Corps de l’article

Depuis les années 1980, on constate aux États-Unis une résurgence de la sociologie des religions, résurgence liée essentiellement à des phénomènes extérieurs comme le protestantisme fondamentaliste. Cela a donné lieu à un débat très large sur le statut de la théorie de la sécularisation, qui depuis a été contrainte à se retrancher dans une position purement défensive. Si l’Europe connaît bien l’antagonisme entre modernité et religion, les États-Unis présentent quant à eux l’idéaltype d’un développement où modernité et religion vont de pair.

Nous nous proposons ici de présenter à titre de modèle la naissance du fondamentalisme protestant au début du xxe siècle et les formes expressives de la religion des États-Unis à partir des années 1960 ; ce faisant l’accent sera mis sur les questions touchant à la sociologie des émotions. L’objectif de cet article est d’élaborer un programme de recherche dont l’orientation théorique soulignera l’affinité des problèmes et des perspectives de la sociologie des religions et ceux de la sociologie des émotions. Les considérations empiriques auront donc avant tout un statut de modèle. Deux points y occuperont une place importante. En premier lieu, nous nous interrogerons sur le rapport entre le défi moderne d’une contingence grandissante et les mouvements religieux. En deuxième lieu, nous analyserons le rôle totalement occulté jusqu’ici des émotions — négatives et positives — dans l’émergence de mouvements religieux modernes. On ne saurait expliquer le fondamentalisme sans faire référence aux sentiments tels que l’angoisse, la honte et la colère ; de même, on ne pourra comprendre les courants actuels de la religiosité évangélique sans une analyse de leur ancrage émotionnel. Toutes ces considérations nous conduiront à la thèse selon laquelle les diverses formes que prend aux États-Unis l’évidence subjective et émotionnelle de la foi sont des réponses aux problèmes de contingence.

1. Awakenings dans la société américaine : mouvements évangéliques et fondamentalisme

La société américaine connaît à intervalles réguliers ce que l’on a appelé des awakenings. William McLoughlin (1978) et Robert Fogel (2000) distinguent quatre mouvements de Réveil dans l’histoire américaine. McLoughlin part de l’hypothèse que les Réveils sont des réactions à des situations d’anomie caractérisées par un stress social et une déstabilisation émotionnelle (wide-spread emotional confusion and excitement (ibid. : 15). Ces Réveils sont l’expression d’une crainte, celle de voir les crises sociales et culturelles perçues comme détournant la société de son fondement normatif et culturel (McLoughlin, 1978 : 11), ce qui le plus souvent suscitera des réponses et des solutions de nature morale et religieuse. Ces awakenings aspirent à une revitalisation culturelle qui la plupart du temps s’accompagne aussi de restructurations politiques ; la réponse culturelle et l’innovation consistant plutôt à élaborer de nouvelles visions du monde et des institutions plus conformes aux conditions du contexte social. Ces mouvements religieux deviennent politiques dès lors qu’ils interprètent et contextualisent leurs traditions religieuses à la lumière d’objectifs politiques (cf. Wald, Silverman et Fridy, 2005).

Le premier Grand Réveil a eu lieu dans les années 1730 à 1760 et a préparé, sur le plan politique, la Révolution américaine. Le deuxième mouvement de Réveil, à partir de 1820, a fait du protestantisme évangélique la forme de croyance prédominante aux États-Unis[1]. La période puritaine des années pré-révolutionnaires a fait place à la période du piétisme méthodiste qui reposait sur un certain refus de l’histoire, sur le principe d’une adhésion consentie et sur des mouvements de Réveil et de missionnariat (Mead, 1963). Le mouvement évangélique, qui se répand largement, institue une pratique du réveil religieux qui place au centre l’expérience individuelle de Dieu. C’est une expérience personnelle de conversion (born again experience) qui permet l’appropriation de la certitude individuelle du salut (Mertin, 2004 : 60).

Après la guerre de Sécession, des phénomènes tels que l’industrialisation et l’urbanisation ainsi que l’immigration de nouveaux groupes sociaux — catholiques et juifs — ont ébranlé le protestantisme évangélique et ses revendications de représentation exclusive, ce qui a donné lieu au troisième Grand Réveil. Les protestants libéraux et le mouvement Social Gospel se sont substitués au protestantisme évangélique qui perdait l’influence importante qu’il avait eue sur la religion civile américaine. Ce concept de religion civile qu’introduit Robert Bellah (1967) suggère qu’aux États-Unis, la séparation de la religion et de l’État n’a pas empêché qu’une dimension religieuse soit inhérente à la politique américaine. La croyance religieuse appartient certes au domaine privé toutefois, selon Bellah, certaines caractéristiques religieuses communes se trouvent à être partagées par une grande majorité de la population américaine. Cette dimension religieuse publique échappe au contrôle des institutions religieuses, est intégrée à la culture politique et se reflète dans un assemblage hétérogène de contenus de foi, de symboles et de rituels — ce que Bellah appelle précisément la religion civile américaine. Le mouvement protestant Social Gospel, né vers la fin du xixe siècle, était une riposte aux déséquilibres et défis sociaux de l’époque. Au côté du salut individuel des âmes figuraient désormais les réformes sociales et la revendication de justice. Autour de 1900, on assiste au sein de la culture protestante prédominante à une scission théologique très nette : un fossé de plus en plus important se creuse entre un protestantisme libéral public, qui s’écartait du mouvement évangélique et un protestantisme évangélique et conservateur privé (Casanova, 1994 : 138). Si ce protestantisme évangélique est devenu la religion civile incontestée des États du Sud, il a perdu aux alentours de 1920 sa place prédominante, au Nord et à l’Ouest du pays. C’est au sein du mouvement évangélique du Nord que naîtra finalement le fondamentalisme protestant.

Les ouvrages spécialisés attribuent cette scission au contexte social : ils rappellent les nouveaux défis causés par les processus d’industrialisation et d’urbanisation, par les migrations et par l’émergence de problèmes socio-politiques suite à la guerre de Sécession. De surcroît, l’émergence de la consommation de masse allait à l’encontre des valeurs défendues par « l’éthique protestante » d’une classe moyenne bourgeoise prônant l’ascétisme. La discipline sociale auparavant préconisée se heurtait aux nouveaux comportements culturels tels que prodigalité, plaisir et relâchement du contrôle social (Hochgeschwender, 2007 : 125). Les anciennes classes moyennes de la société et les élites voyaient par ailleurs leur place menacée par d’autres groupes accédant à la classe moyenne, notamment par des vagues migratoires[2]. En plus de la remise en question d’une culture et d’un style de vie, avec l’arrivée de la société de consommation et de l’industrie des loisirs, se sont également imposés de nouveaux défis de nature intellectuelle et théologique. La théorie darwinienne de l’évolution était un de ceux-là, la critique de la Bible venant d’Allemagne en était un autre. Ces défis ont ouvert un champ de tension entre la certitude des sciences naturelles d’une part et l’insécurité du relativisme culturel d’autre part. Les sciences naturelles, notamment leurs disciplines phares comme la physique et la biologie, visaient la certitude absolue par les voies scientistes et technicistes, supposant pouvoir décrire correctement la réalité de façon empirique et matérialiste (ibid. : 126 et suiv.). Les prétentions à la certitude dont il est question ici correspondent exactement à celles qui commençaient à faire leur apparition dans des groupes fondamentalistes ; ces derniers partageaient avec les sciences naturelles cette même prétention à la certitude propre au xixe siècle (ibid. : 129). Ils se heurtèrent toutefois aux approches interprétatives relativistes de l’argumentation historique de la théologie, de la philosophie de Nietzsche et de l’anthropologie culturelle.

Au tournant du vingtième siècle, résume Mertin, « les tenants du protestantisme américain se trouvaient donc confrontés à une situation où des fondements essentiels de leur théologie, de leurs systèmes de valeur, de leur conception de l’ordre et de leur statut d’élite intellectuelle étaient remis en question » (2004 : 65, traduction). Face à une menace aussi bien socio-structurelle que culturelle, ils trouvèrent plusieurs réponses dont les orientations politiques allaient des mouvements de réforme progressistes jusqu’à des positions religieuses fondamentalistes. Les restructurations touchèrent même les sphères concrètes de la vie : « In such movements people attempt to re-structure their life-worlds cognitvely, emotionally, and practically, reinvent their social identities, and regain a sense of dignity, honor, and respect » (Riesebrodt, 2000 : 271).

Une réponse à ces revendications fut donc la constitution, entre 1910 et 1915, d’un fondamentalisme qui identifiait le protestantisme libéral et les regroupements séculiers modernistes comme ses ennemis. L’interprétation littérale des textes de la révélation devint une caractéristique constitutive de ce fondamentalisme. Il se distingue du mouvement évangélique dans son ensemble par une vision totaliste du monde dont l’objectif est une politisation très large de la société. On est donc ici en présence d’un fondamentalisme de domination sur le monde (et non de retrait du monde) revendiquant l’autorité et le droit à l’action politique (Riesebrodt, 1990 : 21) ; aux visions eschatologiques de la fin des temps, il répond par un message messianique de rédemption.

La véritable impulsion lui fut donnée par la décision du synode général des presbytériens des États du Nord de déclarer essentiels et obligatoires pour tous les croyants de leur confession cinq actes de foi (Hochgeschwender, 2007 : 145) qui s’élevaient contre la théologie libérale, mais n’avaient en soi rien de bien révolutionnaire. On soulignait la divinité de Jésus Christ, la naissance virginale, la mort expiatrice de Jésus et la résurrection du corps. En outre, on déclarait les récits des miracles de la Bible comme éléments de foi et on affirmait l’infaillibilité de la Bible dans son interprétation littérale. Un symbole important de ce mouvement de réaction fut la parution, entre 1910 et 1915, d’une série de 12 volumes : The Fundamentals. A Testimony to the Truth. Sur le fond, les volumes défendaient essentiellement le littéralisme biblique et critiquaient la théologie libérale (Mertin, 2004 : 67 et suiv.). Lors de cette phase du mouvement, la mobilisation des valeurs traditionnelles se fait plutôt sur le mode du réflexe, voire de la réaction. Il peut ainsi paraître étonnant qu’on ait réussi à regrouper en un mouvement politiquement actif les prémillénaristes, représentants du pessimisme historique et hostiles au monde profane et à la politique.

La montée et la chute de ce premier mouvement fondamentaliste se sont produites dans les années 1920 à 1925. Il n’est pas nécessaire d’en faire ici un historique plus approfondi ; ce qu’il convient de retenir, c’est qu’un procès (le procès Scopes), qui portait sur la question de la théorie de l’Évolution dans l’enseignement, désavoua le mouvement fondamentaliste et que ce mouvement se vit condamné à une retraite intérieure de plusieurs décennies — ce qui ne l’empêcha pas toutefois de mettre en place ses institutions et réseaux propres.

De nouveaux groupes religieux firent leur apparition dans les années 1960 et furent à l’origine de ce que l’on appellera, en reprenant la terminologie de McLoughlin, le quatrième Grand Réveil. Il faut y voir une réaction aux tendances hédonistes et individualistes de la culture pop et de la contre-culture. Le pluralisme religieux et les tensions politiques s’amplifièrent rapidement dans les années 1960 et au début des années 1970, de sorte que les analystes constatent la disparition du consensus fondamental dans la sphère publique. Ces changements culturels, les perceptions et la rhétorique faisaient écho en quelque sorte au climat d’insécurité des années 1920 — et les communautés évangéliques ont interprété cette époque comme l’histoire d’une décadence morale et culturelle. Ces changements provoquèrent la rupture définitive de l’éthique protestante avec le style de vie américain et, comme Thomas Luckmann (1967) l’a décrite, la vie religieuse ressemblait de plus en plus à une religiosité éclectique à caractère privé. Dans les années 1970 et 1980, on remarque toutefois des tendances à la dé-privatisation, à une visibilité publique de la religion : ainsi, dès les années 1980 notamment, les confessions évangéliques radicales de droite se sont politisées et se sont regroupées pour former la « droite chrétienne ». Il s’agit d’un fondamentalisme politiquement actif qui place au coeur des débats des questions comme l’avortement, l’homosexualité et la prière à l’école.

Le critère qui s’impose pour définir le fondamentalisme est la place centrale que l’on y accorde à l’interprétation littérale des écrits de la révélation ; généralement, les ouvrages sur le sujet mentionnent aussi l’antimodernisme ou, plus précisément, la modernité partielle de ce mouvement religieux (Hochgeschwender, 2007 : 22 et suiv.)[3]. Les fondamentalistes y sont considérés comme une section du mouvement évangélique, mouvement qui depuis le xixe siècle donne surtout « une place prépondérante à la relation intime avec Jésus Christ, Sauveur et Rédempteur messianique de la fin des temps » (ibid. : 23) et pratique une religiosité très émotionnelle[4]. Comme le fait remarquer Shmuel Eisenstadt (2000), la spécificité du fondamentalisme est sa vision jacobine et totaliste du monde. Si cette vision tend à une politisation généralisée de la société (voir Schäfer, 2008 : 18 et suiv.), le sujet a quant à lui l’impression de réagir à une crise dramatique de nature aussi bien culturelle que sociale. Aux visions eschatologiques de fin des temps qui vont s’y greffer, le mouvement répond par un message messianique de rédemption. Karsten Fischer (2006) parle dans ce contexte d’un « travail d’analyse sur l’apocalypse ».

Les travaux de recherche sur le fondamentalisme protestant font certes état de l’importance qu’ont eue les sentiments dans la constitution du mouvement. Les ouvrages disponibles ne font néanmoins qu’évoquer en passant et à titre descriptif les émotions, tentant d’y voir des éléments d’explication sans les intégrer toutefois de façon systématique. Ainsi, on peut lire chez Marsden que des sentiments d’étrangeté se sont répandus parmi les fondamentalistes confrontés aux courants modernistes, ce qui aurait provoqué chez eux un état d’anomie et leur aurait donné le sentiment de ne pas être à leur place ; on y lit encore, et on ne peut être plus clair : « A fundamentalist is an evangelical who is angry about something » (Marsden, 1991 : 1). McLoughlin (1978) utilise couramment les termes confusion et fear, dans le contexte par exemple du troisième Réveil, à l’origine desquels se trouvaient la science moderne et la théorie de l’évolution. Riesebrodt (2000 : 282) évoque quant à lui des sentiments et des perceptions, notamment de « threat, disappointment, or even catastrophe ». Selon lui, les traditionalistes mis à l’écart se seraient sentis « displaced, disrespected, and threatened by moral decay » (ibid. : 283) et ce faisant se seraient retrouvés dans un état d’anomie au sens durkheimien. La thèse de la menace et de l’expérience moderne de la crise ne s’en trouve pourtant pas expliquée pour autant. On ne démontre pas non plus comment un mouvement religieux et politique peut se nourrir de sentiments tels que l’angoisse, la menace et la honte (ce dernier concept n’apparaît d’ailleurs pas dans les ouvrages) ou comment il peut naître d’un soi-disant état d’anomie. Dans la prochaine section de l’article, nous nous proposons de montrer que les émotions sont liées de façon constitutive à la conscience moderne de la contingence.

2. La contingence dans la modernité

Nombreuses sont les descriptions des processus et contextes sociaux et culturels qui vont voir le jour avec la modernité. Parmi ces descriptions, citons deux des plus importants : l’individualisation et la différenciation fonctionnelle. Les craintes qui y sont souvent associées depuis les tout débuts de la sociologie font référence à une situation de désintégration sociale, de perte de l’esprit communautaire, de brouillage de repère et de sens, de fragmentation de la vie communautaire et de la personnalité. Dans cette optique, nombreuses sont les théories de sociologie et analyses du monde contemporain qui ont donné une place centrale au concept de contingence ; elles le considèrent comme un signe distinctif de la modernité (voir Holzinger, 2007).

J’aimerais interpréter l’expérience de la crise des années entourant 1900 à la lumière du concept de conscience de la contingence. D’emblée, ce concept fait appel à la conviction moderne selon laquelle un état de fait social n’est ni nécessaire, ni impossible — quelque chose qui est le cas mais, qui ne doit pas l’être (Joas, 2006), quelque chose qui est possible, mais n’est pas nécessaire (Luhmann, 1977). Nous ne pouvons ni ne devons refaire ici l’historique détaillé de ce concept, de ce contre-concept à celui de nécessité. Mentionnons toutefois ceci : un cosmos divin bien ordonné accorde, d’un point de vue ontologique, aussi peu de place à la contingence que ne le fait, d’un point de vue épistémologique, la représentation cartésienne scientifique et mécanique du monde.

La contingence multiplie les possibilités de choix et d’actions et se trouve être ainsi intimement liée à l’idée de liberté humaine. La conscience de la contingence se manifeste clairement avec le passage à la modernité, tout particulièrement à l’époque dite charnière autour de 1800 (Koselleck, 2003) qu’accompagne la temporalisation radicale de la compréhension du soi par l’homme, donc de la temporalité du futur, ce qui a pour conséquence que le sujet ne se considère plus comme objet de l’histoire, mais comme son sujet (Kaufmann, 1973 : 161). Les conditions sociales n’apparaissent plus comme des nécessités préétablies, mais comme façonnables et modifiables. Les options implicites d’actions présupposent donc des décisions, c’est-à-dire une faculté de choisir entre plusieurs options. Cela s’applique à l’ego qui doit prendre des décisions et à l’alter qui, par ses décisions, conditionne l’ego dans le choix de ses décisions. La contingence peut donc être perçue comme un espace individuel de prise de décision ou, au contraire, comme une chose qui advient (voir Holzinger, 2007 : 26 et suiv.), selon l’instance à qui on attribue les actions et les décisions.

La contingence a toujours été évaluée et ressentie comme quelque chose d’ambivalent : elle a été comprise soit comme une augmentation du nombre de libertés potentielles soit comme une perte menaçante de repères[5]. « Personne ne conteste que l’augmentation des possibilités d’action, telle qu’elle se produit dans le cadre des processus de modernisation, entraîne une croissance du nombre de décisions à prendre et que cette croissance puisse être vécue par beaucoup de gens non seulement comme la réalisation de leur liberté, mais aussi comme une contrainte à la liberté » (Joas, 2006 : 15). La conscience de la contingence fait donc naître parallèlement des tendances inverses : les mouvements d’obstruction à la contingence prennent la forme d’une pensée évolutionniste et d’une philosophie de l’histoire. Des tentatives en vue de recouvrer une certitude, ou encore « d’enclaver la contingence » constituent des éléments de réponse à cette perte menaçante de repères.

Dans ses écrits sur la sécurité vue comme problème sociologique et socio-politique, Franz-Xaver Kaufmann (1973 [1968]) avait déjà discuté, il y a une quarantaine d’années, de l’enclavement de la contingence. La sécurité, plus exactement la certitude, vue comme notion opposée à la contingence, signifie la « suppression de la temporalité de l’avenir » (ibid. : 157). La certitude n’est donc « rien d’autre qu’une structure renforcée de l’attente qui permet d’éliminer des possibilités » (ibid. : 303) à l’effet d’atteindre une libération de la peur et de l’angoisse. Il importe de retenir que certitude et sécurité, incertitude et insécurité ne peuvent être comprises de façon purement cognitive, mais qu’elles sont associées aux émotions. Les sociétés prémodernes connaissaient le « sentiment de sécurité et de bien-être » (Geborgenheit), qui reposait sur un ordre social statique très large ; le contexte moderne rend cela impossible puisque l’indétermination des valeurs, la subjectivation du rapport au monde et la libération de la temporalité du futur en font partie (ibid. : 169). La recherche de sécurité a irrémédiablement pour cadre cet horizon moderne et recèle une structure émotionnelle et temporelle : il ne s’agit pas d’éviter directement l’insécurité ou la détresse, mais bien au contraire de maîtriser la possibilité anticipée d’une insécurité future (ibid. : 15).

Le processus de formation de communautés religieuses peut réagir au problème de la peur existentielle et de l’insécurité — problème qui s’est accentué avec la modernité — en cultivant de façon cognitive, évaluative et émotionnelle cette « aspiration à un sentiment de sécurité » et en créant des « zones de certitude » (ibid. : 299). On crée cette sécurité en se préservant du danger, en recherchant la fiabilité, la certitude et l’absence de souci. La religion peut ainsi être considérée aussi comme un exercice pratique de maîtrise de la contingence, un lien avec le non-contingent, avec l’absolu, avec Dieu (Schäfer, 2008 : 25). La notion de Dieu devient, pour reprendre les termes de Luhmann (1977 : 200), une formulation du contingent qui rend déterminable l’indéterminable. Dans sa définition bien connue de la religion, Clifford Geertz (1995 : 48 [1966]) met en évidence que la religion n’est pas seulement une réponse au problème du manque de certitude, mais que cette réponse a une dimension profondément émotionnelle : « La religion est (1) un système de symboles qui vise à (2) induire chez l’humain des dispositions de l’esprit et des motivations fortes, globales et durables ; (3) elle élabore pour cela des représentations d’un ordre général de l’étant et (4) entoure ces représentations d’une aura de facticité au point que (5) ces dispositions de l’esprit et ces motivations semblent être en parfait accord avec la réalité ».

La religion doit donc aussi être considérée comme une technique permettant de maîtriser la contingence, de façon cognitive, mais aussi et surtout par la voie des motivations et des émotions. Le rejet très marqué de la contingence, qui selon moi doit aussi figurer parmi les critères de définition de la notion de fondamentalisme, se traduit, dans les mouvements fondamentalistes, d’abord par une destruction de la temporalité du futur sur la base de représentations de l’apocalypse, et ensuite par la littéralité biblique qui minimise le rôle de la contingence. Un étudiant d’orientation évangélique conservatrice résume l’essentiel en des termes très clairs : « If we can’t believe the Bible is our authority, then we really don’t have much besides an emotional experience or some kind of abstract feeling » (cité d’après Hunter, 1987 : 30).

Si j’ai mis l’accent sur le rejet de la contingence pratiquée par la religion et notamment par le fondamentalisme, il est toutefois important de ne pas taxer ce rejet de non moderne et de prétendre implicitement, par voie de conséquence, que la modernité ne connaît pas cette tendance au rejet de la contingence. Au contraire : outre les programmes religieux, les programmes scientistes et politiques de la modernité ont eux aussi contribué à ce refus du contingent et à la recherche de certitude. Pensons au nationalisme du xixe siècle qui, issu d’un « passé immémorial » et tourné vers un « futur sans fin », cherche à transformer le contingent en sens, en destin et en fatalité (2002 [1983]). Pensons encore aux religions profanes à tendance politique du xxe siècle (voir Bohmann, 2009) qui puisent leur force émotionnelle dans la représentation millénariste du salut futur de l’humanité auquel on se doit de travailler ici-bas. Pensons encore aux conceptions d’un progrès mécaniste et technocratique. La raison soi-disant universaliste des Lumières devenue absolue porte aussi en elle un élément de rejet du contingent (cf. Schäfer, 2008 : 206 et suiv.).

Selon Stephen Toulmin (1991), l’histoire moderne de la philosophie, depuis 1650 environ et jusqu’au positivisme, est marquée par une recherche de certitude ; c’est pour aller à l’encontre de cette tendance qu’il s’emploie aujourd’hui à faire valoir le scepticisme de la Renaissance et son insistance sur l’oral, le particulier, le local et le temporaire — la philosophie pragmatique de Dewey (1998) offre à ce sujet quelques points de référence. Max Weber (2002a) posait déjà les jalons de la thèse selon laquelle un réenchantement du monde est possible dans d’autres sphères que celles du religieux. Dans sa « Considération intermédiaire » (Zwischenbetrachtung), Weber parle des voies du salut intramondaines — mais pourtant extraquotidiennes — dans le domaine politique et, plus précisément, dans le cadre du nationalisme ou de la guerre, il aborde la mystique de fusion dans le domaine de l’érotisme et le refus exclusif du purement mécanique et du quotidien dans le domaine de l’esthétique (voir Bellah, 1999).

3. Modernité, religion et émotions négatives

De façon générale, les sociologues ont associé la modernité à des processus de rationalisation. Plus récemment, Eva Illouz (2006) a cependant démontré l’existence d’un mouvement parallèle dans la sociologie classique dont on a peu tenu compte, mais où apparaît le rôle des émotions dans la modernité. Les analyses de Simmel sur la gratitude, la honte ou la haine, celles de Weber sur les angoisses des puritains quant à l’incertitude de leur rédemption, la théorie de Durkheim sur les extases collectives qui engendrent la solidarité, autant d’aspects connus, mais qui depuis peu seulement et dans le contexte de la sociologie anglo-saxonne, font l’objet de discussions plus systématiques sur le rôle des émotions dans la société moderne. Compte tenu des liens très forts qui existent entre pratiques religieuses et émotions, il est en revanche surprenant que la sociologie des émotions, une branche de la discipline qui a pris de plus en plus d’importance, n’ait pour ainsi dire pas encore fait son entrée dans la sociologie des religions.

Les émotions transmettent aux actions une tonalité et une couleur particulières et leur communiquent une énergie qui « relève simultanément de la cognition, de l’affect, des jugements, de la motivation et du corps » (Illouz, 2006 : 14). Les émotions présentent des aspects intériorisés et souvent non réfléchis de l’action, elles sont profondément imprégnées d’une culture et font directement référence à la structure sociale. Les émotions naissent des interactions entre organisme, personnalité, culture et structure sociale (Gerhards, 1988 : 188). « C’est pourquoi une sociologie herméneutique qui veut comprendre l’action sociale de «l’intérieur» ne peut le faire correctement sans s’intéresser à la couleur émotionnelle des actions et à ce qui les provoque » (Illouz, 2006 : 15). On peut d’une part, dans une approche sociologique, s’interroger sur les conditions sociales et culturelles dans lesquelles sont nées les émotions spécifiques et sur leur distribution dans la société, mais il est d’autre part possible d’inverser la relation de cause à effet et de s’interroger sur les conséquences de la distribution d’émotions spécifiques dans la société (voir Gerhards, 1988 : 187).

Dans la sociologie américaine de l’après-guerre, dans les années 1950 et 1960, les mouvements de contestation de même que les mouvements religieux ont été certes interprétés à la lumière des émotions, mais ces interprétations perpétuent cependant la tradition héritée de Le Bon et de son analyse des dits phénomènes de masse (voir Goodwin et Jasper, 2006). La panique, l’angoisse et la peur accédaient ainsi au statut de catégories d’analyse ; ajoutons toutefois que du même coup ces mouvements furent considérés comme irrationnels et firent l’objet de charges polémiques. Selon Lipset et Hofstadter (1964) et dans une certaine mesure, aussi selon Parsons et Smelser, leur politique d’aspiration à un statut social était motivée par des peurs irrationnelles. Dans cette optique, crises et tensions sociales (social strains) sont alors perçues comme les causes de l’émergence de groupes fondamentalistes notamment ; ils dénonceront néanmoins leur caractère irrationnel et psychopathologique (Riesebrodt, 1990 : 26)[6].

Dans les années qui suivront, la théorie de la mobilisation des ressources fait une entrée triomphale ; elle a été en mesure de montrer que les mouvements sociaux reposent sur une mobilisation rationnelle, ciblée et motivée des ressources diverses (voir Wald et al., 2005). L’irrationalisme comme argument pouvait être mis de côté ; ce faisant, on évacuait également la composante des émotions : « Renoncer à une pathologisation des mouvements sociaux voulait dire par là même se tourner vers une approche explicative strictement rationaliste » (Pettenkofer, 2006 : 257, traduction). En cela et paradoxalement, l’approche par la mobilisation des ressources tient pour acquis et soutient, tout comme les anciennes théories sur les masses, que les émotions sont irrationnelles (Goodwin et Jasper, 2006 : 615).

Le cultural turn qui se dessine au cours des années 1980/1990 dans le cadre de la recherche portant sur les mouvements religieux et qui s’intéresse tout particulièrement au framing des sujets de contestation, n’a pas remis les émotions à l’ordre du jour, sa démarche étant essentiellement cognitiviste. Ces toutes dernières années seulement, les émotions dans les mouvements sociaux se retrouvent à nouveau dans les programmes de recherche. Mais ce faisant, on conserve bien souvent la dichotomie traditionnelle qui prête les émotions aux « masses » à mobiliser et accorde rationalité et absence d’émotion aux instances centrales composées d’élites (Ost, 2004). L’ancienne dichotomie entre émotions des masses et rationalité des élites y est ainsi reproduite.

Il importe de dépasser la dichotomie rationalité versus émotions. Depuis quelques années, les investigations scientifiques sur les émotions, en neurobiologie par exemple, nous fournissent des arguments fort utiles (Damasio, 1994 ; Izard, 2009 ; Turner, 2007 : 36 et suivantes). On a pu ainsi démontrer de façon expérimentale que la rationalité n’est pas sapée par les émotions, mais que, bien au contraire, les émotions exercent une forte influence sur les cognitions et que c’est d’elles que dépend une prise de décision rationnelle par la formulation de préférences. Le fonctionnement de la mémoire humaine se fait aussi par l’entremise de valences émotionnelles. Les conceptions dichotomiques ou hypothèses niant l’interaction entre émotions et rationalité peuvent donc être mises au rancart de la théorie sociologique.

Des émotions comme celles de l’angoisse et de la peur — je ne fais pas ici de distinction entre celles-ci[7] — que l’on a voulu attribuer aux fondamentalistes sont d’une importance décisive si l’on veut comprendre les interactions sociales à petite et à grande échelles. Bien que désormais très riches, les études sociologiques portant sur les émotions ne comportent que très peu de contributions sur l’angoisse et la peur. Un article consacré au sujet manque totalement dans le Handbook of the Sociology of Emotions (Stets et Turner, 2006). Jonathan H. Turner (2007) aussi — un éminent sociologue des émotions — ignore pour ainsi dire le sujet dans sa monographie Human Emotions, parue en 2007. On aborde généralement ce point d’investigation ou bien sous l’angle de la biologie en faisant ressortir qu’angoisse et peur sont hard wired, autrement dit qu’elles sont universelles et que leur base relève de la neurobiologie et de la biologie évolutive, de sorte que l’on peut parler d’émotions primaires (ibid. : 2 et suiv.) ; ou bien alors on classe angoisse et peur dans la catégorie plus générale des sentiments négatifs (Collins [2004] parle par exemple d’énergie émotionnelle négative), on les met donc en relation avec la colère, la honte, le dégoût, la dépression, la déception et la tristesse (Turner, 2007 : 190 et suiv.).

Jack Barbalet (1995, 1998) est le seul sociologue à s’intéresser à la peur comme émotion macro-sociale. Pour ce faire, il s’appuie sur certaines réflexions que l’on retrouve à l’occasion chez Max Weber. Dans Le métier et la vocation d’homme politique, on peut lire : « Il va de soi que, dans la réalité, la crainte et l’espoir […] interviennent comme motivations extrêmement importantes, et à côté d’eux d’autres intérêts de natures très diverses, pour conditionner la soumission (Weber, 2003 : 220). Pensons aussi à l’Éthique protestante de Weber et à la thèse qui y est associée de la doctrine de la prédestination selon laquelle le calviniste se trouvait individuellement confronté à son Dieu dont il ne connaissait pas les intentions (Weber, 2002c). Cela suscita chez les puritains une détresse, une angoisse et un profond désarroi. Étaient-ils élus ou non ? Ils cherchaient des signes pour savoir s’ils étaient les élus de Dieu et les trouvaient dans leurs succès économiques. De leur point de vue, la réussite matérielle — reposant sur un travail assidu et sur l’épargne — était un signe de la grâce divine. Ces conceptions religieuses qui génèrent l’angoisse suscitent par contrecoup des actions spécifiques et appellent des modèles d’interprétation typifiés.

La peur, selon Barbalet (1995), exprime la vulnérabilité d’un sujet dans une relation sociale et fournit une motivation forte qui entraîne un changement, donc le dépassement de cette angoisse. La peur du sujet naît généralement de contextes sociaux et la fuite ne lui permet généralement pas de se soustraire à la cause de la peur. La peur est en outre une émotion sociale au sens où elle est l’expression d’une expérience intersubjective partagée par une collectivité.

Les théories du statut et du pouvoir en sociologie des émotions, en particulier celle de Theodore Kemper, analysent elles aussi certes les concepts d’angoisse et de peur dans une perspective sociologique, mais ils sont d’une part conceptualisés de façon trop exclusive selon le schéma fuite/agression, et sont d’autre part dissociés de leur contexte culturel (voir Gerhards, 1988 ; Turner et Stets, 2006). Selon Kemper (1991), la peur naît dans des situations où le pouvoir de l’ego sur l’alter est insuffisant. Si on s’attribue la responsabilité de l’impuissance, alors on voit apparaître subordination et sentiments de dépendance. En l’attribuant à l’alter, on voit naître rébellion et manifestations d’agressivité telles que la colère[8]. On a, dans une approche constructiviste et interactionniste, objecté à Kemper que la peur ne saurait naître de la seule perte de pouvoir et de statut. Ce qui est beaucoup plus décisif, c’est que les acteurs interprètent dans cette optique les situations sociales — donc sous l’angle de la perte de statut et de pouvoir — (Shott, 1979, Hochschild, 1979). Les fluctuations à l’intérieur de la structure sociale doivent être interprétées en tant que telles à la lumière de la culture, afin de faire ressortir des sentiments qui eux obéissent à leur tour à des pratiques affectives culturellement codées.

Ces considérations ne permettent pas encore de cerner suffisamment la dimension sociologique de la peur. On ne ressent pas la peur au moment de la perte de statut ou de pouvoir, on la ressent plutôt parce que l’on s’attend à cette perte ou parce qu’on envisage cette possibilité dans le futur. C’est donc l’anticipation d’un changement de situation sociale qui déclenche cette peur. L’objet de la peur ne devrait donc pas être conceptualisé en premier lieu comme un agent menaçant : « Rather the object of fear is an expectation of negative outcome (...) The object of fear, then, is a prospect, the prospect of harm or injury » (Barbalet, 1995 : 19). Lorsqu’on a peur de certains actants sociaux, ce n’est pas en raison des choses que cet actant pourrait nous faire subir ou nous a fait subir, mais plutôt en raison des choses dont on pense qu’il pourrait les faire ou qu’il les fera. Les expériences du passé concernant cet actant intimidant peuvent évidemment favoriser l’anticipation de ce qui arrivera ou pourrait arriver dans le futur. La peur est donc une émotion anticipatrice basée sur des attentes quant à l’avenir. Prendre cette dimension au sérieux au plan méthodologique, c’est avoir la clé herméneutique à une compréhension de la peur de perte de statut — sans que la perte de statut soit par exemple objectivement identifiable, voire quantifiable.

L’ouverture sur le futur étant la caractéristique de la modernité, on pourrait faire valoir l’argument selon lequel la peur est certes une émotion constante d’un point de vue anthropologique, mais que sa dimension existentielle s’est vu renforcée du point de vue historique par l’apparition de la contingence dans la modernité — ce qui explique la corrélation intrinsèque entre l’existentialisme d’un Heidegger par exemple, de Sartre, de Camus et de leurs prédécesseurs (Kierkegaard, Dostoïevski) et la modernité. L’expérience moderne de la contingence fait écho, dans la mesure où elle n’est pas ressentie en premier lieu comme un gain de liberté, mais comme une insécurité, au sentiment d’angoisse et de peur et à l’expérience moderne de l’absurde et de la perte de sens (Eagleton, 2007)[9].

Les observations occasionnelles sur l’anxiété et la peur que l’on rencontre dans les ouvrages de sociologie traitent plutôt de groupes marginaux — Barbalet (1995) quant à lui souligne avec raison que la peur naît de comparaisons relationnelles concernant le statut et le pouvoir ; cela n’est donc pas paradoxal si des élites sociales ressentent de la peur par exemple dans des situations où elles anticipent une perte de statut. Cela ne veut pas dire pour autant que l’on s’adapte à la nouvelle situation et que l’on s’y soumette. Plus vraisemblablement, on essaie d’endiguer la peur (containment) et d’y répondre par un effort de mobilisation et par des innovations organisationnelles. En raison des ressources dont disposent les élites sociales, la peur, selon Barbalet (ibid. : 26), ne les mène généralement ni à la soumission, ni à la rébellion mais à une réorganisation.

Dans ce contexte, une autre émotion en corrélation avec la perte de statut retiendra notre intérêt : c’est celle de la honte. La honte est une émotion sociale par excellence ; ne repose-t-elle pas en effet sur une perception de son propre soi vu à travers l’autre (Scheff, 1994, 1997) ? Elle naît de l’acceptation évaluative d’un rôle et représente donc un sentiment de valeur. Si l’évaluation du soi dans la perspective de l’autre, telle qu’elle lui a été transmise, est positive, alors naissent des sentiments comme assurance subjective, fierté et conscience de sa propre valeur ; si elle est négative, alors se manifeste généralement de la honte ; elle a pour effet que nous nous ressentions « sans valeur ou méprisable, petit ou malpropre, ridicule ou laid, misérable ou pitoyable » (Neckel, 2000 : 93, traduction). Le sentiment de honte qu’entraîne la dépréciation sociale dépossède le soi de l’assurance, il se sent étranger et méprisé. Ce qui sous-tend ce sentiment de honte, c’est manifestement une norme qui fait consensus et à laquelle l’individu ou le groupe devrait obéir, conformément à l’image spécifique qu’il se fait de lui-même (ibid. : 95). Selon Neckel (ibid. : 96), ce n’est pas l’écart par rapport à une norme qui constitue le problème, mais bien la peur de la découverte d’un manquement. Le lien entre honte et peur apparaît ici de façon évidente[10].

À qui attribue-t-on la cause de la honte ? Voilà ce qui est déterminant : si on suppose que l’on ne satisfait pas à un critère de valeur reconnu, cela conduira vraisemblablement à une auto-responsabilisation qui se manifestera sous forme de dépression, d’isolement et d’abattement ; si au contraire, on considère que d’autres sont les instigateurs de la situation qui a déclenché la honte, alors il est possible que l’on interprète cette perte du respect de soi comme le résultat d’une agression et que l’on s’attaque au responsable. En même temps, le sentiment de honte se transforme en colère. La colère peut également se manifester lorsque la honte est réprimée et n’est donc pas perçue en tant que telle (Thomas Scheff parle de bypassed shame), un processus que l’on associe au concept culturel de masculinité qui occulte la peur et la honte, comme le souligne Scheff (1997 ; ainsi que Turner et Stets, 2006 : 31 et suiv.). L’existence d’une colère collective constitue une condition première au déclenchement de mouvements religieux et sociaux, elle représente en effet, contrairement à une émotion passive et introvertie, une émotion qui déclenche l’action et non la passivité et qui se cristallise autour de la catégorie du « nous contre les autres » (Ost, 2004 ; Goodwin et Jasper, 2006).

Les perceptions subjectives et collectives de menace se trouveront renforcées lorsqu’au sentiment de manque de sécurité et à la conscience de la contingence vient s’ajouter la honte qui dévalorise le soi. Si la honte parvient à se transformer en colère et que des tiers sont tenus responsables de cette humiliation, les chances de voir naître un mouvement social d’augmenteront. La colère des mouvements fondamentalistes doit être vue à la lumière d’une part de la contingence des conditions sociales et culturelles et d’autre part des processus sociaux humiliants de dévalorisation, déclenchés par des groupes libéraux et modernistes.

Une analyse d’Arlene Stein (2001) nous fournit une étude de cas qui vient appuyer de façon empirique les liens théoriques que nous venons de présenter : Stein a procédé en 1993 à une étude qualitative en Oregon où la Oregon Citizen Alliance, une section de la Christian Coalition, s’est mobilisée pour protester contre les lois antidiscriminatoires en faveur des homosexuels. Elle a, dans ce contexte, entrepris une analyse de discours et a pour ce faire réalisé des entretiens à question ouverte auprès des militants chrétiens conservateurs. Elle a analysé le rôle des émotions sur le plan linguistique, mais surtout les expressions du visage et du corps. Stein a identifié la honte comme sentiment constitutif de ce mouvement localisé. Elle en arrive à la conclusion qu’à sa base, la droite chrétienne se bâtit autour du sentiment de honte, dans le but et avec l’espoir de la dépasser, une de ses stratégies consistant à manifester colère et désapprobation à l’endroit d’autres groupes stigmatisés, tels que les homosexuels par exemple. Honte et colère sont essentiellement le produit d’une impression, celle d’être perçu par le monde et la société profane libérale et surtout par l’élite comme des individus désaxés, des personnes bornées, arriérées et dangereuses. Le mouvement façonne son rapport avec son environnement strictement selon le modèle du « nous contre eux ». Nous les bons, les purs, mais aussi les exclus de la culture dominante contre l’ennemi séculier et pécheur dont un Kulturkampf doit venir à bout. Sentiments de force et d’appartenance communautaire résulteront de cette vision du monde. Dans l’optique des groupes fondamentalistes, les homosexuels sont l’antithèse d’une société bonne et ordonnée : « Since shame is a function of a preoccupation against an «other», shame-reparation or reduction involves retaliation against an «other» who, it is suggested, is the shame-agent. For Christian conservatives, homosexuality has during the past fifteen years served as the «other» » (Stein, 2001 : 127). Le Kulturkampf dans la société américaine, selon Stein, n’est pas de nature purement cognitive : « There is a profound emotional dimension as well : a quest to transform shame into pride » (ibid. : 131). La thèse avancée ici sous-entend donc qu’une dynamique émotionnelle identique a existé dès l’apparition du premier mouvement fondamentaliste au début du xxe siècle — ce que nous ne pourrons approfondir ici.

4. Le mouvement évangélique et le soi émotionnel

Quels sont les sentiments positifs qui sont associés aux pratiques religieuses ? On pourrait penser que le sujet a été amplement traité dans les ouvrages de sociologie des religions, mais là encore, on est déçu. On pourrait certes mentionner l’accent mis par Weber sur le charisme, une qualité des individus favorisant le changement social ; on peut aussi penser à Durkheim et à son insistance sur les phénomènes d’extase collective qui peuvent déclencher une expérience religieuse[11], suscitent un esprit communautaire et contribuent à l’intégration et à la motivation des groupes. Très récemment, les recherches dans le champ de la sociologie culturelle et des mouvements sociaux ont trouvé là un point de départ (cf. Pettenkofer, 2006). Le sentiment collectif, voire une euphorie collective, au sens durkheimien, crée des émotions positives (la fierté par exemple) qui sont dues à la confirmation réciproque de la validité des positions individuelles et au lien affectif avec les autres membres du groupe (Goodwin et Jasper, 2006). Plus le groupe sera remis en question de l’extérieur, plus le sentiment communautaire à l’intérieur du groupe s’en trouvera intensifié.

Un débat plus large sur la place à accorder aux émotions dans le domaine de la sociologie des religions ne fait que s’amorcer[12]. C’est Christian Smith qui a entamé ce débat en 2007 dans la revue Sociology of Religion alors qu’il posait la question Why Christianity works ? Si son approche phénoménologique de la sociologie des émotions a recueilli un large consensus, elle a en revanche soulevé de vives critiques quant à son application concrète.

Smith s’interroge sur la nature des expériences qui ont permis au christianisme de survivre plus de 2000 ans et de continuer à être vivant. Pour l’expliquer, il ne faut pas seulement invoquer les facteurs contextuels structurels, il faut examiner avant tout les contenus de la pratique religieuse. « My basic argument, which will focus on Christianity, is that the belief content of the Christian faith gives rise to certain pratices and experiences — particularly emotional ones — that many people find highly engaging, compelling, persuasive, and convincing » (Smith, 2007 : 167). Il souligne l’impact émotionnel et le pouvoir convaincant qu’ont certains aspects de la pratique religieuse : toujours selon son analyse, le cosmos n’est aux yeux du chrétien ni froid ni vide, il est habité par un Dieu personnel, la vie individuelle a un sens, l’amour de Dieu pour chacun des humains est universel, absolu et inconditionnel, le christianisme donne à ses disciples un langage qui leur permet de décrire la faute, la responsabilité et le repentir. C’est l’expérience chrétienne de la grâce et du pardon qui lui paraît la plus marquée par l’émotion (ibid. : 173). Toujours selon Smith, la prière est le cadre par excellence propice à l’émotion parce qu’elle fait appel à l’expression et aussi parce qu’elle a des effets cathartiques. Le christianisme offre, selon lui, des critères moraux clairs et évite toute confusion morale ; il trouve ses assises dans des expériences collectives qui procurent sécurité et identité. À son avis, le christianisme remplit des besoins humains fondamentaux de nature émotionnelle et ontologique : « for significance, security, love, ownership and confession of wrong, forgiveness, bearings for moral living, and belonging ».

Toutes les réponses aux articles de Smith s’accordent pour dire que la sociologie des religions n’a pas intégré suffisamment les émotions dans ses perspectives de recherche. Smith a néanmoins suscité de vives critiques. On lui reproche — nous ne mentionnerons ici que les points les plus importants — d’adopter une démarche apologétique et d’avoir généralisé un christianisme bien précis, celui du mouvement évangélique américain. Autrement dit, les aspects émotionnels phénoménologiques que Smith souligne ne sont pas caractéristiques du christianisme en tant que tel (représenté par le Dieu personnel, aimant et attentionné), mais appartiennent plutôt à une théologie et à une culture évangélique américaines (Edgell, 2008 ; Lynch, 2008 ; Spickard, 2008). Cette approche ne précise pas non plus quelle satisfaction émotionnelle les autres confessions chrétiennes retirent de leur pratique religieuse. Par ailleurs, le christianisme n’est pas la seule grande religion qui existe depuis fort longtemps et ne cesse de faire de nouveaux adeptes, et ceci sans le recours aux notions théologiques d’un Dieu m’aimant personnellement, de la grâce et du pardon — pensons par exemple à l’hindouisme et au bouddhisme (Sharp, 2008). Il n’apparaît pas clairement non plus sur quoi repose la sécurité ontologique de l’homme non religieux. Smith fait également abstraction du fait que la systématisation des concepts de péché et de repentir ont depuis toujours fait naître dans le christianisme des sentiments négatifs comme la culpabilité et l’anxiété (ibid. : 456).

Toutes les réponses aux articles de Smith s’accordent toutefois sur ce point : la sociologie des religions n’a pas donné assez d’espace aux émotions dans ses perspectives de recherche. On doit néanmoins prendre au sérieux les critiques virulentes formulées à l’endroit de Smith[13]. En effet, il s’impose de prendre dans un sens plus étroit la question posée par Smith ainsi que sa réponse : Smith ne répond qu’à la question concernant les pratiques, les interprétations et les expériences qui rendent le protestantisme évangélique émotionnellement attrayant aux yeux de certains groupes tant aux États-Unis que dans d’autres pays (Lynch, 2008 : 465). Dans cette démarche, Smith aborde une question qu’avait soulevée au début du vingtième siècle William James dans son ouvrage sur la psychologie des religions Les formes multiples de l’expérience religieuse publié en 1902, question à laquelle d’ailleurs personne ou presque n’a donné suite. James cherche aussi à reconstruire les expériences religieuses et comme Smith, il donne, ce faisant, une place prépondérante au protestantisme évangélique (cf. Taylor, 2002). Dans son étude (1997 : 63 et suiv.), il met lui aussi de l’avant les sentiments, reconstruit le rôle de la religion, réductrice de l’angoisse (ibid. : 183 et suiv.) et développe notamment l’expérience de la conversion, le born-again des chrétiens évangéliques, qui permet à l’individu d’acquérir la certitude et apporte force et soutien (ibid. : 208 et suiv.).

Actuellement, on peut en effet qualifier la majorité des communautés religieuses chrétiennes américaines et leur pratique religieuse d’évangéliques, si l’on prend ce terme dans un sens assez large : l’accent y est mis sur la personne de Jésus, la Bible y est perçue comme source directe d’inspiration, on se perçoit généralement comme un chrétien ayant fait l’expérience du born-again et toute l’attention se porte sur les sensations personnelles.

Depuis le début du vingtième siècle, le paysage des religions subjectivistes accueille un nouveau rejeton qui a eu une énorme influence : il s’agit du mouvement pentecôtiste (voir Hochgeschwender, 2007). Ici l’expérience directe de l’inspiration par l’Esprit-Saint se trouve au centre de la foi. Les manifestations d’exaltation accompagnant le culte, le parler en langues et les moments d’extase y sont monnaie courante. La primauté du subjectif et de l’expérience vécue sur l’écriture, sur la théologie et sur le sacrement y est très marquée. Événements religieux, miracles, dons de la grâce et l’extraquotidien sont au centre de l’expérience religieuse (cf. Riesebrodt 1990 : 22). On observe parfois même d’étranges répercussions dans d’autres domaines : le réveil religieux se voit ainsi associé à la guérison physique ou à la promesse de réussite professionnelle ou financière.

Les observateurs de ces scénarios religieux iront jusqu’à parler d’une « religiosité de cafétéria » (Prätorius, 2003) : on compose son propre menu à partir des différents choix religieux et spirituels. Les tendances que l’on pouvait observer au début du xxe siècle se sont de toute évidence accentuées dans le courant des dernières années : depuis, on a assisté à une évolution progressive vers un self help thérapeutique au sein de plusieurs programmes religieux. La religion doit favoriser un état d’esprit général positif, renforcer le moi, donner l’espoir et contribuer à la croissance personnelle. Une revendication fondamentale de la religiosité et de la spiritualité américaines est depuis les années 1960 l’accomplissement et la croissance individuels qui en Europe se réalisent de plus en plus en dehors des institutions ecclésiastiques.

Les églises américaines ont adapté l’« éventail de leurs produits » en fonction de ces besoins : elles font appel aux médias modernes, renoncent à des éléments liturgiques traditionnels, introduisent de la musique rock et transforment les églises en vastes lieux de rencontre où sont offerts des contacts psychothérapeutiques. Les mega-churches proposent des events rassemblant plus de dix mille participants, on y trouve des centres commerciaux, des parkings et des gymnases. Ces formes d’un type nouveau ont un point en commun : elles ne demandent pas d’engagement contraignant envers les institutions religieuses ; elles sont dans leurs orientations profondément opposées à toute forme d’institutionnalisation ; ce qui compte dans ce supermarché de produits à signification religieuse, ce ne sont ni les engagements, ni la loyauté mais bien une valorisation narcissique du moi (Wolfe, 2003).

Depuis les années 1960, les évangéliques conservateurs et les fondamentalistes se sont eux aussi de plus en plus distanciés d’un protestantisme ascétique et accordent au soi une place primordiale dans leur pratique religieuse (Hunter, 1987 : 50 et suiv.). L’attention apportée au soi propre a acquis une forme de légitimité et la rigidité morale et ascétique s’est nettement estompée, même si bien évidemment il existe encore des différences très fortes avec les secteurs non fondamentalistes de la population. La réalisation de soi est un sujet qui depuis des décennies déjà fait désormais son chemin dans les milieux religieux évangélico-conservateurs : cela se reflète dans les nombreux ouvrages religieux portant sur l’autoresponsabilisation et la réalisation de soi. L’ouvrage de Robert Schuller Self-esteem : The New Reformation datant de 1983 a été distribué à quelque 250 000 exemplaires aux ecclésiastiques du pays (ibid. : 70). Schuller s’emploie à réviser la théologie réformatrice et à remettre le respect et l’estime de soi au centre des préoccupations spirituelles. Inversement, l’enfer serait un état psychologique défini par un manque d’estime de soi et de fierté. Hunter (1987 : 73 et suiv.) résume comme suit la métamorphose qui se produit au sein du milieu évangélique et fondamentaliste : « In a word, the Protestant legacy of austerity and ascetic self-denial is virtually obsolete in the larger Evangelical culture and is nearly extinct in a large percentage of the coming generation of Evangelicals (...) Far from being untouched by the cultural trends of the post-World War II decades, the coming generation of Evangelicals, in their own distinct way, have come to participate fully in them » (le dernier passage est mis en relief dans l’original).

Richard Madsen (2009) a récemment publié une étude de terrain portant sur la religiosité aux États-Unis ; il y analyse qualitativement les pratiques religieuses dans quatre communautés religieuses très différentes de San Diego et vient renforcer les thèses présentées ici. Les groupes d’étude (catholiques, protestants, juifs et adeptes de la Santeria) recouvrent un large éventail de conceptions politiques et théologiques aussi bien orthodoxes que libérales, mais partagent une valeur fondamentale, celle de l’individualisme religieux. Tous les membres des communautés faisant l’objet de l’étude considèrent leur adhésion comme une décision délibérée et active et leur pratique de la religion leur procure des sentiments forts de joie, de gratitude, de respect, de crainte et de colère. Madsen parvient à la conclusion qu’aux États-Unis, la religiosité est devenue au cours des dernières décennies plus enthousiaste et qu’elle se caractérise par un individualisme expressif plus grand. Même le groupe évangélique très conservateur à l’étude mettant en pratique une interprétation littérale de la Bible montre lui aussi dans sa spiritualité un attachement à l’expérience subjective et à l’argument du choix individuel. Dieu est l’objet d’un choix, c’est l’a priori que partagent toutes les communautés religieuses — Madsen se voit obligé de constater qu’il y a un parallélisme discursif entre le choix religieux et les décisions des consommateurs (ibid. : 1278).

L’assurance d’avoir fait le bon choix religieux naît de la perception que l’on a de ses propres sentiments : les expériences doivent être intenses, c’est ce qui leur confère leur évidence, « [It] was important for our interviewees that their faith gave them satisfaction » (ibid. : 1278). Dans cette même optique, une orientation piétiste et une religiosité évangélique centrée sur les sentiments imprègnent la totalité des attitudes religieuses des couches moyennes américaines, peu importe la confession. Cette religiosité individualiste et sentimentale est la caractéristique, selon Madsen, des blancs appartenant aux couches moyennes ; elle s’est propagée et imposée depuis longtemps en dehors des cercles purement évangéliques, dans les communautés aussi bien libérales que conservatrices (ibid. : 1281). Ce phénomène avait jusqu’ici échappé à la recherche, probablement parce que le style austère du protestantisme plus ancien, privé de toute émotion, faisait implicitement figure de standard normatif et que de ce fait des attitudes religieuses plus émotives semblaient obligatoirement être des formes déviantes (Nelson, 1996).

Conclusion

Dans quelle mesure contingence, sentiments positifs et sentiments négatifs dans la vie religieuse de l’Amérique sont-ils interreliés ? À l’époque de la modernité, la contingence n’entraîne pas automatiquement un affaiblissement des liens religieux. Ainsi, dans le cas du fondamentalisme, ils peuvent même se trouver renforcés en réaction à la contingence. Nous avons vu que le mouvement fondamentaliste ne peut être compris que partiellement si une analyse systématique n’inclut pas — en tant que, techniquement parlant, variables dépendantes ou indépendantes — la crainte, la honte et la colère. La version la plus fréquente de la certitude religieuse se retrouve désormais moins sous la forme d’une littéralité biblique que sous celle d’une évidence ou certitude émotionnelle subjective.

La religiosité entre donc dans la catégorie des phénomènes culturels plus vastes auxquels sont confrontées les sociétés modernes. En effet depuis les années 1960, les sociétés occidentales connaissent de façon accrue un changement de signification des émotions dans la vie quotidienne. Le soi émotionnel obéit moins au diktat de rôles à jouer qu’à des sentiments intérieurs et aux besoins de parvenir à des émotions positives et d’éviter des émotions négatives[14]. L’attention portée à ses propres émotions, la réflexion sur celles-ci, leur mise en langage ainsi que la démonstration et l’abréaction de celles-ci sont devenues de plus en plus importantes. Gerhards (1989) parle d’un processus d’informalisation dicté essentiellement par le fait que les individus obéissent plus à des états émotionnels qu’à des normes abstraites ou encore au refoulement de leurs émotions. Les sentiments se voient donc conférer la propriété de « marqueurs d’authenticité » puisque la référence aux sentiments propres ne peut être contestée par les autres (ibid.).

On peut donc parler d’un énorme changement dans le paysage religieux des États-Unis depuis le voyage de Weber en 1904, mais certainement pas d’une sécularisation au sens d’une disparition de la religion. Si l’ancienne éthique protestante synonyme de discipline était parfaitement conforme au capitalisme industriel naissant et à ses structures bureaucratiques, les nouvelles formes d’une religion centrée sur le soi et expressive sont quant à elles en accord avec les exigences d’un capitalisme émotionnel et flexible (Illouz, 2006) qui, faisant appel à divers aspects de la créativité, de l’initiative privée, de l’engagement ciblé, de l’autodétermination (Boltanski et Chiapello, 1999), se construit sur un soi thérapeutique et est étroitement lié à la consommation omniprésente. Ainsi, nous pouvons aujourd’hui observer aux États-Unis des pratiques religieuses qui aspirent à une maîtrise subjective émotionnelle de la contingence et font partie intégrante d’une culture de la primauté de l’évidence émotionnelle et du choix individuel.