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Introduction

Au Sénégal, les structures familiales se caractérisaient traditionnellement par l’importance et la prégnance de la solidarité. Divers systèmes de légitimation et une panoplie de mécanismes la structuraient et régissaient son fonctionnement. La redistribution sociale s’enracinait dans un ensemble de valeurs fondées sur l’importance affirmée de la solidarité dans l’espace familial, tant sur le plan symbolique que dans la vie de tous les jours. La solidarité a longtemps fonctionné comme un système de sécurité sociale, de prévention et de protection contre les incertitudes ou les aléas de la vie. Elle trouvait place dans un contexte de familles élargies où l’obligation de redistribution sociale était fortement prônée. Elle était surtout légitimée et normée par des principes moraux, des préceptes religieux et des obligations sociales. La solidarité trônait au faîte des valeurs éminentes de la société sénégalaise, avec l’honneur, la séniorité et l’identité collective (Diop, 1985). La socialisation permettait de les pérenniser et surtout d’intérioriser le puissant habitus communautaire. Devant la faiblesse d’une solidarité institutionnelle, la solidarité familiale, en jouant le rôle d’« amortisseur de chocs », constituait le mécanisme premier de redistribution sociale, véritable dispositif d’adaptation aux vicissitudes de l’existence.

Les transformations du système social sénégalais se répercutent inévitablement sur la solidarité familiale, qui en est l’élément fondamental. Elles ne manquent pas de se répercuter sur la manière dont la solidarité se justifie, sur la façon dont elle s’exerce et sur la perception qu’ont les individus de cette valeur sociale. La société sénégalaise fait face à des défis de grande ampleur qui transforment en profondeur la valeur de solidarité. Une crise économique persistante, des turbulences politiques, une accentuation des inégalités sociales, une précarisation soutenue des conditions de vie, des changements sociaux profonds, une évolution démographique rapide apparaissent comme autant de défis symptomatiques d’une grave crise sociale et économique. Celle-ci cause la fragilisation socioéconomique des familles et la remise en question de certaines valeurs sociales dans un contexte global marqué par une élévation des standards et une transformation des modèles de réussite sociale.

Dans un tel contexte, où les familles doivent affronter la crise et où le maître mot est « s’adapter », il n’est pas surprenant que la solidarité familiale soit ébranlée dans ses fondements et ses modalités d’expression. Cette valeur sociale fondamentale doit non seulement résister à la paupérisation accrue d’une frange importante de la population tant urbaine que rurale, mais aussi aux changements qui touchent la société sénégalaise dans son ensemble. La question essentielle est alors de savoir comment se configure et se reconfigure la solidarité familiale dans un contexte de précarité et dans un environnement urbain en mutation.

S’inscrivant dans une perspective d’étude du changement social et du développement, cette recherche considère les transformations de la solidarité familiale à Dakar. Conscient du caractère vaste de la solidarité dans un contexte de familles étendues, nous avons choisi de privilégier une démarche de contraste selon le genre, la génération et le niveau socioéconomique. Cette recherche s’appuie sur des données qualitatives recueillies au moyen d’entretiens individuels semi-directifs et d’entretiens de groupe (focus group) dans deux quartiers de Dakar qui diffèrent par leur histoire et leur profil socioéconomique[1].

Après avoir défini la notion de solidarité et présenté le contexte de précarité à Dakar, nous donnerons des éléments de repère sur la solidarité dans la société sénégalaise, puis, sur la base des données d’enquête, nous mettrons en lumière sa configuration différentielle selon la catégorie sociale, le genre et la génération. Ensuite, nous ferons ressortir les nouvelles dynamiques de solidarité qui se manifestent entre époux ou entre « générations de la crise » et « aînés sociaux ». Enfin, nous examinerons l’écartèlement des Dakarois entre leurs obligations de solidarité et certaines aspirations nouvelles.

Quelle approche de la solidarité ?

D’entrée de jeu, il convient de souligner la difficulté de l’entreprise tant le vocable de solidarité apparaît comme une notion « insaisissable » (Chevalier, 1992). La solidarité désigne communément un rapport entre des personnes qui, partageant certains intérêts, sont socialement liées les unes aux autres. Une définition sociologique ne peut négliger la conceptualisation que Durkheim (1893) en a faite, centrale dans ses travaux — surtout dans son ouvrage De la division du travail social. Il appréhende la solidarité comme l’ensemble des attitudes et des comportements qui assurent la cohésion de l’action collective d’une société. D’après les études sur les sociétés africaines (Adjamagbo, 1997 ; Vidal, 1994 ; Eloundou-Enyegue, 1992, 1994 ; Ndione, 1992), la solidarité regrouperait là « les formes particulières de pratiques sociales, telles les transferts de biens, de services et de personnes entre membres d’un même lignage, dont la fonction majeure est surtout d’ordre social, mais dont certains aspects peuvent être considérés sous l’angle des intérêts économiques pour les différents protagonistes » (Adjamagbo, 1997 : 301-302).

Sur cette base, nous considérons que la solidarité désigne l’existence de liens sociaux se manifestant par des comportements de coopération et d’entraide entre membres d’un groupe. Plus précisément, elle fait référence au devoir moral d’assistance entre membres d’une même société, d’une collectivité, en tant qu’ils se considèrent comme un tout. Autrement dit, elle exprime la dépendance réciproque liant certaines personnes. Ce qui arrive à l’un affecte les autres, donne lieu à des sentiments de compassion et à des gestes de soutien ou de réciprocité. Constituant ainsi le lien qui unit l’individu à son groupe, elle est structurée et actualisée en fonction de la triple obligation mise en évidence par Marcel Mauss et ses épigones : donner, recevoir et rendre (Fournier, 1994).

On discerne deux formes principales de solidarité : les formes traditionnelles et les formes modernes. Les secondes désignent les systèmes institutionnels de protection sociale. La solidarité perd alors les attributs qui lui étaient anciennement dévolus et acquiert une nouvelle morphologie. Elle devient plus englobante, contractuelle, institutionnalisée, régulée par des instances centrales supracommunautaires, organisées selon une logique bureaucratique et marchande. C’est ainsi qu’ont été instaurées diverses modalités de solidarité publique comme l’assistance publique, l’assurance-chômage, l’assurance-santé, l’assurance-décès, les prestations familiales et les allocations de retraite (Vuarin, 2000). Dans les sociétés africaines, l’absence d’universalité des systèmes de protection sociale se traduit par la prépondérance de multiples solidarités dites « traditionnelles » ou « communautaires » : familiale, intergénérationnelle, lignagère, villageoise, clanique, ethnique, religieuse, confrérique.

Cadre de l’étude

Cette recherche a été menée dans deux espaces singuliers au sein de l’agglomération dakaroise. Il s’agit d’un côté de deux quartiers de Dakar — Liberté 4 et Liberté 5 —, abritant pour l’essentiel des ménages de classe moyenne et, de l’autre, d’une banlieue de Pikine — Guinaw rails —, accueillant principalement des ménages de classe populaire.

Liberté 4 et 5 ont en commun d’appartenir à l’espace des SICAP (voir ci-dessous) et de refléter le visage « régulier » et « moderne » de l’agglomération dakaroise, tandis que Guinaw rails résulte de l’urbanisation irrégulière découlant à Dakar d’un accroissement démographique et d’un accès de plus en plus difficile à l’habitat et à la propriété foncière, surtout pour les néo-citadins ou les ménages pauvres confrontés à l’augmentation du coût de la vie dans la capitale sénégalaise.

Liberté 4 et Liberté 5 dans l’espace des SICAP

Les SICAP regroupent un ensemble de quartiers résidentiels ainsi dénommés en référence à la Société Immobilière du Cap-Vert, à l’origine de leur construction. Celle-ci a été créée dans les années 1960 avec pour mission de fournir un logement (suivant différentes modalités : location simple, location vente) aux membres d’une classe moyenne essentiellement formée de salariés de l’administration publique et du secteur privé. Aujourd’hui, le profil social des habitants s’est considérablement diversifié, bien que les chefs de ménage soient encore majoritairement des retraités ou des salariés du public et du privé.

D’un point de vue administratif, Liberté 4 et 5 font partie de la commune d’arrondissement de SICAP Liberté créée en 1996, laquelle regroupe différentes entités formant l’espace sicapois. La population de cet ensemble administratif comprend une forte proportion juvénile, à l’image de la population dakaroise dans son ensemble. Les quartiers sont bien dotés en infrastructures scolaires et sanitaires comparativement à de nombreux autres quartiers de Dakar. Toutefois, même s’ils offrent depuis leur création des conditions de vie favorables, les SICAP Liberté n’échappent pas à la crise économique et sociale sévissant au Sénégal.

Les cités constitutives de l’espace sicapois — Liberté, Darabis, Rue 10, Baobab, Amitié, Dieuppeul, Karack et Sacré-Coeur — se différencient par la qualité des logements, la profession des membres des ménages, le revenu des familles, le niveau d’instruction des habitants. On repère un large éventail de professions parmi les chefs de ménage de l’espace sicapois : enseignants, médecins, professions libérales, militaires, agents de la police, des douanes et de la gendarmerie, salariés d’entreprises privées, dignitaires politiques, fonctionnaires. Au cours des années 1990, ce profil des chefs de ménage se diversifie et les attributaires des logements SICAP ne sont plus forcément des salariés de l’administration et du privé. Des agents de l’économie informelle, des immigrés viennent avec leurs familles diversifier le paysage social des nouvelles cités des SICAP, l’accès à l’immobilier étant désormais le privilège d’une clientèle aisée ayant les moyens d’acquérir une propriété devenue très onéreuse, dans un contexte de crise aiguë du logement et de forte spéculation foncière à Dakar.

Liberté 4 a été construit en 1965, Liberté 5 en 1967. Depuis, les quartiers ont beaucoup évolué et une bonne partie des familles qui s’y étaient installées ont sombré dans la précarité (Dimé et Calvès, 2006). Leur parcours révèle avec quelle ampleur et quelle brutalité leur statut socioéconomique s’est transformé, témoignant des difficultés rencontrées par nombre de ménages dakarois passés de l’aisance à la précarité.

Guinaw rails : produit de l’urbanisation « spontanée » et révélateur de la pauvreté à Dakar

L’acuité de la crise du logement a frappé une bonne partie des populations trop pauvres pour accéder à la propriété, les obligeant à explorer d’autres voies afin de se loger dans une agglomération grevée par une flambée des prix du foncier et surtout par une raréfaction des logements accessibles aux faibles revenus. C’est à partir des années 1980 que survient l’explosion de quartiers « irréguliers » en banlieue de Dakar. La multiplication des quartiers « spontanés » édifiés souvent sur des sites à risque (anciens marécages, zones inondables) reflète non seulement les efforts des migrants récents et des populations défavorisées pour s’ajuster à un marché du logement devenu sélectif, mais aussi la dégradation des conditions de vie pour de larges segments de la population dakaroise.

C’est dans ce contexte qu’apparaît le quartier de Guinaw rails, édifié sur un site marécageux de la zone des Niayes[2]. Créée dans les années 1970 pour absorber le « trop-plein » démographique de Dakar, la banlieue de Pikine où est situé Guinaw rails a connu une croissance démographique fulgurante alimentée principalement par les migrations et l’accroissement naturel. Le quartier tire son nom de l’emplacement géographique, puisque Guinaw rails signifie en langue wolof « derrière la voie ferrée ». Il est situé le long du chemin de fer qui relie Dakar à l’intérieur du Sénégal et au Mali. Alors que la banlieue de Pikine est considérée dans son ensemble comme une excroissance de Dakar, Guinaw rails résulte de « l’enflure » de Pikine. C’est une partie intégrante de ce qu’on appelle « Pikine irrégulier », regroupant les quartiers spontanés apparus avec l’avènement de logiques d’urbanisation échappant au contrôle des pouvoirs publics (Salem, 1998). C’est surtout dans les années 1980 et 1990 qu’on assiste à l’extension du quartier et à l’augmentation de sa population à la faveur de l’intensification des migrations vers Dakar et de l’accentuation de la crise économique.

Le quartier a connu plusieurs péripéties au gré des rumeurs de déguerpissement et des promesses de restructuration ou de régularisation avant de se voir constitué en deux communes d’arrondissement en 1996, mesure par laquelle une action d’abord jugée « anarchique » ou « irrégulière » est approuvée. Guinaw rails fait partie des quartiers pauvres de l’agglomération, où les conditions de vie sont difficiles, où les risques sanitaires et les risques d’inondation sont élevés, où les infrastructures de base (écoles, centres de santé) font défaut. Ses habitants sont majoritairement des migrants originaires de zones rurales sinistrées par une crise écologique, à la recherche de meilleures conditions de travail et de vie à Dakar. Le deuxième groupe en importance est formé de citadins pauvres contraints de se relocaliser dans des quartiers où l’accès au logement est moins difficile.

Dakar : espace de précarité et d’inégalité

Au Sénégal, Dakar est à la fois lieu de création et d’accumulation des richesses et lieu de polarisation des problèmes sociaux et des inégalités sociales. Globalement, Dakar est en butte à des problèmes sociaux exacerbés par son statut, la forte prépondérance de la jeunesse au sein de sa population, son hypertrophie, le manque de moyens des pouvoirs publics pour pallier son « gigantisme » : pauvreté galopante, précarisation des conditions de vie, inégalité sociale, chômage, déperdition scolaire, violence urbaine, mendicité, monétarisation et durcissement des rapports sociaux, délinquance, multiplication de quartiers « flottants » (irréguliers), affaiblissement et remise en cause des valeurs sociales traditionnelles, avènement de nouveaux systèmes de référence (Dimé, 2007 ; Diop, 2003, 2004 ; Werner, 1997 ; Antoine et al., 1995). Toutes ces composantes d’une « question sociale » font de Dakar un site pertinent pour l’étude d’une « modernité » en gestation dans la société sénégalaise (Diouf, 2002).

Cette ville constitue un lieu indiqué pour décrypter les changements et répertorier les difficultés de toutes sortes que le pays doit surmonter. Certains problèmes y revêtent même une tonalité singulière, comme le phénomène de pauvreté qui ne cesse de s’étendre dans les quartiers défavorisés, et qui touche de plus en plus de ménages de la classe moyenne naguère à l’abri des vicissitudes de la conjoncture économique (Dimé et Calvès, 2006 ; Antoine et Fall, 2002). Malgré son statut de lieu de concentration des richesses et des infrastructures, Dakar reste marqué par de multiples inégalités. Les inégalités d’ordre économique, social et spatial revêtent une grande ampleur. Elles révèlent une « société dakaroise à plusieurs vitesses » tant les écarts sont grands — niveaux et modes de vie, profil socioéconomique — entre populations pauvres ou en voie de paupérisation reléguées dans les quartiers populaires ou « spontanés » et couches urbaines aisées qui déploient par temps de crise des « stratégies conquérantes », usant de privilèges liés à une position de pouvoir au sein de l’appareil d’État, à une rente d’émigration, à une réussite dans l’économie informelle, dans une profession libérale ou dans le domaine des sports et loisirs, à un succès en « affaires », à titre de « courtier en développement » par exemple (Banégas et Warnier, 2001).

La césure dans l’espace urbain se manifeste également dans l’architecture, les villas luxueuses des quartiers chics (Almadies, Nord-Foire, Maristes) contrastant avec les habitations sommairement construites des quartiers en voie de « bidonvilisation », faiblement ou nullement pourvus d’équipements de base (électricité, école, voirie, assainissement). Toutefois, les inégalités dans les modes de vie, dans les échelles et les sources de revenus ou encore dans l’équipement des ménages se voient aussi à l’intérieur d’un même espace géographique ou social, comme le montre le contraste au centre-ville entre les tours d’immeubles et les baraques des quartiers pauvres de Rebeuss et Niayes Thioker, niches de précarité au coeur du Plateau, centre des affaires et vitrine moderne de la capitale.

La précarisation des conditions de vie à Dakar résultant d’une hausse vertigineuse du coût de la vie depuis trois ans a des conséquences sociales dramatiques. La généralisation du manque de moyens se répercute inévitablement sur tous les aspects de la vie sociale, contribue à la transformation des valeurs et de l’institution familiale. Dans ce sillage, la solidarité, valeur éminente de la société sénégalaise, est amenée à évoluer dans de multiples directions.

La solidarité dans la société sénégalaise : légitimation et structuration

Les structures sociales restent caractérisées au Sénégal par l’importance et la prégnance de la solidarité. Divers systèmes de légitimation et une panoplie de mécanismes institutionnels ont été mis en place pour régir le fonctionnement de cette solidarité.

La solidarité au coeur de la redistribution sociale

Les travaux sur les structures sociales sénégalaises soulignent tous l’importance des solidarités communautaires, essentielles à la prévention des incertitudes et à la prise en charge sociale des individus. De ce fait, la solidarité constitue aujourd’hui encore un pilier de l’organisation sociale, malgré les changements qu’on décèle dans le fonctionnement des systèmes communautaires d’entraide. Elle demeure parmi les valeurs éminentes des divers groupes constitutifs de la société : l’entraide, le devoir d’assistance envers les parents, plus largement envers les personnes nécessiteuses — démunies ou handicapées — sont autant d’actes hautement valorisés au Sénégal.

Différents systèmes de légitimation donnent une solide assise idéologique au devoir de solidarité posé comme impérieux dans un système social où l’on recourt à divers moyens pour en assurer l’acceptation et la reproduction. Il est évident que la structuration de la solidarité — le système idéologique garantissant sa pérennité et les valeurs essentielles sur lesquelles elle se fonde — sont fonction des groupes sociaux, économiques, ethniques composant une société sénégalaise plurielle, éclatée et fort différenciée. Dès lors, il est nécessaire d’appréhender cette hétérogénéité et cette différenciation pour mieux souligner l’importance conférée à la solidarité dans les différents systèmes sociaux. Il est tout aussi indiqué de tenir compte de la pluralité des systèmes de référence des Sénégalais.

La solidarité demeure le principe de base sur lequel repose l’organisation sociale. Divers travaux en rendent compte. C’est ainsi que chez les Wolofs — ethnie majoritaire au Sénégal — étudiés par Abdoulaye-Bara Diop (1985), l’individu n’est rien sans le groupe social auquel il se rattache. Il s’efface devant la toute-puissance collective. Aussi est-il amené à intérioriser et à reproduire des comportements d’entraide, de partage ou de redistribution de ses moyens pécuniaires et de ses biens matériels. La socialisation demeure un puissant outil dont dispose la société wolof pour amener les individus à se conformer, voire à intérioriser cette exigence de solidarité paysanne, laquelle s’observe tout particulièrement dans l’organisation socioéconomique par le champ collectif, symbole traditionnel de l’unité du groupe familial. Cette solidarité s’exprime aussi à travers l’importance dévolue à l’entraide dans les travaux domestiques, les activités agricoles ou toute autre activité exigeant une mise en commun des ressources humaines, économiques et matérielles, souvent insuffisantes. La solidarité s’inscrit dans une logique de survie, constituant aussi un élément central des systèmes d’échange entre individus et groupes ou à l’intérieur de ceux-ci (familles, classes d’âge, castes), suivant des principes, des logiques et des règles bien définis et délimités par la société. C’est ainsi que des normes explicites peuvent régir les liens de solidarité qu’une personne dans le besoin doit activer afin d’identifier les personnes et les groupes de parenté auxquels elle doit s’adresser en priorité.

Un système de « production » et de « reproduction » de la solidarité

Les règles qui définissent le fonctionnement des solidarités dans la sphère familiale demeurent inscrites dans un cadre plus global de normes, de conventions et de prescriptions agençant la famille dans son ensemble : fonction des différentes branches de la parenté dans l’expression de la solidarité, nature des liens de solidarité, fonctionnement du système d’échange de réciprocités, structure de la solidarité. L’intériorisation de l’inclination à l’entraide et l’acceptation de l’obligation de solidarité sont assurées par des mécanismes de socialisation qui promeuvent l’indéniable primauté du groupe sur l’individu. On est de ce fait en présence d’une « éthique communautaire » (Marie, 1997b) de redistribution selon une logique horizontale ou verticale. De ce point de vue, la famille semble constituer une « structure élémentaire de sécurité » (Locoh, 1993b) pour la prise en charge des drames quotidiens comme des catastrophes collectives. Elle fonctionne comme une institution vitale vouée à une fonction de redistribution des revenus et des ressources.

La solidarité repose sur des mécanismes qui assurent un maillage social serré, axé sur la circulation de biens et de services des nantis vers les démunis, des fils vers les parents, des cadets vers les aînés, des hommes vers les femmes, des castes supérieures vers les castes inférieures, le tout étant renforcé par des normes religieuses qui servent d’éléments de référence pour la légitimation de la solidarité (Vuarin, 1990). Ainsi, dans la société sénégalaise, la solidarité remplit des fonctions d’ordre symbolique, religieux, social et économique.

La fonction religieuse est aujourd’hui renforcée par l’importance du registre islamique dans les systèmes de référence des Sénégalais. L’impôt légal (ou zakat) et l’aumône constituent des pratiques socialement et religieusement acceptées. Ces actes de dévotion expriment aussi une solidarité à soubassement religieux. La dimension symbolique réfère à des sacrifices et à des dons qu’on fait en vue d’une rétribution ultérieure (pour conjurer un mauvais sort, pour s’attirer la chance). Du point de vue social, la solidarité sert ici à raffermir les liens sociaux, à exprimer une identité ou une appartenance collective (famille, lignage, association, classe d’âge). La fonction économique fait ressortir le rôle de la solidarité dans le système de redistribution sociale selon des logiques, des finalités et des schémas d’organisation variés.

L’ensemble de ces fonctions concourt à donner une certaine vitalité à la solidarité qui constitue dans la société sénégalaise un « impératif catégorique » et une « obligation morale ». Elle traverse tout le système social et se trouve portée par une pluralité de structures. Le premier cadre d’expression de cette solidarité est souvent la cellule familiale. Les pratiques de solidarité y sont vivaces, mais elles demeurent encadrées par un ensemble de principes directeurs et de normes (obligation de prise en charge des parents incombant aux enfants sitôt qu’ils en ont les moyens, par exemple). Les relations de solidarité font l’objet de prescriptions sociales à l’intérieur de la sphère familiale qui demeure un cadre de socialisation, un lieu de socialité, un champ de sociabilité. Les relations qu’on y observe sont reproduites à l’extérieur : famille étendue, voisinage, lignage, classes d’âge, associations (Fall, 1991).

Toutes ces structures constituent des cadres de déploiement de l’entraide communautaire mêlant finalité morale, redistribution et sécurité matérielle. Ces formes sociales constituent autant d’instances d’actualisation des relations de solidarité. Elles peuvent avoir une légitimité traditionnelle (dans le cas des classes d’âge), religieuse (dans les associations confessionnelles), sociale ou bureaucratique (dans les associations informelles ou formelles). Elles peuvent aussi combiner plusieurs de ces caractéristiques. Les finalités de tels cadres peuvent ne pas être explicitement orientées vers la solidarité, mais une observation approfondie laisse transparaître un objectif implicite de promotion de l’entraide et de la circulation de réciprocités. Globalement, la centralité de la solidarité se mesure à l’aune des rôles qui lui sont conférés dans la stabilisation des rapports sociaux, la redistribution des ressources et la prise en charge des vicissitudes de l’existence, dans un contexte marqué par la faiblesse ou l’inexistence de mécanismes institutionnels de solidarité. La centralité de la solidarité se heurte cependant à des défis de taille dans un contexte de mutation des valeurs qui assurent son fondement, de crise socioéconomique limitant les capacités de sa reproduction et de questionnement de l’obligation inconditionnelle de solidarité. C’est dire qu’elle est vouée à évoluer tout comme les valeurs sur lesquelles elle repose ou les formes à travers lesquelles elle s’exprime. C’est ce que nous démontrerons sur la base de nos données d’enquête dans deux quartiers de Dakar au profil socioéconomique différencié. Ceux-ci font notamment ressortir le renforcement de la solidarité dans l’espace conjugal, l’inflexion de la solidarité intergénérationnelle et l’avènement de nouvelles conduites traduisant un écartèlement entre l’impératif de se conformer à la solidarité et la volonté de la réinterpréter.

Un écartèlement entre conformité et réinterprétation des solidarités familiales

« Deux personnes font mieux ce qu’une personne seule peut faire » : renforcement de la solidarité conjugale en temps de crise

La famille, malgré les difficultés qu’elle rencontre aujourd’hui, constitue le premier cadre de solidarité, lieu important de soutien et d’entraide. Demeurant l’espace d’actualisation et de reproduction d’une solidarité intergénérationnelle (entre parents et enfants par exemple), d’une solidarité conjugale, elle combine une pluralité de rôles. En tant que lieu de sociabilité et de socialité, la famille semble constituer un espace de reproduction de pratiques de solidarité particulièrement précieuses par temps de crise.

L’appauvrissement des familles se voit contrecarré par la logique de mise en commun des moyens, la cohabitation de plusieurs générations dans le même espace familial permettant un soutien entre membres. Plusieurs éléments laissent aujourd’hui entrevoir une accentuation des liens familiaux de solidarité. Parallèlement, la crise entraîne une recomposition de ces liens familiaux, à travers la redéfinition de bases idéologiques, le renforcement de la solidarité conjugale et le dévoiement des circuits classiques de solidarité générationnelle.

Cette contribution traduit essentiellement l’actualisation d’une solidarité dans la sphère conjugale. Les femmes viennent au secours de maris « fauchés », échouant dans cette crise économique à mobiliser les moyens requis pour assumer leurs responsabilités domestiques de plus en plus lourdes. C’est la réalité des catégories sociales moyennes et populaires. Quand les femmes sortent de l’espace conjugal pour investir le champ économique à Dakar, c’est par nécessité, afin de compenser une baisse du revenu familial et d’« épauler un mari » qui n’arrive plus à supporter l’ensemble des charges domestiques incombant au chef de famille.

L’insistance sur la nécessité de soutenir leurs maris est apparue dans le discours des femmes comme une justification majeure du renforcement de leurs responsabilités familiales : « nous devons soutenir nos maris », « l’homme comme la femme doivent s’investir dans la marche de la famille », « nous ne pouvons pas rester inactives alors que nos maris ont de plus en plus de difficultés pour s’en sortir », « personne n’a plus le droit de croiser les bras dans la maison et de dépendre des autres. Le mari comme la femme, chacun doit faire son devoir, car une maison ne peut plus dépendre d’une seule personne. Chacun amène sa contribution et c’est ça qui permet d’atténuer les difficultés », « entre le mari et la femme, c’est la solidarité et l’entraide qui doivent régner ». Autant de propos au coeur des discours féminins de légitimation d’une solidarité en renforcement à l’intérieur de l’espace conjugal.

Ces discours constituent une reproduction de valeurs ayant primé dans la socialisation des femmes. Il s’agit en quelque sorte d’une appropriation de valeurs dotées d’un fort ancrage social, valeurs qui posent la solidarité comme impératif dans la société sénégalaise. La sphère conjugale est un espace de déploiement et de cristallisation de ce devoir de solidarité. Les difficultés sociales (problèmes économiques, événements malheureux) constituent des moments importants de mise à l’épreuve de cette exigence sociale. Nous avons pu constater la conformité des femmes à cet impératif social surtout lorsque le mari perd son emploi : il faut alors répondre à la chute du pouvoir d’achat familial.

Les activités et les initiatives féminines face à la crise traduisent donc la vitalité d’une solidarité conjugale ainsi renforcée. Les femmes de Dakar ont vu leurs responsabilités se consolider et leur implication dans la gestion domestique s’accroître, si bien que leur statut d’épouse s’accompagne d’un pouvoir économique accru, toutes catégories sociales confondues. Elles prolongent et complètent les efforts des hommes, les remplacent même parfois dans le fonctionnement familial. Leur activité devient cruciale pour la survie des ménages en voie de paupérisation ou déjà paupérisés. Elle ne fait que traduire une valorisation de la solidarité conjugale. Face aux difficultés, les femmes n’ont d’autre choix que d’accentuer leur rôle d’« épouse », de « mère » et de « travailleuse » dans une perspective de soutien à des maris aux revenus en érosion.

L’accroissement des responsabilités féminines que nous associons à un renforcement de la solidarité conjugale n’émaille pas seulement le discours des femmes. Il est rapporté également par les hommes. « Nos épouses nous soutiennent et nous épaulent », tel pourrait être le credo des chefs de famille sur le vécu des solidarités entre époux et à l’échelle de la famille.

À travers les normes et les principes organisant la distribution des rôles à l’intérieur du couple, il est possible d’observer une prééminence masculine sous-tendue par la possession de l’exclusivité du pouvoir économique. L’obligation de prise en charge totale de la femme par l’homme (logement, nourriture, santé, autres dépenses) a pour contrepartie le devoir de soumission de l’épouse à l’autorité du mari. Cette situation matérialise une dépendance économique de la femme selon le modèle traditionnel de distribution des rôles. Ce modèle a été ébranlé par la crise et les mutations sociales traversant la société sénégalaise. Les changements apparaissent marqués en milieu urbain où « le combat pour la survie » est « une compétence partagée » pour les ménages faisant face à une détérioration de leurs conditions de vie.

Les responsabilités dévolues aux femmes ou conquises par celles-ci ne font que traduire la nécessité d’accentuer la logique de mise en commun des ressources au sein de l’espace familial et la nécessité pour tous les membres de prendre part suivant leurs moyens aux logiques familiales de survie : recherche de ressources additionnelles pour le père, contribution significative des femmes dans la mobilisation de ressources monétaires, apport des autres membres comme les enfants et les personnes accueillies au sein du ménage, par le biais d’activités de débrouille, dites informelles.

« La relève n’est pas assurée car les jeunes n’ont pas de travail » : la solidarité intergénérationnelle mise à l’épreuve

La nouvelle situation induite par la crise économique et les mutations sociales à Dakar a modifié le fonctionnement des liens de solidarité entre générations, entraînant le dévoiement des circuits classiques d’entraide entre les parents et leur progéniture, ainsi que l’avènement de nouvelles tendances dans la solidarité intergénérationnelle. Nous avons déjà insisté sur l’importance, dans le système de reproduction sociale, du soutien et du relais assurés par les enfants aux parents qui comptent sur eux pour leur départ à la retraite et leur entrée dans la vieillesse. C’est dire que les enfants participent à l’apport de « ressources » à l’âge de la vieillesse dans le système social sénégalais, conformément au principe de « dette sociale » (Marie, 1997a). Les « investissements » consentis pour l’éducation et la réussite des enfants ont pour finalité et pour « récompense » la disponibilité d’une source de revenus en situation de vieillesse, de maladie ou de handicap (Caldwell, 1976).

Dans les stratégies de reproduction sociale des familles sénégalaises, on observe habituellement que l’arrivée du père à l’âge de l’inactivité coïncide avec l’entrée des enfants les plus âgés dans la vie active. Ainsi, la vitalité de la solidarité intergénérationnelle, l’obligation de prendre soin des parents comme des autres membres de la famille, l’orientation du modèle de socialisation vers un ethos de valeurs sanctifiant le partage, l’entraide communautaire et la solidarité familiale, obligent les jeunes adultes à perpétuer cet impérieux devoir de solidarité.

Aujourd’hui, le chômage est devenu une contrainte de taille pour les jeunes générations dakaroises. Les difficultés que rencontrent les jeunes ont pour effet de fortement retarder leur prise de responsabilité au sein des familles et de la société globale. Il arrive que des pères de famille arrivés à la retraite continuent de prendre en charge leurs enfants, bien que ces derniers aient atteint l’âge adulte.

Ainsi, les jeunes dans leur discours sur la crise mettent en lumière une « inversion » des flux d’entraide et de soutien entre générations, de même qu’une redéfinition des bases idéologiques de légitimation et de structuration des liens de solidarité entre parents et enfants. Il s’agit d’une exigence qu’Ibrahima, ancien étudiant reconverti dans la fabrication de tam-tams, exprime dans ses propres mots : « On vit des difficultés qui ne te permettent même pas de t’occuper de ta propre personne, à plus forte raison de venir en aide à tes parents et à ta famille. Si tu n’as pas de travail ni de revenu, tu ne peux pas encore être utile à tes parents, tes frères, à tes soeurs et à tous ceux qui comptent sur toi. »

Ibrahima et ses « compagnons de galère » se heurtent à l’obstacle d’une prise de rôle différée, voire hypothétique, et vivent avec gêne la « déshonorante » situation de dépendance socioéconomique à laquelle les astreint leur statut de chômeurs ou de « retraités avant l’heure » selon leur propre expression, révélant leur inaptitude avérée (pour le moment ?) à reprendre la solidarité intergénérationnelle. Aussi se disent-ils « humiliés » de ne pouvoir combler les attentes placées en eux, car ils ont tous intégré l’obligation, fortement ancrée dans le système social sénégalais, d’honorer les ascendants et de rechercher leur bonheur pour continuer à bénéficier des effets de leurs prières.

Les discours des jeunes sont ponctués de références aux dispositifs d’inculcation et d’actualisation de ce principe sous la forme de maximes fortement acceptées : « on doit honorer les parents », « les prières des ascendants sont les meilleures armes pour leur progéniture », « celui qui honore ses parents verra toujours ses actions couronnées de succès ».

La situation de précarité vécue par les jeunes ne les a pourtant pas amenés à critiquer l’obligation de solidarité à l’égard des parents. Nous n’avons pas noté de velléités de critique ni de remise en cause de cette exigence sociale. Au contraire, c’est une adhésion marquée à la nécessité de relayer les parents et de constituer pour eux des « filets de sécurité » qui s’exprime dans leur discours sur les solidarités familiales. Cependant, ils expriment la nécessité de les réinterpréter et de les reconfigurer. D’une part en les recentrant sur la famille, la parenté proche et les personnes les ayant significativement aidés dans leur cheminement — familial, scolaire ou professionnel — ou encore dans la concrétisation de leurs projets de vie, d’autre part en conciliant leurs aspirations individuelles et leurs obligations de solidarité.

Les jeunes de catégorie sociale moyenne ou populaire confrontés aux « difficultés de la vie » se trouvent ainsi dans l’incapacité d’accéder au statut d’« obligés » et partant dans l’impossibilité de « rembourser leur dette sociale[3] », selon l’expression d’Alain Marie (1997c). Cette situation suscite frustrations, tourments et inconforts pour eux, qui avouent avoir honte de vivre sous la dépendance de leurs parents, alors qu’ils devraient occuper une position sociale et professionnelle leur permettant d’honorer leurs ascendants (sagal), de s’occuper de leurs frères et soeurs, bref, de reprendre le « flambeau » familial. Selon le témoignage d’Amadou :

Rien n’est plus dur que d’atteindre la maturité et d’être dans l’incapacité de remplir l’ensemble des obligations s’imposant à toi. Tu vois chaque jour des choses qui te font honte, tu vis avec la gêne car tu te dis que si tout s’était bien passé, tu serais dans une meilleure situation. Tu serais ainsi en mesure de tenir ton rang dans ta famille, de soutenir tes parents et de les assister dans le fonctionnement de la maison. Si tu n’as pas la chance de faire ça, c’est une affaire grave car tu es indexé de dépendant parce que tu n’es pas autonome.

Ce témoignage illustre quelques points essentiels. On constate avant tout une adhésion plus postulée que « matérialisée » au devoir de soutien envers les parents, de la part des jeunes citadins dans la « galère ». On voit « s’infléchir » la chaîne de circulation des biens et services entre parents retraités et jeunes au sein des familles dakaroises précipitées dans la précarité par quelques « événements déstabilisateurs ». Les parents qui pouvaient compter sur le soutien et le relais de leurs enfants arrivés à l’âge des responsabilités sociales (indépendance économique, maturité sociale à travers le mariage, autonomie résidentielle) se retrouvent dans une position sociale « inédite » d’amortisseurs, « d’atténuateurs » des difficultés vécues par leurs enfants.

Une telle situation peut entraîner des changements relatifs aux « valeurs » et aux attentes conférées aux enfants dans l’imaginaire citadin. Certains discours ont semblé faire écho aux changements « latents » qu’on discerne dans la culture urbaine quant aux attentes portées sur la progéniture dans l’anticipation et le contournement d’éventuels problèmes rencontrés par les parents ou les « aînés » (accident, conjoncture). Ces derniers semblent confinés au statut de « mobilisateurs » de revenus, de dispensateurs de soutien, constituant le « pôle de départ » des flux de biens et de services circulant au gré des liens de solidarité intergénérationnelle (Caldwell, 1976).

Bathily fait partie de cette catégorie de « retraités toujours actifs » à la tête d’une famille. Le départ à la retraite ne lui a pas permis de se consacrer entièrement à des dévotions religieuses comme il l’espérait. Les charges familiales ne lui ont pas donné ce « répit », car il lui a fallu continuer de prendre en charge ses enfants, incapables de « voler de leurs propres ailes » selon son expression (son aîné est au chômage et son deuxième encore aux études) :

Dans le passé, dans les entreprises, ce qui était répandu, c’est que, quant tu partais à la retraite, ton aîné pouvait te remplacer dans ton lieu de travail. Ce qui fait que tu étais secondé dans l’entretien de la famille. Mais aujourd’hui, la situation des jeunes est très difficile. Ils peuvent rester longtemps sans travailler. Ils ne peuvent pas soutenir leurs parents. C’est une réalité répandue dans le quartier, car beaucoup de pères de famille sont aujourd’hui à la retraite et ne peuvent pas compter sur le soutien de leurs fils comme cela se faisait avant. Les pères et les mères de famille usés par les responsabilités des familles et portant le poids de l’âge continuent de ce fait d’entretenir des jeunes devenus adultes mais incapables de s’en sortir seuls.

La transformation des rapports de solidarité devant la réalité des conditions de vie s’exprime ici, mais elle ne semble pas donner lieu à une remise en cause des pratiques de solidarité ni à une récusation de la « logique de l’endettement » par les jeunes générations. Par leurs opinions, les jeunes continuent d’exprimer une adhésion à ce principe d’accomplissement personnel et de réussite sociale.

Production et reproduction des solidarités familiales en contexte de précarité : de nouvelles dynamiques ?

Malgré l’expression récurrente dans les discours d’une adhésion à la solidarité familiale, certaines personnes se sont néanmoins interrogées sur leur aptitude présente ou ultérieure à concilier l’attachement à leur famille — avec toutes les « renonciations » et les « obligations » envers les parents proches et éloignés qui en découlent — et la satisfaction de leurs « aspirations individuelles ». Lamine met en exergue cette situation :

Tu as beau vouloir chercher à combler les besoins des gens, mais tu ne pourras pas t’en sortir. Si tu veux continuer à aider les gens, à partager ce que tu parviens à avoir grâce à la débrouille, cela ne marchera pas car tu risques de t’oublier toi-même au profit des autres. Si tu te retrouves dans la dèche [problèmes], tu vas souffrir dans ton coin car personne ne va s’intéresser à ton sort. Je me dis que la solidarité s’est affaiblie à Dakar, ce qui existe maintenant, c’est vraiment le bop sa bop [le chacun pour soi]. La vie est dure, si tu veux te montrer touché par les nombreuses sollicitations des gens et essayer de résoudre leurs problèmes, tu finiras par être écrasé par les problèmes comme eux. Puisque si tu n’as rien, tu n’es pas considéré, personne ne te remarque ne se soucie de toi-même dans ta famille. Pour moi, ce qui compte, c’est se battre personnellement, au moins les copains et les amis sont là pour te dépanner en cas de problème. Leur appui est plus sain, avec eux tu peux tout partager mais avec les autres, les gens seront tout simplement au courant de ce qui te tracasse, le diffuser sans t’aider à résoudre ton problème.

Ce témoignage met en lumière la valorisation de conduites et d’aspirations individuelles dont rend compte l’expression bop sa bop laquelle ponctue plusieurs discours. Cependant, les dynamiques aiguisant certaines aspirations individuelles ne semblent pas traduire une inclination au « refus » de la solidarité. On constate plutôt une articulation des discours et un ajustement des pratiques au nouveau contexte social, culturel et économique marqué par l’accentuation de la précarité.

La volonté et la nécessité de maintenir le fonctionnement des solidarités au sein de l’espace relationnel de la famille proche et élargie reviennent sans cesse dans les discours, ce qui prouve l’ancrage de la solidarité dans les systèmes de référence et les actions des personnes interrogées. Néanmoins, la détérioration des conditions socioéconomiques, la précarité des conditions d’existence et l’ampleur des difficultés pourraient constituer des facteurs limitant l’actualisation de la solidarité : « Tu as beau vouloir aider tes frères et tes soeurs, prendre en charge tes parents, aider ta famille, mais tu te heurtes à des difficultés. Les moyens ne suffisent même pas pour toi-même, dans ce cas, c’est ta propre personne qui t’importe. Cela ne veut pas dire que tu ne t’intéresses pas aux autres. »

Malgré l’énonciation de « critiques », la solidarité n’en reste pas moins une « valeur » familiale prégnante. Les discours recueillis montrent que la famille continue de représenter un cadre de référence fondamental dans les logiques de solidarité. Les familles dakaroises cherchent par divers moyens à satisfaire les sollicitations qu’on leur adresse. Il est clair que le contexte de crise continuera d’amplifier ces sollicitations et l’institution familiale devra s’ajuster devant les besoins pressants de ses membres, en particulier ceux des jeunes qui vivent avec plus d’acuité les difficultés socioéconomiques. La crise continuera de « renvoyer » les personnes à leur famille qui les prendra en charge selon les moyens mobilisables et l’espace relationnel étendu disponible, qui constituera encore un cadre de sécurité, un espace de sociabilité et de solidarité.

L’expérience des personnes met en lumière la vitalité et le caractère indispensable des solidarités, même grugées par la crise et le « manque de moyens ». Il est légitime d’avoir recours à la solidarité dans le cercle familial, au sein du groupe de pairs, dans le voisinage, au sein du cercle amical ou dans les structures de sociabilité comme les associations féminines. Ainsi, cette solidarité se retrouve au coeur des logiques féminines de sociabilité et des systèmes de réciprocité. Elle circule également entre jeunes adeptes du social living qui comptent pour réaliser leur rêve d’émigration sur la mise en commun des moyens familiaux ou sur l’aide d’un pair qui a réussi à s’expatrier.

Mises à l’épreuve par la détérioration des conditions socioéconomiques qui rend prioritaires la « gestion du quotidien » et la satisfaction de besoins ponctuels, les solidarités familiales ne sont plus les seules ressources sur lesquelles il est important de « miser ». Les ressources familiales ne pouvant garantir la prise en charge de tous les besoins et problèmes, les personnes élargissent leur espace de solidarité en s’appuyant sur des pairs (jeunes) et des structures « informelles » ou « formelles » de regroupement (femmes, initiatives d’auto-organisation à Guinaw rails, associations).

L’extension des espaces de solidarité devient alors porteuse d’une dynamique de recomposition des solidarités. Par exemple, les systèmes de solidarité des femmes de Guinaw rails se trouvent pris dans une dynamique de recomposition où l’élément de référence n’est plus principalement la parenté, mais le même désir de mettre en place des réponses appropriées à une situation économique difficile. Le lien affinitaire reliant les femmes, au sein de leurs organisations féminines et à travers leurs initiatives de développement local, est à percevoir comme l’aboutissement d’une nouvelle configuration du champ social dans le quartier. Lorsqu’une femme de Guinaw rails déclare trouver recours dans la mutuelle d’épargne et de crédit face aux chocs de l’existence, elle révèle un élargissement de son horizon de solidarité et la prépondérance progressive de modèles de solidarité organisés à l’intérieur de nouvelles entités sociales.

À la lumière des tendances observées, on peut se demander si le contexte actuel ne favorise pas l’avènement de solidarités contractuelles en complément aux solidarités familiales. De nouveaux modèles sociétaux émergent. Ceux-ci se donnent à voir à travers la montée d’aspirations individuelles, l’oscillation entre le désir de se conformer à l’impératif de solidarité et celui de la réinterpréter ou de la reconfigurer, par la valorisation de soutiens plus sélectifs et de solidarités contractuelles relevant d’une sociabilité associative (associations) ou formelle (mutuelles de santé et de crédit dans le contournement des systèmes familiaux et extrafamiliaux de solidarité).

À ce titre, les regroupements de femmes et les associations religieuses constituent des espaces de recomposition et de redéfinition des solidarités communautaires. On valorise surtout leur capacité à répondre aux besoins des populations pauvres du quartier, palliant l’insuffisance en la matière de la solidarité de proximité. Ces ménages et ces individus aux conditions d’existence similaires fonctionnent selon une logique défensive de faiblesse économique, répondant ponctuellement aux chocs causés par la précarité, critiquant ce fonctionnement auquel ils se voient soumis.

Les dynamiques sociales que révèle la montée de nouvelles logiques de solidarité, tout en renseignant sur les transformations dans la légitimation et la structuration des solidarités communautaires, mettent en lumière l’ajustement des pratiques individuelles ou collectives à un contexte social et économique lui-même en changement. Les pratiques de solidarité que nous avons observées dans cette recherche, quels que soient leurs fondements, leurs caractères et les personnes qu’elles mettent en relation, montrent l’ajustement à une pluralité de paramètres caractéristiques de l’environnement social, économique, politique et institutionnel dans lequel évoluent les ménages dakarois.

« L’art du compromis ». « Louvoyer » entre un impératif de solidarité et la satisfaction de nouvelles aspirations dictées par la crise

Les discours sur les solidarités familiales et les nouvelles dynamiques en émergence dans ce domaine révèlent les luttes et l’écartèlement des citadins dakarois d’aujourd’hui. Ils sont placés dans une dynamique permanente de négociation et d’arbitrage entre la conformité à la solidarité familiale et la montée de nouvelles aspirations en rapport avec leurs conditions de vie actuelles. Le citadin dakarois est écartelé entre des enjeux, des systèmes de sens et d’action apparemment contradictoires, l’obligeant à procéder en permanence à une « gestion du compromis » pour trancher entre un impératif de solidarité familiale et un recentrage sur sa personne ou son entourage proche. Il s’agit de transiger entre le respect d’une obligation familiale posée comme impérieuse et la nécessité de la réinterpréter ou de la reconfigurer, les contraintes économiques empêchant même les plus dévoués de perpétuer la solidarité de manière inconditionnelle.

Dans cette « économie de la rareté », les citadins se trouvent interpellés : doivent-ils respecter, réinterpréter ou délaisser des normes sociales prônant une solidarité agissante à l’échelle de la sphère conjugale, de la famille (restreinte ou étendue), du voisinage, du cercle amical ? Autant de « sites symboliques » où il est possible d’observer les inerties, les blocages, les changements pouvant influencer les rapports sociaux de solidarité familiale.

Les Dakarois se trouvent confrontés à un dilemme par l’évolution des schèmes et valeurs régissant leurs pratiques de solidarité. Ils sont soumis à une pluralité de normes et de logiques, puisent dans divers registres culturels et agissent selon plusieurs systèmes cognitifs pour donner sens et puissance à leurs actions et à leurs pratiques. Ils sont, de ce fait, soumis à une dynamique de conciliation entre les systèmes de valeurs, les fonctions, les structures et l’idéologie de la solidarité (Thomas, 1973), transmis par leur socialisation (solidarité comme devoir et règle sociale à respecter en toutes circonstances) et les modèles axiologiques dictés par un contexte en mutation sur le plan social (imposition de valeurs véhiculées par la modernité, l’école, le salariat, l’urbanisation) et économique (durcissement des conditions de vie, règne de la précarité et de la rareté) (Marie, 1997b).

De ce point de vue, au coeur des tentatives d’ajustement des citadins à ce nouvel environnement social et économique, on trouve l’expérimentation de « formules » de bricolage, de compromis, de négociation, de sélection stratégique, d’oscillation entre des univers cognitifs et axiologiques en divergence. Les efforts déployés en vue de surmonter les antinomies, le dysfonctionnement et l’inefficacité des normes d’action traduisent leur inventivité et leur capacité d’ajustement : dans cette course « effrénée » pour l’acquisition de moyens d’existence, ils sont sommés de développer de telles aptitudes.

Conclusion

Nous avons présenté ici les nouvelles dynamiques de solidarités familiales dans l’espace urbain dakarois précarisé. Retenons surtout le renforcement de la solidarité à l’intérieur de la sphère conjugale et familiale, l’accentuation des liens horizontaux de solidarité (entre pairs, entre personnes partageant des conditions sociales ou d’existence similaires), la valorisation des relations amicales chez les jeunes hommes et l’écartèlement entre conformité à l’exigence de solidarité et valorisation d’aspirations individuelles débouchant sur la réinterprétation ou la reconfiguration des solidarités familiales, qu’il devient difficile de reproduire de manière inconditionnelle dans un contexte social et économique en mutation. L’incapacité partielle ou totale des solidarités communautaires à tenir lieu aujourd’hui de « filet de protection sociale » est propice à l’élaboration de nouvelles stratégies : recours accru à des solidarités de type « contractuel » en dehors de la sphère familiale, au sein de structures associatives « formelles » moins « structurées ».

Malgré la promotion de systèmes complémentaires ou « alternatifs » de solidarité, les solidarités familiales restent pour la majorité des Dakarois le seul recours face aux calamités et aux catastrophes, le seul accès à des ressources qui se raréfient. Leur remise en question, qui semble se dessiner, pourrait donc recéler d’importants risques sociaux : qu’en serait-il aujourd’hui au Sénégal de la pauvreté, de son étendue et de son impact social, si les solidarités familiales et les mécanismes communautaires de redistribution devenaient totalement dysfonctionnels ou du moins inefficaces ?