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Nos interrogations actuelles sur les rapports entre le religieux et le politique s’inscrivent dans un passé récent, voire une histoire immédiate ; elles renvoient à la montée du terrorisme, à l’immigration massive des populations musulmanes vers l’Europe et l’Amérique, à l’émergence en qualité de force politique du vote fondamentaliste aux États-Unis (illustrée entre autres par le discours sur « l’axe du mal » du Président Bush). De toute évidence, la fin de la guerre froide constitue un tournant historique faisant, entre autres, que le monde d’aujourd’hui est moins divisé que celui de nos pères et économiquement mondialisé. En même temps, la dissolution des blocs de l’Est et de l’Ouest a facilité des « innovations » politiques qui remettent en question, implicitement ou explicitement, la vision issue des Lumières qui sous-tend notre compréhension moderne de la « bonne gestion » des rapports entre le religieux et le politique.

La Chine fait partie de ce monde nouveau, ayant depuis une vingtaine d’années jeté aux oubliettes la révolution à la Mao Zedong au profit d’un développement économique axé sur des exportations massives, développement qui demande une large ouverture sur le monde. Comme preuve de sa participation aux débats théologico-politiques actuels, notons d’ailleurs qu’au lendemain du 11 septembre, les mouvements indépendantistes musulmans de l’extrême ouest de la Chine sont devenus d’un coup des mouvements « terroristes », la Chine cherchant ainsi à se joindre à « l’axe du bien ». L’exemple le plus flagrant des problèmes qu’a connus (et que vit encore) la Chine sur le plan politicoreligieux reste toutefois, et sans conteste, la campagne brutale engagée contre le mouvement spirituel du Falun Gong. Entamée à l’été 1999, cette campagne a coûté la vie à des centaines de pratiquants du mouvement, torturés, mis à mort dans les prisons chinoises ; elle a aussi coûté à la Chine des millions de dollars (si on s’arrête aux frais encourus pour supprimer le mouvement) tout en salissant, encore une fois, la réputation chinoise sur la scène internationale.

À la base, le Falun Gong est une école de qigong (qu’on pourrait traduire comme « la discipline de la force vitale »), appellation générale qui désigne un amalgame de pratiques corporelles et mentales (Palmer, 2005 ; Despeux, 1997 ; Chen, 2003 ; Micollier, 1996). Récupérant des techniques issues de la médecine ou de la pratique spirituelle traditionnelles, une école de qigong est souvent organisée autour d’un maître charismatique qui enseigne à ses adeptes des pratiques précises ainsi que des principes moraux généraux dans l’objectif de leur transformation — et surtout de leur perfectionnement — physique et morale. Au cours des années 1980-1990, l’engouement pour le qigong a touché des centaines de millions de Chinois. Alors appuyé par le gouvernement chinois et le Parti communiste, le qigong devenait ainsi le mouvement de masse national le plus important depuis la Révolution culturelle (1966-1976). Mouvement de masse qui, comme on le verra, mérite d’être vu comme un nouveau mouvement religieux.

Le Falun Gong a, quant à lui, été fondé en 1992 par Li Hongzhi, maître charismatique dans la lignée de ceux qui ont participé à ce boum du qigong (Madsen, 2000 ; Schechter, 2000 ; Tong, 2002). Même si Li insistait d’emblée sur l’existence de différences entre le Falun Gong et « le reste » du mouvement qigong, ces différences, vues de l’extérieur, sont de moindre importance comparées aux similitudes que l’on peut observer. À l’exemple des autres écoles de qigong, Li Hongzhi et son Falun Gong ont d’ailleurs bénéficié de l’appui de l’État chinois, un appui qui explique, du moins en partie, la montée rapide du mouvement : avant la fin 1994, le Falun Gong se classe déjà parmi les écoles de qigong les plus importantes ; les pratiquants se chiffrent en millions. Or, cinq ans plus tard, l’État chinois décide de supprimer le mouvement — suppression qui, à terme, sera étendue à l’ensemble des groupes qigong. Selon ses dires, le Falun Gong était devenu une « secte dangereuse » ayant de redoutables ambitions politiques.

La montée rapide et remarquable du qigong et du Falun Gong, ainsi que la campagne brutale de suppression dont ils sont l’objet (la plus importante, là aussi, depuis la Révolution culturelle), sont des événements de taille, qui réclament des explications ou plutôt des explications renouvelées. L’engouement pour le qigong et le Falun Gong a en effet jusque-là été interprété de diverses façons : comme un effort pour « combler le vide » laissé par la fin de la période maoïste ; comme une réponse aux inégalités qui ont accompagné la fin de l’ère socialiste et la recomposition sociale qui a suivi l’introduction d’une économie capitaliste ; comme une expression, via le corps humain, d’une volonté de se libérer des contraintes imposées par la vie dans une société surpeuplée et surcontrôlée (Wong et Liu, 1999 ; Chan, 2004 ; Palmer, 2001). Pour sa part, la campagne de suppression serait la conséquence d’inquiétudes ciblées de l’État : État qui aurait vu dans le Falun Gong le spectre des rébellions paysannes ayant marqué — et précipité — la fin de plusieurs dynasties impériales ; État qui aurait craint toute organisation de masse ne se trouvant pas totalement sous son contrôle ; État qui se serait effrayé du nombre des membres du Parti communiste ayant rejoint les rangs du Falun Gong (ou d’autres écoles de qigong) (Shue, 2002 ; Perry, 2001 ; Thomas 2001).

J’ai déjà offert, à plusieurs reprises, mon point de vue sur la valeur de ces diverses interprétations (Ownby à paraître ; 2003a ; 2003b ; 2001). Dans le présent article, il me semble pertinent d’explorer précisément le rôle qu’ont joué les théories occidentales de la religion dans le conflit de fond opposant l’État chinois et la religion populaire sous ses différentes facettes, des théories importées par l’élite intellectuelle et politique chinoise au cours du vingtième siècle dans l’optique de doter le pays de concepts et de l’appareil étatique nécessaires pour gérer les rapports entre le religieux et le politique. L’argument que j’avancerai est le suivant : la définition de la religion adoptée par l’État chinois à partir du début du vingtième siècle, une définition donc calquée sur celle alors utilisée en Occident, cadre très mal avec le fait religieux tel qu’il s’exprime en terre chinoise. J’irais jusqu’à dire qu’elle en induit une déformation fondamentale. Entérinée par une succession de constitutions (1912, 1949, 1982) cette nouvelle définition trace en fait une ligne nette entre ce qui doit être considéré comme « religieux », et donc acceptable, et ce qui doit être jugé comme relevant du domaine de la « superstition », et donc intolérable. Est « religion » ce qui repose sur une organisation ecclésiastique hiérarchisée, un clergé certifié, des canons textuels, des siècles d’histoire. Du côté des « superstitions intolérables » se trouvent en conséquence rassemblés des milliers de cultes locaux ainsi qu’une vaste panoplie de groupes « sectaires » organisés autour de maîtres charismatiques et d’écritures sacrées. Par ce transfert conceptuel, et à partir de ce moment clé, la vie religieuse de la vaste majorité des Chinois n’avait finalement plus le droit d’exister.

Or la transformation envisagée — et sa mise en opération — par l’élite chinoise fut à la fois trop importante et effectuée de façon trop rapide pour s’imposer. Pour preuves l’histoire du qigong et du Falun Gong, qui devient celle du retour en force de la religion populaire. On serait même tenté de parler de vengeance : la religion populaire n’aurait en effet pu effectuer ce retour si les autorités étatiques n’avaient pas fait preuve d’ignorance en plus d’arrogance dans sa redéfinition du fait religieux chinois.

Une nouvelle religion pour une Chine nouvelle

Les pratiquants du Falun Gong insistent souvent sur le fait que le Falun Gong n’est pas une religion. J’ai assisté à plusieurs congrès où les chercheurs nord-américains en sciences de la religion discutent à bâtons rompus du bien-fondé de cette affirmation, sans pour autant en avoir compris le sens. Quand les pratiquants du Falun Gong disent « nous ne sommes pas une religion », il ne s’agit pas d’un commentaire érudit sur la nature profonde de leurs pratiques comparées à d’autres considérées plus « religieuses ». L’affirmation renvoie davantage au contenu de la Constitution de la République populaire de Chine qui ne reconnaît le statut de « religion » qu’à cinq dogmes : le bouddhisme, le taoïsme, l’islam, le protestantisme et le catholicisme. L’interprétation de cette remarque devient alors très facile : le pratiquant renonce tout simplement à revendiquer un statut qui, il le sait parfaitement bien, ne lui sera jamais accordé dans son pays. Un statut dont il ne voudrait de toute façon pas, renvoyant à un concept importé qui le laisse indifférent.

« Religion » ne veut en effet pas dire la même chose en Chine et en Occident. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, il n’y a même pas de mot chinois équivalent à « religion » (Goossaert, 2003 ; Nedostup, 2001). La société chinoise est alors une société profondément religieuse, dans le sens qu’il existe maintes façons pour faire appel aux puissances de l’au-delà, qu’il s’agisse d’instances reconnues et répandues (les temples et monastères bouddhistes et taoïstes, par exemple), de cultes locaux, de groupes dits « sectaires », de médiums... En même temps, la Chine ne fait à l’époque pas de distinction claire et nette entre les sphères du « religieux » et du « séculier » et ne regroupe pas davantage les expressions diverses de communication avec l’au-delà sous une rubrique unitaire qui serait l’équivalent de « religion ». Ce qui ne veut pas dire que l’État impérial faisait forcément preuve de tolérance face à cette manifeste diversité — l’empereur et les lettrés confucéens craignaient toute organisation sociale capable de mobiliser la population, ce que presque tout groupe « religieux » fait à un moment ou un autre. Pour autant, le « fait religieux » n’était pas en tant que tel remis en question.

Le fait religieux a commencé à être remis en question par l’État chinois au tournant du vingtième siècle. Cette remise en cause doit être comprise dans le cadre des efforts entrepris par une partie de l’élite chinoise pour construire un État-nation moderne. Pour cette élite, un État-nation moderne devait posséder une charte légale, sous la forme d’une constitution écrite, document qui se prononcerait, entre autres, sur la question des rapports entre le politique et le religieux. Il faut comprendre que cette tentative de construction d’un nouvel État était le résultat de la récente rencontre malheureuse — surtout du point de vue chinois — entre la Chine et l’Occident. La Chine impériale du début du vingtième siècle agonisait et cherchait désespérément les moyens de sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouvait. Se doter d’une constitution devait alors permettre au pays de se faire respecter par les pays occidentaux (et ceux en voie d’occidentalisation, tel le Japon) ; elle servirait peut-être aussi d’un outil de réforme politique et de modernisation légale et institutionnelle.

C’est donc dans ce contexte précis que l’élite chinoise en est venue à se pencher sur la question du fait religieux et sur celle des rapports entre le religieux et le politique. Il est d’ailleurs difficile de surestimer le poids des modèles occidentaux dans les formules adoptées à l’époque par les Chinois pour gérer le fait religieux. C’est à cette période, justement, que le vocabulaire occidental portant sur la religion — y compris le mot pour « religion » — sera traduit en chinois. Certains membres de l’élite intellectuelle de la fin de l’Empire, suivant entre autres le modèle britannique, auraient voulu faire du confucianisme une « église d’État » (aux dépens de toute autre expression religieuse). Toutefois, à mesure que Confucius et le confucianisme perdaient du terrain, cette option allait disparaître. D’autres, plus radicaux (anarchistes et marxistes), prônaient alors carrément la suppression de toute forme de religion (y compris du confucianisme) jusqu’au dernier vestige. La formule finalement adoptée fut toutefois moins radicale : la Chine républicaine (et donc moderne) respecterait la religion et la liberté de croyance — on trouve des propos à cet effet dans la première constitution chinoise, celle de 1912 — tout en insistant sur le droit étatique à définir et à contrôler la religion.

Quoiqu’il en soit, la définition de la religion choisie par l’élite chinoise aurait pu émerger de n’importe quelle faculté de théologie occidentale, équivalent des « grandes religions », celles qui possédaient une histoire, une hiérarchie cléricale établie, un corpus textuel. Comme on l’a précédemment mentionné, cinq exemples de ce type de religion se trouvaient alors en territoire chinois, dont quatre d’origine étrangère (si le bouddhisme était largement sinisé et si des communautés musulmanes existaient en Chine depuis des siècles, le catholicisme et surtout le protestantisme constituent des rajouts récents au paysage religieux chinois et ne comptaient d’ailleurs que peu d’adeptes). Seul dogme purement chinois, le taoïsme était toutefois celui qui avait le plus du mal à se conformer à la définition imposée par l’État, du fait de son imbrication intime avec des cultes locaux et des pratiques populaires qui, eux, n’étaient pas reconnus comme religieux. Il faut en effet comprendre que le fait d’être reconnu comme une religion n’était pas suffisant en soi pour garantir la survie d’un culte : il fallait aussi qu’une religion prenne la forme spécifiée par les instances étatiques pour espérer conserver ce statut. L’État exigeait en particulier que toute religion se dote d’une structure à l’échelle nationale, permettant un contrôle étatique sur ses activités, et la certification officielle de son clergé. En tous cas, ni le bouddhisme ni surtout le taoïsme ne possédait de structure et de mécanisme de certification de ce genre à l’échelle nationale (Welch, 1967).

Leur sort fut tout de même plus enviable que celui réservé au reste du paysage religieux. Les cultes aux divinités locales, en particulier, l’expression par excellence de la religion villageoise, ne pouvaient se conformer à ces règles nouvellement établies (Shahar et Weller, 1996 ; Berthier, 1988 ; Yang, 1961, p. 81-103). Ayant souvent comme objet de dévotion un personnage historique lié à la localité (village, quartier urbain), ces cultes étaient remarquables d’abord et avant tout par leur immense diversité — ce, même si certains avaient atteint une certaine stature régionale ou même nationale tout en gardant leurs spécificités locales. Par ailleurs, ils ne possédaient pas ou peu de textes écrits, encore moins de clergé certifié : au besoin, tel ou tel culte entraînait un appel occasionnel à un moine taoïste ou bouddhiste. L’idée d’une organisation nationale capable de « représenter » ou d’« encadrer » des centaines de milliers de cultes locaux était de toute façon tout simplement impensable. Mais en conséquence des objectifs consignés de l’État, ces cultes locaux allaient devenir, d’un coup de pinceau, des « superstitions » — un mot d’ailleurs lui aussi importé d’Occident au début du siècle.

Nationalistes, communistes et campagnes contre la religion chinoise

Les cultes locaux ne sont pas les seules « superstitions » à avoir été inventées dans le cadre de la construction d’une religion moderne pour une Chine nouvelle que l’on vient d’évoquer. Médiums, chamanes, guérisseurs, diseurs de bonne aventure et astrologues étaient également visés. Reste que ce sont surtout ces cultes locaux qui allaient devenir les cibles favorites des campagnes « antisuperstition » qui ont marqué la période républicaine (1911-1949) sous l’égide du Parti nationaliste (Nedostup, 2001 ; Duara, 1991).

On l’a dit, l’État républicain s’était fixé l’objectif de construire un État-nation moderne, une mission particulièrement ambitieuse pour un régime qui, jusqu’alors, n’avait eu qu’une présence superficielle et ponctuelle auprès des communautés locales. Pour réaliser cet objectif, les instances gouvernementales à l’échelle locale, nouvellement créées, eurent d’abord et avant tout besoin de locaux pour loger les bureaux municipaux et les écoles — symboles importants de modernité — et d’argent pour faire fonctionner ces nouvelles structures. Or, le seul espace « public » d’un village était souvent le ou les temples dédiés aux cultes locaux, temples financés qui plus est par la population locale. Un discours modernisateur qui refusait de reconnaître le caractère « religieux » de ces espaces — ou bien qui allait plus loin, les qualifiant de « lieux de superstition » qui nuisaient au bien-être de l’État-nation — pouvait à la fois demander que ces locaux soient transférés à l’État et laisser entendre que les fonds jusque-là utilisés pour entretenir ces locaux seraient désormais également dévolus aux besoins étatiques. De fait, la politique concernant les lieux de cultes locaux est souvent devenue le point d’ancrage d’une lutte armée contre les temples des divinités honorées, lutte armée donnant lieu à une entreprise de destruction massive. Goossaert estime « qu’il est probable que plus de la moitié des temples chinois avaient été vidés de toute activité religieuse à la veille de la guerre sino-japonaise déclenchée à l’été 1937 » (Goossaert, 2003, p. 436).

Sur le plan politicoreligieux, l’arrivée au pouvoir des communistes ne va pas constituer une rupture. Certes, la République populaire de Chine, en tant qu’état athée, octroie à ses citoyens à la fois le droit de croire en une religion et le droit de ne pas y croire, laissant clairement sous-entendre ses préférences en la matière. Pour autant, il est à noter que la nouvelle constitution de la Chine communiste reprend textuellement la définition de la religion contenue dans la constitution de la Chine républicaine (Luo, 1991 ; MacInnis, 1989 ; MacInnis, 1967). L’État communiste a par ailleurs poursuivi mais aussi perfectionné les efforts amorcés sous la République pour contrôler la religion. Des associations nationales (et « patriotiques ») ont été mises sur pied pour chacune des religions protégées par la constitution, associations qui, sur papier, avaient pour but de permettre aux adeptes de s’exprimer auprès des autorités. En réalité, elles servaient davantage d’organes de contrôle étatique. D’ailleurs, alors qu’au cours des années 1950 le gouvernement commence à se montrer de plus en plus hostile envers tout ce qui touche au religieux, les églises dans les villes autant que les temples dans la campagne se sont vus désertés par des croyants qui craignaient le courroux de l’État.

L’État communiste a aussi réussi à contrôler, du moins provisoirement, une autre expression du fait religieux en Chine : les groupes dits « sectaires ». Par « traditions sectaires » nous entendons un amalgame de groupes dont les origines organisées remontent aux Ming (1368-1644) et ayant les caractéristiques communes suivantes : l’adoration d’une déesse du nom de « mère éternelle vénérable » ayant créé le monde et attendant dans son paradis que ses « enfants » (ceux qui croient en elle) se joignent à elle après avoir quitté leur « exil terrestre » ; le Bouddha de l’avenir (Maitreya), un messie qui descendrait sur terre pour signaler le début d’un nouveau millénaire et permettre le salut des adeptes ; des écritures sacrées, composées par des maîtres charismatiques et léguées de génération en génération ; un mélange de pratiques issues de la religion populaire, du folklore et de la médecine chinoise, touchant à la méditation, aux exercices respiratoires, aux mantras, aux talismans ou aux régimes végétariens (Overmyer, 1999 ; Ter Haar, 1992 ; Naquin, 1985 ; Overmyer, 1985 ; Naquin, 1976 ; Overmyer, 1976). Sous l’ancien régime (impérial), les mandarins avaient regroupé ces traditions sous la dénomination de « Lotus blanc », même si la plupart des groupes se réclamant de ces traditions ne portaient en réalité pas ce nom. Quant à l’appellation de « sectaire », elle fait partie de la définition occidentale de la religion chinoise et fait référence au fait que les membres de ces groupes avaient pris individuellement la décision d’y adhérer, à la différence des cultes locaux dont tout résidant du village ou du quartier était membre « d’office ».

La tradition sectaire est associée, dans la Chine impériale, aux rébellions paysannes et, de fait, on constate l’implication directe ou indirecte de ces groupes dans de nombreux soulèvements depuis le quinzième siècle (Naquin, 1976 ; Naquin, 1981). Pour autant, il faut comprendre que cette « tradition », unifiée ni sur le plan doctrinal ni sur le plan organisationnel, n’était pas une tradition « dissidente » et que la plupart des groupes « sectaires » étaient pacifiques, les adeptes cherchant essentiellement des voies de guérison pour leurs maladies et un éventuel salut dans l’au-delà. Toutefois, la méfiance de l’État à l’égard de ces groupes, aussi pacifiques furent-ils, avait fini par les « marginaliser », une marginalisation qui explique d’ailleurs aussi pourquoi les groupes associés à ces traditions sont restés si peu unifiés et même si peu conscients les uns des autres.

Quoiqu’il en soit, sous le régime impérial, déjà considérées comme hétérodoxes et dangereuses, les traditions « sectaires » ont à plusieurs reprises fait l’objet des campagnes de suppression étatiques. Dans une certaine mesure, on peut alors dire que la redéfinition de la religion à l’occidental intervenant avec le début du vingtième siècle touchait moins la tradition sectaire que les cultes locaux. Et curieusement même, sous la République, au moment où les cultes locaux font l’objet d’attaques répétées, les traditions sectaires connaissent un véritable regain d’activité (essentiellement pacifique). Prasenjit Duara parle ainsi de « sociétés rédemptrices » (parce qu’elles promeuvent le salut des adhérents) très actives pendant la période républicaine, précisant qu’elles

étaient nettement héritières des traditions sectaires et syncrétiques chinoises. Alors que certains de ces groupes étaient étroitement liés à la tradition sectaire et vouaient un culte à diverses divinités bouddhistes et populaires comme la Mère vénérable étérnelle, ils faisaient plus largement partie de la tradition syncrétique de la fin de l’époque impériale, tradition combinant en une seule foi universelle les dogmes confucéen, bouddhiste et taoïste. (traduction)

Duara, 2001, p. 118-119

L’éventail de ces groupes, toujours selon Duara, s’est alors étendu des « sociétés charitables prônant le perfectionnement moral » aux « groupes parfois violents, rappellant de ce fait les sociétés secrètes », une description de fait largement conforme à la définition des traditions sectaires donnée plus haut. En fait, au cours de la période républicaine, ces « sociétés rédemptrices » ont su s’établir à l’échelle du pays — grâce surtout à une présence en milieu urbain beaucoup plus imposante que sous l’ancien régime — et les adeptes se comptaient par millions, voire dizaines de millions (Shao, 1997). Une fois au pouvoir, les communistes auraient toutefois tôt fait d’éliminer ces groupes : certains d’entre eux, ayant aidé les Japonais ou les républicains, furent considérés comme des traîtres à la cause communiste, d’autres jugés coupables de corruption financière ou « morale ». Ceux qui étaient restés discrets se virent pour leur part accusés de crime de « superstition féodale » (Welch, 1972, p. 231-234).

En résumé, en conséquence des efforts des gouvernements républicain et communiste, le paysage religieux de la Chine des années 1950 se trouvait complètement transformé par rapport à ce qu’il était à la fin du dix-neuvième siècle. Un nouveau phénomène non chinois, une religion d’églises, de séminaires, de facultés de théologie, d’associations nationales, avait été imposé sur un monde de cultes locaux, de moines itinérants, de maîtres charismatiques. Cette nouvelle scène religieuse resta largement factice dans le sens où, d’emblée, peu de Chinois y trouvèrent leur compte. Même aujourd’hui, au début du vingt-et-unième siècle, le mot « religion » en chinois garde une connotation étrangère et livresque ; la phrase « je suis très religieux » prononcée en chinois n’est pas un non-sens, mais ne se dit pas. En même temps, la montée du culte de Mao Zedong au cours des années 1950-1960 a en quelque sorte occupé le terrain religieux vidé par les campagnes antireligieuses. À l’heure du paroxysme de ce culte, pendant la Révolution culturelle (1966-1976), toute manifestation religieuse, qu’elle soit conforme à l’esprit de la constitution ou non, était de toute façon condamnée, jugée rétrograde et « féodale ».

Qigong et Falun Gong

Si toute expression religieuse fut attaquée et bannie jusqu’à la fin de la Révolution culturelle — en fait, jusqu’au début de l’ère Deng Xiaoping, fin 1978 —, comment alors expliquer le boum du qigong qui débute avec les années 1980 ? Pour en faire une histoire courte, la création du qigong, et donc l’émergence du Falun Gong, ont été les fruits indirects de la définition de la religion imposée à la Chine par les gouvernements républicain et communiste, une définition qui ne tenait pas compte de la réalité du fait religieux en Chine. Pour le dire autrement, l’ignorance profonde des réalités de la culture religieuse locale par l’élite dirigeante chinoise explique non seulement la création, mais également la montée du qigong et du Falun Gong.

Le Qigong a été créé dans les années 1950 par des individus oeuvrant dans le champ médical et voulant préserver la médecine chinoise traditionnelle, ou, plus précisément, des pratiques médicales reliées à des gestes physiques ou à des disciplines mentales employés à la quête et au maintien de la santé physique et psychique (Palmer, 2005, p. 39-68). Un des objectifs principaux des créateurs du qigong était de « moderniser » des pratiques traditionnelles en leur enlevant toute coloration superstitieuse ou religieuse, ce afin de les intégrer à un discours moderne et scientifique. À cette fin, les « inventeurs » du qigong sont partis à la recherche des méthodes thérapeutiques traditionnelles, y compris celles imprégnées de religion populaire et pratiquées, essentiellement en milieu rural, par des « maîtres charismatiques » souvent issus des traditions « sectaires ». Ils ont ensuite introduit ces méthodes en milieu hospitalier. Pour y parvenir, les discours « superstitieux et féodaux » employés par les thérapeutes traditionnels furent « retraduits » afin de paraître neutres et scientifiques. Des pratiques ayant un lien direct avec la religion — prières, mantras, formules magiques, invocation des noms des dieux — furent remplacées par la méditation et le développement d’une discipline mentale sans aucune connotation religieuse. Le but ultime de ces démarches était précisément de conserver l’efficacité de méthodes ancestrales aguerries, tout en les dépouillant des discours qui les enrobaient pour permettre au peuple chinois de bénéficier de la sagesse médicale traditionnelle sans pour autant se faire berner par des charlatans. Le fait que cette « efficacité », ou plutôt les croyances et les représentations sous-tendant l’existence reconnue de cette efficacité, renvoyait à la culture religieuse traditionnelle n’avait pas été pris en compte. Après tout, la « religion » était l’affaire des grandes églises et des associations nationales. Quant aux allures « féodales » de certaines pratiques intégrées au sein du qigong, il suffisait simplement de les « nettoyer ».

Il est important de noter qu’entre 1950 et le début de la Révolution culturelle en 1966, ce projet avait l’appui politique de bon nombre de personnalités haut placées. En fait, une bonne partie de l’élite dirigeante du Parti communiste et du gouvernement se mit à regarder d’un très bon oeil le qigong, jusqu’à se faire soigner par un personnel médical formé à cet art et à ses méthodes. Certes, le qigong a su alors se tailler une place au sein de l’establishment médical chinois : les équipes de recherche faisaient des expériences sur l’efficacité des thérapies du qigong et publiaient leurs résultats ; des cours de qigong furent rajoutés au cursus de certains programmes de médecine chinoise. Soulignons néanmoins que ce n’est pas sous le régime maoïste qu’il y eut un « boum qigong ». Le qigong des années 1950 fut l’invention de cadres fidèles à l’État communiste et la thérapie qigong surtout privilégiée par une élite gouvernementale et du Parti dont la loyauté à l’idéologie socialiste était sans faille.

C’est durant la période post-Mao que le qigong a changé de caractère. Les institutions et les réseaux de qigong établis au cours des années 1950 furent détruits par les Gardes rouges, les iconoclastes révolutionnaires au coeur de la Révolution culturelle (1966-1976), qui n’avaient vu dans les idées et la pratique du qigong que de la superstition. La « renaissance » du qigong ne pouvait donc passer par les institutions des années 1950. En fait, ce sont des maîtres charismatiques (et non des techniciens de sanatoriums) qui en sont venus à porter le flambeau du qigong. Une femme du nom de Guo Lin (née en 1909) aurait été parmi les premiers de ces maîtres, commençant à enseigner le qigong dans les parcs publics de Beijing au début des années 1970 (Palmer, 2005, p. 71-84). Guo estimait avoir guéri son cancer de l’utérus grâce au qigong : sa passion était celle d’un true believer qui avait personnellement fait l’expérience du pouvoir guérisseur du qigong. Un qigong qui, en réalité, n’était pas le qigong inventé par l’État chinois dans les années 1950. Guo avait appris certaines techniques de son grand-père, un maître taoïste, techniques qu’elle avait adaptées aux besoins de son corps malade. Elle utilisait le terme « qigong » parce qu’il s’avérait moins problématique — sur le plan politique — que toute autre dénomination qui aurait immanquablement risqué de rappeler « l’ancien ordre féodal ». D’autres maîtres charismatiques, apparus peu après Guo Lin, lui ressemblaient dans le sens qu’ils n’étaient pas issus des institutions et des activités qigong bon enfant et bien contrôlées des années 1950, mais avaient construit leurs enseignements sur des bases originales — celles des pratiques religieuses ou spirituelles traditionnelles.

Ce nouveau qigong des maîtres charismatiques a émergé sans se faire véritablement remarquer par les autorités et donc sans obtenir l’aval des autorités. Pour cette raison, il me semble que ces maîtres et leur nouveau qigong n’auraient pas fait long feu si, entre-temps, n’avait pas fait fureur la supposée « découverte scientifique » de l’existence matérielle du qi, une découverte qui a en tout cas assurément permis à ces maîtres de devenir célèbres et qui a donné un coup de fouet important au « mouvement » qigong en général. À la fin des années 1970, des scientifiques réputés, travaillant au sein d’universités et d’instituts de recherche ayant pignon sur rue, ont effectivement procédé à des expérimentations prétendant prouver que le qi émis par un maître du qigong pouvait être mesuré par des instruments scientifiques. La publication de ces résultats a jeté un pavé dans la mare : si le qi était véritablement une substance réelle, dont l’existence était démontrable par des méthodes scientifiques, cette découverte validait le travail des inventeurs du qigong dans les années 1950. Ayant une existence matérielle, le qi et le qigong ne faisaient plus partie du monde de la religion, de la magie et de la superstition, mais plutôt celui de la science et du « matérialisme dialectique » (Palmer, 2005, p. 75-78).

À partir de ce moment, le mouvement qigong a pris rapidement de l’ampleur (Zhu et Penny, 1994). Firent partie du mouvement des scientifiques, qui continuaient à travailler sur le qi et le qigong, des journalistes fanatiques du qigong et qui ne se privaient pas de faire part de leur enthousiasme auprès du public, des maîtres charismatiques, dont le nombre a augmenté de façon considérable, et — le plus important — des membres du Parti et du gouvernement qui ont vu dans le qigong l’émergence d’une puissante « science chinoise » ainsi qu’un moyen pratique et peu coûteux de faire en sorte que la population chinoise entière se sente « bien dans sa peau ». L’appui officiel a en fait été la condition sine qua non du développement du qigong. Il a pris une variété de formes : certains maîtres charismatiques se sont vus parrainés par des personnalités politiques ou scientifiques ; en avril 1986, l’État fondait l’Association chinoise de recherche scientifique sur le qigong. Encore une fois, est passé inaperçu le fait que l’État communiste appuyait là un mouvement à forte coloration spirituelle (car ayant une base « scientifique », le qigong ne saurait pas être associé à une « religion » selon la définition étatique).

C’est en tout cas à partir du début des années 1980 que l’engouement extraordinaire pour le qigong décolle ; des dizaines, voire des centaines de millions de Chinois se laissent emporter par l’une ou l’autre école qui fleurit sous étiquette qigong, le tout avec le support implicite et explicite de l’État chinois. Forts de cet appui, les maîtres charismatiques (qui sont devenus d’un coup l’équivalent de rock stars) se sont attelés à la construction d’écoles/organisations de qigong, souvent à l’échelle nationale. Premier maître de ce genre à faire sa place sur la scène nationale : Yan Xin, jusque-là thérapeute traditionnel obscur, ce qui est par ailleurs loin de constituer un cas isolé ou extrême (Palmer, 2005, p. 201-210). Comme lui, ils sont nombreux à alors entreprendre des tournées nationales, donner des conférences de plusieurs heures (dans les stades des villes les plus importantes de Chine) devant des milliers d’adeptes ayant payé très cher leur billet pour écouter le « discours » de tel ou tel maître. Les maîtres les plus célèbres et les plus recherchés prétendaient pouvoir « émettre du qi » lors de ces manifestations. Réalité qui fait ressortir une différence primordiale entre le qigong des années 1950 et celui des années 1980 : le qigong des années 1950 était une discipline thérapeutique, pratiquée par le malade sous la direction d’un professionnel formé à cette fin ; le qigong des années 1980 est un pouvoir magique possédé par des héros charismatiques, pour qui la « thérapie » consiste en une émission tous azimuts de leur qi sur la foule rassemblée devant eux.

Et, de fait, les guérissons miraculeuses — rappelant celles effectuées par certains télévangélistes américains — furent la manifestation la plus spectaculaire du pouvoir de ce qigong. Parmi d’autres expressions de ce pouvoir, notons les phénomènes de transe collective et de glossolalie — la « langue de l’univers » parlée par les adeptes d’une école de qigong en particulier. En même temps, et rappelant encore une fois des télévangélistes américains, certains maîtres ont fait paraître des livres de qigong, des cassettes (audio et vidéo) de qigong et toutes sortes de marchandises qigong (du thé qigong, par exemple) alors vendus à un public enthousiaste et crédule. Plusieurs journalistes ont contribué à cet engouement (lucratif) en rédigeant par exemple la biographie des principaux maîtres qigong (Ke, 1989 ; Ji, 1990). Ces biographies, tirées à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, sont devenues des best-sellers, vendues aux côtés des manuels d’instruction et des audio- et vidéocassettes.

Selon une estimation, jusqu’à deux cents millions — presque 20% de la population chinoise — auraient participé à ce mouvement quand il battait son plein (Chen, 1995, p. 347). Il est impossible de vérifier cette estimation, entre autres du fait que la plupart des groupes ne tenaient pas de listes d’inscrits et parce que beaucoup de maîtres ont dû gonfler le nombre de leurs fidèles dans une tentative pour faire (encore) monter leur prestige. Mais même si le nombre fut plutôt de l’ordre de cent millions que de deux cents, le chiffre reste impressionnant. Certains pratiquants se sont attachés à un maître et à son école ; d’autres sont sûrement passés d’un groupe à l’autre, cherchant des remèdes à leurs maux auprès du « plus offrant ». La plupart des activités associées au qigong se sont, quoiqu’il en soit, déroulées au coeur de la Chine urbaine et de ses espaces verts (les parcs se rangeant parmi les maigres espaces disponibles dans cet énorme pays surpeuplé et surcontrôlé), sans pour autant qu’il faille nier toute présence rurale au qigong. On peut de toute façon déclarer que le boum qigong fut à l’époque un mouvement de masse à la mesure de la Révolution culturelle — mais sans coloration ouvertement politique. Mouvement dont l’envergure n’a d’ailleurs pas été repérée par les journalistes et observateurs occidentaux qui attendaient une remise en cause plus directe du système politique chinois.

Ailleurs dans le monde, le mouvement qigong aurait été qualifié de « nouveau mouvement religieux », un phénomène qui, par définition, ne peut exister en Chine, la constitution ne prévoyant pas la possibilité de la création d’autres religions que les cinq officielles. Or, le mouvement comptait en effet des miracles : Yan Xin, par exemple, aurait « commandé » (et à distance qui plus est) une pluie importante pour éteindre un feu de forêt qui risquait de s’étendre dangereusement, au-delà des capacités du contrôle local (Palmer, 2005, p. 208). Les adhérents vivaient souvent leur expérience du qigong au plus profond de leur être, passant par des visualisations, des transes et des transformations physiques et morales. Les maîtres charismatiques sont pour leur part devenus des sortes de « demi-dieux », prêchant presque unanimement une moralité très traditionnelle et, pour expliquer le fonctionnement de leur enseignement et les sources de leurs pouvoirs, faisant référence dans leurs discours et leurs écrits aux traditions spirituelles et religieuses, tout en soulignant, bien sûr, le caractère scientifique du qi et donc du qigong.

Apparu en 1992, vers la fin du boum qigong, le Falun Gong reflète bien les développements « religieux » au sein du mouvement qigong (Chang, 2004). Sur bien des plans, le maître fondateur, Li Hongzhi, a emboîté le pas aux maîtres charismatiques qui l’avaient précédé : il a inventé des exercices propres au Falun Gong, donné des conférences — du moins au début de sa carrière — conférences au cours desquelles l’émission de son qi a soulagé les souffrances des malades dans le besoin et fait la promotion de son système auprès des adeptes d’autres écoles de qigong. Par la suite, et avec l’appui surtout de personnes influentes au Ministère de la sécurité publique (c.-à-d., la police), il a fait à son tour des tournées nationales (et même internationales), publié des livres (transcriptions des conférences données lors de ses tournées) et a construit une organisation nationale. S’il est vrai que Li Hongzhi a insisté d’emblée sur le fait que le Falun Gong était le qigong porté à un niveau plus élevé, ne devant de ce fait pas être confondu avec le « qigong ordinaire », on ne peut que penser ici à une stratégie qui sous-tend d’autres trajectoires de célébrités dont celles qui insistent sur le fait que leur nouveau régime alimentaire n’est pas un « régime » mais plutôt une « technique de transformation corporelle ». Sans qigong et sans le boum qigong, il n’y aurait pas eu de Falun Gong.

Cela dit, le Falun Gong avait d’emblée des allures « religieuses » plus marquées que certaines autres écoles qigong. Les textes du maître Li, y compris la « bible » du mouvement, le Zhuanfalun, semblent peu soucieux d’arrimer le discours du maître avec celui du Parti ou du gouvernement et parlent de tout et de rien, aussi bien de la possession démoniaque que de la destruction du monde. Le maître Li y apparaît comme l’équivalent de Bouddha ou de Jésus-Christ. Si d’autres maîtres avant lui avaient abordé des thèmes semblables et dans un langage similaire, ils avaient toutefois pris soin d’enjoliver leur propos pour ne pas risquer d’entraîner une réaction quelconque de la part de l’État. Li Hongzhi — par naïveté ? par arrogance ? — s’est montré moins diplomate, peut-être plus messianique. S’ajoute à cela le fait que Li a progressivement insisté sur la place centrale de ses textes au sein du mouvement — alors que d’autres maîtres avaient continué à porter l’accent sur les exercices ou sur un lien direct entre maître et pratiquant établi lors d’une conférence donnée par le maître. Cette insistance de la part de Li Hongzhi avait sans doute une dimension « stratégique ». Li a quitté la Chine pour les États-Unis au début 1995 et ne voulait assurément pas perdre son statut au profit des leaders de son organisation restés en Chine : d’où son insistance sur un lien direct et primordial entre maître et adepte, établi par l’entremise de ses « écritures ». Mais peu importe finalement les considérations stratégiques du maître, il n’en reste pas moins que sa décision a fini par faire de ses disciples les « dévoués du livre sacré », donnant ainsi une allure encore plus religieuse au mouvement.

Cela dit, c’est moins le caractère « religieux » du Falun Gong que son côté contestataire qui a fini par lui attirer l’hostilité de l’État. Très tôt, le mouvement a en effet démontré une tendance à réagir rapidement et avec fermeté face aux « fausses représentations » véhiculées à son égard par les médias chinois. Le Falun Gong ne fut pas le seul groupe qigong à agir ainsi, illustrant un phénomène plus global : le fait que la société chinoise est, depuis deux décennies environ, plus contestataire qu’elle ne l’a jamais été sous le régime communiste (Johnson, 2004). Il n’en demeure pas moins que la plupart des médias chinois représentent la « voix de l’État », que la Chine n’a pas de tradition de désobéissance civile à la Gandhi, et que le Falun Gong était souvent sur la voie de la confrontation — de façon pacifique, bien entendu — dans ses rapports avec les médias. Des enquêtes menées par des chercheurs hostiles au Falun Gong prétendent avoir retracé plus de trois cents « manifestations contestataires » depuis l’été 1996, manifestations durant lesquelles les adeptes du Falun Gong auraient demandé que les « fausses informations » véhiculées par tel journal, station de radio ou de télévision, soient corrigées (Tan, Qin et Kong, 1999, p. 63). Parmi ces manifestations, on retrouve celle qui a mené, en mai 1998, les adeptes du Falun Gong à encercler l’édifice central de Beijing TV (l’équivalent de Radio Canada en beaucoup plus « étatique »). Geste qui a été perçu comme particulièrement audacieux, voire rebelle.

Il est difficile de savoir, là encore, si ce genre de posture agressive (sans pour autant être violente) était le fruit de l’arrogance du maître ou bien d’une confiance sans bornes des adeptes dans leur statut d’« élus ». Reste que la confrontation ultime entre le Falun Gong et l’État chinois fait clairement suite à cette histoire : après une séries d’attaques contre le Falun Gong dans divers médias au cours du printemps de 1999, le Falun Gong a décidé de jouer le tout pour le tout en organisant, le 25 avril 1999, une manifestation de quelques milliers d’adeptes à la porte de Zhongnanhai, le siège central du Parti communiste chinois à Beijing. Un début spectaculaire à la fin du mouvement qigong.

L’état redécouvre la religion

Les détails de la campagne de suppression issue de cette rencontre fatidique ne sont pas au coeur de nos présentes préoccupations. Il suffira peut-être de noter ici que la campagne a été beaucoup plus longue et beaucoup plus brutale que prévu du fait de l’existence d’un nombre important de pratiquants du Falun Gong au sein de la diaspora chinoise, tant en Amérique du Nord, en Europe, qu’en Australie (Ownby, 2003a ; Porter, 2002). Ces pratiquants, souvent bien éduqués et d’un niveau socioéconomique relativement élevé, ont en particulier réussi à faire pression sur le gouvernement chinois pour qu’il stoppe sa campagne en sensibilisant les gouvernements occidentaux aux atteintes flagrantes à la liberté de religion et de parole que cette répression entraînait.

Plus important pour nous est la réaction « discursive » de l’État chinois : comment a-t-il expliqué ce revirement rapide et total, revirement qui visait à terme non seulement le Falun Gong mais aussi l’ensemble du mouvement qigong ? En quelques mots, nous pouvons caractériser ce discours comme étant celui de « la redécouverte de la religion », une redécouverte accompagnée d’une mise à jour de sa définition. Dans les semaines qui ont suivi la manifestation de la fin avril 1999, les autorités chinoises ont en effet fini par comprendre qu’elles avaient participé activement à la montée d’un mouvement moins « scientifique » que « religieux ». Cette prise de conscience a été accélérée par le fait que, depuis les débuts du boum qigong ou presque, il existait une minorité importante de détracteurs au sein des instances du pouvoir, des gens qui avaient justement pressenti là le retour des « superstitions féodales » et le danger d’un mouvement de masse mené par des maîtres charismatiques peu contrôlés par le Parti ou l’État. Forte de la terreur qu’a inspirée la manifestation du Falun Gong, cette minorité a pu rapidement imposer son point de vue.

L’immense campagne de propagande qui a accompagné la suppression physique du Falun Gong nous permet de saisir les grandes lignes du discours justifiant cette nouvelle politique. Le discours, qui n’est pas tout à fait cohérent ou même homogène selon ma lecture, s’articule autour de trois points principaux : 1) une réaffirmation de la définition de la religion (celle véhiculée par l’élite chinoise dès le début du vingtième siècle) et une explication de ses fonctions positives au sein d’une société « saine et stable » ; 2) une dénonciation du Falun Gong en tant que « secte hétérodoxe », un terme qui à la fois rappelle la longue histoire des rébellions « sectaires » en Chine et associe le Falun Gong à des groupes similaires existant ailleurs dans le monde (Branch Davidians, Aom Shinrikyo) ; 3) une tentative pour distinguer le « mauvais » qigong du Falun Gong du « bon » qigong des autres mouvements — cet effort de distinction n’a pas duré longtemps, mais demeure intéressant à analyser (Ownby, 2001).

Il était prévisible que les autorités chinoises réaffirment une définition désormais « classique » de la religion dans leur tentative pour illustrer que le Falun Gong (qui n’avait par ailleurs jamais revendiqué un tel statut) ne méritait pas de rejoindre la caste des « vrais » dogmes. Ce qui est surprenant, par contre, c’est le ton de leur propos : un ton conciliant, laissant entendre que l’État chinois regarderait d’un bon oeil une augmentation de la place de la « vraie » religion dans le pays. Feng Jinyuan, chercheur à l’Institut des religions du monde à l’Académie chinoise des sciences sociales, dans un article intitulé « Une secte n’est pas une religion », argumente ainsi :

En tant que des sous-systèmes au sein d’un système social, les religions du monde contemporain, qu’il s’agisse des religions traditionnelles ou bien des nouveaux mouvements religieux, ont su très bien s’adapter à l’ordre social. De façon générale, elles visent à fournir un soutien social, à protéger le pays, à aider les gens ; elles respectent la discipline et obéissent aux lois, de sorte que leurs activités s’accordent avec le cadre légal... Ces religions servent à harmoniser et à conserver en équilibre de nombreuses forces sociales, et continuent ainsi à assurer une certaine stabilité sociale. Les composantes positives des enseignements religieux, ensemble avec les ressources morales rassemblées au sein des mêmes enseignements, jouent un rôle positif dans la construction de la civilisation matérielle et spirituelle d’une société. Ceux qui croient à une religion... sauront contribuer au développement et au progrès de la société... Même si certaines forces sociales se servent de la religion pour nuire à l’ordre social, ceci n’a rien à voir avec la religion en tant que telle, mais plutôt avec ceux qui visent à mettre en péril la société.

Feng, 2001, p. 21-22

Bien sûr, Feng veut souligner le contraste entre la religion (force positive) et les sectes (forces négatives), ce qui l’amène à accueillir assez chaleureusement les religions, même les nouveaux mouvements religieux. En même temps, l’association que Feng veut faire entre « impact religieux » et « stabilité sociale » s’avère insolite, ne tenant pas compte de l’histoire réelle des rapports entre le politique et le religieux dans bien des pays du monde. En d’autres termes, si l’adoption initiale de cette vision occidentale de la religion au début du vingtième siècle a constitué une déformation fondamentale du fait religieux en Chine, la définition mise de l’avant par Feng frôle la déformation même de la définition originelle.

Accompagnant cette réaffirmation du rôle positif de la religion au sein de la vie et des pratiques sociales chinoises se trouve l’assimilation du Falun Gong à une « secte hétérodoxe ». Si l’association du Falun Gong aux groupes hétérodoxes de l’époque impériale était à prévoir, celle aux autres cultes dangereux du monde actuel représente un nouvel emprunt à des concepts occidentaux sans souci de leur applicabilité en Chine. Selon certains dires[1], c’est Madeleine Albright, ministre des Affaires étrangères (Secretary of State) sous Bill Clinton, qui aurait dit aux Chinois que leur campagne contre le Falun Gong passerait mieux si le groupe était présenté au monde comme une « secte dangereuse », une suggestion que le gouvernement aurait applaudi sans plus ample réflexion.

J’ai moi-même assisté, en tant que conférencier, au Premier symposium international sur la question des sectes hétérodoxes, tenu à Beijing en novembre 2000. Les Chinois avaient invité des spécialistes de France, de Russie, de Corée du Sud et d’Afrique à parler de leurs tristes expériences de « gestion » des sectes. Presque tous les chercheurs chinois présents au symposium ont parlé du Falun Gong (sans pour autant en savoir grand-chose ; seul un des chercheurs avait rencontré un pratiquant du mouvement). Leur enthousiasme pour les théories de Margaret Singer et d’autres membres des cercles « antisectes » en Amérique du Nord était par ailleurs limpide (Singer, 1995). Il va sans dire que les objectifs de l’exercice proposé par cette rencontre n’étaient pas de faire une analyse fine et objective du Falun Gong ou des autres groupes sur la sellette, mais plutôt de condamner le Falun Gong au même titre que d’autres sectes jugées dangereuses et de remercier le gouvernement chinois pour avoir pris les devants avant que le mouvement ne finisse en suicide collectif ou autres actes violents (Kong, 2001). À l’occasion, des journalistes chinois ont même fait des entrevues avec certains des spécialistes étrangers invités pour faire la preuve que le monde entier était du côté du gouvernement chinois. De la même manière que la définition de la religion adoptée au début du vingtième siècle avait exclu le gros du fait religieux en Chine de cette « terre promise », l’adoption des théories « antisectes » au début du vingt-et-unième siècle a délégitimé le Falun Gong (et, à terme, le qigong). Dans un cas comme dans l’autre, l’objectif en fut un de contrôle, et le discours adopté le fut pour des raisons instrumentalistes et non scientifiques.

En même temps, et malgré le manifeste cynisme du discours tel qu’analysé jusqu’ici, il n’est pas évident que les autorités chinoises ont pleinement compris que leur « erreur » de base a été de participer à la création d’un nouveau mouvement religieux en général (le qigong), et non d’avoir failli à bien gérer une école de qigong en particulier (le Falun Gong). En témoignent des articles qui ont accompagné la condamnation du Falun Gong, mais qui avaient aussi pour objectif de protéger et préserver le qigong du sort qui attendait le Falun Gong. La citation suivante donne à cet égard le ton :

Entre les années 1950 et 1970, le fonctionnement du qigong a été confiné largement au champ médical. Le qigong du boum qigong n’était pas « vrai ». Il a largement dépassé le champ médical pour investir celui des chamanes ou des dieux. Le qigong du boum qigong est devenu un modèle de fausse science et, en fait, n’a pas été autre chose qu’un débordement de superstition féodale. Beaucoup des maîtres participant au boum l’ont fait pour en profiter, pour se faire connaître, pour attirer des disciples en prêchant leur qigong et pour faire du fric. Pour y arriver, ils ont grossièrement exagéré la réalité du qigong, ils ont « chamanisé » et « mysticisé » le qigong. Certains maîtres ont même enrobé le qigong dans un langage scientifique disant qu’ils étaient eux-mêmes « la science humaine », qu’ils avaient des « pouvoirs surnormaux ». Pour gagner encore plus d’adhérents, par des moyens toujours plus malhonnêtes, ils ont exagéré le côté mystérieux du qigong, ont parlé de religion et de théologie... de sorte que beaucoup de pratiquants ont fini par souffrir d’une « déviation du qigong » qui leur a coûté leur santé mentale [et physique].

Zhang et Xu, 1999, p. 23

L’argument est curieux, car l’auteur (et il n’est pas le seul, loin de là) semble vouloir dire que le « vrai » qigong est une bonne chose, que le qigong du boum qigong est un qigong frauduleux aux pouvoirs dangereux. Or comment expliquer, d’un point de vue scientifique et modernisateur, le danger à prier à un dieu qui n’existe pas ? Dans le contexte précis de la Chine des vingtième et vingt-et-unième siècles, l’explication est la suivante : la science (et par extension le « vrai qigong »), c’est de la magie blanche ; la superstition, elle, renvoie à la magie noire. Quant à la religion, il s’agit d’une forme de magie noire, mais vidée de son essence.ConclusionAu cours du vingtième siècle, l’État chinois a tenté de « théoriser » la religion dans une optique de transformation fondamentale de cette dernière, une transformation qui se voulait être au service d’un état modernisateur et de ses besoins. L’histoire du qigong et du Falun Gong illustre à la fois les limites de la théorie choisie pour réaliser cette transformation et les limites du pouvoir étatique en la matière. Si transformation il y a eu, il ne s’agit pas de celle que prévoyaient les autorités. La culture populaire religieuse a su s’adapter aux initiatives de l’État au moment de l’invention du qigong et profiter de l’appui extraordinaire de l’État lors du boum de qigong pour prendre une ampleur inédite. Cette transformation se poursuit même après la suppression du Falun Gong et du qigong : dans la diaspora chinoise, les adhérents créent des nouveaux mouvements religieux « virtuels » dans le cyberespace et se défendent au moyen d’armes discursives qui font appel aux principes fondateurs de la modernité occidentale (droit de parole, droit de croyance religieuse). Les origines du conflit entre l’État chinois et le Falun Gong ne se trouvent ainsi pas dans les méfaits quelconques du mouvement, mais plutôt dans la pauvreté de la théorie de l’État.