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Si le christianisme est la religion de la sortie de la religion, selon l’analyse de Marcel Gauchet, l’étape majeure du processus n’a été atteinte qu’avec la Réforme, qui vaut « effectivement inauguration des temps modernes », par ce qu’elle a mis en place, la dé-hiérarchisation et l’égalisation pratiquées entre l’ici-bas et l’au-delà, entre le ciel et la terre, clef de voûte de la transformation générale de l’activité humaine à venir[1]. Les conséquences de ce renversement révolutionnaire ont été presque incalculables : Charles de Villers[2], Tocqueville ou Max Weber ont établi de longue date les affinités électives entre l’éthique protestante et l’esprit du progrès, de la démocratie ou du capitalisme, pour résumer en une formule l’accumulation de travaux surgis de la contemplation de cette énigme majeure, l’articulation entre une religion, en l’occurrence le protestantisme surtout calviniste et ses dissidences (notamment américaines), et la modernité intellectuelle, politique et technologique propre à l’Occident. Je voudrais ici non pas revenir sur cette problématique trop bien étudiée, mais m’attarder tout d’abord, brièvement, sur les conséquences pour le protestantisme lui-même de la rupture dont il a été la cause : la « sortie de la religion », il a été le premier à l’éprouver, presque jusqu’à en mourir. Mais en même temps, ce protestantisme d’exténuation intime de la religion est porteur de paradoxes et d’antidotes : il n’a cessé de susciter en son sein même des Réveils qui nient radicalement sa tendance à l’autodissolution dans la modernité ; et par ailleurs, l’exemple des États-Unis et de sa « religion civile » révèle des formes de survie du religieux dans l’espace public qui sont impensables dans des pays laïcisés d’origine catholique, comme la France. Même si, précisément, la minorité calviniste qui a tant fait pour l’établissement de la laïcité sous la Troisième République, aurait souhaité un modèle « à l’américaine » pour cette laïcité : c’est le « terrain », emprunté à l’histoire, que j’ai retenu pour mesurer l’ambiguïté de la relation entre le protestantisme et la sortie de la religion.

Exténuation du protestantisme dans la sécularisation

La grandeur et la limite du protestantisme tiennent à une même caractéristique, à propos de laquelle Jean-Paul Willaime parle de précarité[3]. Il s’agit de cette aisance avec laquelle il s’adresse à la modernité, puisqu’il se perçoit comme la forme moderne du christianisme, et que cette modernité est bien née, en partie, de la Réformation. À religion moderne et raisonnable, modernité et raison religieuses : tel pourrait être l’accord fondamental servi par un Kant et que nous pouvons voir à l’oeuvre dans les Lumières à l’allemande, l’Aufklärung. Il n’y a pas, ici, de face à face méfiant ou hostile, de tentation de la rupture ou du combat comme dans le monde catholique : mais interpénétration, gémellité des sources, filiation, développement sans solution de continuité. Qu’il s’agisse de la franc-maçonnerie, des Lumières, de la philosophie, de la Déclaration des droits de l’homme, de la démocratie, de la République, des divers libéralismes, du socialisme, du pacifisme, du féminisme, du suffrage universel ou de l’instruction obligatoire, etc., le protestantisme s’est toujours pensé du côté des innovations et des progrès. Lui-même inscrit volontiers son nom au premier rang de la liste. Il semble appartenir à son génie de devenir, au bout de quelques décennies, un accent particulier de l’humanisme : il peut être tenu pour la forme religieuse de ce libéralisme qui a changé la face du monde, de manière soit politique et intellectuelle, soit économique et commerciale.

Non pas que le protestantisme se confonde complètement avec sa forme libérale ; mais celle-ci n’en est pas moins l’horizon habituel, vers lequel il semble tendre irrésistiblement, comme sur une pente naturelle. C’est d’abord affaire de minoritaires, combattus par l’orthodoxie calviniste : un Sébastien Castellion du vivant même de Calvin, puis, au dix-septième siècle, Arminius et les « Remontrants » hollandais. Dans la seconde moitié du dix-huitième, la pente devient majoritaire : protestantisme, philosophie des Lumières et humanisme maçonnique forment alors presque un même ensemble dans les grands foyers protestants d’Europe, et jusque dans le corps pastoral français encore clandestin[4]. Un siècle plus tard, le protestantisme se trouve une fois encore en asymptote avec les nouvelles formes d’humanisme, morale laïque et républicanisme en France, culture moderne en Allemagne (d’où le nom de Kulturprotestantismus qui lui est donné[5]), socialisme et travaillisme dans la même Allemagne et en Angleterre. Et le phénomène s’est renouvelé une fois encore dans l’Europe des années 1960 et 1970, au profit des idées de gauche au sens large.

Le protestantisme ne risque-t-il pas de payer un prix élevé dans ce dialogue, voire cette fusion, avec des messages séculiers ? Il n’a effectivement cessé de se perdre au moins en partie : à la fin du dix-huitième siècle comme du dix-neuvième, la frontière apparaissait singulièrement ténue entre un protestant libéral[6] et un philosophe théiste ou kantien, entre l’Évangile d’un Christ à l’improbable divinité et la Déclaration des droits de l’homme ou la morale laïque. Ce n’est pas un hasard si un certain nombre de pasteurs ont alors choisi de renoncer au ministère pour entrer en littérature, en philosophie, en pédagogie, en journalisme, en politique... Ils n’ont pas eu, et pas plus leur entourage, le sentiment de trahir ou de rejeter leur première « vocation », mais celui de lui donner un prolongement ou une inflexion — leur sortie a été vécue bien moins comme un reniement que comme une mue. Pour prendre des exemples français, tel fut le cas, au coeur des Lumières, d’un Court de Gébelin et d’un Rabaut Saint-Étienne, devenus des littérateurs reconnus et, pour le second, un homme politique influent dans les débuts de la Révolution française[7] ; et, un siècle plus tard, d’un Edmond Scherer, d’un Félix Pécaut, d’un Jules Steeg, d’un Frédéric Desmons, d’un Maurice Vernes, d’un Auguste Dide, d’un Ferdinand Buisson[8], pour citer les plus importants, tous passés de la théologie à la pédagogie et/ou à la politique républicaines. D’autres noms pourraient être évoqués à partir des années 1960 : un certain nombre d’intellectuels protestants ont mené des études parfois complètes de théologie avant de changer de voie.

La sortie de la religion, dans le monde protestant, se fait par degrés et mutations, par variations insérées dans une même trajectoire globale, parce que la religion y est de plus en plus considérée comme un humanisme, une morale, une philosophie. Dès lors, le monde moderne ne se bâtit pas à côté, en face ou contre la religion, comme on l’observe dans les sociétés catholiques : mais en son intérieur même. Les faux amis laïcisation et sécularisation rendent fort bien la différence entre les processus « catholique » et « protestant » de sortie de la religion. La laïcisation, réalité civilisationnelle « catholique » (mais aussi « orthodoxe » ou « musulmane », dans le monde soviétique ou la Turquie de Mustafa Kemal), signifie prise de conscience, formulation et application d’un programme, séparation des choses, exclusion d’objets et de signes, iconoclasme, dématérialisation et délocalisation. La sécularisation, réalité civilisationnelle d’abord « protestante » (puis élargie à l’ensemble du monde occidental), renvoie à un processus insensible, invisible, involontaire, une érosion, une porosité, un épuisement, une exténuation. On ne la décide ni ne la programme, on la constate : elle oeuvre dans la société comme le ver dans le fruit. Et l’on peut estimer que le protestantisme a été l’un des principaux vers rongeurs à l’oeuvre dans les sociétés occidentales.

Paradoxes et antidotes protestants

Les propositions qui viennent d’être trop brièvement résumées appellent toutefois des contre-propositions, qui invitent l’historien et le sociologue à la prudence : le protestantisme porterait en lui son propre antidote, et tout au moins d’étonnants paradoxes. Prenons l’exemple des réveils : ces mouvements de retour à la foi chrétienne et à ses fondamentaux (d’où l’expression de fondamentalisme, proprement protestante et, en l’occurrence, américaine), combattent au sein même du protestantisme ce qui en ferait l’essence, cette périlleuse capacité à se perdre dans les aises de la modernité et d’un humanisme qui n’aurait plus besoin de l’hypothèse d’une transcendance[9]. Du coup, ces protestants sortis de l’Église institutionnelle pour mieux revenir au protestantisme (généralement sous la forme initiale d’une « secte » de confessants, au sens wébérien du mot), prennent l’exact contre-pied des positions de cette Église : pour le dire en termes et exemples contemporains, les évangéliques sont d’autant plus à droite que le protestantisme libéral qu’ils rejettent est à gauche, ils s’opposent d’autant plus violemment à la libération sexuelle ou à l’avortement que leur Église d’origine a contribué à les faciliter ou légitimer. Ces deux groupes de protestants relèvent de la même raison sociale, et pourtant tout les oppose, ou presque.

À vrai dire, ils portent de moins en moins le même nom : s’il arrive aux médias français, fort mal informés en ce domaine, de distinguer entre protestants et évangéliques, c’est le fruit d’une ignorance, certes, mais aussi la prise en compte d’une réalité qui veut qu’à des contenus et identités différents finissent par correspondre des dénominations distinctes. Les évangéliques peuvent être définis, d’une certaine manière, comme des protestants qui protestent contre le protestantisme — ce qui est sans doute un geste éminemment protestant : Reforma semper reformanda. Dans la France de la fin du dix-neuvième siècle, déjà, d’autres protestataires se qualifiaient d’évangéliques[10] face aux protestants libéraux de leur temps, lesquels préféraient les traiter d’orthodoxes ; la guerre faisait rage entre les deux groupes, qui, dans les grandes villes, ont fini par se réunir dans des temples séparés. L’un de ces orthodoxes, l’avocat montpelliérain Gaston Mercier, de sensibilité maurrassienne[11], a proposé dans un ouvrage paru en 1901 de réserver aux siens l’appellation de protestants et de désigner (ou de stigmatiser) comme « libéraux » ou « huguenots[12] » ceux dont les outrances (dreyfusardes et laïques, en l’occurrence) compromettaient, selon lui, la bonne image et la qualité nationale de l’Église réformée de France[13]. Avec ces évangéliques, l’affinité entre la gauche politique et la religion dont on crédite le protestantisme tend à reculer ; on sait ce que la nouvelle droite américaine doit à un certain protestantisme[14]. La laïcité elle-même peut être remise en question : on voit aujourd’hui une partie des darbystes de la Haute-Loire, appelés les « purs », marquer le repos du samedi et ne pas envoyer leurs enfants à l’école ce jour-là[15], ou des enfants de Témoins de Jéhovah remettre en cause des points du programme scolaire. L’opinion publique française découvre alors, plutôt stupéfaite, des protestants qui ne ressemblent pas à la représentation qu’elle s’en faisait, à moins qu’aujourd’hui l’image en passe de s’imposer ne soit celle des évangéliques américains. Intensité religieuse maximale chez les uns, et (peut-être) minimale chez les autres ; et l’inverse pour ce qui est des modalités d’appartenance à la gauche politique et morale : on aura reconnu les deux représentations dominantes, et symétriquement opposées, des protestants.

Autre paradoxe, la nature même de la séparation entre les Églises et l’État. On sait que la république naissante des États-Unis d’Amérique a mis en place, la première, une séparation. Il s’agissait de refuser le modèle protestant européen de l’Église établie et du chef de l’État également chef de l’Église : dans une telle configuration, aménagée mais prolongée parfois jusqu’à nos jours, comme en Angleterre, il y a eu longtemps peu de place pour les Églises dissidentes, persécutées ou tenues à l’écart. Fondés par des dissidents religieux, les États-Unis ont donc décidé d’en finir : le premier amendement à la Constitution interdit d’établir quelque religion que ce soit. C’était fonder une forme de « laïcité » ou tout au moins de neutralité de l’État et de l’espace public. Mais en réalité, le résultat a été pratiquement à l’inverse de celui que l’on devait observer dans la France d’après 1905 : on a ici l’exemple d’une laïcité religieuse, pour ne pas dire saturée de religieux, telle que Norbert Bellah l’a décrite sous les traits de la « religion civile[16] ». Bien que situé aux antipodes d’une religion d’État, le protestantisme américain a fourni au pays une sorte de plus grand commun dénominateur religieux, soit de manière explicite (par exemple, les formules des prières dans les écoles, jusqu’à leur interdiction au début des années 1960), soit implicite : c’est le sens même de la religion civile, ce passage sur Terre du messianisme qui fait de la Nation américaine l’héritière du peuple d’Israël, ou du Christ lui-même. Woodrow Wilson, à gauche, George W. Bush, à droite, incarnent cette confusion toute protestante entre les messages de Dieu et de l’Amérique[17]. Ainsi, le plus grand degré de séparation, à l’origine même de l’État, peut-il coexister avec le plus grand degré de religion aujourd’hui observable dans un pays occidental.

Protestantisme et laïcité : l’exemple de la France sous la troisième république

Ce paradoxe s’observe jusque dans les rangs du petit protestantisme français[18] au moment de la laïcisation du pays, du début des années 1880 à la fin des années 1900. Surreprésentés dans les élites intellectuelles et politiques du pays, comme il arrive souvent aux minorités religieuses juives ou chrétiennes, et comme Émile Durkheim l’analysait alors à partir de statistiques allemandes[19], les protestants français ont joué un rôle très important dans la laïcisation des institutions et des moeurs françaises. Qu’il s’agisse de l’école et de la morale laïques, de la formation des professeurs d’écoles normales d’institutrices, de l’enseignement secondaire des jeunes filles, de la rédaction d’un certain nombre de manuels de morale et d’instruction civique, des institutionnalisations de la pédagogie et de l’histoire des religions, mais aussi de la loi sur le divorce, puis de la Séparation des Églises et de l’État, les masses protestantes ont apporté leur soutien indéfectible et, surtout, leurs élites ont fourni à ces processus des cadres, voire des initiateurs et des leaders, dont avait historiquement besoin, dans les années 1880, une France encore trop catholique et trop peu laïque pour les recruter dans les élites habituelles. Un Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire de 1879 à 1896 ; un Jules Steeg, un des premiers députés à demander la Séparation, et dont le manuel d’instruction civique est mis à l’Index par Rome en 1883 ; un Francis de Pressensé, qui dépose en 1903 le projet de loi de Séparation le plus détaillé et le plus fortement pensé, dont la loi de décembre 1905 s’est largement inspirée : ces trois noms, qui sont aussi ceux d’un fondateur d’Église (Buisson), d’un ancien pasteur (Steeg) et d’un fils de pasteur (Pressensé[20]), peuvent incarner l’apport protestant à la mise en place de la laïcité à la française.

Bien sûr, l’activité de tels agents de laïcisation n’a pu échapper aux adversaires catholiques de la République et de la laïcité : il suffit de relire Charles Maurras pour se persuader qu’un protestant, comme un juif, n’avait selon lui d’autre ambition que de décatholiciser la France et par là de la dénationaliser, afin de satisfaire de très vieilles rancunes et revanches. On reste dans la problématique de la sortie de la religion, mais rabaissée à son expression la plus trivialement matérielle, celle d’un complot dirigé contre la « vraie » religion de la France, le catholicisme. Objectivement, il est indéniable que les protestants français avaient besoin de cette laïcisation pour élargir leurs espaces de liberté dans une société qui, restée catholique, se fût limitée trop longtemps encore à les tolérer. Rappelons que dans les régions dépourvues de forte présence protestante (l’immense majorité de la France), l’enterrement d’un protestant dans le cimetière communal, toujours considéré par le prêtre et les populations comme le cimetière paroissial catholique, a pu poser de douloureux problèmes jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle[21] ; seule la loi de 1885 laïcisant l’ancien cimetière paroissial pouvait garantir son plein accès à des protestants que l’on ne pourrait plus prétendre confiner dans le carré réservé à ceux dont l’Église condamnait la vie ou la mort (prostituées, suicidés...). Il en va ainsi de tous les lieux publics dépouillés de leurs marques catholiques (les crucifix) et enfin pleinement appropriables par les non catholiques. Même si l’on n’est pas maurrassien, on doit prendre en compte la force des liens objectifs entre le protestantisme et le processus de laïcisation imposé par la République.

Et pourtant, en s’en tenant à ces évidences, on passe sans doute à côté d’une partie de la réalité. Qu’une aile droite naissante du protestantisme ait envisagé des formes d’union sacrées des religions face à l’emprise grandissante de la laïcité, est indéniable mais reste très secondaire jusque dans l’entre-deux-guerres, où l’on voit se développer une vraie droite protestante, anticommuniste, nationaliste et maurrassienne, peut-être même antilaïque (il lui suffit, comme à l’Église catholique, de transformer en idéologie, le laïcisme, la réalité institutionnelle et intellectuelle qu’est la laïcité)[22]. L’important est de comprendre que l’élite laïcisatrice protestante voulait évidemment séparer l’école et l’État des Églises, et surtout de la première d’entre elles, mais surtout ne pas les priver de toute dimension religieuse, de toute sensibilité au religieux, fût-ce sous la forme d’un infini un peu « vaporeux » (comme disaient les antiprotestants !). La conférence faite par Ferdinand Buisson, le 31 août 1878, aux instituteurs délégués à l’Exposition universelle de Paris, est vite devenue célèbre : l’ancien théologien appelé à devenir le bras droit de Jules Ferry y évoquait une sorte d’Angélus laïque. Le soir tombe, l’homme s’arrache à son travail quotidien, relève la tête, comme pour chercher ou entendre autre chose. C’est l’heure de la paix, du silence, de la prière peut-être :

Il y a deux choses dont la majesté nous pénètre d’admiration et de respect, disait le philosophe Kant : c’est le ciel étoilé au-dessus de nos têtes, et la loi du devoir au fond de nos coeurs. Menez quelques-uns de vos élèves les plus âgés et les plus sérieux, menez-les à quelques pas de la dernière maison du village, à l’heure où s’éteignent les bruits du travail et de la vie, et faites-leur lever les yeux vers ce ciel étoilé. Ils ne l’ont jamais vu. Ils n’ont jamais été saisis de cette pensée de mondes innombrables, et de l’ordre éternel et de l’éternel mouvement de l’univers. Éveillez-les à ces idées nouvelles, faites-leur apparaître ce spectacle de l’infini devant lequel se prosternaient les premiers pâtres de l’Asie et devant lequel tremblait le génie de Pascal.

Buisson, 1888, p. 25-26

On est aux antipodes, on le comprend, de ce ciel où le député et ministre René Viviani devait prétendre un quart de siècle plus tard que les républicains de sa génération y avaient éteint des lumières qu’on ne rallumerait plus[23]. Mais Viviani a rejeté le catholicisme de ses origines comme un prêtre se défroque (que l’on songe à un Renan ou à un Combes, somme toute), alors que Buisson n’a jamais voulu et n’a jamais cru rompre avec le protestantisme. Ce que le groupe protestant dont il fut l’âme a tenté de faire, c’était de bâtir une société laïque qui ne le fût nullement au sens qu’avait voulu lui donner la déchristianisation révolutionnaire et que l’on soupçonnait la génération de Ferry de vouloir reprendre, mais sur le modèle de plusieurs pays protestants européens ou encore des États-Unis d’Amérique : laïque pleinement, mais pleinement religieuse. André Encrevé a parlé très justement de « laïcité protestante[24] » à propos de ce projet qui fut rapidement mis en échec, et ne pouvait que l’être dans une France à la fois catholique et anticléricale. Voici une expression caractéristique, jusque dans sa référence américaine, de cette laïcité en vérité trop peu française pour s’imposer durablement. On la trouve en février 1880 dans l’hebdomadaire protestant Le Christianisme au dix-neuvième siècle :

Certes nous comprenons les maux provoqués par une éducation faussée, exclusive, illibérale, celle des Jésuites par exemple. Mais par la substitution du despotisme des démagogues à celui des ultramontains nous délivrera-t-on de tout danger ? [...] Maintenez les limites de l’empire de César et celui de l’individu. Que le premier répande l’instruction. C’est son droit, mais qu’il ne « s’en fasse pas l’inspirateur autoritaire » comme s’exprime M. de Pressensé. Méditez ensuite ces paroles que prononçait dernièrement non point un homme d’Église, mais l’administrateur civil d’un des États de la libre Amérique, le gouverneur du Massachusetts : « Il y a erreur et péril à supposer que l’on puisse, par la pure et simple culture de l’intelligence, développer la virilité de l’âme et former de bons citoyens »[25].

Que pouvait-on savoir, dans la France de 1880 ou de 1905, d’un modèle américain, objectera-t-on ? Beaucoup plus qu’on ne le pense parfois. Et pour une part, précisément, grâce à la minorité protestante en quelque sorte contrainte de s’insérer dans les courants protestants internationaux et d’aller chercher en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, ou encore en Suisse et en Hollande, les matériaux spirituels et intellectuels qu’elle ne pouvait tirer de son sein ni d’une France radicalement autre. Certains philosophes américains, situés à la pointe libérale du protestantisme, ont été traduits et fascinent des penseurs français : ainsi d’un Théodore Parker et surtout d’un William Channing, familier à Edgar Quinet et Félix Pécaut, dont on sait tout le rôle dans l’élaboration d’une pensée laïque puis dans la mise en place de son école. Les pédagogues américains, un Cyrus Peirce, un Horace Mann, ont leur notice dans le Dictionnaire de pédagogie, et des articles leur sont consacrés dans la Revue pédagogique, deux hauts lieux de l’école laïque dirigés par Buisson. Un ami de ce dernier et de Pécaut, le pasteur Matthieu-Jules Gaufrès, devenu conseiller municipal de Paris et spécialiste des questions de pédagogie, publie un ouvrage sur Horace Mann dans lequel il insiste sur son évolution du calvinisme vers le libéralisme et une laïcité à l’américaine, en résumant exactement ce qui peut se faire aux États-Unis et ne peut l’être en France : « Horace Mann voulait la neutralité de l’école, non en ce sens que toute idée religieuse en fût exclue, mais de façon à n’y laisser entrer que les principes communs à toutes les croyances du pays. Possible en Amérique, ce système ne l’est pas chez nous[26]. »

C’est Buisson, encore lui, qui a rédigé les rapports des délégations françaises chargées d’étudier la partie scolaire des expositions universelles de Vienne (1873) et de Philadelphie (1876). Il a accordé toute son attention à la place donnée à la religion dans les systèmes scolaires des différents États et tenté de prévenir les contresens, pour un public français, que pouvait susciter la découverte des législations scolaires de la Hollande ou des cantons protestants suisses :

On se ferait une idée très inexacte des diverses législations que nous venons de signaler comme admettant le principe de la « laïcité » de l’école, si on les croyait inspirées par un esprit d’indifférence ou d’hostilité envers le christianisme. Les pays mêmes où cette sécularisation de l’école a été poussée le plus loin semblent avoir voulu prévenir par des instructions pédagogiques officielles toute fausse interprétation : ils insistent sur la possibilité pour les instituteurs de laisser de côté l’enseignement dogmatique, tout en se préoccupant de développer le sens moral et le sens religieux de leurs élèves par une éducation foncièrement chrétienne. On lit, par exemple, dans l’exposé des motifs de la plus radicale des législations suisses, celle de Neuchâtel : « [...] L’école publique doit être non confessionnelle, mais chrétienne dans l’acception la plus large du mot, c’est-à-dire que l’instituteur ne doit pas se borner à donner à ses élèves des notions arides des sciences, mais qu’il doit s’efforcer de tourner leur coeur vers toutes les choses belles, bonnes, morales. Il y a heureusement assez de points communs à toutes les confessions religieuses, la croyance à un seul Dieu, les principes éternels de la morale, et cette vertu suprême du christianisme, la charité, pour qu’il ne soit pas restreint dans ses moyens éducatifs ».[27]

Buisson, 1875, p. 145

On peut avancer l’idée que les « Pères de la laïcité », les Renouvier[28], Buisson, Pécaut, etc., ont tenté pendant quelques années d’acclimater dans la République en voie de laïcisation une religiosité très libérale, spiritualiste, « chrétienne dans l’acception la plus large du mot », comme le dit la loi de Neuchâtel. Les articles « Musique » et « Poésie », de Pécaut, « Prière », de Buisson — on a bien lu : « Prière » —, parus dans le Dictionnaire de pédagogie, sont de véritables petits traités de cette religion laïque, pour reprendre une expression de l’époque. Au Collège de France et à la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, les pasteurs Albert et Jean Réville, devenus les premiers maîtres républicains de l’histoire des religions, restent attachés à la définition somme toute très protestante d’un « sentiment religieux », alors que Durkheim et Mauss, à la génération suivante, allaient condamner sèchement cette approche jugée trop idéaliste et trop peu scientifique[29].

Des protestants ont donc cru possible de concevoir dans un pays catholique, qui avait connu la Terreur et la Terreur blanche, la Commune et les Versaillais, une sortie de la religion sur un modèle protestant européen et surtout américain, fait à la fois de séparation rigoureuse (aucune Église, même nouvelle, même « sectaire », n’est « établie » par l’État ou n’est en butte à son hostilité) et de continuité de la matière protestante devenue le substrat d’une religion civile. Après quelques années d’expérimentation et parfois de réussites partielles, ils ont échoué, parce que la France n’avait pas à sortir du protestantisme — par la voie de cette religion civile —, mais du catholicisme — par la voie d’une laïcité areligieuse et parfois tentée de se révéler antireligieuse. On vérifie combien sont complexes les liens entre politique et religion à l’intérieur même du monde protestant : toute affirmation théorique risque d’y friser le contresens. En dépit de l’apport de l’historiographie, jusqu’à Marcel Gauchet, sur la religion de la sortie de la religion ; en dépit, en France, de la haine maurrassienne à l’encontre des protestants laïcisateurs et de l’apport objectif de ces derniers à la laïcisation du pays, on peut penser que de même qu’il y a des passés qui ne passent pas[30], il y a des sorties de la religion qui n’en sortent pas, et que c’est bien du côté du protestantisme qu’on les trouve, alors que dans des pays de civilisation catholique, orthodoxe ou musulmane, en France combiste, en Russie soviétique, en Turquie kémaliste, pour citer trois expériences historiques majeures, les sorties de la religion ont été effectives et souvent radicales — quitte à devoir subir, par la suite, d’éclatants retours des dieux.