Résumés
Résumé
L’activité d’innovation prend, dans la Mode, la forme d’une répétition obligée et offre l’occasion aux chercheurs d’observer, en détail et en pratique, la génération de l’innovation. La littérature existante, tant dans les cultural studies qu’en sociologie des organisations, se concentre le plus souvent sur le niveau interorganisationnel, selon une hypothèse qui relie la production de l’innovation aux conditions du marché ; la « production » devient alors essentiellement « circulation d’une innovation donnée comme acquise ». Le concept de « créativité diffuse », développé dans les fashion studies, met l’accent sur les dynamiques à la fois intra- et infra-organisationnelles, offrant ainsi une bonne perspective pour l’analyse empirique des activités liées à la génération de l’innovation dans la Mode. Le « travail en atelier » est le cadre idéal-typique que l’auteure propose ici pour comprendre l’organisation du travail d’innovation, avec ses caractéristiques d’activité de création réitérée, collective et négociée. Ce cadre permet de transformer un « voyage d’innovation » complexe, et donc difficile à saisir par des catégories discrètes, en une routine compliquée. Le travail en atelier est fondé sur une coordination obtenue à travers la réalisation d’objets intermédiaires de la conception et l’imposition d’échéances, sur une technologie à lien faible et une autorité de nature personnelle, sur un système planifié d’ouvertures et de fermetures du noyau technique et sur l’administration par corps de métiers.
Mots-clés :
- création de mode,
- processus de collection,
- administration par corps de métiers,
- technologie à lien faible,
- innovation
Abstract
In fashion, innovation takes the form of a necessary repetition and provides researchers the opportunity to observe in detail and in practice the creation of innovation. The existing literature, both in cultural studies and in the sociology of organizations, is often focussed at the inter-organizational level, based on a hypothesis linking the production of innovation to market conditions, where “production” becomes essentially the “circulation of a particular innovation as given.” The concept of “diffuse creativity” developed in the fashion studies, has stressed both intra- and infra-organizational dynamics, offering a useful perspective for empirical analysis of activities linked to the development of fashion innovation. “Studio work” is the ideal-typical framework that the author here proposes to help understand the organization of the work of innovation, with its characteristics of reiterated, collective and negotiated activities of creation. This framework allows us to transform a complex (and thus difficult to categorize into discreet categories) “innovation journey” into a complicated routine. The studio work is based on coordination obtained through the creation of mediating conception objects and the imposition of deadlines, using loosely coupled technology and personal authority, on a planned system of openings and closings of a technical core and on craft administration.
Keywords:
- fashion creation,
- collection process,
- craft administration,
- loosely coupled technology,
- innovation
Resumen
En la moda, la actividad de la innovación toma la forma de una repetición obligada que presenta a los investigadores la oportunidad de observar, en forma detallada y en la práctica, la generación de la innovación. La literatura existente, tanto en los Cultural Studies como en la sociología de las organizaciones, se enfoca con frecuencia en el nivel interorganizativo, según una hipótesis que relaciona la producción de la innovación con las condiciones del mercado, donde la “producción” deviene esencialmente “circulación de una innovación dada por hecho”. El concepto de “creatividad difusa”, desarrollada en los fashion studies, hace énfasis en las dinámicas a la vez intra e infraorganizativas, ofreciendo una buena perspectiva para el análisis empírico de las actividades relacionadas con la generación de la innovación en la Moda. El “trabajo en taller” es el contexto ideal típico que la autora propone aquí para comprender la organización del trabajo de innovación, con sus características de actividad de creación reiterada, colectiva y negociada. Ese contexto permite transformar un “viaje de innovación” complejo, y por ello mismo difícil de comprender a través de categorías discretas, en una rutina complicada. El trabajo en taller está basado en una coordinación lograda a través de la realización de objetos intermediarios de la concepción y la imposición de plazos a una tecnología de relaciones débiles y una autoridad de naturaleza personal, a un sistema planificado de aperturas y cierres de un núcleo técnico y a una administración basada en gremios.
Palabras clave:
- creación de la moda,
- procesos de colección,
- administración por gremios,
- tecnología de relación débil,
- innovación
Corps de l’article
Introduction
La question de l’innovation est cruciale à une époque où les transformations des systèmes locaux de production industrielle subies en Europe au cours des dernières années de crise économique (Courault et Doeringer, 2008) suscitent la crainte d’une économie sans production industrielle (cf. ad es. Crouch, Le Galès etal., 2001). Parce que les mains sont ailleurs et que la tête est tout ce qui reste aux pays développés, on voit un véritable essor des études sur le management de l’innovation (Verganti, 2010).
Pour ce faire, les industries culturelles représentent un terrain privilégié (Lampel Lant et Shamsie, 2000). En effet, la production d’idées et l’innovation constituent les objectifs principaux — et les problèmes essentiels — de ce type d’industrie (Hirsch, 1972). Les nombreuses études qui ont cherché à cerner le problème de l’innovation dans ce genre d’industrie se sont toutefois limitées à observer, à un niveau « macro » (interorganisationnel), la circulation d’une innovation générée de façon autonome et quelque peu mystérieuse (Mezias et Mezias, 2000 ; Crane 1997 ; Peterson et Berger, 1975). Par ailleurs, les chercheurs qui ont abordé directement la genèse de l’innovation se sont heurtés à des dynamiques circulaires et apparemment non reproductibles (Van de Ven et al., 1999), où la seule linéarité lisible ne serait que le résultat des narrations faites a posteriori par les acteurs (Deuten et Rip, 2000).
À travers l’étude du travail de création dans l’industrie de la Mode, cet article se propose d’aborder la genèse de l’innovation. La Mode (avec une majuscule en tant que champ organisé et institutionnalisé [Kawamura, 2005 ; Bourdieu et Delsault, 1975]) est une industrie culturelle qui ne se résume pas à la production de l’habillement. Elle revêt les objets d’une valeur symbolique qui transforme la valeur sociale de ce qui sort de son système de production (Giusti, 2009a ; Kawamura, 2005 ; Bourdieu, 1984 ; Bourdieu et Delsault, 1975). La Mode, à travers son long parcours d’institutionnalisation (Kawamura, 2005 ; Lipovetsky, 1987), a organisé la production de l’innovation d’une manière réitérée et systémique, autour des collections saisonnières, et elle est parvenue à créer des routines organisationnelles pour la production de l’innovation. Ces routines peuvent représenter un type idéal (Weber, 1995 [1921]) d’organisation du travail dans des contextes caractérisés par une technologie à lien faible, la difficulté d’évaluer la performance et la production obligée de l’innovation.
Si le processus de création dans la Mode est diffus, collectif et négocié, il n’en est pas moins organisé de façon originale en un ensemble cohérent et planifié de routines visant à la genèse réitérée de l’innovation. La nature qualitative de la recherche menée ne me permettra pas de procéder, à partir de mon seul travail, à des généralisations. Toutefois, au vu des observations de Mora (2010, 2006, 2003) et de Kawamura (2004) qui rapportent des données de terrain allant dans le même sens, ainsi que de la littérature pédagogique sur le design de mode (Jenkyn Jones, 2002), le type idéal que j’appellerai « travail en atelier » me paraît bien synthétiser les traits marquants du travail du designer de mode dans ce que Diana Crane appelle le « design de luxe » (Crane, 2000). Le fait de parler de design de luxe, plutôt que de prêt-à-porter ou de haute couture, met l’accent sur le projet ainsi que sur le rôle du designer (Giusti, 2009b), tout en faisant abstraction de la modalité de production, qu’elle soit industrielle ou artisanale.
Après une présentation critique des études existantes en matière de production de l’innovation dans les cultural studies, dans la sociologie des organisations et dans les fashion studies, j’esquisserai les traits d’un mode « normal » d’organisation du travail d’innovation dans la Mode : le « travail en atelier » synthétisé à partir de l’observation du travail de création.
Les données présentées ci-dessous sont extraites d’une enquête fondée sur une quarantaine d’entretiens semi-directifs, selon la méthode de l’analyse stratégique (Crozier et Friedberg, 1977), ainsi que d’observations participantes au sein des maisons et des principaux salons professionnels, durant les années 1998-2000. Le but de l’enquête était d’analyser le processus de collection dans deux célèbres maisons de couture parisiennes ayant aussi une activité de prêt-à-porter et chez leurs licenciés italiens — dont l’un est aussi titulaire d’une marque indépendante de prêt-à-porter assez célèbre, dirigée par une créatrice qui fait partie désormais du star system des designers (Kawamura, 2005). Grâce à l’enquête menée dans cette dernière entreprise, j’ai aussi pu reconstruire la méthode de travail d’un troisième très célèbre couturier parisien, dont l’entreprise est également licenciée. Après un premier entretien, ce couturier n’a toutefois pas souhaité que je poursuive ma recherche au sein même de la maison de couture. L’intérêt de disposer de données de première main est ici essentiel, puisqu’il est extrêmement difficile pour un observateur externe, qui ne propose pas de contrepartie à visée commerciale ou à usage communicationnel, d’aborder directement la question de la création (comme dans le cas des cinéastes à la Prigent [2005]). Pour donner une idée de ces difficultés, je renvoie au récit de Raymonde Moulin dans l’introduction de son ouvrage de référence, Le marché de la peinture en France (1967). Dans mon travail de terrain, à la fin des années 1990, j’ai rencontré une forte hostilité vis-à-vis du projet sociologique qui se traduisait par de l’intimidation et du mépris, et qui est comparable à ce que Moulin évoque pour le milieu de l’art contemporain parisien. Mon expérience actuelle avec un champ de la Mode encore plus institutionnalisé (Giusti, 2009a ; Kawamura, 2005), et donc encore plus soucieux d’entretenir la croyance (Bourdieu, 1977 ; Bourdieu et Delsault, 1975), me porte à croire que le monde de la création est désormais encore plus fermé à un regard qui cherche à en dévoiler les ressorts, même si ce regard se veut uniquement scientifique.
1. Cultural studies, fashion studies, organisation et innovation
Les cultural studies dans le monde anglo-saxon, comme la sociologie de l’organisation, se sont penchées — souvent de façon disjointe, parfois en dialoguant (Mezias et Mezias, 2000 ; Crane, 1997) — sur le phénomène de production de l’innovation. L’hypothèse sous-jacente est celle proposée par Peterson et Berger (1975) dans leur ouvrage fondateur, et reprise ensuite par Paul DiMaggio (1977), à savoir que la structure du marché influencerait le processus de création et, à travers ce dernier, le degré d’innovation et la diversité des produits circulant dans le système. Ce faisant, la production de l’innovation est toujours analysée d’un point de vue macro, qui prend en considération tant les relations de marché que les relations interorganisationelles.
Cette approche « macro » de la production et de la diffusion de l’innovation est cohérente avec le schéma proposé par Paul Hirsch (1972) : le système des industries culturelles n’est qu’un « processeur » (a throughput system) d’une innovation donnée comme acquise. La question de savoir comment l’innovation est concrètement générée est d’habitude éludée par des discours très généraux sur l’autonomie des artistes ou le financement de l’art (DiMaggio et Hirsch, 1976). L’autonomie du monde de la création est aussi sous-entendue lorsqu’il s’agit de comprendre l’organisation du travail au sein des industries culturelles. Les catégories communément utilisées, telles que « administration par corps de métier » (Hirsch, 1972 et Stinchcombe, 1959) ou « administration par intermédiaire » (DiMaggio, 1977), ne font que souligner l’autonomie des créateurs. L’administration par intermédiaire (DiMaggio, 1977) serait ainsi utilisée quand les entreprises n’ont pas les compétences pour juger le projet de création du nouveau produit et doivent alors enrôler des personnes extérieures pour traduire les critères de jugement en un langage qui leur soit compréhensible. Cette conception laisse de côté les modalités de travail des artistes et le caractère professionnel du jugement sur leur travail. La création est alors envisagée comme une activité encore plus étanche que celle gérée par les corps de métier et ressemble à une capitulation sans condition face à ce que Barthes (2001 [1966]) appelait le « mythe de la profusion créatrice, spontanée ». L’innovation n’apparaît alors pas comme une variable, mais comme un paramètre.
Du côté de la recherche organisationnelle sur l’innovation, Van de Ven et ses collègues, dans leur ouvrage désormais classique (1999), ont abordé la génération de l’innovation de l’intérieur, en suivant le développement de treize cas assez différents les uns des autres — allant des prototypes d’appareils médicaux aux politiques publiques, en passant par les circuits intégrés. Ils décrivent le « voyage de l’innovation » comme un « système dynamique non linéaire », qui développe des flux enchevêtrés d’idées innovantes et d’activités prises en charge par différents secteurs de l’organisation. Ce ne serait que dans la narration des différents acteurs que ce voyage complexe finirait par acquérir une linéarité.
Les narrations sont d’ailleurs au coeur du processus d’organisation des activités liées à l’innovation, comme le montrent bien Deuten et Rip (2000) avec leur concept d’ « infrastructure narrative ». Une infrastructure narrative est un cadre cohérent de narrations qui constitue un procédé à la fois symbolique et organisationnel pour façonner l’action des acteurs dans des contextes où les points de repère font défaut. Quoique puissant et stimulant pour l’analyse, le concept d’infrastructure narrative renvoie, encore une fois, à une appréhension limitée et fragmentaire des pratiques concernant les processus d’innovation. La linéarité, selon cette perspective, n’est qu’une conséquence du regard rétrospectif des acteurs et l’analyse des procédés concrets selon lesquels s’opère l’innovation demeure donc opaque.
D’un point de vue organisationnel, l’opacité de ces systèmes non linéaires et dynamiques renvoie à des notions classiques : le concept de technologie intensive de James D. Thompson (1967) et celui de technologie non routinière, ou artisanale, de Charles Perrow (1967), concepts souvent associés à une coordination survenant par « ajustement mutuel ». Le niveau élevé de communication exigé entre les acteurs impliqués dans ce mécanisme (grosso modo, tout le monde doit communiquer avec tout le monde) entraîne des coûts de coordination tout aussi élevés, coûts que seule une technologie artisanale — par une coordination basée sur le savoir-faire issu de la tradition du corps de métier (Stinchcombe, 1959) — pallierait. Toujours est-il que savoir-faire artisanal et ajustement mutuel relèvent d’une sorte de « pensée sauvage » de l’analyse organisationnelle, dont les « modernistes » (Hatch, 2006) de la sociologie des organisations, à partir de Frederick W. Taylor, ont essayé de se démarquer. Le concept de pensée sauvage n’implique aucunement que les processus sous-jacents à l’innovation, bien que tacites et/ou non linéaires, soient non organisés. Les chercheurs ne sont donc pas exemptés d’essayer de démêler l’écheveau de la régulation, qui se cache sous l’étiquette déroutante d’ajustement mutuel. Bruno Latour (1994) nous rappelle que l’interaction sociale peut être « complexe » (impliquant l’action simultanée de variables qui ne peuvent pas être appréhendées de façon discrète) ou « compliquée » (impliquant la présence successive de variables discrètes qui peuvent donc être traitées séparément) et que, dans l’action humaine, il existe normalement toujours la possibilité du passage d’une situation complexe à une situation seulement compliquée.
Tout en étant considérée comme une industrie culturelle sui generis par les chercheurs qui croient encore que l’on s’habille pour des raisons d’utilité (Hesmondalgh, 2007), la Mode représente un champ pertinent pour étudier la production de l’innovation. Elle nous livre des produits de masse à forte valeur symbolique ajoutée (Bourdieu et Delsault, 1975) et constitue un champ organisationnel (DiMaggio et Powell, 1983) où l’innovation prend la forme d’une répétition obligée[1].
Le rythme des collections saisonnières oblige les entreprises à sortir un nouveau produit deux, voire quatre, fois par an, introduisant, d’un côté, une certitude relative sur le moment où proposer une innovation et obligeant, d’un autre côté, à prendre en charge de façon systématique l’activité innovante. Certes, cela suppose de différencier la nouveauté (simple émission d’un nouveau produit sur le marché) de l’innovation (véritable changement des caractéristiques du produit), mais ce terrain offre une occasion précieuse pour analyser la façon dont les entreprises affrontent la quête du nouveau. La Mode continue toujours d’interposer, comme le notait Barthes (1981 [1967]), un « luxe de paroles » entre ses objets et ses usagers et elle dissimule le problème de la recherche de l’innovation sous l’expression aux allures symboliques (cf. aussi Bourdieu, 1984 ; Bourdieu et Delsault, 1975) de « processus de création ».
Les fashion studies sont un secteur d’études encore en voie de structuration et en proie à des interrogations fondamentales, telles que l’accord sur les pères fondateurs et sur un noyau commun d’intérêts et de références, l’enracinement ou la prise de distance par rapport aux différentes approches méthodologiques qui les constituent (Tseëlon, 2010 ; Giusti 2009a ; Crane et Bovone 2006). Ce secteur se caractérise également par un manque chronique, toujours souligné par les chercheurs mais jamais résolu, de recherche empirique (Giusti, 2009a ; Horowitz, 1976 ; Nystrom, 1928). Toutefois, acteurs et pratiques de la génération de l’innovation dans la Mode ne sont pas complètement étrangers à ce domaine de recherche.
Une description synthétique du processus de création et de production en haute couture et prêt-à-porter esquissée par Kawamura (2004, chap. 4) vise à fournir au lecteur les fondements techniques nécessaires à une meilleure compréhension des différences entre les deux univers de la Mode. Kawamura souligne l’importance, dans les deux cas, des croquis, du patronage, de la mise au point des toiles et des essayages. Toutefois, pour elle, il s’agit de simples éléments « techniques » ; elle n’en propose pas d’analyse sociologique. Nous reviendrons plus loin sur l’importance de ces objets dans le processus de création, même si notre analyse n’ira pas jusqu’à octroyer aux objets le statut d’acteurs non humains (Latour, 1994 ; Callon, 1986). Ailleurs, moi-même, je me suis intéressée au processus de création d’une nouvelle collection afin de mieux cerner les tâches (au sens de F. W. Taylor) du créateur de mode (Giusti, 2009b) et de montrer l’utilité du concept d’editing (Becker, 1982) pour mettre au jour le caractère « débordant », par rapport à la simple « création », du projet de Mode ainsi que les circularités entre production et marché qui en sont caractéristiques (Giusti, 2009c).
Cependant, c’est aux recherches menées par le centre Modacult de l’Université catholique de Milan et notamment aux différentes contributions d’Emanuela Mora (2010, 2006, 2003 ; Mora in Volonté, 2003) que nous devons l’analyse la plus claire et la plus fiable du processus de collection dans différentes entreprises de l’industrie italienne de la Mode. À partir d’une recherche empirique approfondie, menée sur six entreprises différentes allant du « design de luxe » (Cerruti, Trussardi et Marzotto) au fast fashion (JFK, Henriette Confezioni), Mora (2010, 2006, 2003 ; Mora in Volonté, 2003) analyse le travail de création dans une perspective d’industrie culturelle (Hirsch, 1972) et aboutit à un concept très intéressant du point de vue théorique, celui de « créativité diffuse ». Le terme diffuse synthétise les caractéristiques principales du processus d’innovation dans la Mode : d’abord, le caractère collectif, suggéré par Herbert Blumer (1969) et ensuite repris par Yuniya Kawamura (2004, 2005) qui s’appuie sur le cadre théorique de Howard S. Becker (1982) ; ensuite, le caractère négocié ; enfin, la spécificité de son contexte d’actualisation, la network enterprise (Powell, 1990).
Si la première caractéristique du processus d’innovation, son caractère collectif, n’est pas surprenante et constitue l’une des grandes questions relatives à l’innovation dans les industries culturelles (Lampel, Lant et Shamsie, 2000), les deux dernières ouvrent des perspectives inattendues. Mora remarque d’abord que les créateurs ne sont pas les seuls responsables du résultat du travail de création : en effet, d’autres catégories d’acteurs, à savoir les managers, responsables de collection et modélistes (les premiers d’atelier de la haute couture) exercent une influence parfois décisive sur l’aspect final de la collection. Suivant le schéma fonctionnaliste proposé à l’origine par Paul Hirsch (1972), elle (2010) distingue trois types d’influences : « stratégique », « procédurale » et « technique » exercées par différents acteurs, à savoir les directeurs de produit, les modélistes, les managers marketing, etc. La nouvelle collection est le résultat négocié de ces trois genres d’influences, fruit de l’ « accord obtenu » et qui demande « beaucoup d’esprit de collaboration » entre les différents acteurs qui participent au processus de collection (Mora, 2010). Par ailleurs, les acteurs ayant un rôle important dans la création n’appartiennent pas toujours — voire presque jamais, surtout dans la tradition de la Mode italienne — à la même entreprise. Le travail de création se fait donc dans une interaction négociée entre maison de création et sous-traitants (de confiance) ou licenciés, dans le cadre de ce que la sociologie des organisations appelle une entreprise réseau. Ce phénomène est d’ailleurs mis en lumière par d’autres études ayant trait au même sujet (Lazerson, 1995 ; Camuffo et Comacchio, 1990).
Dans la perspective, non explicitée, de se débarrasser de certains lieux communs sur la création de Mode et de considérer celle-ci comme une production culturelle, Mora s’attache davantage à mettre en relief le caractère fragmentaire du processus de création qu’à s’interroger sur les modalités de son intégration.
2. Description du processus de collection
Les créateurs de Mode commencent, en général, par l’esquisse des croquis suivant ce qu’il convient d’appeler une « structure de collection ». Habituellement intégré au contrat de licence, ce document définit le nombre et le type (jupes, pantalons, robes du soir, etc.) de modèles à créer pour la saison :
On est tenus par le licencié de donner 35 formes de vestes, une douzaine de robes, une dizaine de pantalons et jupes, 10 blouses, 2 impers, 6-8 robes de cocktail, etc. Moi, j’ai baissé les quantités, ils demandaient beaucoup plus et c’étaient des collections-fleuves.
Responsable du studio de création, deuxième ligne, Maison A
Alors que certains designers réalisent les premiers croquis, d’autres (parfois les mêmes) préparent la planche de tendances (mood board), c’est-à-dire une sorte de grand collage qui représente les directions que la collection va prendre en termes de couleurs, références culturelles, tissus ou détails de dessin, tout en donnant une atmosphère générale (mood) :
Ensuite, je commence à faire des croquis. Nous échangeons pas mal d’opinions ici, surtout avec M. [la responsable des tissus dans le studio], sur l’air du temps, regardant les vitrines, faisant les magasins ou simplement regardant ce que font les gens dans la rue […]. Je fais différents croquis pour comparer les idées, des variations sur thème. Ici on travaille d’abord sur les silhouettes […]. Nous aidons M à organiser les tissus : si je vois un tissu particulier, je dis aux Italiens ce que nous voulons. Les tissus nous donnent un point de départ. Une fois qu’on a tout mis ensemble, nous le donnons au designer responsable du studio, qui fait un tableau avec les tissus. C’est une direction, un premier truc qui donne une atmosphère.
Designer spécialisé, Maison B
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une étape obligée, le mood board représente désormais la modalité la plus répandue pour synthétiser l’importante tâche de recherche des tendances. Ce travail de recherche constitue, en définitive, la première étape de toute collection :
Pour ce faire, je dois comprendre ce que font les gens là dehors et le marché. Je dois comprendre ce qui arrive aux jeunes, comment leurs vies changent ; par exemple, pourquoi une jeune femme porte de plus en plus des pantalons : une femme de cinquante ans, il y a dix ans probablement ne portait jamais de pantalons. Je fais cela en observant les gens dans la rue, faisant les magasins, chinant dans les marchés aux puces, en écoutant la musique, en regardant des films… Gucci n’était rien d’autre qu’un trend londonien, ensuite, l’affaire s’est répandue comme une bombe atomique et cela a impliqué des millions de dollars, photographes, etc., mais Tom Ford n’a rien fait d’autre que représenter ce qui se passait à Londres à l’époque. Ensuite, je vais chez le couturier et je lui dis que, pour le défilé, il ne faut pas mettre des jupes en collection, mais ensuite, bien sûr, pour les magasins il faudra mettre des jupes en collection.
Apparel merchandiser, Maison B
La recherche des tendances revêt, certes, une importance particulière dans l’ensemble des tâches qui incombent au créateur de mode, mais elle ne constitue qu’une étape parmi d’autres. Managers de produit, merchandisers et professionnels de ce que j’appellerai la « divination » (équivalent du néologisme anglais cool hunters, par exemple cf. Pedroni, 2010) rivalisent avec le créateur dans l’analyse et la définition des tendances, à partir d’un grand nombre d’informations souvent surabondantes :
Ensuite, le merchandiser essaye de donner un editing pour la fin de la collection et là il y a des luttes. Lui, il nous donne les tendances au début, ensuite, tout devient très commercial. Mais, bon, chacun a ses informations : tout le monde sait ce qui a été vendu par le licencié, nous tous allons à Première Vision, pour voir quelles sont les tendances…
Responsable du studio, deuxième ligne, Maison B
Il est intéressant de souligner, en outre, qu’un grand nombre de créateurs, de marchandiseurs, de managers de produit, tout comme la totalité des personnes impliquées de près ou de loin dans la création, production et distribution de mode, fréquentent les salons professionnels pour se mettre au courant des tendances et pour observer, en un jeu de regards réciproques, ce que font (et comment sont habillés) les concurrents (cf. aussi Golfetto et Rinallo, 2006 ; Skov, 2006) :
Je commence par faire un premier salon qui est Europremière et qui a lieu trois fois par an à Nice, Côme, Francfort. Il s’agit d’un salon réservé aux grandes maisons où l’on peut travailler en direct avec le fabricant : ils nous soumettent matières, coloris, etc. […]. Je commence à travailler sur des formes, pour donner des choses au chef modéliste et je lui donne des croquis pour qu’il fasse les premières toiles […]. Entre-temps, je reçois les fabricants indépendamment des salons et je commence à typer dessus, sans commander tout de suite. Ensuite, je fais un deuxième salon : celui de Prato, qui se tient deux fois par an, j’enchaîne sur « Moda In » et je termine par Première Vision. Je commence à prendre des coupes.
Responsable du studio, deuxième ligne, maison A
La recherche dans les archives de la Maison (Giusti, 2009b) constitue, quant à elle, une tâche, récemment acquise et spécifique au travail de créateur. Il convient de préciser que toutes les Maisons n’en disposent pas (Fornaciari, 2010 ; Giusti, 2009b) et que, là où elles existent, les archives ne sont pas toujours accessibles ; de plus, ces dernières représentent moins un suivi fiable et systématique de l’activité de création en soi qu’un compte rendu de faits accessoires :
Heureusement qu’il y a des vieilles comme moi, car… C’est très mal organisé : les livres, si on ne les achète pas, on ne les a pas ! Le musée n’est pas tellement ouvert aux gens de la Maison... donc, heureusement qu’il y a les vieilles. Il faudrait avoir les photocopies et on devrait voir tout en photos ! ! ! On a des imprimés fantastiques et personne n’a jamais songé à faire une tissuthèque. […] Avant, on travaillait avec Z (célèbre fabricant de tissus suisse), qui faisait des tissus haute couture, tissus pour la première ligne, etc., et qui, dans la foulée, faisait les foulards, et nous, on ne disait que « oui, merci ». Nous avons beaucoup travaillé avec la société Z et Monsieur Z a travaillé en étroite collaboration avec notre couturier pour faire des tissus magnifiques : eux, ils ont les archives et nous on ne les a pas, sauf des petits bouts.
Styliste accessoires, Maison A
Bien plus qu’une simple tendance, le vintage a ouvert la voie à une utilisation volontaire et routinisée de la mémoire d’entreprise. Les principales Maisons de mode, comme Max Mara (Fornaciari 2010) ou Gucci (Giusti, 2009b), ont commencé au début des années 2000 à organiser leurs produits, patrons et modèles selon la modalité de l’archive, allant jusqu’à acheter leurs propres classiques.
Petit à petit, une première vague de croquis arrive aux modélistes ou premiers d’atelier, d’habitude des employés du licencié, chargés de les transposer sur les trois dimensions de la toile. D’une manière générale, les croquis sont livrés au licencié suivant deux échéances, tout comme prévu par le calendrier officiel de la collection, établi par le manager de produit du licencié en début de saison. Si la première réalisation en trois dimensions du modèle est exécutée dans le même tissu que celui prévu pour sa réalisation définitive (ex. gabardine en laine, soie shantung, etc.), on aura un prototype. Un prototype (en l’occurrence appelé « prototype direct ») est réalisé d’habitude lorsque le modèle repropose une silhouette connue. Si le prototype est, par contre, réalisé dans une simple toile en coton blanc, il prend le nom de « toile », terme tout droit issu de la tradition de la haute couture. La toile sert à mettre au point les nouvelles silhouettes.
Le modéliste joue un rôle déterminant dans cette phase, parce qu’il est le seul à posséder le savoir-faire nécessaire pour matérialiser les intentions du créateur en objets réels :
Sur le mannequin en bois, il faut visualiser sur demi-toile. Puis les ouvrières, il faut qu’elles fassent une toile complète qu’on essaye sur mannequin vivant parce que les vestes ne sont pas statiques […]. On ne s’occupe pas pour le moment du tissu : en premier, c’est la ligne qu’il faut trouver, la nouvelle ligne de la collection […]. En fonction du coup de crayon, vous allez prendre la matière qui correspond le plus, mais c’est toujours en toile écrue ou blanche. La toile a des bords soulignés en noir pour mieux montrer la ligne. Quand on sent que la toile correspond à son croquis, on lui présente […]. C’est très important de connaître le personnage, ce qu’il va accepter ou pas. Il y a des toiles qu’on va modifier et d’autres qu’il va accepter tout de suite. Toutes les toiles ne sont pas réalisées à la fin.
Premier d’atelier, haute couture, Maison A
Le rôle central du modéliste a aussi été mis en relief par Emanuela Mora (2010, 2006, 2003), lorsqu’elle parle d’« influence technique ». L’auteure souligne, à juste titre, que cet effort d’interprétation n’est fourni que pour les modèles qui sont vraiment nouveaux, c’est-à-dire ceux qui ne reprennent pas les silhouettes déjà numérisées. Le pourcentage de nouveaux modèles dans chaque nouvelle collection varie selon les lignes : en haute couture ou dans les lignes couture récemment nées, tous les modèles sont nécessairement nouveaux ; dans une première ligne de prêt-à-porter, les nouveaux modèles représentent environ 30-40 % ; dans les deuxièmes lignes, le pourcentage de nouveaux modèles dépasse rarement 10 %. Ces pourcentages n’ont de valeur qu’indicative. Par exemple, si la mode tourne aux pantalons taille haute après une longue période de pantalons taille basse, ou s’il faut modifier la largeur d’épaules ou des bas de pantalons, les maisons sont obligées de revoir tous leurs modèles de vestes et de pantalons.
Une fois la toile réalisée, créateurs et modélistes se rencontrent lors des répétitions. Les répétitions représentent un contexte officiel — et rituel — où tous les prototypes et les toiles sont revus et corrigés et où la silhouette est progressivement mise au point en une opération de suppression des défauts qui prend souvent le nom italien de « sdifettatura ». D’une manière générale, il y a trois répétitions :
Nous faisons les croquis et les envoyons au licencié qui en discute la réalisation et la faisabilité et nous renvoie les toiles qui sont toutes contrôlées personnellement par M., le couturier. Il met les épingles, modèle l’épaule… lui, il a été l’élève de (très célèbre couturier du passé)… les toiles retournent au licencié « sdifettate » [corrigées] par lui-même qui est l’exigence à l’état pur. Les toiles sont réalisées dans des échantillons de tissu. Ensuite, ma collègue engueule les gens du licencié parce qu’ils n’ont pas fait les changements qu’on avait demandés, et ensuite, il y a la troisième répétition avec les tissus définitifs. Pour la prochaine saison, M., le couturier a demandé qu’on fasse aussi une quatrième répétition.
Responsable du studio, deuxième ligne, Maison B
La citation ci-dessus nous montre clairement que le travail sur les toiles est loin d’être simplement « technique ». Les modifications à apporter aux toiles et aux prototypes deviennent les armes d’une véritable bataille entre « licenciataire » et licencié, s’ils sont en désaccord sur le style général (et sur le prix final) de la collection. Parfois, c’est la guerre au bouton près.
Le chef modéliste, regardant derrière le dos du manager de production, le surprend déjà en train de supprimer des détails. Le manager sursaute et rougit.
Extrait des notes d’observation participante
Le chef modéliste dit à haute voix : « Alors, qu’est-ce que vous allez supprimer encore ?... voyons... les poches ? »
Manager de produit : « Ben, pourquoi pas... comme ça, cela va être moins cher, non ? » [par ailleurs il s’agit d’un pantalon « cargo » de style militaire, donc si l’on supprime les poches, il ne s’agira plus d’un « cargo »...] « sinon on les fait, mais sans sac. »
Responsable du studio : « oui, on a le même à 250 FF chez Promod. »
À cet égard, le documentaire de Loïc Prigent, Signé Chanel (2005), nous livre une scène représentative, bien qu’idéalisée, de ce qui se passe durant les répétitions : pendant que la première d’atelier, agenouillée, épingle la toile, créateur et assistants émettent des jugements ou aident véritablement, changent d’avis, essayent un autre tissu avant de prononcer le verdict définitif sur le destin du modèle. Parfois, tout particulièrement pour les premières lignes ou pour la haute couture, le modèle subit tellement de modifications que la première d’atelier, ou le modéliste, doit recommencer depuis le début. Il faut souligner que recommencer du début ne signifie pas seulement étudier une nouvelle toile ou prototype, mais modifier également toutes les spécifications techniques et bureaucratiques qui vont de pair : le patron, le croquis, la fiche technique, les tissus, les accessoires textiles (boutons, doublures, etc.). La transition de l’idée au vêtement implique aussi des transformations liées au passage de deux à trois dimensions qui ne sont pas linéaires à cause de l’interdépendance des différents supports qui les expriment : la toile est la réalisation en trois dimensions du croquis et du patron, mais tout changement dans la toile doit être intégré dans le patron et vice-versa.
La répétition durant laquelle les tissus sont associés une fois pour toutes aux modèles est l’une des plus importantes. L’association modèle — tissu est le fruit d’un travail mené en parallèle par les créateurs et par les managers de produit.
J’ai apporté pas mal de nouveaux fournisseurs de tissus au studio de C. [un des deux créateurs dont il s’occupe] ; donc, ils sont de plus en plus en train de me confier la recherche des tissus. Ils m’envoient un bout de tissu, me demandant qui pourrait le reproduire. Sinon, il y a ModaIn, Première Vision, et là, on fait le choix des tissus. Chez M. [l’autre créateur dont il s’occupe], ils le font de façon autonome et nous ne faisons que suivre les ordres. Les gens de chez C me font travailler de façon plus autonome, parce que je suis en Italie et je connais personnellement les fournisseurs. […Mais…] C’est lui personnellement qui regarde tout et commande les premières coupes de cinq mètres et les dossiers des coloris. Donc, c’est lui qui fait le premier choix.
Manager de produit, Maison C et M [licencié]
Le premier résultat du processus que je viens d’évoquer est la collection qui va défiler. C’est la date du défilé ou du press release qui représente l’échéance principale du processus de collection. Certains modèles plus voyants sont créés exprès pour le défilé ou pour des raisons de communication et ne seront peut-être pas mis en vente. La durée du processus est d’environ six mois. Six mois de plus seront nécessaires pour produire les vêtements et les distribuer dans les magasins. Cela signifie qu’une année se sera écoulée entre la toute première visite des créateurs aux salons professionnels et le moment où les vêtements dessinés par leurs soins arriveront en vitrine[2]. Après le défilé ou le communiqué de presse (les lignes ne défilent pas toutes), les créateurs n’auront plus rien à voir avec leur collection et ils n’auront plus qu’à se concentrer sur la suivante.
En tout cas, la collection que les consommateurs vont trouver dans les magasins n’aura pas grand-chose à voir ni avec la collection du défilé, ni avec la collection échantillon. Seuls les produits commandés (et confirmés) par les acheteurs (propriétaires ou gérants des magasins) seront produits. Qui plus est, le manager de produit introduit souvent des changements importants à la collection échantillon lorsqu’il commence à travailler avec le directeur des ventes pour rendre la collection plus « vendable ».
Je fais des suggestions : des fois des formes sont intéressantes et je leur dis de développer en d’autres couleurs, de faire la chemise qui va avec… Nous ne faisons rien sans l’aval de la Maison : on ne fait pas de création, nous. S’ils nous disent oui, c’est oui sur un modèle, si c’est non, c’est non… ou mieux, des fois on le réalise quand même et si on se présente au studio disant que de celui-là dont ils n’en voulaient pas, on en a vendu cent exemplaires, alors, ils comprennent.
Manager de produit, Maison A [licencié]
Encore une fois, la nature de l’intervention des managers de produit ou commerciaux dans la collection sera fonction de la relation entre la Maison et le licencié. Comme Mora (2006) le remarque, cela dépend beaucoup des qualités qui sont reconnues au créateur :
Une fois la collection prête (presque structurée), on regarde ensemble avec le styliste. Il nous dit comment il l’a pensée et nous donnons des suggestions : par exemple, s’il n’a mis que des minijupes, nous disons qu’il faut aussi des jupes longues ou des pantalons. Avec le designer Z., c’est plus un travail d’équipe, tandis qu’avec le designer C., notre intermédiaire, c’est le manager de produit et tout est filtré […]. Par exemple, le noir en collection ne doit jamais manquer, tandis que lui, C., il ne voit que le vert pour la saison… c’est un peu comme boucher des fuites, parce qu’il ne le « sent » pas, je ne peux pas lui faire cent vestes de plus.
Responsable des ventes, Maison Z. [licenciée de C.]
3. Analyse : le travail en atelier comme type idéal d’organisation du design de mode ?
Les études de cas présentés dans cet article ne peuvent clairement pas être considérées comme représentatives de toutes les Maisons du « design de luxe » (Crane, 2000). Toutefois, un simple regard sur les manuels de création de mode (par ex., Jenkin Jones, 2002) et une analyse rapide des sites consacrés au sujet permettent de confirmer l’idée que croquis, patrons, toiles sont les instruments habituels des créateurs et que la plupart des formations consacrées aux métiers de la mode à travers le monde sont axées sur la façon d’utiliser ceux-ci.
C’est pour cette raison que l’on est amené à formuler l’hypothèse que le processus de création tel que je viens de l’esquisser reflète une manière idéale-typique de travailler. Certes, il existe des variations. Par exemple, on peut faire des toiles pour chaque modèle et constituer une collection entière de modèles originaux comme en haute couture. On peut simplement ajuster des prototypes existants et leurs patrons informatisés, comme c’est souvent le cas dans le fast fashion. En tout cas, le schéma général reste le même et semble représenter la tradition empirique (Stinchcombe, 1959) à travers laquelle la mode organise les activités de dessin en projets.
Malgré les différences importantes de comportement empirique, tous les acteurs impliqués ont tendance à décrire leur façon de travailler selon les modalités générales de cette tradition qu’on pourrait appeler « travail en atelier » (cf. aussi Giusti, 2006). Ainsi, ils parlent toujours comme s’ils ne proposaient que des collections entièrement constituées de nouveaux modèles et comme si, pour chaque modèle, ils partaient de la toile, avec le cérémonial de circonstance. Il est évident que le travail quotidien est souvent différent. Cependant, le problème n’est pas tant de savoir si les interviewés donnent une représentation plausible de leur réalité et de leur travail — ce dont ils sont sincèrement convaincus —, mais plutôt s’ils ont recours à ce que Deuten et Rip (2000) appellent une « infrastructure narrative ». En d’autres termes, je crois que, lorsqu’on demande aux acteurs de décrire comment ils travaillent concrètement pour créer une collection de vêtements, ils racontent une sorte d’histoire mythique. Comme tout mythe qui se respecte, cette histoire possède des bases réelles quoique non vérifiables (ou plutôt falsifiables) empiriquement. Les acteurs y recourent, en effet, pour orienter leur action et pour mettre en place, à chaque fois, le comportement demandé par la situation de travail (cf. Giusti, 2006). En tout cas, tout en tenant compte de la nature narrative et empirique du savoir-faire des acteurs, analyser le processus de création dans la Mode selon une perspective « moderniste » (Hatch, 2006) peut s’avérer fort utile. C’est ce que je me propose de faire dans les paragraphes suivants, en utilisant certaines catégories propres à l’analyse des organisations, pour essayer de mettre en lumière le fait que le travail de création, tout en présentant des dynamiques collectives et circulaires, est un travail organisé.
Cette manière d’organiser la création est observable dans sa forme la plus pure dans la haute couture. Toutefois, ce n’est pas uniquement pour cette raison que l’on parle de « travail en atelier ». Le mot atelier ne réfère pas tant au lieu matériel qu’à la façon spécifique dont le travail est organisé : travail d’équipe, savoir-faire professionnel, technologie faiblement liée, c’est-à-dire fondée sur des relations cause-effet faiblement connectées (cf. infra, § 3.2), et intensive.
De ce point de vue, il faut rappeler que le lien avec l’artisanat ne signifie nullement qu’il s’agit d’un travail non organisé et qu’il ne peut pas être utilisé par l’intermédiaire de catégories discrètes. Le processus de collection est une manière d’organiser et de routiniser des activités de recherche liées à l’innovation et un travail artisanal dans le sens où il n’est pas « taylorisé ». Le fait que ce mode d’organisation ne soit pas compréhensible par le biais des catégories classiques de la bureaucratie et de la division du travail tayloriste ne signale nullement un manque d’organisation. En ce sens, il est vrai que, dans le processus de collection, il n’existe pas de séparation nette entre ceux qui organisent le travail et ceux qui l’exécutent, que le travail n’est pas régi par des règles écrites qui décrivent dans le détail les tâches de chaque participant et que le type d’autorité mobilisée dans le processus, tout en ayant des bases légales rationnelles, relève de qualités reconnues à la personne et non au rôle (Weber, 1995 [1921]).
Tout particulièrement, les caractéristiques principales du travail en atelier sont les suivantes : une coordination qui a lieu par les objets et les échéances et non pas par une structure hiérarchique et des normes écrites ; une technologie artisanale, à lien faible, régulée par la tradition du métier et le recours à une forme d’autorité personnelle ; des ouvertures et fermetures planifiées du noyau technique (technical core) pour intégrer les variables pertinentes de l’environnement extérieur et enrichir la création sans sombrer dans le chaos. Enfin, la catégorie générale qui permet de donner un sens à ces particularités du travail de création est celle d’administration par métier (Stinchcombe, 1959). Le manque de séparation entre organisation, planification et exécution du travail, la validation des décisions à la lumière d’un savoir-faire empirique (empirical lore) acquis dans la formation professionnelle et intégré aux personnes et non aux normes écrites, la structure organisationnelle « courte » qui en est la conséquence, permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un manque d’organisation, mais d’un autre mode d’organisation.
3.1 Coordination par les objets et les échéances
Les dynamiques non linéaires de l’innovation dans une collection de Mode et ses interactions circulaires sont canalisées à travers deux expédients pratiques : le premier est l’utilisation d’une série d’objets intermédiaires de la conception (Vinck, 1999 ; Jeantet, 1998 ; Jeantet et Vinck, 1994) ; le deuxième, l’utilisation d’échéances.
Le processus non linéaire de conception de nouveaux produits est divisé en étapes discrètes — mais non nécessairement consécutives — grâce à une association très forte avec la réalisation d’objets concrets, à savoir la structure de collection, le calendrier officiel, le mood board, les croquis, les toiles et les prototypes, les patrons, les fiches techniques et les modèles réalisés. Ces objets représentent des « objets intermédiaires de la conception » (Eckert et Boujut, 2003 ; Vinck, 1998 ; 1999 ; Jeantet et Vinck, 1994) ; en d’autres termes, ils peuvent être lus comme des vecteurs d’informations. Il s’agit en fait d’artefacts aux rôles multiples : ils traduisent différentes façons d’envisager une même idée (par exemple, les « visions » des créateurs dans les lignes géométriques des modélistes) ; ils médiatisent l’action à travers leur résistance matérielle (on ne peut pas réaliser n’importe quel modèle dans n’importe quel tissu) ; ils représentent un produit à venir, synthétisant les différentes étapes d’apprentissage dans lesquelles les acteurs sont impliqués par le biais du processus même de conception d’un nouveau produit. De ce point de vue, ils représentent les parois (Latour, 1994) qui permettent le cadrage de ce qui autrement serait l’ajustement mutuel des acteurs, c’est-à-dire le passage d’une interaction complexe à un projet compliqué[3].
Le rôle central joué par les objets intermédiaires dans le processus de création d’un nouveau produit apparaît clairement dans la littérature consacrée au design. Par exemple, les designers chargés de développer de nouveaux concepts de voiture chez Renault (cf. Dubuisson et Hennion, 1996) travaillent non seulement au CAO-DAO comme on pourrait l’imaginer, mais font aussi confiance à leurs qualités manuelles et artistiques, et ils soulignent combien l’utilisation du dessin permet de « lever l’équivoque du discours ». Pour chaque concept de nouvelle voiture, des prototypes grandeur nature sont produits et exposés dans une cour intérieure de l’usine, pour que le PDG et les autres managers puissent se faire une idée sans autre examen que l’expertise visuelle (ibidem).
Les échéances représentent un autre instrument important d’organisation. Comme Howard S. Becker le souligne, elles permettent de transformer un problème sans solution (quand est-ce que le travail sera terminé ?) en un problème avec une solution certaine (quand est-ce qu’il fautque ce soit terminé ?). Cette transformation est assez courante dans d’autres secteurs des arts (Becker, 1982) : il est difficile de dire quand le tableau d’un peintre sera terminé, mais il devra très probablement l’être pour la date du vernissage de l’exposition. Dans la mode, cette pratique devient une véritable routine organisationnelle. Le calendrier de collection est peut-être le premier objet intermédiaire que le manager de produit utilise pour essayer de limiter un peu la créativité foisonnante des designers. Il faut remarquer que, hormis les échéances et les objets intermédiaires — issus de la tradition de la couture, donc instruments du savoir-faire artisanal —, le travail des acteurs impliqués dans la création d’une nouvelle collection n’est géré par aucune règle écrite ni prescription technique objectivée.
3.2 Technologie à lien faible et autorité personnelle
Dans la plupart des cas, les variations qui peuvent être observées dans le travail en atelier sont dues au caractère négocié de l’activité de création (Mora, 2010 ; 2006 ; Giusti, 2009b). Les modèles et les collections sont le résultat d’une série de négociations entre acteurs humains et objets, à savoir le travail sur toiles et prototypes, la « sdifettatura », la sélection des tissus, etc. Ces négociations sont le signe d’une technologie faiblement liée, où les actions entreprises pour créer des modifications dans les objets (Perrow, 1967) ainsi que la connaissance sous-jacente relative aux liens de cause à effet censés produire les modifications souhaitées (Thompson, 1967), ne sont pas liées de manière nette aux résultats obtenus. La technologie de la création de Mode, en effet, rencontre deux genres d’obstacles dans la production matérielle et symbolique du produit. D’abord, elle se heurte à des matériaux (les tissus) réfractaires à une standardisation poussée et qui réagissent de façon pas toujours prévisible aux modifications techniques qui leur sont apportées. Ensuite, dans la transformation du produit matériel brut en produit de Mode, la connaissance technologique doit intégrer une définition des produits qui passe par des conventions spécifiques au champ dans lequel ils sont créés, à des critères sui generis donnés par l’esthétique, par l’image de marque, ainsi que par la volonté du designer de contourner les conventions acquises. Cette dernière opération est d’ailleurs partie intégrante du travail de création et de création de la valeur du produit (cf. Bourdieu, 1977 ; Bourdieu et Delsault, 1975).
En dépit des outils informatiques — encore peu diffusés, d’ailleurs — qui peuvent être utilisés comme supports du patronage ou du dessin, les matériaux (les tissus par exemple) sont sujets à des variations importantes et non toujours prévisibles dans leur réaction à la technique (rétrécissement, résistance aux efforts). L’effet final d’un même tissu varie aussi en fonction de la manière dont il a été coupé et monté en modèle et en fonction de la capacité du modéliste à valoriser dans le modèle le tissu utilisé.
Le résultat du processus est soumis à une validation qui est de l’ordre du jugement. Les critères de ce jugement ne sont pas tout à fait explicites : s’il existe des critères objectifs pour juger de la qualité d’une collection — à savoir, surtout si elle est vendue ou pas —, d’autres critères entrent également en ligne de compte.
Les catégories de jugement sont construites sur le tas par les métiers et dans la foulée de la socialisation fournie par les écoles qui forment aux métiers de la création[4], mais elles ne sont pas, encore une fois, objectivées par des normes coactives.
L’anecdote des pantalons cargo rapportée plus haut illustre parfaitement le problème : les poches du pantalon représentent un coût non négligeable, mais on ne peut pas enlever les poches d’un pantalon cargo, sans le transformer en « autre chose ». Mais qui décide des critères constitutifs du pantalon cargo ? « Cargo » est une étiquette associée à un ensemble conventionnel de symboles — et d’une manière de les associer — qui définit un pantalon. L’étiquette est née probablement au sein de la Mode et s’est ensuite diffusée à un public non initié sous forme d’une convention répandue (Becker, 1982). Quoi qu’il en soit, « ce à quoi un pantalon cargo doit ressembler pour être un pantalon cargo » est une notion professionnelle que les designers et les modélistes apprennent durant leurs années de formation professionnelle. Une partie importante du travail des designers consiste exactement en la manipulation explicite de notions standardisées et de conventions, pour déplacer la limite socialement admise du goût (Bourdieu, 1977). Ce travail est, en effet, l’essence même de la Mode (Bourdieu et Delsault, 1975). Ce déplacement implique aussi un côté esthétique qui complique encore plus le problème du jugement : à quoi ressemble un pantalon cargo ? Enfin, les données d’observation participante que je cite plus haut soulignent une autre difficulté : à quoi doit ressembler un pantalon cargo pour être joli et pour être adapté à l’image de marque ?
Une technologie à lien faible associée à des difficultés d’évaluation des résultats (Ouchi, 1980) est cohérente avec une régulation fondée sur une manière sui generis d’asseoir l’autorité. Lorsque des normes écrites gouvernent l’activité des acteurs et établissent les critères admis d’évaluation des décisions, une tierce partie, dotée d’autorité légale, peut résoudre les controverses qui surgissent suivant les normes établies. Dans notre exemple, en cas de désaccord entre le designer et le chef de produit sur le nombre et le type de poches à appliquer sur le pantalon, le PDG pourrait consulter la subdivision officielle des tâches et trancher. L’observation montre que les choses sont plus compliquées. Les designers ont leur jugement personnel et professionnel sur la façon dont le modèle doit être réalisé, tandis que les chefs de produit ou les responsables des ventes en ont une autre, souvent différente. Si des controverses surgissent, la hiérarchie ne règle pas le problème, mais on fait appel, s’ils existent, à des critères partagés de jugement, à des buts communs ou à la confiance en l’autorité personnelle (Fayol, 1916) d’une des parties impliquées dans le litige.
Dans notre exemple, on rencontre cette situation lorsque le responsable des ventes dit que le designer peut se permettre de réaliser une collection sans jupes, parce qu’il est un « créateur ». La lecture des extraits d’observation participante qui relatent la guérilla entre le designer et les techniciens de la maison A, contre leurs propres chefs de produits et des ventes, employés par leur licencié, nous aide à comprendre ce qui se passe lorsque les critères de jugement et les buts ne sont pas partagés et que l’autorité légale n’est pas reconnue. Le designer responsable du studio aurait l’autorité légale pour trancher, mais son interlocuteur ne la reconnaît pas. C’est pourquoi je préfère opposer à la notion d’autorité légale la catégorie d’autorité « personnelle », plutôt que celle d’autorité « charismatique » (Weber, 1995 [1921]) ou « technique » (Giusti, 2009b). La raison contingente pour laquelle les controverses peuvent être réglées varie selon les circonstances. Ce qui compte, ce sont les qualités individuelles grâce auxquelles l’individu apparaît, aux yeux de son entourage, comme étant digne d’exercer une forme d’autorité ; elles se superposent à l’autorité formelle que lui confère sa position dans l’organigramme. Si ce passage ne se fait pas, aucune autorité ne sera reconnue et la « guerre des boutons » peut commencer.
3.3 Ouvertures et fermetures planifiées du noyau technique (technical core)
James D. Thompson, dans sa contribution désormais classique qui fournit un répertoire conceptuel pour étudier les organisations (1967), affirme qu’une technologie devient parfaite lorsqu’elle atteint le degré de système clos de logique, n’incluant que les variables pertinentes à la transformation souhaitée. Selon Thompson, ces variables se trouvent dans l’environnement pertinent, situé à l’extérieur de l’entreprise (task environment). Le fait que les variables pertinentes pour la technologie, c’est-à-dire pour réaliser les changements souhaités dans la matière brute (Perrow, 1967), sont situées à l’extérieur pose un problème de contrôle. Dans la Mode, la technologie nécessaire à la création d’une nouvelle collection est intrinsèquement ouverte à l’environnement extérieur et dépend d’un nombre infini de variables. Selon certaines théories (Kawamura, 2005 ; Crane, 2000 ; Bourdieu et Delsault, 1975 ; Blumer, 1969), la Mode est la synthèse d’un grand nombre de phénomènes sociaux et de produits culturels. Une fois que le vêtement a été produit matériellement, il reste encore à le transformer en Mode. Quelles sont donc les variables que le noyau technique (technical core, Thompson 1967) de la Maison de Mode doit intégrer pour rendre parfaite la technologie de la création ?
La solution concrètement mise au point par la tradition professionnelle de la création de Mode consiste en une stratégie classique de multiplication des rôles de frontière (Hirsch, 1972), mais aussi en la définition de moments déterminés et standardisés dans lesquels le noyau technique, normalement fermé, s’ouvre à l’extérieur. Je pense notamment, d’une part, aux « concurrents » du designer dans la recherche des tendances à savoir, chasseurs de tendances, marchandiseurs (cf. Giusti, 2009b), d’autre part, à la recherche routinisée des tendances qui a lieu durant la collection et qui aboutit au mood board, à la recherche des tissus, aux retours du marché (préalables, simultanés ou successifs à la réalisation de la collection). Dans ces occasions, les acteurs directement impliqués dans la transformation technologique majeure qui consiste à traduire l’air du temps en vêtements (Blumer, 1969) se mettent en relation directe avec l’environnement extérieur. Pour ce faire, ils ont développé un savoir-faire (le flair de Tom Ford pour les tendances) d’instruments concrets (le mood board) et de routines (le tour des salons), pour intégrer l’environnement extérieur dans le processus de création. Le processus en son entier apparaît, d’ailleurs, comme un système de routines visant à intégrer certains éléments de l’environnement et à les transformer en innovation (cf. aussi Verganti, 2010). Après chaque moment d’ouverture, le noyau technique se referme pour mettre au point la transformation des informations recueillies en objets, comme prévu par l’échéance qui règle le travail. La recherche des tendances s’arrête une fois que le mood board et les premiers croquis sont prêts ; de même, la sélection des tissus s’arrête lorsqu’ils sont associés une fois pour toutes à un modèle précis (normalement à l’occasion de la deuxième ou de la troisième répétition) et ainsi de suite. L’ouverture à l’extérieur atteint son plus haut degré en début de processus et lorsque le travail sur les trois dimensions n’est pas trop avancé. Elle devient minimale ou nulle à la fin du processus de collection, lorsque la date du défilé qui approche et le budget à respecter découragent les designers de recommencer le processus de recherche. Cela n’empêche pas qu’en haute couture les histoires de modèles créés la veille du défilé sont innombrables. Dernière remarque, le noyau technique intègre de façon structurelle des segments d’environnement extérieur, lorsque des acteurs importants de la création, comme les modélistes ou les chefs de produit, sont des employés du licencié (ou du sous-traitant) de la Maison qui signe la collection. On rejoint ici la notion de créativité diffuse (cf. Mora, 2010 ; 2006 ; 2003).
3.4 Administration par corps de métiers
La fermeture du noyau technique prévoit des moments dans lesquels les acteurs travaillent séparément et en parallèle pour développer un objet intermédiaire ou pour accomplir des tâches spécifiques (par exemple lorsque les modélistes s’enferment dans l’atelier pour mettre au point la toile et lorsque les designers s’engouffrent dans la recherche des tissus). Il existe d’autres moments (par exemple les répétitions) dans lesquels ils se rencontrent pour comparer le travail qu’ils ont mené à bien de façon séparée. C’est à ces occasions qu’ils négocient les modifications de leurs travaux respectifs (la suppression des défauts du modèle, l’association modèles-tissus), qu’ils redéfinissent leurs apports et se séparent à nouveau pour d’autres sessions de travail en parallèle.
Il n’existe pas de séparation nette entre les acteurs censés organiser et planifier le travail des gens et ceux censés réaliser concrètement le travail, comme il n’existe pas de structure administrative formée d’employés et chargée de transmettre des informations d’un opérateur à un autre (Stinchcombe, 1959). Le responsable du studio de création, par exemple, est un designer dont la tâche est non seulement d’organiser l’activité au sein du bureau, mais aussi de réaliser lui-même une partie du travail (croquis, mood board, sélection des tissus). Il n’existe pas de professionnel de l’administration (Stinchcombe, 1959) qui dicte aux designers la façon dont ils doivent organiser leur travail (Giusti, 2009b). Il en est de même pour les modélistes qui, selon l’organigramme, ne sont que des techniciens. Seul le premier est en charge de l’organisation de l’atelier. La répartition des tâches, la façon de se servir des outils de travail, l’allocation du temps de travail ou les critères d’inspection (Stinchcombe, 1959) sont décidés par le chef modéliste ou le premier d’atelier, sur la base de l’interprétation des règles traditionnelles du métier qu’il a acquises dans sa formation professionnelle. Le modéliste est aussi, en général, le tailleur le plus habile, le seul à même de couper le tissu et de réaliser les toiles les plus difficiles.
Finalement, l’organisation du travail est concentrée, comme le dirait Stinchcombe (ibidem) dans l’équipe de travail (work crew), en accord avec la tradition empirique des métiers, que les acteurs ont intégrée dans leur formation professionnelle. La tradition, dans toute sa complexité, est d’ailleurs, selon certains chercheurs en organisation (Ouchi, 1980), le mode caractéristique de transmission de l’information au sein d’organisations non bureaucratiques caractéristiques des contextes à faible capacité d’évaluation des résultats. Cette analyse est cohérente avec la structure « courte » propre aux Maisons de Mode, où les studios de création (à savoir les bureaux RD) sont directement liés aux plus hauts niveaux de la hiérarchie. C’est un phénomène qui est souvent observé par les chercheurs en organisation (par ex. Camuffo et Comacchio, 1990) et qui est inexplicable à moins d’utiliser la catégorie d’administration par corps de métiers, inventée par Stinchcombe pour expliquer la structure courte et délocalisée des entreprises du bâtiment. Tout comme dans le bâtiment, dans la Mode, l’administration par corps de métiers est associée à l’organisation en réseau (network organization, Powell, 1990), parce que des tâches très importantes — et internes au noyau technique, comme souligné plus haut — sont accomplies par des acteurs externes à l’entreprise, comme les licenciés.
Conclusion
Le « voyage de l’innovation » a lieu dans la Mode et notamment dans le « design de luxe », deux voire quatre, fois par an. Pour concevoir en des délais si brefs et de façon réitérée un nouveau produit, les acteurs impliqués dans la création travaillent de manière collective, négociée et en réseau, d’après une modalité qui a été définie selon l’expression de « créativité diffuse ». Si parler de créativité diffuse permet de mettre l’accent sur la richesse provenant du travail collectif et de la multitude d’influences qui apportent leur brique à la création, cela risque de cacher le caractère structuré et organisé de l’action menée par les créateurs. J’ai donc essayé de relire le travail de conception d’une nouvelle collection de Mode, à partir de données empiriques en les confrontant à d’autres recherches existant sur le sujet pour esquisser les traits idéal-typiques d’un mode d’organisation caractéristique de l’activité de design de Mode.
J’ai appelé ce type idéal « le travail en atelier » en raison de ses probables origines dans la couture parisienne et de la connotation fortement artisanale. Ce mode de travail permet de cadrer de façon assez stricte, même si faiblement formalisée, le travail des acteurs impliqués dans le processus de création. Il est fondé sur un savoir-faire appris avec le métier, assez fort pour représenter une « infrastructure narrative » qui oriente l’action des protagonistes à défaut d’autres points d’appui forts (normes écrites, hiérarchie, technologie « dure ») ; il permet de canaliser l’action des acteurs impliqués dans la création, les obligeant à se rencontrer et à se confronter en une série d’occasions programmées : les répétitions et les autres échéances du calendrier ; il règle l’action des acteurs selon un principe d’autorité qui n’est pas bureaucratique, mais personnel et qui peut donc changer ses fondements (techniques, charismatiques) selon la nature du problème à régler et les relations interpersonnelles sous-jacentes.
Le terrain sur lequel ce mode de travail est mis en pratique, la création, est celui d’une technologie artisanale, mais que je préfère appeler « à lien faible » pour mettre en lumière les innombrables variables qui entrent en jeu et qu’on cherche à manipuler pour obtenir les effets voulus. Travailler en atelier implique, enfin, une manière planifiée d’intégrer les variables de l’environnement nécessaires au travail de transformation technologique et à produire l’innovation. Le degré d’ouverture à la recherche diminue généralement en fonction de la proximité avec la date de clôture de la collection et permet de focaliser progressivement l’action, alternant des phases exploratoires à d’autres de mise au point du produit.
Si j’ai reconstruit le travail en atelier à partir d’un contexte spécifique qui est celui de la Mode, ses caractéristiques générales conduisent à se demander s’il n’existe pas des façons similaires de travailler dans des domaines proches. En ce sens est à explorer davantage la littérature sur l’innovation par le design et à prévoir des comparaisons avec d’autres industries du design. En particulier, le travail en atelier ou l’administration par métier constituent-ils un devis organisationnel caractéristique du projet ? Parmi les questions à approfondir, une fois souligné le rôle des objets, il faut enquêter sur leur statut : la question n’est pas seulement théorique (s’agit-il d’acteurs non humains ?) mais aussi pratique : si l’on comprend mieux la façon dont humains et objets interagissent dans le cadre de l’activité d’innovation, il est plus facile de comprendre les modifications apportées par les changements technologiques et, surtout, on pourra peut-être penser de manière plus avisée quels sont les changements technologiques (donc de connaissance, non seulement d’objets) qui peuvent s’avérer utiles. C’est peut-être un début de réponse aux questions soulignées en introduction. Enfin, il me plaît de souligner que c’est la Mode, ce sujet autrefois jugé indigne (cf. Kawamura, 2005 ; Bourdieu, 1984) et, en fin de compte, encore sous-développé (Tseëlon, 2010 ; Crane et Bovone, 2006) du point de vue scientifique, qui nous offre l’occasion de comprendre (Weber 1995 [1921]), une des activités scientifiquement les plus importantes et les plus à la mode de ce début de siècle : (la genèse de) l’innovation. Une bonne réponse à ceux qui tendent toujours à réduire la Mode, pour le meilleur et pour le pire, à une affaire de frivolités.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le concept de champ organisationnel de DiMaggio et Powell (constitué par des « organisations qui, dans l’ensemble, constituent une zone reconnue de vie institutionnelle ») est d’ailleurs très probablement débiteur de celui construit par Pierre Bourdieu, comme l’indique la référence explicite que DiMaggio fait au travail du sociologue français (Bourdieu, 1971) dans son article de 1976, « Production Organizations in the Arts », écrit avec Paul Hirsch. Par ailleurs, Bourdieu et Delsault, à propos du champ de la couture mentionnent explicitement un champ d’organisations (« institutions » dont caractéristiques distinctives et stratégies « dépendent de la position qu’elles occupent dans cette structure »), dont ils mesurent même le rapport entre employés et chiffre d’affaires (1975 : 14).
-
[2]
Ceci n’est pas le cas pour ce qu’on appelle désormais universellement Fast Fashion (cf. Cietta, 2008 ; Segre Reinach et Ironico, 2007) et dont l’organisation du processus de collection ainsi que de la production et de la distribution rappellent de près le vieux Sentier (cf. Montagné-Villette, 1990).
-
[3]
À l’état de l’analyse, il m’est impossible d’établir le statut respectif des objets et des humains (Latour, 1994) dans le processus de collection : la notion d’objet intermédiaire de la conception me permet de nier la transparence totale de l’objet à l’action humaine et de souligner le rôle marquant des objets dans le processus collectif et organisé qu’est le projet d’une nouvelle collection. Toutefois, à défaut d’une analyse plus approfondie qui prenne en compte par exemple aussi le coté cognitif (Vinck, 1999, chap. IX et X ; Hutchins, 1994) du rapport objet intermédiaire-acteur humain dans le design, je ne peux rien dire sur leur statut dans l’interaction.
-
[4]
La formation aux métiers de la Mode, en dépit de l’ancienneté de cette industrie et de la tradition des corps de métier, est encore assez variée selon la tradition suivie (artisanat vs. beaux-arts) et de pays en pays (cf. Tide Frater, 1997 ; Crane, 1993) et témoigne d’un manque d’accord même sur l’appellation des rôles au sein des entreprises (Grana et Ottaviano, 2002). Il est donc impossible de faire le part entre formation sur le tas et formation dans les écoles pour comprendre l’origine de la tradition professionnelle qui oriente l’action des acteurs.
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