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Il y a des nuances, les personnages ne sont pas tout beaux, tout blancs. Le méchant, il y a des fois on va l’aimer. Ce n’est même pas qu’on va l’aimer, bien l’aimer. C’est HBO. S’il faut tuer quelqu’un d’une manière atroce, ils vont le faire. S’il faut faire un truc pas sympa, ils vont le faire quand même, il y a des trahisons, il y a des trucs... c’est un peu l’inverse d’un soap opera. L’histoire tient debout, les acteurs sont bons. On voit une saison, pour moi j’ai l’impression de voir douze bons films. Comme ça dure une heure. C’est douze des meilleurs films que j’ai vus. C’est de grande qualité.

Carl, concepteur sur internet, 27 ans, The Wire, How I Met Your Mother, Entourages, Dawson, Samantha Who ?, The Office,30 Rock

Les séries télévisées américaines sont devenues depuis une dizaine d’années l’objet d’un investissement social et culturel que manifestent tout autant l’amateurisme déclaré d’une partie des individus pour ce genre que leur programmation dominante sur les chaînes de télévision au détriment de la fiction cinématographique (Chaniac et Jézéquel, 1998, p. 133- 44). Elles se caractérisent, de façon nouvelle, par deux traits : leur anoblissement culturel et l’investissement passionné de la part de certains individus, notamment membres des catégories diplômées et supérieures, contrastant ainsi fortement avec le statut que la série télévisée avait aux yeux de leurs aînés il y a une trentaine d’années (Gaillard, 2006 ; Colonna, 2010)[1]. Les séries télévisées semblent suivre un processus de reconnaissance de leur valeur semblable à celui qui a affecté certains genres populaires (Peterson, 1972 ; Donnat, 1994 ; Groensteen, 2002 ; Roueff, 2003 ; Collovald et Neveu, 2004 ; Glevarec, 2005 ; Maigret et Stefanelli, 2012) de la part d’amateurs déclarés appartenant aux professions intellectuelles, littéraires notamment[2]. Les amateurs semblent s’entendre sur un champ d’objets culturels, les « séries télévisées contemporaines », dont le coeur est constitué de séries américaines produites depuis les années 1990 (X-Files, Friends, Urgences étant ici les pionnières régulièrement citées par nos interviewés).

Le goût déclaré pour les séries, que l’on appellera sériephilie, accompagne un amateurisme plus général pour des genres culturels apparus avec le développement des médias et des industries culturelles (Ambroise et Le Bart, 2000 ; Le Guern, 2002). La multiplication des séries télévisées, leur téléchargement en temps réel et leur visionnage au domicile ont produit un objet fortement articulé à la technologie internet et informatique, permettant souvent un accès, sans le truchement de l’institution télévisuelle, à des contenus sur des écrans autonomes du téléviseur. La consommation télévisée en direct des séries n’est en effet qu’une des formes possibles de leur consommation, eu égard à l’usage permis par le téléchargement ou le visionnage en streaming qui autorise les individus à organiser leur consommation selon des temporalités choisies. Elle manifeste un déplacement des pratiques de visionnage dans l’espace domestique « entamant la légitimité de la salle » (Ethis, 2009 [2005], p. 36).

Les séries saisonnières sont un genre à part qui n’existait pas de façon visible en France jusqu’à peu. Ce genre est celui de la série dite saisonnière de 12 ou 24 épisodes, proche des « séries feuilletonnantes » des années 1960[3]. Les genres français sont des genres qui relèvent plus traditionnellement soit du téléfilm, issu ou non de l’adaptation littéraire (Chalvon-Demersay, 2005), soit de la série unitaire (tel que L’instit a pu le représenter), soit du feuilleton (incarné par Plus belle la vie) (Chaniac et Jézéquel, 1998). Le trait dominant de la série américaine se caractérise par un arc de saison, la trame qui constitue le fil conducteur entre les épisodes, et des épisodes relativement autonomes (Feuer et al., 1984). C’est cette articulation spécifique entre les deux axes — horizontal de la saison et vertical de l’épisode — qui permet de caractériser les séries, des plus feuilletonnantes (Lost ou 24H Chrono par exemple) aux plus unitaires (Cold Case, FBI : Portés disparus...). La multiplication des personnages et celle des lignes narratives, ainsi que le rapport au contexte historique et sociologique, permettent de spécifier encore les néo-séries (Glevarec, 2010a ; Perreur, 2011). À ces traits formels s’ajoutent dans le cas des séries contemporaines américaines, et de certaines séries françaises, des traits communs de contenu relatifs aux difficultés existentielles des personnages, déjà mis en évidence par Sabine Chalvon-Demersay dès Urgences (Chalvon-Demersay, 1999), et plus récemment encore au dévoilement des faces cachées des individus et des situations[4].

Aux États-Unis, les séries télévisées sont l’objet d’une considération universitaire sous le registre de la « télévision de qualité ». La quality television se définit pour Robert Thompson par ce qu’elle n’est pas, de la regular television (Thompson, 1997, p. 13) ; elle est historiquement produite dans le cadre de chaînes comme HBO (Home Box Office) dont la création correspond à la fin des grands réseaux (networks) et du grand public au profit d’une différenciation des publics (Jaramillo, 2002 ; Buckley, et al., 2008). La quality television a laquelle sont associées les séries télévisées saisonnières contemporaines a été initialement fabriquée pour des quality demographics, à savoir des audiences états-uniennes capables de s’offrir le câble (Feuer, 2007 ; Buckler et al., 2008)[5].

L’intérêt sociologique que représente le goût déclaré pour les séries télévisées américaines et nationales tient à la fois à l’examen d’une pratique culturelle renouvelée et à une diversification de ce que nous désignerons comme les régimes de valeur culturels, ainsi qu’à la promotion d’une sphère culturelle servant d’appui aux identités sociales des individus. L’enquête sociologique révèle que la consommation de séries télévisées s’articule à un régime de valeur culturel, à savoir un nouveau rapport à la culture, à sa signification et à ses modalités de consommation. La notion de régime de valeur proposée par John Frow est une notion qui vise à rendre compte de l’articulation de valeurs esthétiques et d’usages sociaux dans les activités culturelles variables selon les textes et les publics (Frow, 1995 ; 2008 [1995]). Un régime de valeur gouverne les usages appropriés d’un bien par un groupe social. Assister à une pièce de théâtre, regarder un film en salle, regarder une série sur un écran domestique, aller à un concert de musique lyrique, aller à un concert de musique rock, regarder un match de foot, lire un livre, etc. sont autant de régimes de valeur qui engagent des manières de pratiquer, de déguster et simultanément des valeurs attachées à ces activités, comme, à titre d’exemple, valoriser « l’alternatif » plutôt que le « commercial », le « plaisir » plutôt que la « prise de tête ». Ces régimes de valeur sont qualifiés « d’incommensurables » les uns par rapport aux autres par J. Frow. Il nous est apparu que cette notion était pertinente pour décrire la configuration d’usages et le système de valeurs de la consommation des séries télévisées par les amateurs que nous avons rencontrés, et ce, dans un rapport nouveau avec la pratique cinéphilique notamment. L’enjeu est ainsi de confronter cette configuration au régime de valeur ascétique dont B. Lahire dit qu’il incarne dans le champ de la culture « l’invariant historique de l’idéologie de la domination » (Lahire, 2004, p. 691) et dont il trouve dans La distinction de Pierre Bourdieu l’exposé le plus tranchant.

En effet, il est possible d’avancer que l’histoire du champ culturel a légué un modèle de régime de valeur culturel que l’historiographie théâtrale de Lawrence Levine et la sociologie d’après-guerre de Bourdieu permettent de décrire comme régime de valeur institutionnel et distinctif de nature ascétique (Levine, 2010). Ces deux traits désignent en effet que l’expérience culturelle, en l’occurrence chez L. Levine l’expérience du théâtre, va se définir progressivement comme pratique codifiée (caractérisée par exemple par la contrainte corporelle pendant la représentation), en même temps qu’elle élabore un ensemble de valeurs. Le résultat est un régime de valeur de l’expérience théâtrale, de ce que c’est que d’aller au théâtre, institutionnel et distinctif, pour en résumer l’expérience à ces deux mots. L’expérience cinématographique en salle n’échappe pas — au moins jusqu’à récemment[6] — à ce régime de valeur dominant et à sa synthèse dans la cinéphilie (Heinich, 2003 ; de Baecque, 2005 ; Ethis, 2009 [2005]). Horaire fixe, déplacement extérieur, présence d’autres personnes, occasion spéciale, difficulté à s’échapper du film, film vu en intégralité sont autant de traits d’un régime de valeur d’une pratique culturelle qui apparaissent arbitraires, pour certains contraignants même, dès qu’apparaît un autre régime de valeur. Le visionnage des films en VHS puis en DVD ne semble guère avoir provoqué un tel bouleversement du régime de valeur cinématographique. Les cinéphiles attribuent à la télévision un rôle de substitution dans le visionnage des films : pour les films manqués en salle, les films intimistes et à petit spectacle, les films commerciaux. Bref, dans cette configuration des rapports entre cinéma et télévision, le régime de valeur du cinéma est différent et supérieur à celui qu’implique alors la télévision, comme le rapportent clairement R. Chaniac et J.-P. Jézéquel (le choix du film en télévision est un choix par défaut par exemple) (Chaniac et Jézéquel, 1998, p. 86).

De surcroît, dans les termes de la sociologie de la distinction de Pierre Bourdieu, une hiérarchie des régimes de valeur existe et un régime de valeur dit légitime, appliqué et applicable à tous les objets culturels domine, caractérisé par la « distanciation esthétique » (par rapport à la perception de premier degré) (Bourdieu, 1979) et par la codification des manières de consommer (en termes de « mettre les formes »). C’est la dimension holiste du régime attaché à la distinction et au rapport cultivé à la culture (Glevarec, 2005). Or, la situation contemporaine d’extension de l’offre culturelle et de pluralisation des situations de pratique des loisirs multiplie les régimes de valeur et modifie le modèle institutionnel et distinctif, tout autant que son envers, le modèle populaire et « ordinaire » de consommation culturelle.

L’enquête auprès d’amateurs

Dans les années 1990, les séries télévisées américaines étaient investies par les jeunes adultes (Glevarec et Pinet, 2007). En 2008, ceux-ci sont presque deux fois plus nombreux que les plus de 50 ans et que les catégories supérieures à déclarer, dans l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, avoir regardé trois séries postérieures à 1990 (Glevarec, 2012). Depuis le début des années 2000, la consommation sérielle s’est élargie au-delà des amateurs, premiers découvreurs, souvent jeunes adultes diplômés. Ils ne sont plus seuls à déclarer un enthousiasme, parce qu’un processus puissant de valorisation est en cours et surtout parce que le DVD et la vidéo à la demande (VOD) ont élargi la base sociale des amateurs au-delà de ceux qui les regardaient via le téléchargement ou le streaming.

Notre analyse s’appuie sur une enquête qualitative par entretiens semi-directifs auprès de 22 amateurs, âgés, sauf exception, de 20 à 30 ans, choisis pour leur amateurisme déclaré des séries, sur une période allant de 2006 à 2010[7]. Ces amateurs ont été choisis selon le critère de leur goût déclaré ou connu pour les séries[8]. Nous avons retenu autant d’hommes que de femmes. Nos interviewés appartiennent aux catégories moyenne ou supérieure ou sont étudiants. Nous nous sommes donné pour objectif de faire décrire aux individus leurs séries appréciées ou rejetées, les modalités de leur pratique, ainsi que le statut qu’ils pouvaient accorder à ces objets culturels, notamment leur relation au film de cinéma.

L’anoblissement des séries télévisées et la constitution d’un genre

Pierre, 29 ans, professeur d’histoire-géographie dans un lycée bordelais, rencontré en janvier 2009, se disait très « gros consommateur de séries » — parfois il fait des « marathons séries », en « mange cinq dans l’après-midi ». Pierre parle des « codes » sociaux et de la « duperie » qui entourent la valeur du cinéma. La légitimité du film et du cinéma tient à sa légitimation sociale et à ses règles plutôt qu’à ses qualités propres, dit-il. Il serait en ce sens un très bon sociologue de l’analyse de l’arbitraire de toute culture perçue ou se présentant comme légitime. Il indique surtout que la légitimité du cinéma ne s’impose plus, qu’elle lui apparaît relative et sociale, extérieure, et il dessine ainsi les contours de deux régimes de valeur propres, autonomes, de moins en moins hiérarchisés ou hiérarchisables, entre film de cinéma et série télévisée.

À mon avis, je suis dupé comme la majorité des gens. Pourquoi je vous dis que c’est un art ? [Parce qu’] il y a une sacralisation dans le cinéma, qui n’existe pas dans la série. C’est pour ça que je vous dis que ce n’est pas un art. Et je tombe dans le même piège que les autres, à savoir qu’il y a certaines séries, certains épisodes de Six Feet Under, qui valent des millions de films de cinéma. On est d’accord. Mais voilà, il y a une sacralisation du cinéma, par ses codes, le fait d’y aller. Je suis la première victime de ce genre de chose.

Pierre, 29 ans, professeur d’histoire-géographie dans un lycée, janvier 2009

L’affirmation que le film est un « art », à la différence de la série télévisée, s’appuie pour Pierre sur sa légitimation sociale et sur un corpus de règles. Voir un film s’accompagne d’un « schéma ». Cette affirmation à l’endroit du cinéma est contrebalancée par la mention d’une même présence des genres, des situations et des acteurs dans les deux formes culturelles. Ainsi, aux yeux de cet amateur, les séries télévisées américaines ont pour conséquence de faire apparaître les conventions du cinéma comme un genre audiovisuel fictionnel parmi d’autres. Par sa temporalité plus « proche » du temps réel, la série tend à sortir des codes et de la convention narrative attachés au récit du long métrage de cinéma, notamment de l’ellipse.

Si la légitimité culturelle d’un bien est adossée à sa légitimité sociale, c’est-à-dire mesurée de façon homologique à son public selon Pierre Bourdieu (1979), on voit qu’elle tend à s’en détacher dans le cas des séries télévisées, et plus généralement à propos de nombreux biens culturels contemporains ; en effet, certains biens sont à la fois pratiqués par une partie des catégories diplômées et supérieures sans que pour autant les sociologues s’accordent pour leur reconnaître une légitimité culturelle indiscutable (c’est le cas des séries télévisées comme des musiques populaires pour ces derniers, qui les comparent au long métrage ou à l’opéra par exemple). Ils les classent comme « culture moyenne[9] » . La discordance entre la légitimité sociale des séries (« une télévision de qualité consommée par des catégories supérieures ») (Dagiral et Tessier, 2008) et leur légitimité culturelle (aucune véritable instance de consécration culturelle ne permet d’asseoir la légitimité culturelle haute des séries télévisées) n’est jamais aussi manifeste qu’à l’endroit de cet objet. Elle est en cela typique et significative du « tournant culturel » qui affecte les pratiques culturelles et leur légitimité dans le contexte contemporain où les catégories supérieures consomment des biens « populaires » (considérés tels dans la précédente conjoncture) sans que ces biens aient une légitimation culturelle significative aux yeux des sociologues.

Sortie de l’infantilisme télévisuel et tournant sérieux des séries télévisées américaines

Les entretiens avec les amateurs de série laissent penser que leur intérêt pour les séries tient à un changement du contenu et du mode d’adresse au spectateur qu’opèrent au milieu des années 1990 les séries télévisées[10]. Plusieurs séries télévisées sont emblématiques de ce changement. Pierre l’évoque à travers une série pour adolescents, Dawson. « La première série qui s’adresse à des ados et qui ne les traite pas comme des êtres sous-intellectualisés, des idiots tout simplement. Une série pour ados mais qui tout en restant de l’entertainment, de l’amusement, du plaisir ne parle aux ados comme s’ils étaient stupides. Avant Dawson, il y avait deux types de séries. Soit la série pour ados totalement décérébrés, qui étaient là juste pour s’amuser. Soit la série pour ados dramatique. Et il y avait un milieu à trouver et Dawson l’a trouvé. » L’exemple de la série maltraitant son public adolescent est pour lui Beverly Hills, l’exemple de la série dramatique, Les Années collège. Autant il ne se sentait pas concerné par Beverly Hills ou encore Melrose Place, autant « il y avait une forme de réalité » dans Dawson, dit-il. Pour Vincent, 23 ans, ingénieur informatique, « il y a eu un renouveau parce qu’il y a eu beaucoup plus de moyens mis en oeuvre pour faire des séries de bonne qualité. » Il a été « interpellé » par le fait que « c’est vraiment bien filmé ». Retenons de cet extrait d’entretien l’association que fait Pierre entre amusement et qualité. Ce point de vue n’est pas sans faire contraste avec ce que John Hartley a pu dire de la « pédocratie télévisuelle », à savoir la façon qu’aurait la télévision à grand public de traiter le public à l’image d’un enfant (Hartley, 1987). Il fait du paternalisme télévisuel et de l’orientation familialiste le trait dominant de cette télévision[11].

Il semble y avoir une corrélation, au moins aux yeux des amateurs, entre l’ouverture du champ médiatique à des nouveaux acteurs, via le téléchargement, et la nouveauté. Les espaces télévisuels monopolistiques seraient, selon lui, très peu favorables à l’innovation, au réalisme et à la véridicité des fictions. Aurélien, 25 ans, étudiant, dit de la série Rescue Me qui met en scène des pompiers new-yorkais, diffusée initialement sur la chaîne américaine du câble FX Networks : « c’est une série du câble, donc on ne va pas se gêner pour dire tout ce que l’on pense. » Nombre d’amateurs déclarent que c’est l’ouverture, la diversité, la concurrence et la fragmentation des chaînes états-uniennes — dont HBO serait l’incarnation (Feuer, 2007) — qui ont accompagné l’émergence des séries qu’ils apprécient et dont la qualité serait un anti-conformisme par rapport aux fictions qu’ils visionnaient jusque-là.

Qu’il y ait une corrélation entre un nouveau goût pour des séries télévisées, que nous avons proposé de qualifier de « séries du réel » (Glevarec, 2010a), et une provenance des États-Unis est notable. Pour autant, c’est l’apparition d’internet qui, pour les publics européens, et notamment français, a levé les frontières des espaces télévisuels nationaux comme en témoigne à la fois l’accession des Français aux séries états-uniennes via le téléchargement et le rattrapage progressif et contraint des télévisions et de leurs sociétés de production en France. L’enthousiasme pour les séries d’outre-Atlantique a ainsi tout d’une ouverture à la concurrence dans le champ culturel. Internet est ici le déclencheur privilégié d’un accès en temps quasi réel à une diffusion américaine, et représente littéralement un court-circuit dans le système télévisuel national, qui apparaît brusquement dans sa nature monopolistique, voire irrespectueuse, chaque fois que les téléspectateurs lui imputent, par exemple, de ne pas respecter les oeuvres, leur doublage ou leur ordre de diffusion par exemple (Winckler, 2002 ; Corel et al., 2005).

Hiérarchie interne au genre et sous-genres

Dans un modèle dit de la tablature des goûts, appuyé initialement sur les goûts musicaux (Glevarec et Pinet, 2009 ; Glevarec, 2010b ; Glevarec et Pinet, 2012), nous avons fait de la « mise en genre » et de la hiérarchie à l’intérieur même des genres culturels — et non plus entre les genres comme le proposait par exemple Bourdieu dans La distinction — une des caractéristiques centrales des transformations contemporaines du champ de la culture. Nous voudrions montrer ici qu’un processus semblable de mise en genre et de classement interne opère dans le genre de la série[12]. Comme le signalait déjà Jane Feuer, les amateurs de séries établissent des hiérarchies dans le genre de la « télévision de qualité ». La télévision de qualité est un genre au sein duquel il y a du bon et du mauvais.

Aussi, à l’intérieur de ce genre anobli, le goût des amateurs déclarés que nous avons rencontrés s’apparente-t-il à un nouveau goût. Georges, 59 ans, dit ne pas partager beaucoup son récent goût pour les séries avec d’autres personnes qu’il fréquente et qui regardent des « standards qu’on trouve à la télé. Docteur House, machin bidule, je n’ai pas vu, dit-il. À l’époque il y avait Dallas, Alerte à Malibu, et cetera. » Il oppose les séries qu’il apprécie, LesSopranos, Twin Peaks et Party Animals aux séries « standards ». En ce sens, son goût pour certaines séries contemporaines se ferait contre l’esthétique (moderne) de la répétition que décrit Umberto Eco, à propos par exemple de Starsky et Hutch ou de Columbo, comme « récurrence d’une trame narrative qui reste constante » (Eco, 1994, p. 15).

Magali, 31 ans, artisan d’art, regarde des « séries de filles », dit-elle, et non des séries policières. Il y a une dimension genrée à son goût qui suppose la référence à une communauté d’interprétation féminine. « C’est les séries où il y a un casting de gens beaux, mais enfin ça c’est souvent, disons souvent des univers de luxe, un peu. Où il y a des belles fringues et où c’est pas... Moi j’appellerais séries pour garçons les côtés histoires policières, où il y a des flingues. Moi je regarde des séries où il n’y a pas de flingue. »

À la suite de l’entretien que nous avons eu avec elle en 2010, Magali s’est proposée de nous faire parvenir par courrier électronique ce qu’elle a appelé la liste des séries qu’elle a regardées quasi intégralement ces dernières années, soulignant en gras celles qu’elle considère comme de « qualité »[13]. Arrivent en haut de sa liste les séries Six Feet Under, 21, Jump Street, Absolutely Fabulous, Friends, Gossip Girl, How I Met Your Mother, Lipstick Jungle, Mad Men, My Name Is Earl, Rome, Sex and the City, Skins, South Park et The Simpsons.

Tableau 1

Séries considérées comme « étant de qualité » par Magali (31 ans, artisan d’art)

Séries considérées comme « étant de qualité » par Magali (31 ans, artisan d’art)

Date : 15/03/2010

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Elle fait « une distinction entre les séries qui sont innovantes, comme Mad Men, qui sont vraiment construites, avec des scénarios et des séries qui sont « cliché », et qui vont jouer sur les mêmes... Vous prenez Gossip Girl, même Skins, qui essayent d’être... Enfin le côté chronique de la jeunesse dorée, voilà, ce genre de truc on peut en trouver plusieurs, à mon avis. » À côté du critère de « l’innovation » (« innovant » versus « cliché »), Magali avance le « caractère bouleversant » ou non de la série. Ainsi, elle compare Mad Men et Desperate Housewives, qu’elle hiérarchise dans sa liste, en ces termes : « J’ai vu Mad Men comme si c’était une espèce de Desperate Housewives à l’envers. C’est-à-dire qu’on était dans une chronique du côté désespéré du monde masculin, parce qu’ils sont tous en haut de l’échelle sociale, ce sont des dirigeants, des mecs qui ont réussi, et il y a cette espèce de vide, qui est bien montré, de désespoir, qui colle à longueur de temps. L’effet de vacuité. Et du coup, je me disais, autant Desperate Housewives on avait les nanas à la maison, qui pétaient les plombs, autant on se rend compte de ce qui se passait chez les mecs. Bon, alors ce n’est pas la même époque, mais c’était un petit côté... Enfin, c’était une vision amère, du coup, que je trouvais bien trouvée. » Elle complète : « Desperate Housewives, c’était bon au niveau psychologique, au début, mais maintenant c’est très... C’est devenu une série un peu mémère. C’est beaucoup moins fin. » Si le critère de l’innovation relève de la forme sérielle, des conventions du genre, le critère « bouleversant » relève de l’effet affectif, à savoir d’un accès ou d’une acuité à une vérité psychologique. Comme on le voit, la série télévisée est, aux yeux de Magali, un genre en soi à l’intérieur duquel elle opère un classement, selon la « qualité », qui mélange des critères d’innovation (renvoyant à l’histoire du genre lui-même) et affectifs (ce que la série est susceptible de provoquer comme sentiments chez elle).

Morgane n’aime pas, elle, les séries à l’eau de rose, que sa grand-mère regarde. Son critère de hiérarchisation est celui du « cliché », soit de la convention, et plus implicitement de la « psychologie » (« des histoires sur tel ou tel personnage »). Les séries qu’elle aime, Nip/Tuck, Dexter par exemple, se caractérisent positivement à ses yeux par leur transgression.

Il y a quand même des séries américaines que je ne peux pas visionner, c’est tellement cliché, tournées dans un décor artificiel, avec des histoires sur tel ou tel personnage, et cetera, ça me branche pas du tout. Tout ce qui est Feux de l’amour, Amour, gloire et beauté. Des trucs un peu à l’eau de rose vous voyez.

Morgane, 31 ans, secrétaire, Desperate Housewives, Dexter, Nip/Tuck, Friends, Malcolm, Sex and the City, Newport Beach

Pierre regarde en streaming les séries qu’il aime le moins, les sitcoms notamment, pour lesquelles il est moins sensible à l’image, ainsi que les séries qu’il appelle « secondaires » pour les tester. Il ne les garde pas, les effaçant ensuite de son ordinateur. À l’inverse, il est un inconditionnel de Six Feet Under dont il a acheté les DVD, « chers », dit-il. L’investissement financier marque clairement une différence ; l’achat du coffret de DVD indique la valeur attribuée à la série, constitue un hommage rétributif à ses concepteurs et indique une sorte de déclaration à soi-même et aux autres de ce que l’on est à travers cette appréciation. L’achat des coffrets de séries signale qu’à l’intérieur de cette pratique culturelle les amateurs distinguent et hiérarchisent les oeuvres qu’ils ont regardées. « Les séries qui vraiment valent le coup, je les achète en DVD », dit Aurélien, 25 ans, étudiant.

Si la série télévisée des années 1960 et 1970 apparaissait comme un genre culturel dominé et mesuré au film de cinéma (Bourdon, 1988), au cours des années 1990 et 2000, conformément aux processus contemporains de mise en genres culturels et de transformation du modèle holiste de la légitimité culturelle (Glevarec, 2005), elle s’est autonomisée comme genre esthétique. La série ne se mesure plus au film comme genre inférieur, elle a internalisé sa critique et son jugement esthétique. À l’occasion, l’idée inverse, celle de mesurer négativement la créativité cinématographique par rapport à la production télévisuelle devient possible. « Je considère, dit Cédric, certaines grandes séries depuis le début des années 2000 comme l’égal de certains grands chefs-d’oeuvre du cinéma, du cinéma récent. Pour moi, Les Sopranos ça vaut certains grands films de Scorsese sur la mafia. Je ne dirais pas au niveau de la saga des Parrains de Coppola mais... quoique. »

La consommation autonomisée des séries

Le paradoxe des séries : source télévisuelle mais pratique autonome des écrans

L’enquête de terrain démontre que la consommation de séries contemporaines par les amateurs met à mal leur dimension télévisuelle. En effet, pour certains gros consommateurs de séries, leur visionnage s’effectue hors de tout flux télévisé, voire sans téléviseur. C’est le cas dès l’instant où les séries sont regardées en vidéo à la demande sur le téléviseur, à partir de DVD, en streaming, ou à partir de fichiers numériques téléchargés ou échangés et vus sur un ordinateur, un écran plat[14] ou via un vidéoprojecteur. Bref, la dimension télévisée des séries actuelles se fonde sur leur provenance : leur fabrication est télévisuelle en ce sens que leur système de production est propre et n’a aucun lien avec la structure de production cinématographique (Ellis, 1982), mais leur réception n’est en aucun cas strictement télévisuelle. Romain, 23 ans, étudiant, achète des coffrets DVD qui « durent deux jours ». Carl, 27 ans, télécharge les séries et les regarde exclusivement sur son ordinateur. Magali, 31 ans, non seulement ne regarde pas les séries sur un téléviseur puisqu’elle n’a pas la télévision dans son foyer, mais également elle distingue sa pratique autonome de celle, fixe, d’un programme de télévision. « Je n’ai pas la télé, je télécharge des séries sur internet. Et en gros je télécharge toute une saison, et du coup c’est aussi quelque chose que je regarde en illimité. C’est-à-dire le soir, je peux regarder... Quand j’ai des insomnies, je peux regarder... Ce n’est pas comme un programme télé, c’est quelque chose qu’on peut dérouler jusqu’à trois, quatre heures du matin. »

Les séries américaines ou françaises sont-elles « télévisuelles » ? En fait, un mode de consommation fréquent évite littéralement la télévision, puisqu’une part des amateurs télécharge épisodes et sous-titres et regarde sur son ordinateur (portable souvent) les fichiers, tandis qu’une autre part regarde en streaming. La télévision est, dans une grande majorité des cas des jeunes générations, contournée comme média de diffusion. Autrement dit, la télévision pourrait bien n’être dans le cas des séries qu’un support précurseur (les premières séries ont été consommées via la télévision comme programme, puis via le téléviseur comme support grâce au magnétoscope), et non nécessairement son média par définition. La nature télévisuelle des séries pourrait bien ne résider que dans quelques traits liés à leur fabrication et aux anticipations qu’elle suppose ; même le cadrage serré des oeuvres destinées au téléviseur est lui-même une contrainte en train de changer avec les écrans plats et haute définition qui relativisent de surcroît l’écran de cinéma comme seul lieu permettant de voir « vraiment » un film. Quant à leur consommation, elle s’est émancipée de la télévision pour beaucoup d’amateurs ; « téléspectateurs « ne convenant alors plus pour les désigner. La nature sérielle, épisodique ou feuilletonesque des séries est là aussi faussement attachée à la télévision ; si elle l’est historiquement, c’est seulement parce que la télévision est le premier support domestique de visionnage des images en continu. L’ordinateur, et plus largement les écrans (l’écran plat qui se démocratise comme moyen de regarder des séries en témoigne), démontrent que, là encore, la télévision n’est pas le média exclusif et naturel de la forme sérielle (sur ce point d’ailleurs, la radio la précède dans le registre sonore [Herzog, 1944]). L’émancipation de la télévision est sans doute la condition et la manifestation de la constitution de la série comme genre, affranchi d’un rapport d’infériorité par rapport au film de cinéma.

La situation que les amateurs ont vécue, qu’ils continuent en partie de vivre, mais qui pourrait s’arrêter si les dispositions légales contre le téléchargement illégal produisent les effets souhaités par leurs promoteurs, est tout à fait unique puisqu’elle a associé au développement d’internet l’émergence d’un genre anobli et d’un amateurisme. Séries télévisées américaines contemporaines et internet n’avaient aucune nécessité technique ou esthétique d’apparaître en même temps. Pourtant, le renouveau des premières dès les années 1990 a correspondu précisément au développement d’internet et à la possibilité du téléchargement illégal du point de vue juridique et gratuit. S’il ne s’agissait que d’une coïncidence entre un bien culturel et un support technique, il n’y aurait rien là de bien extraordinaire. Mais ce mariage des séries télévisées américaines et d’internet a permis une nouvelle façon de regarder les oeuvres faites pour la télévision mais regardées hors de la télévision (c’est tout autant le cas pour la proportion sans cesse croissante de ceux qui les regardent à partir d’un DVD). Le paradoxe du plaisir pris aux séries par les amateurs tient en ceci qu’il est fortement appuyé sur la liberté de visionnage qui leur a été permise : quasi-simultanéité de la sortie américaine et du visionnage domestique, diffusion libérée des contraintes de calendrier et d’horaire de la grille et, qui plus est, du téléviseur. Faites pour la télévision, diffusées par la télévision, les séries ne sont jamais aussi bien appréciées — par certains amateurs, notamment des catégories diplômées — qu’à partir de fichiers vidéo téléchargés ou visionnés en streaming sur des ordinateurs, des vidéoprojecteurs tout autant que sur des téléviseurs.

Si le visionnage des séries américaines, et de plus en plus celui des séries françaises, manifestait seulement une nouvelle façon de consommer la télévision (ce qui n’est justement pas le cas matériellement parlant), on noterait simplement là l’émergence d’un nouvel usage. Or, c’est bien plus un nouveau régime de valeur de la consommation d’une oeuvre audiovisuelle qui s’élabore dans le cadre sériel : une oeuvre, dont la temporalité de déploiement, le rapport à la conjoncture, l’effet de réel, la consommation à domicile autonome, l’éloignent à la fois du régime cinéphilique de l’oeuvre unitaire courte en salles et du régime télévisé de l’oeuvre insérée dans une programmation et un calendrier.

La requalification du genre cinéma comme forme courte et ritualisée

Par sa consommation hors programmation télévisée, la pratique amateur des séries télévisées objective, en le relativisant, le régime de valeur attaché au cinéma. La consommation sérielle est en partie libérée du « rendez-vous cinématographique », central de la pratique du cinéma telle que la restitue par exemple Emmanuel Ethis, même si la grande majorité des spectateurs de films le sont via la télévision (Guy, 2001). Ethis insiste sur la salle de cinéma comme incarnation du cinéma, lieu culturel qui attache espace géographique, « rendez-vous » et valeur du cinéma (Ethis, 2007). Ce sont autant d’éléments qui définissent a priori un système de contraintes spatiales, temporelles, morales et comportementales (« une domestication et une disciplinarisation des publics »). En effet, certains amateurs de séries évoquent la contrainte et la dépendance que représente la consommation en salle et la libération qu’offre la possibilité de programmer de façon autonome. Pierre nous dit que face à un film qui ne l’intéresse pas, il l’arrêtera s’il est à son domicile, alors qu’il ne quittera pas la salle de cinéma. « Je me suis surpris quand même récemment à me dire : « voilà, cet après-midi, tu vas au cinéma ou tu regardes quelques séries ? » Bien, j’ai choisi les séries. Ce n’est pas la même démarche. On est chez soi. C’est plus facile. Et j’habite à dix minutes du cinéma à pied, c’est honteux ce que je dis. Mais effectivement, on est à la maison, c’est tranquille, et si on veut faire autre chose après, on peut faire. Alors que ce n’est même pas une question financière puisque j’ai un abonnement au cinéma. » Il semble bien que le régime de valeur qui accompagne le cinéma en salle soit socialement et culturellement contraignant.

Justement le fait que ce soit en épisodes et pas deux heures, on balance tout. Au bout de deux heures c’est terminé, même s’il y a des trilogies et tout, ce n’est pas la même dimension. La série c’est vraiment... enfin je ne sais pas comment expliquer. C’est quelque chose qui ne dure pas longtemps, même si on n’a pas beaucoup de temps, on peut le... Moi, c’est surtout au niveau du temps. On se dit : « Ah je dois m’en aller dans une heure, je ne peux pas mettre un film mais je peux mettre une série. » Je peux mettre un épisode. Pour moi la démarche n’est pas la même, parce que quand je me dis que je vais regarder un film, il faut au moins que j’aie l’après-midi devant moi, tandis que la série, je peux me la mettre en peu de temps. Ce n’est pas un passe-temps mais... je ne sais pas comment... oui pour combler, on va dire, vingt minutes. Vous voyez ? Tandis que le film ce n’est pas du tout la même démarche. Le film c’est : « Bon j’ai envie de me regarder un bon film, donc je vais choisir. » Tandis que les séries, on peut regarder un peu de tout, un peu rien. Tandis que si je vais regarder un film super longtemps et qu’il est nul, je vais me dire que je vais avoir perdu mon temps et ça va m’énerver, tandis qu’une série, même si c’est nul, j’ai perdu que vingt ou quarante minutes, vous voyez ce que je veux dire ? (rires)

Géraldine, 21 ans, étudiante en licence de marketing

Pour les amateurs, la série modifie aussi la réception, à savoir les horizons d’attente et les engagements vis-à-vis de la fiction. Elle reconfigure aussi le film comme une forme courte.

Pour moi c’est le même plaisir que le cinéma sauf qu’il est décuplé par le fait que l’on suit les personnages sur la longueur, dit Cédric, 33 ans, haut fonctionnaire, que la richesse narrative est plus grande. Enfin, il y a beaucoup plus de possibilités d’explorer un univers, ce qui est évidemment différent au cinéma c’est la contrainte temporelle, et d’arriver à faire quelque chose en peu de temps. Le cinéma d’auteur s’est construit comme oeuvre universelle et non comme sous-genre audiovisuel (Darré, 2000 ; Esquenazi, 2003 ; de Baecque, 2005)[15]. De sa plénitude d’oeuvre totale, le film de cinéma devient une forme courte par rapport aux séries de plusieurs épisodes et de plusieurs saisons. En effet, d’une part, les amateurs disent qu’il y a des séries qui sont des oeuvres (« on peut être un metteur en scène de série de grande qualité », dit Georges, 59 ans), d’autre part, qu’une série n’est pas un long film. Par contre, ils sont amenés à redéfinir la forme film ; leur critère central devient la durée : le film est une forme courte. Une forme culturelle a priori pleine devient ainsi une condition de production : faire une oeuvre audiovisuelle en une heure trente, voire en quelques heures.

Le régime de valeur du plaisir situé attaché à la consommation des séries télévisées : interpréter « l’addiction »

Les significations qui affectent ces objets culturels contemporains que sont les séries signalent que les pratiques des catégories culturelles diplômées ont évolué sous le coup d’un régime de valeur non ascétique, qui valorise à la fois la « qualité » et la « légèreté ». « Pour moi, la série reste un genre léger, dit Pierre. Le film est un genre plus grave, plus important. Là je donne du grain à moudre à mes détracteurs qui vont dire que la série est un genre mineur contrairement au cinéma. En fait ce n’est pas ça, c’est juste que pour moi je pardonne plus à une série d’avoir des imperfections parce qu’au final sur une saison de vingt-quatre épisodes l’enjeu est beaucoup plus important de tenir en haleine son téléspectateur. »

Un certain nombre de ces amateurs interrogés disent être de « très gros consommateurs de séries ». Le vocabulaire de la « consommation » et celui de « l’addiction » est explicite dans leurs propos. Il y a là un paradoxe puisque la réception des séries se décrit par ailleurs dans les termes d’une libération. Pourquoi l’addiction est-elle un terme récurrent de la description de leur pratique par les amateurs ? Pourquoi est-elle même revendiquée ? Nous proposons ici de l’interpréter comme un nouveau régime de valeur lié au plaisir qui prend le contre-pied de l’ennui et de la contrainte forcée. Contrainte choisie, elle est la posture partagée par nombre d’amateurs qui exerce leur goût et leur plaisir dans un rapport de « prise » à leur objet. Antoine Hennion a pu le décrire en ces termes pour les mélomanes de tous genres (Hennion, 2003 ; 2006 ; 2009). Il est notable que le visionnage des séries télévisées s’accompagne de la mention d’un changement dans la consommation, posture qui valorise le plaisir, la détente et la jouissance présente. Des séries, Georges, 59 ans, dit : « C’est quelque chose qu’on voit avec plaisir. Ça ne prend pas la tête, c’est léger, il y a des gags, c’est drôle, il y a une inventivité dans les évènements. » Ce régime de valeur, non dominé, contraste avec le régime de valeur ascétique. Un même détachement de la réception se signale de façon notable dans la modalité solitaire de consommation des séries qui impliquent un « rythme propre de découverte », me dit Cédric.

Le plaisir solitaire et de couple de la série

Emmanuel Ethis dit de la pratique cinématographique en salle et sur écran domestique qu’elle est centralement articulée à une sociabilité et un « partage », qu’elle peut ainsi ne pas survivre à une rupture amoureuse avec un partenaire, partenaire des discussions (Ethis, 2007). La notion de sociabilité — occasion de se connaître, d’éprouver son jugement de goûts avec celui des autres, de reconnaître ceux qui aiment les mêmes choses (Ethis, 2007, p. 18) — se distingue ici du plaisir solitaire fréquemment mentionné par les amateurs pris au visionnage des séries — « plaisir masturbatoire », l’a même qualifié Cédric —, voire de leur consommation sans conversation ex-post (Boullier, 1987).

[La série continue d’être] un moment pour décompresser et en général c’est une activité que je pratique seul. Alors il y a des séries que je vais regarder en compagnie, essentiellement de ma compagne puisque, vivant ensemble, on a des points communs par rapport à certaines séries, mais après j’aime garder ce moment privilégié où je vais regarder mes séries seul. (...) La série ça a toujours été le moment de décompression et alors beaucoup plus que de socialisation si vous voulez. Bien sûr que quand j’ai des amis qui regardent les mêmes séries que moi, ça me fait marrer d’en parler, de rigoler, mais je vis très bien sans parler de mes séries. Là je prends du plaisir à vous en parler, mais pour moi c’est vraiment une activité solitaire. Peu importe si je le partage avec personne en gros quoi.

Pierre, 29 ans, professeur d’histoire-géographie

Ça ne se partage pas forcément. Il y a quelques séries auxquelles j’essaye de l’intéresser [Magali parle de son compagnon] pour partager. Mais sinon, non, je regarde toute seule, le soir.

Magali, 31 ans, artisan d’art

Pour comprendre la valeur de la consommation solitaire des séries, il faut insister sur la contrainte du groupe à laquelle elle permet d’échapper. La dimension domestique de cette pratique semble essentielle pour rendre compte de cet aspect, pour partie, solitaire de la consommation des séries. Sans doute faut-il aussi avoir à l’esprit à quel point, comparativement, la sortie en solo au cinéma suppose elle-même un certain nombre de conditions d’autonomie culturelle, voire d’autonomie sociale qui ne sont acquises qu’à l’âge adulte (il suffit de penser à l’incongruité, voire à l’impossibilité pour un pré-adolescent d’aller au cinéma seul et aux conditions subjectives qu’une telle « pratique culturelle » requiert).

Georges a regardé et aimé la série inachevée Party Animals. Il l’a regardée seul bien qu’il dise aimer partager avec sa femme notamment. De ce visionnage en solo, il dit : « Lire un livre à deux, ce n’est pas facile. » Qu’indique la comparaison culturellement inédite entre une fiction audiovisuelle et la lecture d’un livre ? Une équivalence des deux types de pratiques et d’objets culturels ? Implicitement, la valorisation du visionnage des séries télévisées ? La comparaison du visionnage des séries et des séries avec la lecture et avec le roman est récurrente et n’est pas anecdotique. Pour certains, les séries ont non seulement pris une place qui était avant occupée par les livres, mais elles ont une valeur identique à un roman. Aux yeux de leurs amateurs, elles en ont la structure en chapitres, par leurs épisodes, et les qualités narratives et analytiques du fait de leur temporalité longue. La réévaluation des séries dans ce sens tend à remettre en question la supériorité de la fiction écrite sur la fiction audiovisuelle. Il faut noter ici que l’intérêt académique pour les séries est notablement porté par les littéraires, universitaires et/ou écrivains.

La consommation partagée des séries existe bien entendu (Combes, 2011), notamment au sein des couples qui regardent ensemble les épisodes. « On se réjouit d’avoir un nouvel épisode, c’est un moment qu’on partage », me dit Magali de sa consommation avec son compagnon. Ce visionnage en couple a acquis une dimension identitaire forte, à la fois générationnelle — être dans le temps historique de diffusion des séries — et une dimension relationnelle structurante dans les activités vécues ensemble par les membres d’un couple — participer d’un évènement marquant ensemble dans une journée vécue de façon séparée. Ce visionnage à deux suppose un accord des préférences des membres du couple et il entre parfois en tension avec le goût au principe d’une consommation solitaire alors mise en suspens le temps d’attendre la disponibilité de l’autre ou poursuivie de façon solitaire. Les couples peuvent dire qu’ils ont vécu le visionnage d’une série à deux. En fait, la consommation tantôt solitaire, tantôt en compagnie, des séries témoigne de la fragmentation des pratiques de consommation culturelle en fonction des centres d’intérêt qui sont pour partie des différences de genres et de goûts sociaux.

La reconfiguration du régime ascétique de la pratique culturelle

Le régime de valeur qui entoure la consommation des séries télévisées semble ainsi se caractériser par la revendication explicite du plaisir et de la légèreté, contre-pied du régime de la consommation distinctive ascétique et édifiante que Bourdieu a pu décrire dans La distinction ; ce régime de valeur n’est pas sans faire écho au régime de valeur qui accompagne la lecture des récits policiers au sujet desquels A. Collovald et É. Neveu écrivent « qu’à travers la thématique de la simplicité, de l’accessibilité, intervient une dimension de refus du culturel sur piédestal, de défiance pour des biens culturels qui exigeraient une forme accusée d’ascèse, d’apprentissage sacerdotal d’une coupure à l’expérience ordinaire pour être appropriés » (Collovald et Neveu, 2004, p. 320).

C’est ainsi que les amateurs de polar recherchent simplicité, authenticité et accessibilité dans les récits policiers selon l’étude d’A. Collovald et É. Neveu : « Si l’on réinscrit ces pratiques lectorales dans l’ensemble des pratiques culturelles adoptées, se dessine, chez ces lecteurs, ce que l’on peut appeler un « culturel à l’état pratique ». À l’opposé de l’ascèse lettrée et contemplative, ils privilégient des usages culturels qui engagent plus directement le corps et les affects, recherchent une satisfaction moins différée des plaisirs cultivés et destinent les pratiques culturelles à être converties en pratiques » (Collovard et Neveu, 2004, p. 226). Le régime de valeur du « franc-lire « attaché au goût pour le roman policier semble bien distinct de l’ascèse différant la jouissance auquel Bourdieu a donné toute sa signification dans La distinction[16]. C’est un régime qui valorise l’informel, un énoncé accessible, des histoires authentiques et des conventions. Collovald et Neveu (2004, p. 322) décrivent ainsi très précisément un régime de valeur : « la lecture de romans policiers illustre une classe entière de pratiques culturelles marquée par les quatre traits énumérés plus haut. (...) « culturel à l’état pratique », « culture intéressée », « évasion dans la réalité », « conciliation des inconciliables ». » L’amateur de séries télévisées ressemble-t-il à cet amateur de romans policiers ? Son goût s’articule-t-il autour d’un régime semblable de valeur, le « franc-lire » ? Possède-t-il la compétence lectorale, la maîtrise de la cartographie des genres et des oeuvres, mais aussi des codes de narration et de gestion du plaisir ? Notre réponse aura ici été positive, le genre policier précédant historiquement le goût pour les séries télévisées[17].

Matt Hills a proposé, lui, dans son ouvrage Fan Cultures, consacré aux amateurs, de situer les passionnés d’un genre culturel « entre deux » : entre la résistance et la consommation, la hiérarchie et la communauté, la justification et la connaissance et, enfin, la réalité et l’imaginaire (Hills, 2002). Les premiers termes de chaque couple renvoient assez nettement à un modèle qui interprète l’amateurisme comme une posture dominée et en défaut par rapport au mode de consommation cultivée légitime, comme Henry Jenkins a pu le restituer (Jenkins, 1992). La sériephilie ne se présente plus, elle, comme une posture dominée. Aussi, nous proposons de réinterpréter cet « entre-deux » de la posture des amateurs, décrit par Matt Hills. La pratique des séries télévisées se décrit justement à l’aide de l’ensemble des modalités alternatives que couvrent la « consommation » (ce terme est revendiqué par les amateurs), la « communauté » (elle décrit mieux le partage affinitaire possible de cette pratique que sa mesure à la hiérarchie sociale), la « connaissance » (les amateurs insistent sur la forme de connaissance des séries plutôt que sur la compensation qu’elles leur procurent) et, enfin, « l’imaginaire » (la concession à la fiction est au coeur de la posture du goût des amateurs). Il suffit d’ajouter qu’aux yeux des amateurs cette configuration n’est plus dominée par rapport à son modèle de référence pour qu’elle fasse écho à notre proposition d’un régime de valeur émergent.

Conclusion : une nouvelle sérialité

La consommation domestique des séries télévisées semble former une pratique culturelle relativement nouvelle eu égard à l’intensité prise par cette pratique pour certains individus et au nombre de productions sérielles diffusées depuis les années 1990 appartenant au genre de la série saisonnière à arc narratif. Si les séries contemporaines américaines ne sont pas les premières formes sérielles télévisées (avant et à côté d’elles il y eut notamment des feuilletons et des téléfilms [Benassi, 2000]), ces productions télévisées n’ont jamais eu l’appropriation cultivée et la reconnaissance culturelle que les séries contemporaines possèdent (au moins conjoncturellement) depuis une dizaine d’années. En regard, la forme film tend à devenir un des genres fictionnels audiovisuels possibles. De même, le film comme forme esthétique et le cinéma en salle comme condition de réception ne forment plus la configuration idéale de l’oeuvre de fiction audiovisuelle. Une conséquence indirecte de la consommation domestique des séries télévisées est aussi de provoquer un nouveau rapport au cinéma. Le visionnage en plusieurs parties d’un long-métrage par certains amateurs en découle pour partie.

La littérature de la fin du xixe siècle avait déjà mis en place le principe sériel à travers le feuilleton littéraire, ses personnages, son rythme, sa trame et ses péripéties (Quéffelec-Dumasy, 1989 ; Dumasy, 2000), suivie en cela par la radio. En quoi, dans sa structure de production et de réception la consommation sérielle télévisée est-elle différente de celle qui caractérisa le roman-feuilleton journalier de la fin du xixe siècle ? La différence entre feuilleton et série comme modalités particulières de pratiques en continu et addictives est-elle avérée ? En fait, la limite de la comparaison se trouve sans doute chaque fois que les contemporains considèrent une identité de pratiques (lire un feuilleton il y a un siècle et visionner une série télévisée aujourd’hui) comme une identité de significations et de ressorts. Qu’il y ait une identité de forme et d’attachement, d’engagement régulier avec un bien culturel, ne signifie pas pour autant que ces biens (la presse et l’image) aient les mêmes significations. Les transgressions au coeur des séries télévisées sont narratives, éthiques et politiques et opèrent dans un contexte culturel (audiovisuel) et historique qui n’a rien à voir avec celui des Mystèresde Paris d’Eugène Sue. Avançons trois traits différenciant les feuilletons littéraires des séries contemporaines : le dialogisme textuel, la compétence lectorale et, enfin, les effets de réel. Du côté du texte, les séries atteignent une polyphonie que les feuilletons littéraires n’ont sans doute jamais atteinte et que les spécialistes de littérature qualifieraient davantage de « dialogiques[18] ». Du côté de la réception, les spectateurs de séries télévisées ont une compétence multimédiatique qui tient à l’environnement culturel et médiatique qui est le leur depuis la prime enfance, bien éloignée de celle des lecteurs des romans-feuilletons. Il faudrait en effet montrer qu’historiquement les formes sérielles précédentes ont atteint le niveau « d’effet de réel » des séries contemporaines, leur mélange de la longue durée (sur plusieurs années) et de la vie quotidienne ou au quotidien, éventuellement articulé à des rendez-vous hebdomadaires et, enfin, leur créativité formelle.

Face au modèle proposé par Pierre Bourdieu dans le champ de la sociologie de la culture, le régime de valeur de la consommation culturelle attachée à la pratique régulière, qualifiante des séries télévisées apparaît résolument nouveau. Et, de même qu’internet et l’informatique offrent la possibilité aux individus de déployer « identités agissantes » et « identités virtuelles » (Cardon, 2008), la consommation des séries télévisées par leurs amateurs donne à voir le sens expérientiel et la valeur de plaisir qu’elles représentent.