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Une critique sociologique de la politique des indicateurs a émergé ces dernières années face à l’essor du New Public Management. Elle met en évidence les choix politiques qui président aux catégorisations utilisées dans l’action publique[1]. Dès sa naissance, la sociologie s’est penchée sur le sens des chiffres, l’histoire de leur élaboration et le contexte de leur émergence, les schèmes de pensée qui président à leur élaboration, les usages qui en sont faits. La construction des catégories du chômage, de l’activité, des positions sociales et professionnelles a été l’objet de travaux s’intéressant à leur définition, à la sociohistoire de leur production, aux acteurs qui interviennent dans ce processus et à leurs effets sur la réalité qu’elles sont censées décrire. Si, comme le remarque A. Desrosières (2008), les États ont cherché dès leur émergence à quantifier leur activité et à unifier les mesures, l’usage des chiffres connaît un nouvel essor ces dernières décennies. D’abord utilisés pour établir des « états » statistiques de la société, ils sont utilisés à des fins d’évaluation et de prospectives depuis le début des années 1990 pour fixer des objectifs de l’action publique à atteindre et pour évaluer les résultats des actions accomplies. Le mouvement de normalisation des concepts et des indicateurs qui a accompagné la construction européenne (Thévenot, 1997) est à l’origine du regain d’intérêt des sociologues pour la quantification et de l’élargissement de leur analyse à l’instrumentalisation de l’argument statistique dans les politiques publiques. La Stratégie de Lisbonne, qui entend engager les pays de l’Union Européenne dans une nouvelle dynamique d’innovation et de compétitivité, étendue des activités traditionnelles marchandes à celles des services de l’État tels que l’éducation, la protection sociale, la santé ou la lutte contre la pauvreté, propulse les chiffres au coeur de l’action des pays membres. Il s’agit de les confronter en mesurant leurs performances respectives et leur efficacité (Bruno, 2010). Il ne s’agit pas seulement de faire, encore faut-il faire bien, faire mieux en étant comparé aux autres et en adoptant les meilleures pratiques, et améliorer ainsi la « qualité » de ces « produits immatériels ». Ceci est rendu possible par la diffusion d’une logique managériale fondée sur la pratique du benchmarking. L’usage de la quantification dans ce contexte est double : considérée comme un instrument de gestion publique et d’aide à la décision guidant l’activité de l’État, elle est présentée comme un instrument démocratique, car elle faciliterait, du fait de son caractère rigoureux et objectif, l’accès du citoyen aux informations sur les orientations de l’État et sur son action effective, et contribuerait de cette façon à former son jugement. Pour autant, ces indicateurs ne sont discutés que par des spécialistes, dans des sphères tenues à l’écart des citoyens (Salais, 2010). Les enjeux de l’action politique disparaissent alors derrière des débats de nature purement technique.

Dans le champ de l’éducation, les statistiques sont convoquées dans toute l’Europe pour améliorer l’efficacité de l’enseignement, dans la perspective d’une « compétition de la matière grise » (Attali, 1998 : 3). Mais, alors que les données internationales connaissent une utilisation accrue ces dernières années en sciences sociales (Baudelot et Establet, 2009 ; Dubet et al., 2010), peu de travaux portent sur les catégories utilisées[2], donnant l’impression qu’elles vont de soi. Pourtant, l’essor d’outils de comparaisons internationales donne un rôle central aux opérations de mise en équivalence des « inputs » et « outcomes » scolaires (pour reprendre la terminologie économique en vigueur) dans l’évolution des politiques éducatives.

La mesure de l’éducation au moyen de la Classification Internationale Type d’Éducation (CITE[3]) est au centre de toutes ces données. Adoptée par l’Unesco en 1978, la CITE est devenue le principal instrument de comparaison des niveaux éducatifs, utilisée à la fois dans les données sur les effectifs scolarisés, dans les enquêtes sur les forces de travail et dans les évaluations sur les valeurs ou les connaissances des individus. Elle est la colonne vertébrale des benchmarks européens relatifs à l’éducation qui établissent une comparaison directe des progrès de la scolarisation, de l’effort de scolarisation (dont les financements) sur le plan européen ou international et fixent les objectifs à atteindre et les normes à adopter. Les sociologues se sont curieusement peu intéressés aux conventions d’équivalence qui président à construction de la CITE et les auteurs qui en ont présenté une analyse critique (comme Duru-Bellat et al., 1997 ; Steedman et McIntosh, 2001 ; West, 2003 ; Kieffer, 2007 ; Schneider, 2008) ont rarement mené de pair l’étude des enjeux de son élaboration et de leur impact sur la structure de la classification finalement adoptée[4]. L’évolution des catégories et concepts qu’elle mobilise révèle des tensions entre différentes conceptions de l’éducation : bien universel, capital humain, compétences. Le processus de sa dernière révision, conduit entre 2007 et 2011 par Eurostat[5], l’OCDE et l’Unesco, est marqué par des enjeux scientifiques et politiques qui influent sur la classification elle-même. Présentée comme « universellement applicable », elle est le résultat de compromis qui ne vont pas de soi et méritent d’être restitués.

Cet article porte un regard historique et sociologique sur les liens entre politiques, outils statistiques et théories scientifiques (Monso et Thévenot, 2010 : 14), à travers l’analyse de l’évolution des normes statistiques utilisées et des conceptions de l’éducation qu’elles expriment. Il revient dans un premier temps sur le mouvement d’internationalisation des statistiques de l’éducation, depuis le début du xxe siècle. Il présente ensuite les enjeux scientifiques et politiques autour de la construction d’une nomenclature internationale permettant de comparer les systèmes éducatifs dans un contexte où la promotion de la « société de la connaissance » doit assurer une croissance « durable et équitable ». Dans un troisième temps, il décrit avec précision le processus institutionnel de la révision en analysant le rôle des différentes organisations impliquées et les caractéristiques et modalités de travail des spécialistes chargés de la rédaction du nouveau texte. Enfin, la quatrième partie expose la conception de l’éducation à laquelle aboutit ce processus.

Le mouvement d’internationalisation des statistiques de l’éducation : de la mesure d’un droit universel à la mesure du capital humain

L’élaboration de catégories et définitions communes pour le classement des données internationales sur l’éducation s’est faite progressivement au cours du xxe siècle. Elle a été soumise aux évolutions des paradigmes scientifiques et politiques dominants exprimant des conceptions particulières de l’éducation. D’abord considérée comme un droit universel nécessaire à la paix, elle devient un enjeu économique dans une perspective planificatrice puis libérale. Les classifications internationales utilisées pour en rendre compte reflètent ces évolutions.

Mesurer les progrès du « droit universel » à l’éducation

La standardisation des normes statistiques à l’échelle internationale débute au milieu du xixe siècle : elle est discutée au sein de congrès internationaux de statistique, puis de l’Institut international de statistique (fondé en 1885) avant d’être relayée par les organisations officielles mises en place après la Première et la Seconde Guerre mondiale[6]. L’enjeu scientifique est central dans ces rencontres transnationales : en disposant de données statistiques qui dépassent les frontières (et les particularismes culturels des nations), il s’agit de mettre en évidence les lois naturelles de la société, contre les préjugés qui nuisent à l’émancipation des peuples ou à l’harmonie du commerce (Gagnon, 2000). Pour rendre comparables les données collectées auprès des administrations des différents pays participants, il s’agit d’établir des nomenclatures communes. Elles sont le fruit d’une collaboration entre des scientifiques (qui proposent une certaine catégorisation du réel) et des responsables administratifs issus des ministères (qui assurent le recueil des données et en expliquent les contraintes).

Dans le domaine de l’éducation, une catégorisation du contenu de l’enseignement primaire est proposée dès 1893 et des tables de classification commencent à être élaborées dans l’entre-deux-guerres. En 1933, le Bureau international d’éducation[7] (BIE) entreprend une collecte régulière de données administratives nationales (principalement sur les finances et les effectifs d’élèves et d’enseignants). Le rapport annuel contient des tableaux statistiques sur les systèmes éducatifs de 35 pays acceptant de répondre au questionnaire (Smyth, 2008 : 8-9). La création de l’Unesco en 1945, au sein de laquelle est intégré le BIE, marque un nouvel essor de cette dynamique d’internationalisation des statistiques de l’éducation. Chargée de lutter par l’éducation, la culture et la science contre « l’ignorance » responsable de la « grande et terrible guerre », cette nouvelle organisation internationale donne rapidement à ces données un rôle central pour progresser vers l’idéal d’un droit gratuit et universel à l’éducation tel qu’inscrit dans la Déclaration de 1948. Cette démarche est empreinte d’une conception positiviste et progressiste : pour Julian Huxley, premier directeur de l’Unesco, « la méthode scientifique est le seul moyen sûr dont nous disposions pour augmenter le volume de nos connaissances, le degré de notre compréhension, et la mesure de notre pouvoir en ce qui concerne les phénomènes » (Huxley, 1946 : 39) et l’éducation un moyen d’améliorer l’Homme.

En 1952, le Département de l’éducation de l’Unesco publie le premier Manuel mondial sur l’organisation et les statistiques de l’éducation qui présente les statistiques éducatives de 57 pays dans leurs catégories nationales, ne permettant pas de comparaison directe. Les limites de l’exercice encouragent la constitution du Comité expert sur la standardisation des statistiques de l’éducation chargé de proposer les premières définitions et classifications communes dans ce domaine. Les propositions aboutissent à une « recommandation concernant la normalisation internationale des statistiques de l’éducation », adoptée en 1958 en Conférence Générale. Cet accord porte sur les définitions communes de l’analphabétisme, de ce qu’est un élève, un enseignant, une classe, une école, etc. (Unesco, 1958). Il propose une distinction de niveaux (pré-primaire, primaire, secondaire et tertiaire) et de types d’éducation (générale, professionnelle et la formation des enseignants). Une mesure du niveau d’éducation atteint est désormais possible ainsi que le calcul de la part d’analphabètes dans la population adulte à partir des recensements ou enquêtes nationales. Mais, dans l’introduction de la troisième Enquête mondiale sur l’éducation publiée en 1961, l’organisation souligne que la nécessité de classer les effectifs par degré d’enseignement a parfois conduit à faire des « choix arbitraires ». En effet, les données sont délivrées nationalement par type d’établissements. Or, certains accueillent des publics hétérogènes, inscrits à différents niveaux d’enseignement et qu’il n’est parfois pas possible de distinguer dans les effectifs.

Planifier les besoins éducatifs

Dans les années 1960, la question éducative prend une connotation plus économique, à la suite de travaux sur le rôle du « capital humain » (Becker, 1962 ; Schultz, 1974) dans la croissance. Cette considération est largement relayée par les organisations internationales mais sert alors « à légitimer une intervention massive des pouvoirs publics » dans le secteur éducatif (Vinokur, 2003 : 94) : aussi bien pour l’OCDE[8], qui défend un financement public et une gestion centralisée de l’éducation[9] (OCDE, 1965 : 14-16), que pour l’Unesco, qui crée de son côté l’Institut International de Planification de l’Éducation (IIPE) en 1962, dont le premier directeur est un économètre. Dans ce contexte, la recommandation de 1958 est rapidement jugée insatisfaisante. L’enjeu est désormais de concevoir une nomenclature de l’éducation qui permette de mettre en regard les données scolaires avec la Classification Internationale Type des Occupations[10] (ISCO), à des fins de planification de l’éducation, en tenant compte des besoins en main-d’oeuvre. L’Unesco et le BIT s’attèlent, entre 1966 et 1974, à l’occasion de rencontres régionales de groupes d’experts et de consultations des pays membres, à concevoir une nomenclature visant à répondre à ces nouveaux enjeux. La Classification Internationale Type de l’Éducation (CITE), présentée dans un document de plus de 500 pages, est adoptée en 1975 à la Conférence internationale de l’éducation et en 1978 en Conférence Générale de l’Unesco. L’unité de classement est désormais le « programme » éducatif, défini comme un ensemble de « cours », eux-mêmes entendus comme « série[s] planifiée[s] d’expériences d’apprentissage […] offertes par une organisation et suivies par un ou plusieurs élèves » (Unesco, 1981 : 4). Une codification à cinq chiffres est proposée pour chaque « programme » : le premier correspondant à l’un des sept niveaux d’éducation définis par cette nouvelle classification, les deux suivants au domaine et les deux derniers au sous-domaine de connaissances. Cette catégorisation des savoirs renvoie principalement à des secteurs professionnels (agriculture, commerce, communication, ingénierie, etc.) et donc à l’organisation de la production, mais aussi à des domaines artistiques (arts graphiques, danse, cinéma, etc.) ou à des disciplines scientifiques (physique, géographie, histoire, etc.). Le contenu des enseignements est décrit d’une manière générale et dans chaque champ du savoir. Ainsi, à la description générale du niveau succède une vingtaine de lignes illustrant le type d’enseignements dans chaque domaine : économie, sociologie, sciences naturelles, chimie, peinture, musique, photographie, histoire, littérature, mathématiques, « langues classiques » (pali, sanskrit, grec, hébreu ou latin), dessin industriel, ingénierie de la pêche, etc. La part respective accordée à la théorie et à la pratique est brièvement mentionnée ainsi que les types de métier et d’institution auxquels les programmes permettent d’accéder.

Mesurer les effets de l’éducation sur l’économie

L’usage scientifique des statistiques mondiales sur l’éducation concerne dans les années 1970 essentiellement les économètres qui travaillent à une amélioration des modèles sur le capital humain. Une partie d’entre eux se retrouve au sein du Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CÉRI), créé par l’OCDE en 1968. Dans les années 1980, les progrès rapides de l’informatique permettent une extension importante des analyses internationales basées sur des données éducatives. En 1988, le CÉRI propose, avec le soutien de la France, la mise en place d’un projet « d’indicateurs sur les systèmes d’enseignement » (INES) qui aboutit, en 1993, au premier rapport annuel sur l’éducation produit par l’OCDE, Regards sur l’éducation, « facilitée par l’attribution […] d’une subvention spéciale » du service statistique du ministère américain de l’Éducation (CÉRI, 1993 : 5). Près de quarante indicateurs mesurant les effets économiques de l’éducation sont présentés, tels que les niveaux de rémunération ou les taux de chômage en fonction du niveau d’éducation atteint (Bottani, 1994 : 22). L’importance de déployer des outils de mesure de la performance des systèmes éducatifs est justifiée d’une manière très néolibérale dans les premières lignes de l’éditorial : « Seule une population active bien formée et très adaptable peut permettre l’ajustement au changement structurel et la mise à profit des possibilités d’emploi nées du progrès technologique. Pour y parvenir, il faudra […] procéder à la révision, sans doute radicale, du traitement économique des ressources humaines et de l’enseignement » (CÉRI, 1993 : 9). Cet usage des données internationales sur l’éducation contraste nettement avec le recueil annuel publié par l’Unesco qui s’en tient à une présentation des effectifs (d’élèves et d’enseignants) et des dépenses par niveau de la CITE. Cette classification fait l’objet de fortes critiques de la part des chercheurs du CÉRI (Bottani, 1992 : 11). Une pression politique s’exerce alors contre le service statistique de l’organisation qui provoque sa délocalisation de Paris à Montréal et sa restructuration complète (Cussó, 2005). C’est aussi l’occasion d’un profond remaniement dans la collecte des données. C’est désormais l’OCDE qui s’occupe de les récupérer pour la quarantaine de pays qu’elle regroupe, puis de les transmettre à l’Unesco et à Eurostat qui commence à diffuser ces chiffres (pour les pays de l’Union Européenne). D’autre part, la classification de 1978 est jugée inadaptée aux nouveaux usages qui en sont faits et un groupe de sept experts (Sauvageot, 2008 : 223) est chargé d’en proposer une nouvelle version. La nouvelle classification, adoptée en 1997, établit une nouvelle typologie de concepts (« critères », « dimensions », « orientations », etc.) permettant de catégoriser tous les « programmes » (Unesco, 1997). Réduit à une quarantaine de pages, le texte se veut ainsi beaucoup plus simple et clair, plus facile à mettre en oeuvre dans les différentes enquêtes, notamment celles sur les forces de travail, principale source des indicateurs d’INES. Il vise aussi à englober de nouvelles formes d’éducation qui se sont développées dans les deux dernières décennies, particulièrement avec le développement de la formation professionnelle pour adultes.

Dans la perspective d’assurer la paix grâce à la généralisation du « droit à l’éducation », l’Unesco est chargée de collecter après la guerre les effectifs scolarisés et la part d’analphabètes dans les différents pays membres. Mais c’est une visée planificatrice qui entraîne en 1975 la création, sous l’égide de cette organisation, de la première Classification Internationale Type de l’Éducation, qui se veut symétrique à celle existant sur les professions. Dans les années 1980, les statistiques internationales de l’éducation connaissent une nouvelle évolution, marquée par une volonté d’efficacité économique, que les indicateurs de performance, mis en place par l’OCDE, doivent permettre d’atteindre. Cette conception très restrictive de l’éducation se trouve peu à peu nuancée avec l’essor d’une « Troisième Voie » social-démocrate en Europe et aux États-Unis au cours des années 1990, qui insiste plus fortement sur les aspects sociaux de l’éducation.

La recherche des « meilleures pratiques » éducatives pour l’avènement de la « société de la connaissance »

La forte contestation politique des réformes néolibérales promues par la plupart des organisations internationales à la fin des années 1990 favorise l’émergence d’une rhétorique plus « inclusive » sur le plan mondial, autour du paradigme de la « société de la connaissance ». Les outils de quantification doivent y jouer un rôle majeur : celui d’identifier les « meilleures pratiques » pour parvenir à une société « durable et équitable ». Dans cette perspective, les recherches comparatives sur les effets économiques et sociaux de l’éducation sont encouragées.

Nouveau paradigme, nouvelle politique de quantification

Avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, s’est répandue l’idée dans les organisations internationales que le capitalisme entrait dans une nouvelle ère, dans laquelle l’économie serait essentiellement fondée sur la production et la circulation de connaissances, dans un monde perçu comme de plus en plus fluide (Descheneau-Guay, 2007). Dans cette perspective, l’éducation est évidemment appelée à jouer un rôle primordial. En 1995, l’OCDE publie ainsi un rapport soulignant que la « codification croissante du savoir et sa transmission par le biais des réseaux informatiques et de communication et des réseaux ont généré une nouvelle “société de l’information” » qui place les travailleurs dans la « nécessité […] d’acquérir des compétences et de les adapter constamment » (OCDE, 1996 : 3). L’organisation se donne la mission de « repérer les “meilleures pratiques” à appliquer à l’économie du savoir » (ibid.) en élaborant des indicateurs de rendement public et privé de l’éducation. Par la suite, l’influence de la « Troisième Voie », telle que formulée par Anthony Giddens (1998), sur les organisations internationales entraîne une prise en considération plus humaniste de l’éducation, autour des ambitions de « cohésion sociale » et d’« équité ». Elle s’incarne alors dans la Stratégie de Lisbonne (Verdier, 2008 : 199), qui tente d’établir une convergence entre objectifs économiques et objectifs sociaux. Les pays membres de l’Union Européenne s’accordent en effet en 2000 sur un « nouvel objectif stratégique » : faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » (Conseil de l’Union Européenne, 2000). Le préambule du traité insiste sur la détermination de ses signataires « à promouvoir le développement du niveau de connaissance le plus élevé possible pour leurs peuples par un large accès à l’éducation et par la mise à jour permanente des connaissances[11] ». L’Union Européenne ne dispose pas de compétence législative dans le domaine de l’éducation et de la formation professionnelle mais uniquement « pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres[12] ». Dès lors, une méthode ouverte de coordination est mise en place dans le domaine de l’éducation qui s’appuie principalement sur des « indicateurs quantitatifs et qualitatifs et des critères d’évaluation » établis « par rapport aux meilleures performances mondiales […] de manière à pouvoir comparer les meilleures pratiques ». Un « cadre cohérent » de 20 indicateurs est établi, appelés à mesurer les progrès des États membres par rapport aux différents objectifs qu’ils se sont fixés et au coeur desquels se trouvent deux ambitions majeures : « l’efficacité » et « l’équité ». Dans la mesure où l’éducation reste une compétence des États, ces benchmarks ont un caractère faiblement contraignant, mais ils sont appelés à jouer un rôle crucial à la fois dans la définition de la réalité sur laquelle le politique doit agir et dans la mise en évidence de la pertinence de son action. Cette double vocation de ces techniques de mesure est affirmée en 2008 par la directrice générale de l’éducation et de la culture à la Commission européenne : « la stratégie de Lisbonne […] a mis au premier plan ce nouveau mode d’élaboration des politiques publiques : […] ‘‘la politique fondée sur la preuve’’ ; preuve administrée par des mesures certifiées et validées par tous. […] les indicateurs et les critères de références […] se font guides pour l’action dans le souci d’une amélioration permanente des politiques d’éducation et de formation[13] ». Dans ce contexte, les chercheurs sont invités à collaborer à la production d’indicateurs sur l’éducation.

Le développement des recherches comparatives sur le rôle de l’éducation dans la mobilité et l’équité

Les organisations internationales mobilisent les données internationales d’éducation dans les projets de coopération et de développement et les scientifiques, économistes ou sociologues, les prennent pour sources principales dans un nombre croissant de recherches. L’augmentation rapide du nombre d’enquêtes sociales et leur diffusion auprès des chercheurs académiques vont stimuler une activité méthodologique sur les instruments de mesure de l’éducation sur le plan international et faciliter les contacts entre statisticiens et chercheurs. La révision de la CITE de 1997 s’était faite avec une grande discrétion et un intérêt très limité des scientifiques. Celle entamée en 2008 prend une ampleur beaucoup plus importante : la classification sert désormais à l’élaboration de données quantitatives dont l’importance politique et scientifique s’est accrue. Dès lors, le processus de révision devient un enjeu crucial pour les institutions internationales comme pour les chercheurs.

Encouragés par l’ouverture progressive de l’accès des chercheurs aux fichiers détails des enquêtes de la statistique publique et par les progrès des logiciels de traitement statistique, des travaux quantitatifs comparatifs se développent en sociologie à partir des années 1980 et surtout 1990, souvent à l’incitation des programmes de recherche européens. Les équipes internationales de chercheurs quantitativistes jouent un rôle majeur dans ces nouveaux développements, notamment celles qui, autour du Britannique John Goldthorpe et du Suédois Robert Erikson, s’intéressent à la stratification sociale dans les pays industriels dans le cadre du programme Comparative Analysis of Social Mobility in Industrial Nations (Casmin[14]) mené entre 1983 et 1988. Ces équipes produisent des nomenclatures pour comparer la position socioprofessionnelle ou le niveau d’éducation des individus afin de comprendre et d’analyser le rôle de l’éducation dans la transmission des positions sociales entre les générations. La nomenclature doit à la fois rendre compte des évolutions temporelles et des formes institutionnelles spécifiques à chaque État et s’attacher aux régularités.

Il revient aux chercheurs allemands de ce programme d’élaborer la nomenclature d’éducation, présentée pour la première fois en 1989 (Müller et al., 1989). Deux critères la structurent : d’une part, la hiérarchie des niveaux éducatifs en termes de durée, de curricula (contenus d’enseignement et capacités intellectuelles exigées) et de valeur des diplômes et d’autre part, l’orientation des savoirs (différenciation entre enseignement général et enseignement professionnel). Le premier critère définit trois grands niveaux d’enseignement : primaire, secondaire et supérieur ; le second distingue à chacun des niveaux les cursus interrompus ou validés dans l’enseignement général et la formation professionnelle certifiée. Cette structure traduit l’idée que les personnes qui ont quitté le système éducatif au terme d’un « segment » donné possèdent des savoirs équivalents, non pas selon leur dimension cognitive, mais selon une perspective « crédentialiste » (de la valeur accordée au diplôme pour l’accès à un statut social ou à un emploi) directement issue des théories du capital humain. Chaque niveau est dès lors considéré comme une « barrière » sociale (appelée transition) permettant de mesurer le degré de sélectivité du système éducatif. La structuration des recherches sur le plan européen, principalement autour de l’analyse de la transition de l’école vers le travail, donne un essor à l’utilisation de la nomenclature Casmin en sciences sociales[15]. Des liens se tissent avec les institutions statistiques nationales ou internationales (telles l’OCDE). Ils sont fortement encouragés, voire suscités par les financements européens.

L’ouverture par Eurostat, quoique fort onéreuse et encore très limitée de l’accès des chercheurs aux fichiers détails des enquêtes européennes, engendre une diffusion rapide des nomenclatures internationales officielles. Des séminaires sont organisés autour d’une enquête, d’une nomenclature ou d’une méthode statistique qui font appel aux statisticiens et aux chercheurs utilisateurs des données. Parallèlement, les enquêtes sociologiques ou sociopolitiques internationales prennent leur essor ces deux dernières décennies : particulièrement l’International Social Survey Program (ISSP), la World Value Survey (WVS) et la Time Use Survey (TUS) sur le plan international ou, sur le plan européen, l’European Social Survey (ESS), l’European Value Survey (EVS), les eurobaromètres et les dispositifs internationaux d’évaluation des acquis des élèves à un âge ou une année scolaire donnés[16]. Ces enquêtes sont largement utilisées par les chercheurs qui s’intéressent aux questions d’« équité » dans l’éducation, et toutes font appel à la CITE.

Cette situation amène les concepteurs et les utilisateurs de Casmin à tester la qualité de cette nomenclature au regard de la CITE. W. Müller lance un programme de recherche de comparaison des nomenclatures d’éducation dans le cadre du programme européen Equalsoc[17]. Les participants à ce programme vont s’attacher à décrire les systèmes éducatifs nationaux et leur évolution, examiner la pertinence de la CITE à rendre compte de leurs traits caractéristiques et de leur fonctionnement, vérifier les pratiques de classement des diplômes dans chacune de ces enquêtes, établir un bilan critique des mappings (listes des programmes éducatifs classés par niveau de la classification[18]) et enfin proposer des améliorations. Ces travaux ont donné lieu à une publication (Schneider, 2008) largement diffusée auprès des principaux instituts statistiques européens et d’Eurostat. Ces initiatives facilitent le rapprochement entre deux communautés jusqu’alors séparées.

Les données internationales sur l’éducation se sont donc diversifiées et elles connaissent un usage très étendu et massif auprès des chercheurs. Les analyses de l’OCDE (dans Regards sur l’éducation) sont de plus en plus diffusées. La révision de la CITE entamée en 2008 se déroule dans le contexte d’un intérêt marqué des scientifiques pour les comparaisons internationales et de développement des échanges entre chercheurs et statisticiens. Elle prend ainsi une ampleur beaucoup plus importante : la classification sert désormais à l’élaboration d’un nombre bien plus grand de données quantitatives, dont l’importance politique et scientifique s’est accrue.

Le processus de révision entre préoccupations gestionnaires et ambitions scientifiques

La nécessité de réviser la classification est une idée qui émerge dans les groupes de travail spécialisés dans les données internationales de l’éducation existant au sein de l’OCDE et d’Eurostat, avec l’appui des services statistiques de quelques pays occidentaux. Néanmoins, il apparaît indispensable à ses principaux acteurs de veiller au caractère international et démocratique de l’accord en y associant l’Unesco. Pour autant, le travail de rédaction de la nouvelle classification reste largement maîtrisé par un petit groupe de spécialistes à qui les réseaux d’expertise en éducation d’Europe et d’Amérique du Nord sont familiers.

Le processus de révision : entre « modèle de gouvernance » et arrangements de couloir

Depuis la création du programme INES par l’OCDE en 1988 (Bottani, 1994 ; Normand, 2010), les responsables statistiques des ministères de l’Éducation des pays membres de cette organisation disposent d’une instance d’échanges et de décisions concernant la manière de collecter les données. Cet outil institutionnel est composé de trois entités : un Working Party (WP) et deux réseaux. La WP comprend une centaine de personnes. Les pays, ainsi que la Commission Européenne et l’Unesco, y ont chacun deux représentants. Les deux réseaux, composés d’une cinquantaine de personnes (un représentant par pays), sont chargés de développer des indicateurs, publiés ensuite dans le rapport annuel Regards sur l’éducation. Le réseau Labour Market, Economic and Social Outcomes of Learning[19] (LSO) est spécialisé dans les données de sondage sur les adultes (niveau d’éducation atteint, salaire à la sortie du système scolaire, etc.) ; le second réseau, Network for the Collection and Adjudication of System-level Descriptive Information on Educational Structures, Policies and Practice (NESLI)[20], gère les indicateurs basés sur l’exploitation des données administratives des établissements scolaires (effectifs d’élèves et d’enseignants, financements, etc.). L’agenda, l’ordre du jour et les comptes rendus des rencontres des deux réseaux et de la WP sont élaborés par des administrateurs de l’OCDE, appartenant à la division des indicateurs et des analyses de la Direction de l’Éducation. Les programmes de travail et le financement des réseaux et de la WP sont évalués et validés par le Comité des politiques d’éducation (dans lequel chaque pays a un représentant). Avec deux réunions plénières par an (pour chacune des trois entités) et un budget de plus d’un million d’euros[21], ces structures constituent un levier très puissant de développement de données et indicateurs sur l’éducation.

En novembre 2005, lors de la vingt-cinquième rencontre de la WP (à Washington), il est proposé d’identifier les changements opérés par les pays dans les classements de leurs programmes éducatifs dans la CITE depuis la première soumission de données basées sur la version de la classification de 1997. Deux éléments sont soulevés par la WP : il faudrait d’une part mieux contrôler l’application de la classification par les pays pour rendre les données plus comparables, d’autre part mieux prendre en compte l’évolution des systèmes éducatifs (en particulier dans l’enseignement supérieur).

Ces discussions se répercutent au sein de l’Education and Training Statistics Working Group, piloté par Eurostat et dans lequel se retrouvent une partie des membres européens d’INES. Il réunit des représentants de services statistiques nationaux et les responsables de la production des données harmonisées sur l’éducation à Eurostat, dont certains participent à INES. Il ne dispose pas des mêmes moyens financiers que le programme de l’OCDE mais peut avoir une action législative sur les pays membres. Sur son initiative, de nombreuses directives prises par le Conseil de l’Union concernant les données qui doivent être obligatoirement fournies par les États, en ce qui concerne l’éducation. Ce dernier et la WP d’INES élaborent alors un questionnaire adressé (en février 2007) à l’ensemble des pays de l’Union Européenne et de l’OCDE, auxquels répondent les services statistiques de presque tous les pays concernés. Les questions posées concerne les « problèmes liés à la CITE » et la manière dont sont collectées et regroupées les données sur le niveau d’éducation atteint dans la population adulte.

Lors de la vingt-huitième rencontre de la WP d’INES en mai 2007, il est proposé d’entamer un programme de travail de deux ans pour résoudre les problèmes posés par la mise en oeuvre de la CITE. Il serait coordonné par les trois organisations internationales chargées de la collecte des données administratives sur l’éducation nommée « UOE » pour Unesco, Eurostat et l’OCDE. À l’issue de cette période, un rapport serait remis à la Conférence Générale de l’Unesco de 2009, prévoyant si nécessaire une recommandation demandant le lancement d’une révision de la classification. Un groupe d’experts composé des représentants des trois organisations serait chargé de ce rapport. C’est la première fois qu’est mentionnée la participation de l’Unesco. Elle est nécessaire, dans la mesure où la CITE est un accord international sous l’égide de cette organisation. Le chef de la Mission aux relations internationales et européennes (MIREI) du Département des statistiques du ministère français de l’Éducation, président de la WP, anticipe la nécessité de faire approuver une éventuelle révision de la classification. Il parvient à faire adopter une résolution de la Conférence Générale de l’Unesco en octobre 2007 qui entérine le programme discuté au sein d’INES : un rapport d’avancement devra être remis à l’organisation internationale en octobre 2009 et un rapport final (proposant si nécessaire une classification révisée) en octobre 2011. De nombreuses discussions suivront, principalement menées au sein de la WP et des réseaux INES et nourries par des travaux d’expertise[22].

En février 2008, l’Institut de statistique de l’Unesco (ISU) est invité à participer au « séminaire » programmé auparavant par Eurostat et l’OCDE et devant se tenir en septembre 2008 à Paris. Eurostat organise, avec l’appui de la France, cette rencontre internationale à Paris. Le choix de la trentaine d’experts invités est soumis à de nombreuses tractations. Une démographe travaillant à l’ISU comme « coordinatrice CITE » au sein de la division des indicateurs et des analyses de données sur l’éducation, venue spécialement de Montréal, rappelle à maintes reprises le statut de la classification, accord international sous l’égide de l’Unesco. Elle affirme que des consultations régionales (par grandes aires géographiques : Asie, Afrique, Pays d’Europe et de l’OCDE, États arabes, Amérique latine et Caraïbes) doivent être organisées pour associer l’ensemble des Nations Unies. À l’issue de cette première rencontre tripartite, en novembre 2008, un technical advisory panel (TAP), groupe d’une quinzaine d’experts chargé de faire des propositions, est créé. Officiellement constitué par l’Unesco, il a vraisemblablement été mis en place par le chef des indicateurs sur l’éducation à l’ISU après des discussions informelles avec les représentants d’INES et d’Eurostat les plus actifs[23].

Le TAP est principalement composé des administrateurs d’Eurostat, de l’OCDE et de quelques ministères déjà impliqués dans le processus depuis novembre 2005. Y sont rattachés des représentants de l’ISU et du BIE, de l’Unicef et des membres de services statistiques des pays du Sud. La constitution de ce groupe marque une tentative de renforcer la légitimité du processus de révision en élargissant le cercle des acteurs impliqués à des pays ou organismes extérieurs à l’OCDE et à l’Union Européenne. Le choix des lieux de rencontre confirme cette volonté. La première rencontre du TAP est organisée en janvier 2009 à Montréal dans les locaux de l’ISU et la seconde en juillet 2009 dans les bâtiments de l’Unesco à Paris. Contrairement à ceux d’INES, les comptes rendus de chacune de ces rencontres sont publiés sur le site Internet de l’Unesco[24]. Deux rencontres « régionales » sont organisées par l’ISU : en octobre 2009 à Bangkok en Thaïlande et en novembre 2009, à Nairobi au Kenya. La troisième réunion du TAP en décembre 2009 à Genève (dans les bâtiments du BIE) fait apparaître de profonds décalages entre les propositions de l’OCDE et d’Eurostat et celles de l’ISU, telles que les avance la démographe mexicaine de l’Institut, qui s’appuie sur le contenu des deux rencontres régionales. Elle insiste en particulier pour que le premier séminaire de septembre 2008 organisé à Paris par Eurostat soit considéré comme une rencontre régionale des Pays d’Europe et de l’OCDE. Elle répète que la CITE n’est pas prévue pour mesurer le niveau d’éducation atteint par un individu mais pour compiler les données administratives (effectifs scolaires par cycle). Des représentants de l’OCDE et d’Eurostat n’hésitent pas à faire part de leur exaspération. À l’issue de ce troisième TAP[25], il est décidé de constituer un groupe d’experts plus restreint, désigné Editorial Group, chargé de préparer une version provisoire de la classification révisée, qui servira de base pour une « consultation mondiale ». La démographe mexicaine n’en fait pas partie. Elle ne participera plus à la révision. L’Editorial Group est composé d’un représentant de chacune des trois organisations et de trois « experts nationaux » (France, Angleterre, Jordanie). Ce sont les principaux rédacteurs du texte final. Leurs propositions sont discutées à plusieurs reprises au sein de la WP et des rencontres des réseaux d’INES.

Pour garder un statut juridique de dimension internationale équivalant aux autres grandes nomenclatures des Nations Unies (en particulier la nomenclature des professions ou celles des produits), les acteurs de la révision ont veillé à ce que l’accord reste sous l’égide de la Conférence Générale de l’Unesco, où chaque pays a un représentant national disposant d’une voix dans les décisions. Les questions de « gouvernance » ont occupé une part importante des discussions. Elles ont systématiquement fait l’objet d’une formalisation dans les documents, insistant sur la nécessité de la « transparence » des discussions (Unesco, 2010 : 2). Le texte final contient d’ailleurs une section sur ce sujet, dans laquelle il est rappelé que « l’Institut de statistique de l’Unesco est le responsable de la CITE » (Unesco, 2011 : §91). L’examen attentif et documenté du processus de révision révèle qu’il est principalement le résultat de négociations au sein d’un petit groupe d’experts se côtoyant dans des organes qui dépendent de l’OCDE et de la Commission Européenne. Ils partagent des expériences socioprofessionnelles proches ainsi que des manières de travailler et des références communes qui leur permettent d’élaborer de nouvelles définitions et catégories qui épousent les nouvelles formes attendues de l’éducation.

Les spécialistes de la nomenclature : une « communauté épistémique » ?

L’Editorial Group chargé de la rédaction de la nouvelle classification comprend six experts, présentés dans les documents de l’Unesco par leur nationalité mais qui représentent pour la plupart des institutions.

Le représentant de l’OCDE, de nationalité française, est responsable de la collecte des données administratives sur l’éducation et de la rédaction de Regards sur l’éducation. Il travaille au sein de la division des indicateurs et des analyses de la Direction de l’éducation. Il a intégré l’organisation dix ans auparavant après des études en prévision et modélisation et la participation à une étude sur la détection des difficultés scolaires en école maternelle avec des biologistes.

La représentante d’Eurostat, d’origine danoise, est fonctionnaire de l’office statistique européen depuis 20 ans. Longtemps chargée de l’actualisation bimensuelle de l’indice des prix à la consommation, elle a obtenu par mobilité interne un poste d’analyste à la Direction des statistiques sociales en 2008 et s’est rapidement impliquée dans la révision de la CITE.

La représentante de l’ISU, de nationalité anglaise, a une longue expérience dans les statistiques internationales de l’éducation. Au cours des années 1990, elle a représenté le gouvernement britannique au sein d’INES, a été consultante pour Eurostat puis a travaillé au service statistique de l’Unesco à Paris avant sa délocalisation. Elle travaille au bureau de l’United Nations Development Program (PNUD) à New York, lorsqu’elle est contactée par le chef des indicateurs sur l’éducation de l’ISU pour reprendre la révision de la CITE. Elle prend le relais d’un Américain, ancien expert de l’OCDE. Lui-même avait remplacé la démographe mexicaine avant qu’elle parte brutalement en congé. Seule permanente de l’Institut à s’être impliquée dans la révision de la CITE, elle est remplacée par deux consultants en contrat temporaire. Trois représentants de l’Unesco se sont donc succédé sur les deux années de révision.

Le représentant de la France est le chef de la MIREI au ministère français de l’Éducation. Il enseigne la « gestion des systèmes d’éducation et de formation » dans un master de sciences de l’éducation pour futurs consultants. Connaissant bien les rouages de l’Unesco pour y avoir travaillé au début de sa carrière, il est un habitué des négociations internationales sur les statistiques de l’éducation : il a participé à la rédaction de la version de 1997 de la classification et c’est lui qui a fait, au nom de la France, la demande de révision auprès de l’Unesco en 2007. Il est aussi président de la WP d’INES.

Une jeune chercheuse allemande est désignée comme experte « représentant la recherche ». Alors post-doctorante à Oxford au Nuffield College, elle a coordonné l’ouvrage sur la CITE (dans le cadre du programme Equalsoc, voir supra) qui a connu un grand succès auprès d’Eurostat, contribuant à l’argumentation en faveur de la révision.

Le représentant de la Jordanie est chercheur dans un centre d’évaluation et de prospective en ressources humaines dans son pays. S’étant penché tardivement sur cette question et éloigné du siège des organisations internationales, il ne peut assister à toutes les réunions du groupe.

Statisticiens ou analystes de formation, ces experts sont familiers des données internationales sur l’éducation mais sont socialement et institutionnellement coupés du corps des enseignants et même de la production des données (qui est faite en amont dans les ministères par des statisticiens confrontés aux difficultés que pose la collecte de données au niveau d’un pays). Ils ont une appréhension de l’éducation basée principalement sur ses caractéristiques extrinsèques : niveau de formation des enseignants, financements, effectifs, intitulé des filières, etc. Ils sont peu familiers des questions pédagogiques et du contenu des enseignements. Tous sont issus de grandes puissances industrielles (France, Angleterre, Allemagne et États-Unis, excepté le Jordanien, moins impliqué). Ils sont assistés par des collègues de leurs institutions qui partagent des trajectoires proches et surtout une expérience au sein d’INES, en tant que représentant dans l’un ou l’autre des deux réseaux ou dans la WP.

Leur participation aux grandes rencontres d’INES orchestrées par le secrétariat de l’OCDE les constitue comme « communauté épistémique », par les références politiques et scientifiques qui y circulent. Au rythme de trois par an, elles ont lieu dans les plus grandes métropoles du monde occidental : Washington, Londres, Berlin, Paris, La Hague, Bruxelles, Copenhague, etc. L’intégration de fonctionnaires nationaux aux organes d’INES est l’objet de discussions internes à leur service. Elle est ensuite validée par leur gouvernement puis par l’OCDE. Dans un contexte où les administrations nationales sont décriées et où le fonctionnaire administratif est peu valorisé, devenir représentant auprès de l’OCDE est une forme de promotion et les luttes sont parfois âpres dans les ministères pour accéder à cette place. C’est une occasion de se distinguer de ses collègues, stigmatisés pour leur « immobilisme ».

Le cadre des rencontres organisées par l’OCDE garantit souvent une valorisation supplémentaire de leur activité. Badges électroniques pour accéder aux espaces de travail comme à leur chambre d’hôtel, espaces vitrés, moquettes et lumières tamisées, vigiles noirs, hôtesses en tailleur, petits fours sur plateaux d’argent : les experts se retrouvent pour un jour ou deux dans des univers feutrés dans lesquels des bataillons de serviteurs discrets assurent la fluidité de leurs échanges. Les sessions de travail sont toujours très calibrées, à la minute près. Les présentations se font toujours à partir de diaporama. À la fin de la session, les experts remplissent une grille d’évaluation de la qualité de l’organisation de la rencontre. Entre les réunions, les experts préparent les documents de synthèse et de propositions. Se familiarisant à la fois avec un univers déjà très normé et industrialisé et avec un paradigme de l’éducation très influencé par les théories du capital humain (à travers la documentation institutionnelle qu’ils accumulent sur leur bureau), les experts (nationaux et internationaux) s’engagent pleinement dans le processus de révision, convaincus sans doute d’oeuvrer pour le bien commun[26].

Entre janvier et juin 2010, les six experts rédigent une nouvelle version de la CITE. Ils continuent de se rencontrer au sein des réunions d’INES et d’Eurostat et de faire discuter leurs propositions par les autres pays. Un texte dit « de consultation » (en versions anglaise et française) est envoyé aux membres d’INES et aux personnes ayant participé aux rencontres régionales de l’ISU. Une centaine de réponses est reçue par l’Editorial Group qui se réunit ensuite pour prendre en compte les commentaires des représentants nationaux dans une version finale, discutée et corrigée à l’occasion d’une rencontre d’INES et du TAP. Le texte sera présenté au Comité exécutif de l’Unesco puis en Conférence Générale, en octobre 2011.

Le travail de révision de la CITE est impulsé et mené par des analystes spécialisés dans le traitement des données sur l’éducation (déjà agrégées), issus des services statistiques des organisations internationales et de ministères des grandes puissances industrielles. Il répond à une demande d’indicateurs venant d’acteurs politiques comme le Comité des politiques éducatives de l’OCDE ou la direction générale de l’éducation à la Commission européenne. Les experts doivent se tenir à distance des pressions que peuvent faire les pays pour que la classification leur soit favorable tout en étant leurs représentants. Leur langage devient alors « un moyen de ‘‘fabriquer’’ et d’énoncer une parole savante incontestable face aux logiques nationales ou aux divisions sociales qui prévalent » (Kott, 2008 : 33).

L’inscription de la « société de la connaissance » dans les outils de quantification de l’éducation

Quel est le fruit de ce processus institutionnel complexe et de ces rencontres d’experts ? Quelle conception de l’éducation émane du texte révisé ? En nous appuyant sur le texte de 2011[27] et en le comparant aux textes de l’Unesco publiés en 1975 et 1997, nous pouvons percevoir comment se dessine, à travers de nouveaux concepts et définitions, le modèle d’éducation correspondant au paradigme de « société de la connaissance ».

Une première étape du travail des experts a consisté à vérifier comment les pays classent leurs programmes éducatifs et à identifier les « frontières » entre les niveaux d’éducation mal comprises ou mal respectées. Les experts énumèrent les seuils où se posent des problèmes de classement. Les difficultés majeures concernent la séparation entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur, la hiérarchie de niveaux au sein de l’enseignement supérieur et la distinction entre les programmes qui mènent directement au marché du travail et ceux qui permettent de prolonger les études. Pour avancer dans l’analyse des problèmes et de leurs résolutions, les experts se reportent aux mappings des pays. En comparant les caractéristiques exogènes (durée, type d’établissement, prérequis, programmes auxquels ils destinent, intitulé en anglais, brève description) des enseignements classés à chaque niveau, ils identifient les frontières qui devraient être mieux définies. Rapidement, les experts soulignent que l’amélioration de la qualité des données doit passer par une plus grande clarté des concepts. Ils doivent être plus « neutres », c’est-à-dire détachés de références situables historiquement ou nationalement. Les experts partent des difficultés de mise en oeuvre de la CITE dans les enquêtes. Ils tentent d’identifier les concepts qui laissent une trop grande interprétation possible ou au contraire sont trop exclusifs et empêchent d’intégrer certaines formes d’éducation. Ils se basent sur des typologies et définitions utilisées par des centres d’études rattachés aux institutions européennes ou internationales (comme le Cedefop[28]). Un des enjeux importants est la définition du champ d’application de la classification. Pour cela, les experts s’attardent sur la définition de trois types d’éducation : « formelle », « non formelle » et « informelle ». Mais l’objet prépondérant des discussions est surtout le découpage des parcours scolaires en niveaux. Guidé par l’impératif de pouvoir évaluer plus finement le niveau d’éducation atteint par des individus (afin d’examiner les effets sur leurs positions sociales et professionnelles), l’Editorial Group aboutit à une classification en huit niveaux (contre six dans la version de 1997) qui distingue l’enseignement supérieur court, le Bachelor, le Master et le doctorat. D’autre part, dès le premier cycle du secondaire, une sous-catégorie précise l’orientation professionnelle ou générale/académique du programme suivi. Enfin, un troisième niveau de découpage doit permettre de différencier le type d’achèvement (partiel, complet avec ou sans accès possible au niveau supérieur). De cette manière, la classification propose soixante catégories pour le niveau du programme suivi par un individu et plus de trente pour le plus haut niveau atteint par un individu. Ce niveau de détail peut rappeler celui de 1978. Mais, dans cette version, les sous-catégories visaient à différencier précisément le contenu des enseignements et non pas le type d’achèvement (voir tableau).

Les évolutions de la classification internationale de l’éducation

Les évolutions de la classification internationale de l’éducation

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Dans la nouvelle version, les rédacteurs affirment que « la classification des programmes éducatifs par niveau vise à refléter leur contenu » (Unesco, 2011 : §50). Mais une réserve radicale est exprimée ensuite : « Toutefois, les cursus sont trop différents, variés et complexes pour permettre une évaluation et une comparaison directes et cohérentes du contenu des programmes dans les systèmes éducatifs » (ibid. : §50). Le contenu lui-même, qui n’apparaissait déjà qu’épisodiquement dans la version de 1997, n’est plus réduit, dans le meilleur des cas, qu’à une notion de « compétences » ou de « développement personnel et social ». La CITE propose alors des « critères d’approximation » du contenu. Leur définition a été l’une des préoccupations majeures des experts à l’occasion de la trentaine de rencontres qui se sont succédé pendant les deux ans de révision. Les principaux concernent la durée, les critères d’admission et le type d’établissement.

La durée a longtemps été prise comme étalon du niveau de scolarisation dans les enquêtes, mais, dans un contexte de désinstitutionnalisation de l’éducation et de diversification des formes d’apprentissage, ce critère est rendu très flou. Les durées sont indiquées en années avec une marge de un à trois ans selon les niveaux (de la même manière que l’âge « généralement ciblé »). La notion d’« année à temps plein » qui apparaissait dans la CITE-1997 (mais qui n’y était pas définie) a complètement disparu. Il n’y a qu’au « niveau préprimaire » (renommé « éducation de la petite enfance ») qu’une intensité minimale est précisée : « les programmes [de ce niveau] doivent représenter l’équivalent de 2h par jour pendant au moins 100 jours par an » (ibid. : §70). Cette évolution peut être mise en perspective avec l’apparition d’un benchmark européen concernant la participation à l’enseignement préscolaire[29].

Finalement, ce sont les « critères d’admission » qui sont utilisés à partir du premier cycle de l’enseignement secondaire : ils renvoient au niveau minimal requis pour intégrer un programme d’un niveau supérieur. Comme ils sont définis en niveaux de la CITE, leur utilisation est rendue impossible sans une application préalable de la classification aux niveaux inférieurs. Parfois, c’est le niveau de qualification des enseignants qui est utilisé, lui aussi défini en niveaux de la CITE.

Le contexte institutionnel n’apparaît qu’au premier niveau de la CITE. Mais, même là, il fait l’objet d’un profond remaniement. En 1997, il cernait l’éducation « préprimaire », définie comme « une première étape de l’instruction organisée ». Le processus de révision donne une définition considérablement plus extensive de la notion d’éducation : il s’agit désormais de donner des « opportunités d’apprentissage ». Plus aucun terme ne définit les lieux où sont rassemblés les élèves : la mention d’école à disparu. C’est désormais la notion de « prestataire d’éducation » qui prévaut tout au long du document, défini comme « organisation qui fournit des activités éducatives, comme objectif principal ou accessoire » (ibid. : p. 91).

Certains critères ne font plus allusion au contenu que dans des termes très vagues. Ainsi, le niveau primaire est défini comme la « transition vers un enseignement davantage orienté vers les matières » (ibid. : §143), sans que ce terme soit défini. Le niveau « enseignement post-secondaire non supérieur » est défini par sa « complexité du contenu supérieure à celle du niveau [inférieur] » (ibid. : §189). Le niveau de « l’enseignement supérieur de cycle court » se caractérise par un « contenu des programmes […] plus complexe que dans l’enseignement secondaire ou postsecondaire non supérieur, mais […] moins complexe que celui du [niveau supérieur] » (ibid. : §212).

La préparation au « marché du travail[30] » est considérée comme allant de soi, mais l’expression est toujours mentionnée de manière très générale (il n’est jamais question de secteurs d’activité particuliers). L’« enseignement initial » n’est plus défini qu’en négatif, comme « un enseignement formel des individus avant leur entrée sur le marché du travail » (ibid. : §37). Les enseignements académiques sont distingués de ceux offrant des « certifications utilisables sur le marché du travail » (ibid. : §62) et les programmes généraux de ceux qui proposent « d’enseigner des compétences pertinentes pour le marché du travail » (ibid. : §139).

Cette conception de l’éducation, qui ne fait plus référence à aucun savoir[31], donne en revanche une place prépondérante aux « compétences[32] ». Quelle que soit la langue ou la culture, il est postulé une équivalence universelle de ce qu’est une compétence : le référent est de plus en plus la capacité à utiliser la machine ordinateur. Formalisée dans des référentiels, elle peut être testée sur poste informatique (comme c’est le cas dans un nouveau module de l’enquête PISA). Finalement, c’est la « certification[33] » de ces « compétences » qui attestera d’un niveau d’éducation. Cette logique de « validation des objectifs d’apprentissage » par le « prestataire », d’abord promue dans la formation pour adultes (Tanguy et Ropé, 1994), s’étend désormais à toute l’éducation.

Les premières pages du texte révisé proposent des définitions des principaux « concepts » de la classification. Les « activités éducatives » sont des « activités volontaires et organisées comportant une forme de communication et destinées à susciter un apprentissage » (ibid. : §12). L’apprentissage est l’« acquisition ou modification individuelle d’informations, de connaissances, de compréhensions, d’attitudes, de valeurs, d’aptitudes, de compétences ou de comportements » (ibid. : §14). Le fait qu’elles soient « organisées » « implique l’existence d’un prestataire (une ou plusieurs personnes ou un organisme) qui met en place le cadre d’apprentissage et une méthode d’enseignement au travers desquels s’organise la communication » (ibid. : §15). L’idée de rendre compte d’une instruction publique est complètement écartée. Et il n’y a plus aucune référence à l’enseignant ou au « maître » (défini dans la recommandation de 1958), puisqu’il est désormais possible d’apprendre devant un ordinateur : l’éducation n’est plus la transmission de savoirs d’une personne à une autre, mais « un transfert d’informations (sous forme de messages, d’idées, de connaissances, de stratégies, etc.) » engageant « deux ou plusieurs individus ou un médium inanimé et des individus » (ibid. : §13).

Ce vocabulaire peut être comparé aux « mots plastiques » décrits par Uwe Pörksen, chercheur allemand en littérature ancienne : « une nouvelle classe de mots, originaires des langages spécialisés de la science et de la technique, mais qui, telles des retombées toxiques, s’immiscent globalement dans les langues courantes ». Pour lui, « ils transforment la multiplicité historique en fausse simplicité, reflètent le monde comme une sphère d’objectivité aperspective livrée aux experts ; habités par un impératif d’objectivation, ils donnent l’impression d’avoir des référents réels et transforment ainsi le monde en sous-production de laboratoire » (Duden, 2010 : 142-143).

Alors prétendument détachée de toute référence culturelle ou historique, la classification peut prétendre à l’« universalité ». Le paragraphe qui invitait à une certaine prudence dans l’application de la version de 1997 a ainsi été supprimé[34]. N’est restée que la phrase qui précédait : « Les concepts et les définitions fondamentaux de la CITE ont été établis de manière à être universellement[35]applicables et à intégrer tous les systèmes éducatifs quelle que soit la situation dans un système particulier » (ibid. : §2).

Conclusion

Le processus de révision a été déclenché par des arguments à la fois techniques et structurels. Le premier ordre d’arguments s’appuie sur la volonté d’uniformiser les pratiques de classement afin d’améliorer la qualité et la comparabilité des statistiques qu’elles contribuent à produire. Le second argument obéit à l’impératif de prise en compte de la réalité et de son évolution. Ici ce sont les évolutions des systèmes éducatifs des pays industrialisés qui ont primé, l’expansion et la diversification du supérieur et l’extension de l’enseignement professionnel à l’enseignement universitaire d’une part ; la multiplication des formes de scolarisation préprimaire de l’autre. Cependant ces mouvements, qualitatifs, ne peuvent être représentés pour être convertis en quantités comparables dans une idéologie où prime la compétition sans faire appel à des notions, à des concepts, à des catégories, à des définitions sur la nature de l’éducation, sur ses segments significatifs et les modes d’articulation qu’ils ont entre eux. Le déplacement de l’objet, depuis la CITE de 1975, des institutions vers les individus, vers la quantité d’éducation qu’ils reçoivent, mais aussi vers le type d’éducation pertinent pour examiner le rendement de l’éducation sur le marché du travail, sous contrainte d’universalité, a été à l’origine d’une activité intense de précision des définitions et, pour faciliter cette opération, de segmentation de l’objet éducation en unités en apparence simples : des compétences simples et modulables, des programmes homogènes, des segments éducatifs identifiables. À cela s’oppose un élargissement considérable de la définition de l’éducation. À l’origine limitée à l’instruction délivrée ou reconnue par les États à l’attention des enfants et des jeunes adultes, elle s’est étendue, sous l’effet de la libéralisation des services publics et de l’affaiblissement des activités des États dans ces domaines, à toute forme de transmission organisée de compétences délivrée par un prestataire à toute personne quel que soit son âge, à condition qu’elle débouche sur une certification légitimée par l’État. Il ne s’agit plus de mesurer l’effort éducatif des pays, mais plutôt l’investissement dans la formation des compétences en référence aux évolutions dans la sphère du travail (Tanguy, 2005).

L’influence de l’OCDE apparaît déterminante dans la diffusion de cette nouvelle conception de l’éducation. C’est en effet au sein d’organes d’expertise puissants, qu’elle a mis en place depuis plus de vingt ans dans le domaine des statistiques de l’éducation, qu’émergent les premières propositions de révision de la classification. La direction statistique de la Commission Européenne, du fait de son pouvoir réglementaire sur la collecte des données des pays européens et de la proximité de ces analystes avec les membres des réseaux de l’OCDE, constitue un relais majeur de ce processus. L’Unesco, quant à elle, est utilisée comme instance de légitimation du processus : par une préoccupation affichée pour la « transparence », par l’égalité formelle de prise en compte du point de vue de tous les pays et la mise en avant du caractère démocratique de la validation finale de la révision (en Conférence Générale).

L’analyse du rôle des experts et de leurs parcours est essentielle pour comprendre comment et par quelles voies les évolutions se sont opérées. Le processus de révision implique en effet non seulement des statisticiens producteurs des descriptions des états de l’éducation ou des caractéristiques éducatives de la population dans leur pays, mais aussi des spécialistes de la production statistique d’organisations internationales, rompus aux problèmes de comparabilité, de normalisation et de standardisation. Dans ce processus, les uns et les autres, partant de leurs intérêts liés à leur position institutionnelle, ont dû se forger un langage commun, élaborer des concepts qui transcendaient les configurations spécifiques, pour tendre à l’universel. L’idéologie d’un monde « fluide » où la croissance serait permise par le « transfert de connaissances par les réseaux de communication » nécessitant la « mise à jour » tout au long de la vie de « certifications » est alors d’autant plus naturellement intériorisée par les experts que leur univers professionnel est sans doute l’un de ceux où elle est à la fois la plus prégnante et la plus matérialisée (dans les manières de travailler en particulier). Ce faisant, ces experts façonnent à leur tour la réalité (Hacking, 1999) et viennent nourrir les technologies de gestion au travers des benchmarks dont le produit de leur activité est la pierre angulaire. Les chercheurs en sciences sociales ne sont pas étrangers à ces évolutions. Comme le remarque R. Normand : « Les théories du capital humain et de l’école efficace constituent les piliers épistémologiques et méthodologiques à partir desquels sont conçus les indicateurs et les benchmarks » (Normand, 2010 : 415). Les frontières entre les institutions de recherche et les organisations statistiques sont de plus en plus poreuses, les personnes circulent entre ces deux instances de production de savoirs tout autant que ce qu’elles produisent, contribuant là aussi à la constitution illusoire et sans doute peu heuristique d’une norme universelle de l’éducation. Ce mouvement est aussi le résultat de la croyance, chez les experts en particulier, dans la capacité de la méthode scientifique à progresser vers la « meilleure » éducation. On aboutit ainsi, de réduction en réduction, à un avatar, dans l’éducation, de la conception dominante actuellement de l’homme au travail : il n’est plus qu’un simple opérateur, au sens littéral du terme, celui « qui fait fonctionner une machine » (Littré, 1896). Il n’est que la somme de fragments de compétences. Cette conception est bien éloignée de celle de Condorcet qui prônait l’éducation de l’homme qui raisonne, ou de scientifiques comme Humboldt au xixe siècle qui pensait l’université comme unité entre enseignement et recherche, détachée des contingences politiques et dans laquelle la formation professionnelle était exclue.