord-américain avec de toutes petites variations qui ont pour effet de diluer partiellement un sens de l’espace et de l’histoire locale dans un univers commercialisé. Le point important ici est de réaliser jusqu’à quel point de tels projets impliquent un jonglage d’éléments culturels et de récits populaires dans le but d’accroître et de personnaliser leur « place-appeal ». Ce jonglage, intégré à la promotion de ces sites, est effectué dans le but de promouvoir certaines traditions supposément enracinées dans la ville et participe donc à une réarticulation des dimensions spectaculaire et vernaculaire.

La réhabilitation et la réappropriation de l’imaginaire montréalais autour du divertissement et du spectacle nocturne trahissent une volonté de promotion. Une telle démarche comporte cependant une contradiction interne : on doit à la fois préserver l’ancien et en faire du neuf. Les récits qui sont sortis de la réhabilitation ont donc été des compromis. Les « vieilles pierres rénovées deviennent des lieux de transit entre les revenants du passé et les impératifs du présent. Ce sont des passages sur les multiples frontières qui séparent les époques, les groupes et les pratiques[37]. » L’imaginaire urbain, obligé de faire dialoguer divers récits, permet à la fois de confronter des récits qui autrement se seraient peut-être ignorés et de faire circuler des mémoires collectives et individuelles. L’imaginaire, dans sa dimension vernaculaire, joue donc un rôle important dans la polyphonie urbaine[38]. Ces récits réhabilités « y maintiennent, si ripolinées soient-elles, les hétérédoxies du passé. Ils sauvegardent un essentiel de la ville, sa multiplicité »[39].

Il est toutefois à craindre que, justement, la réhabilitation tende à transformer ces hétérodoxies en nouvelle orthodoxie culturelle. Elle soustrait parfois à des usagers ce qu’elle présente à des observateurs. Elle relève d’une opération qui consiste à détourner de leur utilisation quotidienne les objets qu’elle offre à la curiosité ou à la consommation sous forme de spectacle. Elle les fait passer d’un contexte signifiant de pratiques à un autre –« comme ces immeubles rénovés qui sont ensuite destinés à servir d’espace à d’autres clientèles et d’autres usagers[40] ».

Les projets et événements spectaculaires sont d’autant de signes que Montréal est bel et bien dans la course des grandes villes de classe mondiale, au-delà et à travers la phase ambiguë des années 1950. Ces grands spectacles et ces projets spectaculaires prennent racine dans la ville, manifestant bien le lien paradoxal entre la dimension spectaculaire et la dimension vernaculaire. La ville fait toujours l’objet d’efforts de planification plus ou moins réussis impliquant des choix de sites, des styles architecturaux, et des aménagements répondant à des besoins autant pragmatiques que symboliques. Cependant, contrairement aux années 1960-1970, où le secteur public était le narrateur principal du spectaculaire urbain, c’est maintenant le secteur privé qui occupe de plus en plus le rôle d’ingénieur social et culturel du spectacle et du divertissement urbain, et qui devient ainsi le narrateur dominant du moment. L’imaginaire est ici saturé par ces discours auxquels répond de diverses façons la dimension vernaculaire.

Troisième logique : la restauration

Comme à chaque moment de l’histoire de la ville, nous sommes témoins d’une dynamique où les grands récits institutionnels tentent d’écraser ou d’atomiser les récits marginaux de rue ou de quartier, suivant diverses logiques[41]. Ceux-ci sont parfois réhabilités et déracinés par les grands, parfois aussi lieux de création et d’incubation surprenants, et parfois aussi objets de processus de métissage culturel[42].

Cette dynamique génère une pléthore de récits et représentations vernaculaires, mais le contexte présent où le spectaculaire se fait imposant semble provoquer également une abondance de microévènements et microspectacles (off festivals, spectacles, cabarets, bars artisanaux, arts de la rue, tam-tams, et manifestations culturelles diverses) tout aussi signifiants pour l’imaginaire actuel de Montréal, du moins dans sa dimension vernaculaire. Ces événements, tantôt spontanés, tantôt commerciaux, tantôt publics et gratuits, tantôt transgressifs, viennent soutenir l’imaginaire de Montréal dans sa multiplicité et son « indiscipline » ; ingrédients paradoxalement nécessaires à l’attraction touristique qui a tendance à se faire par la promotion d’endroits homogènes, « propres » et disciplinés.

Ces événements, représentations et récits de l’histoire festive de Montréal, se positionnent dès lors face aux logiques mentionnées plus haut (c’est-à-dire dénégation et réhabilitation). Ils jouent dans ces guerres de récits parfois un rôle de résistance, parfois un rôle d’avant-garde culturelle, parfois un rôle de résilience. En tant que récits, ils sont aussi parfois teintés d’un romantisme conservateur, de nostalgie, parfois font montre d’une recherche de création culturelle et artistique, parfois enfin de discours d’inclusion, ou de notions « d’authenticité et de pureté » locales. Bien que des événements, tels que le Festival de théâtre des Amériques, le Festival international nuits d’Afrique de Montréal, le Festival Fantasia, le Festival Divers/Cité, le Festival des arts du village, Image + Nation, le Festival international Montréal Nouvelles Musiques, le Festival international du nouveau cinéma et des nouveaux médias de Montréal, le Festival du patrimoine asiatique de Montréal, le Festival Pop Montréal, le Festival international de l’expression libre (International Fringe resnis 1), le Montreal Electronic Groove Festival, s’offrent davantage comme des récits qui travaillent à l’hétérodoxie de la culture de la ville, beaucoup de récits de fiction populaire, comme la pièce Sainte-Carmen de la Main de Michel Tremblay, Rue Saint-Urbain de Mordecai Richler, ou les films Monica la Mitraille, Ma vie en Cinémascope et Jack Paradise offrent une représentation que l’on pourrait qualifier de nostalgique. En fait, beaucoup de récits populaires sur l’histoire de la Main ou du Faubourg sont teintés d’une certaine nostalgie, qui ne doit cependant pas être simplement comprise comme un regret mélancolique, mais davantage comme une réaction au changement rapide et constant de la ville, ainsi qu’au changement dans l’articulation de l’imaginaire.

À ce sujet, Elizabeth Wilson écrit qu’il y a un rapport important entre le rythme rapide du changement des villes et une nostalgie urbaine intense qui, dans notre cas, teinte un ensemble de récits. Cette nostalgie serait, selon Wilson, l’expérience ou la prise de conscience de changements qui proviennent de l’expérience urbaine qui, elle, est fondamentalement contradictoire, compte tenu qu’elle est en fait l’expérience du passé au présent (present past). Wilson poursuit en argumentant que cette nostalgie s’explique aussi par l’idée de la ville idéale (the good city) que l’on cherche ou que l’on projette toujours dans le passé ou dans le futur. Le moment présent étant souvent compris ou vécu comme une imperfection qui nous rend nostalgique d’un passé ou d’un futur « idéal ». D’ailleurs, combien de fictions populaires ont-elles investi des récits culturels du passé d’un charme parfait qui lui manquait à cette époque ? Précisons que cet idéal, souvent synonyme de diversité culturelle dans le contexte contemporain, se rapproche de ce qu’est l’imaginaire urbain : fondamentalement hétérodoxe. Cet idéal réalisé, contrairement à l’imaginaire, ne peut être qu’hypothétique, virtuel ou encore utopique, en ce qu’il tente d’amalgamer une sélection de récits et représentations qui ne concordent pas dans le temps et l’espace d’une même ville. L’imaginaire, cependant, participant de la dimension mythique de la ville, permet ces récits, ou visions nostalgiques pour un futur ou un passé différents du présent. Dans ce sens, on peut parler de l’exposition Les cent ans de la Main du Musée de la Pointe-à-Callière (2000) et des divers ouvrages historiques sur l’histoire du Faubourg Saint-Laurent, avec les romans des Tremblay, Richler et Trevannian, en tant que récits nostalgiques d’un passé proche ou lointain. On peut aussi considérer l’exposition sur l’histoire de la Main du groupe atsa (Action terroriste socialement acceptable, 2004) comme une expression nostalgique de la dimension vernaculaire de l’imaginaire, bien qu’elle soit à la fois une réaction au changement urbain et un engagement actif dans les processus de changement de la culture de la ville.

Ces récits sont différents de ceux qui ne cherchent pas à retrouver un idéal passé, mais à réitérer l’hétérogénéité du Faubourg et par le fait même l’importance de la vitalité de la dimension vernaculaire. Ils sont aussi différents d’événements qui se positionnent politiquement face aux changements en cours et au contexte produisant ces changements, tels que Occupation of a Vacant Lot. Cet événement, organisé en 2004 au coeur du Faubourg en collaboration avec des groupes locaux (Comité des Sans-Emplois clac logement, Les Lucioles, Jeunesse Apatride, Genr’radical, Bernard et ses des-accords), témoigne d’une volonté de restaurer l’espace public qui, spécialement durant la période d’été, est assailli par une série d’événements commerciaux et touristiques et est envahi d’une logique de nettoyage. « The City is not for sale ! The street is ours and we will take it back ! We are sick of pigs and festivals ![43] » peut-on lire sur les affiches clandestines annonçant l’événement.

Plus que ces types de récits qui travaillent à restaurer la diversité ou l’hétérodoxie de l’imaginaire urbain, Marty Allor suggère de s’intéresser à la façon dont les récits se croisent dans le temps historique, mais aussi de se rappeler que « the Main is a 24-hour street ». Son cycle s’habille le jour d’un enchevêtrement de récits qui muent à la tombée du jour et il se revêt de nouveau durant la nuit. En effet, les dialogues et croisements entre récits se font d’une époque à l’autre, mais ils se font aussi au quotidien. Le Faubourg est aujourd’hui, tout comme dans les années 1930, un milieu particulier d’échanges culturels,

… there are pornos cinemas (L’Amour) and art cinemas (Le Parallèle) ; dance clubs of various types and clubs for the Spanish and Portugese communities ; permanent cultural institutional spaces like the Monument-National and L’Espace Go and temporary « four-walled » exhibitions. There are sections where street prostitutes and young punks gather and others where upper-middle class suburbanites come to dine. There are bars that host library readings and others continue the traditions of men’s taverns. There are heavily advertised public recreational spaces like the Bacci pool hall and restaurant and there are relatively discrete spaces life the unmarled gay bath just north of St-Joseph. There are spaces that serve as gathering places for primarily Anglophone, Francophone or Allophone communities from around the city and others that serve as common ground for the mix of people living in the immediate neighborhood. There are local cultural sites, like Schwartz’s Smoked Meat or the Belmont Dance Club that have been in place for decades and there are new arrivals bringing newer models of leisure from away, like the Second Cup and the Gallimard Bookstore. And, just as importantly, there are long empty side by side with newly designed postmodern architectural achievement[44].

Certains récits « … extend it to different lenghts and to more diffuse boundaries[45] », ce qui crée un amalgame de récits qui ne peuvent se réduire à de simples processus de métissage et d’assimilation. En ce sens, les récits et représentations qui travaillent à restaurer une dimension vernaculaire forte de l’imaginaire du Faubourg et de la ville de Montréal démontrent qu’il existe des heurts, des tensions et des dialogues entre les récits, mais aussi entre les dimensions vernaculaire et spectaculaire. Certains événements s’offrent en réponse à une spectacularisation de l’histoire festive et culturelle du Faubourg pour des visées promotionnelles, comme l’exposition du groupe atsa sur l’histoire populaire de la Main, elle-même intégrée à la vie du boulevard l’espace d’un été. Certains événements et endroits travaillent à garder une mixité culturelle bien en vie, comme les festivités de la communauté portugaise, ou simplement la présence de ces vestiges originaux de la Main que sont le Café Cléopâtre et le Montreal Pool Room.

Certains événements engagent le dialogue avec d’autres plus commerciaux et ajoutent au rayonnement de ces derniers. Le Off Festival de Jazz de Montréal par exemple, bien qu’événement résistant et transgressant le Festival international de Jazz de Montréal, vient ajouter sa saveur à l’attrait de la culture jazz locale et donc à l’événement même de grande envergure, sans que celui-ci ne puisse le récupérer. Les deux dimensions travaillent en rapport dialectique ; quand une dimension prend de l’ampleur – ce qui est le cas de la dimension spectaculaire depuis la fin des années 1980 –, l’autre tente de contrebalancer. La synthèse de l’imaginaire est toujours en reconstruction. C’est à travers ce jeu entre ces deux dimensions que l’imaginaire festif unique et spectaculaire du Faubourg Saint-Laurent est gardé en vie, bien que compromis dans certaines représentations, et nous permet de voir le jeu entre imaginaire et spectacle urbain.

Conclusion

Une compréhension de la ville en rapport aux processus de spectacularisation est d’autant plus pertinente que les villes sont au coeur d’une dynamique globale de compétition interurbaine, cherchant de plus en plus à se distinguer symboliquement les unes des autres. Dans cette perspective, l’imaginaire urbain participe à la formation d’une idiosyncrasie locale, mais intervient aussi dans le repositionnement économique, politique et culturel de la ville dans le monde[46].

Dans cet article, j’ai voulu remettre en question les analyses courantes de l’imaginaire pour montrer qu’il n’est pas seulement représentation, ou supplément d’âme, mais qu’il est en rapport constant avec le politique et l’économique, deux domaines qui participent activement des luttes entre vernaculaire et spectaculaire. Cet article offre donc une vision dynamique de l’imaginaire. L’imaginaire est toujours inachevé et toujours renouvelé. Il est toujours contesté et reconstruit. L’imaginaire à travers les collisions, collusions et fusions des deux dimensions suggérées dans cet article opère la médiation entre, d’une part, le local et le global, et, d’autre part, émane de la relation entre mémoire et développement collectifs et pratiques individuelles. Défini de cette façon, l’imaginaire nous permet d’éclairer les processus à travers lesquels le spectacle urbain s’inscrit et s’intègre dans la ville à divers moments de son histoire et par le fait même nous permet une compréhension critique du spectacle urbain qui dépasse la simple stratégie d’imposition générique et sans considération, mais qui est relié sinon intégré au renouvellement et aux phases de saturations éphémères de l’imaginaire urbain.

Dans le cas spécifique de la ville de Montréal, une analyse de matériaux d’archives et de récits populaires du Faubourg Saint-Laurent démontre que l’imaginaire du Faubourg est davantage qu’un mélange ou une fusion simple de récits, pratiques et représentations qui s’offrent à voir de façon complètement arbitraire. Il existe un terrain hégémonique où des relations dialectiques, contradictoires, paradoxales et autres se chevauchent et où certains récits et représentations viennent saturer ce terrain de l’imaginaire, viennent lui donner le ton selon l’articulation conjoncturelle entre le vernaculaire et le spectaculaire. Ces processus éclairent les liens complexes qui tissent les idiosyncrasies culturelles locales en ce qu’ils nous permettent de comprendre plus concrètement les relations entre les cultures populaires et caractéristiques locales et les tendances/forces culturelles et commerciales plus globales qui façonnent les pratiques et les récits locaux, l’imaginaire urbain.

Bien qu’il soit impossible de fournir une analyse exhaustive de ces relations, j’ai proposé ici une façon de comprendre la relation dialectique entre les dimensions vernaculaire et spectaculaire à travers l’identification de logiques contextuelles par le biais de trois phases sociohistoriques où dominent différentes articulations entre ces deux dimensions. Cette perspective nous permet de mettre au jour la particularité des relations qui prédominent à chaque période de l’histoire de la ville de Montréal. Par exemple, il devient clair que la logique de dénégation, adoptée principalement par des pouvoirs publics, se démarque de la façon dont les pouvoirs privés vont tenter de réhabiliter les récits locaux, toujours dans une visée promotionnelle de la ville et de sa culture festive. Cette perspective nous permet aussi de nous attarder finalement davantage à l’existence, à la production et à la participation d’une variété de récits locaux aux processus de spectacularisation de l’espace urbain, à travers ce que j’ai appelé la logique de restauration. Ces logiques ne constituent pas, de façon évidente, une typologie qui s’appliquerait de la même façon à d’autres imaginaires urbains, mais elles nous informent sur la spécificité de l’imaginaire montréalais tout en suggérant des pistes de recherche sur la constitution de l’imaginaire et de la culture festive des villes. Montréal, et son histoire festive particulière qui est toujours enracinée autour du Faubourg Saint-Laurent, devient un lieu privilégié pour saisir la constitution de l’imaginaire urbain tel qu’il s’exprime à travers les processus de spectacularisation de la ville. On le voit bien, l’imaginaire travaillé par le spectaculaire participe à la transformation de l’espace urbain à travers sa relation dialectique avec le vernaculaire et non à travers des processus simples de fusion et d’assimilation. Ces processus sont cruciaux à la compréhension des (re)structurations de l’imaginaire montréalais en ce qu’il constitue finalement l’expression fondamentale de l’identité symbolique de la ville.