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Introduction

En 1929, dans un essai intitulé Une chambre à soi, Virginia Woolf (1992 [1929]) affirme que le contrôle des maris sur l’argent de leurs épouses ainsi que l’association de celles-ci au travail domestique, qui place les femmes au service d’autrui, les empêchent d’avoir des moments ou des lieux où elles pourraient être « chez soi » ou « avec soi ». Cette situation spécifique les exclut de leur subjectivité. Selon l’auteure, posséder une chambre à soi et de l’argent à soi relève d’une condition nécessaire pour que les femmes accèdent à leur subjectivité et à une certaine maîtrise de leur destin social. Dans le cadre de notre recherche, nous nous sommes intéressée à des couples où les femmes possèdent « de l’argent à soi » : notre étude s’inscrit dans le contexte actuel de la Suisse, où la plupart des femmes ont une activité professionnelle. Nous avons alors étudié la manière dont les femmes s’approprient l’idéal démocratique d’autonomie et d’égalité. Cela, à travers le révélateur sociologique du rapport à l’argent. Notre étude porte ainsi sur la manière dont les femmes donnent du sens à l’argent, en lien avec cet idéal. Elle analyse en quoi le fait de posséder « de l’argent à soi » soutient des pratiques de subjectivation, en tant que processus par lequel on se constitue comme sujet de ses actes (Foucault, 1984), en lien avec l’idéal démocratique d’égalité et d’autonomie.

Le rapport à l’argent nous semble un révélateur pertinent du travail de subjectivation qu’effectuent les femmes. Historiquement, les femmes ont toujours été exclues de l’argent. Des recherches montrent en effet que l’émergence de l’industrialisation et donc du salariat impose une séparation entre les lieux de production marchande et de l’économie domestique, qui renforce la division du travail selon le sexe : le travail rémunéré de production de biens et de services est associé aux hommes alors que le travail domestique d’entretien de la maison et d’éducation des enfants est associé aux femmes. Les femmes sont ainsi exclues du salariat (Zelizer, 2005 ; Schweitzer, 2002 ; Perrot, 1998 ; Scott, 1991 ; Maruani, 1985). Ce n’est qu’à partir des années 1960 que des changements économiques importants entraînent l’entrée massive des mères de famille sur le marché du travail. Cela permet à un grand nombre de femmes de gagner un salaire, et d’atteindre ainsi une certaine autonomie financière.

Actuellement, le genre structure encore l’accès à l’argent et à ses usages. L’étude empirique porte sur le contexte national de la Suisse, dont il convient à ce titre d’en décrire les contours. Si, en Suisse, les femmes en couple hétérosexuel accèdent à de l’argent personnel, leur salaire est généralement moins élevé que celui de leur compagnon. Cette asymétrie s’explique notamment par la différence du taux d’occupation professionnelle entre les partenaires (OFS, 2008a). Comme dans beaucoup de pays, même si les deux conjoints assument une charge de travail équivalente, les hommes ont tendance, aujourd’hui encore, à s’impliquer beaucoup plus que les femmes sur le plan professionnel et celles-ci sont responsables du travail familial (OFS, 2008b ; Bachmann et al., 2004). La répartition du travail domestique a très peu évolué depuis les années 1970 ; la responsabilité des tâches liées au ménage et à la garde des enfants incombe toujours aux femmes, qui y consacrent au moins deux fois plus de temps que les hommes. En Suisse, le temps partiel des mères représente l’arrangement au sein de nombreuses familles. Cet arrangement familial fonctionne de manière particulièrement forte dans ce pays, en comparaison européenne[1]. Le taux d’occupation professionnelle des mères diminue avec l’accroissement de leurs charges familiales pour remonter ensuite. Les mères avec enfants de moins de 15 ans sont deux fois plus nombreuses à travailler à moins de 50 % que les femmes sans enfant ou avec enfants âgés de plus de 15 ans (OFS, 2003). Parmi ces couples, « dans 33 % des cas, lui travaille à temps complet et elle à moins de 50 %. Chez 15 % des couples avec enfant(s), le taux d’activité de la femme se situe entre 50 et 89 % et son partenaire travaille à plein temps, et dans environ 9 % des cas, les deux partenaires travaillent à plein temps » (OFS, 2003 : 38). Le temps partiel (entre 50 et 89 %) pour les deux partenaires se trouve chez un peu moins de 1,6 % des couples. Si le modèle familial conventionnel où le mari travaille à temps complet et l’épouse n’a pas d’activité rémunérée est toujours dominant (36 % des cas), il a toutefois nettement diminué depuis les années 1970, passant d’environ 73 % en 1970 à 55 % en 1990, puis à 36 % en 2000 (OFS, 2003 : 38). L’asymétrie des salaires des partenaires conjugaux trouve également un de ses fondements dans la ségrégation selon le genre sur le marché du travail qui produit, en Suisse comme dans les autres pays occidentaux, des écarts salariaux entre les sexes (Maruani 1998, 2000 ; Charles, 1995). On assiste à une ségrégation genrée horizontale : les différents secteurs professionnels sont surreprésentés par un genre au détriment de l’autre et les secteurs féminins sont moins rémunérés et moins qualifiés que les secteurs masculins. À cela s’ajoute une ségrégation verticale : les positions hiérarchiques les plus élevées sont attribuées aux hommes et les femmes sont beaucoup plus nombreuses dans les postes mal rémunérés et peu présentes aux échelons supérieurs de la hiérarchie. À ces deux types de ségrégation s’additionne la discrimination salariale directe qui persiste dans tous les secteurs d’activité : en Suisse, à formation et statut équivalents, le salaire des femmes en 2003 est inférieur à celui des hommes, soit de 10 % dans le public et de 21 % dans le privé (OFS, 2003).

En Suisse comme ailleurs, l’asymétrie des ressources financières entre les conjoints a pour conséquence la dépendance économique des épouses envers les époux. Les femmes en couple avec enfants à charge accèdent fréquemment à de l’argent médiatisé ou de « seconde main » : elles dépendent partiellement du salaire de leur compagnon. En Suisse, leur dépendance s’accroît d’autant plus si elles ont des enfants. En effet, lorsque les couples n’ont pas d’enfants, les femmes contribuent à 33 % des dépenses du ménage. Dans le cas de couples avec enfants, « un tiers des femmes vivant en couple avec des enfants ne possèdent pas de revenu propre ; 40 % d’entre elles n’assurent tout au plus qu’un quart des revenus du ménage et seule une toute petite minorité de 4 % assure au moins la moitié des revenus » (OFS, 2003 : 54). Leur dépendance économique les expose à des risques sociaux et économiques importants lors de séparation ou de divorce. Le cas échéant, les femmes divorcées obtiennent généralement la garde de leurs enfants et endossent ainsi les principales charges éducatives. En Suisse, elles travaillent généralement à temps partiel et ont par conséquent des revenus faibles. De plus, 26,7 % des ménages monoparentaux vivent dans la pauvreté (OFS, 2008b). Dans tous les pays occidentaux, en tant que femmes, elles sont également davantage confrontées au chômage que les hommes (Maruani et Reynaud, 2004 ; Bachmann et al., 2003). De leur côté, les hommes divorcés ont tendance à conserver un meilleur salaire que leurs ex-conjointes. Ils sont dispensés des principales charges éducatives de leurs enfants (n’obtenant généralement pas leur garde) tout en étant contraints, cependant, de payer une pension alimentaire. Les risques de précarisation des mères sont d’autant plus importants que le taux de divorce a fortement augmenté en trente ans (Schultheis, 1997). En Suisse il s’élève à 48 % en 2008[2].

Des recherches contemporaines sur les usages de l’argent dans le couple dans divers pays, appréhendés habituellement sous l’angle d’une microsociologie de la famille, mettent en avant leur structuration par le genre. Dans une recherche effectuée chez des couples de Suisse romande, Henchoz (2008) montre ainsi que le genre façonne la manière dont les partenaires conjugaux considèrent et manipulent l’argent. Une étude transnationale portant sur 21 pays occidentaux atteste, à l’instar d’autres recherches, que la gestion de l’argent dans le couple par les femmes relève davantage d’un travail que d’une source de pouvoir (Yadanis et Lauer, 2007). Dans une étude sur des couples de Grande-Bretagne, Pahl (2000) souligne le caractère genré de certains postes de dépenses : l’argent des femmes est destiné à la nourriture, à leurs vêtements et aux enfants alors que celui des hommes est destiné aux vacances, au jeu, aux repas pris en dehors de la maison, aux travaux dans la maison, aux véhicules à moteur et à l’alcool. Ces résultats coïncident avec ceux d’une recherche sur les couples en France (Roy, 2006). Certaines études indiquent que l’argent des femmes et celui des hommes dans le couple n’ont pas la même valeur. Le salaire féminin est perçu comme relevant d’une moindre importance même pour les femmes qui ont travaillé pendant des années ; il est marginalisé et traité comme un revenu périphérique du ménage (Brannen et Moss, 1991). Appréhendé en tant que salaire d’appoint (Maruani, 1985), l’argent des femmes dans la famille a parfois de la difficulté à atteindre le statut symbolique d’« argent adulte » (Langevin, 1990). Son statut secondaire incite les épouses à se considérer généralement satisfaites de leur salaire même si celui-ci est inférieur à celui de leur partenaire (Baudelot et Serre, 2006). Le salaire masculin, défini comme le salaire familial, a par contre une valeur centrale (Williams, 2000 ; Potuchek, 1997), il relève d’une « catégorie hautement protégée » (Morris, 1984). Des recherches indiquent aussi que le genre produit des effets de censure et des rappels à l’ordre lorsque les partenaires conjugaux s’éloignent du modèle conventionnel. Lorsque les femmes gagnent plus d’argent que leur compagnon, elles sont mal à l’aise, dévaluent leur salaire et tentent de le faire passer pour de l’argent du ménage. Certaines d’entre elles limitent leurs implications dans les affaires financières (Hertz, 1986). Dans ce cas de figure, la plupart des femmes accentuent leur rôle traditionnel, mettent l’accent sur la séduction et le dévouement envers leur mari (Tichenor, 2005 ; Thompson et Walker, 1989). D’autres études démontrent que les valeurs de loyauté, de sacrifice ou d’abnégation, associées aux attributs sociaux du féminin, sont très puissantes en ce qui concerne l’argent. Dans son analyse sur l’organisation financière des ménages, Wilson (1990) constate qu’« épargner » aux yeux des femmes signifie mettre de l’argent de côté pour la consommation domestique collective. Beaucoup de femmes ont du mal à distinguer l’épargne personnelle et domestique, car elles conçoivent « leur argent » comme destiné à la consommation familiale : les « besoins » des enfants passent toujours avant leurs « envies » (Wilson, 1990). Elles se sentent coupables de leurs dépenses personnelles.

Dans un contexte où le genre structure encore de la sorte les usages de l’argent, notre étude vise à analyser le rapport à l’argent des femmes afin de saisir la manière dont elles donnent du sens à ce phénomène relativement nouveau qui consiste à posséder « de l’argent à soi ». Ainsi, si nous nous inscrivons dans la ligne des recherches qui montrent que les usages de l’argent dans le couple sont marqués par le social, notre démarche ne vise pas principalement à déceler les effets de structure, tels que le poids du genre sur les usages de l’argent. Elle s’intéresse davantage à l’argent en tant que support produisant des effets. Notre attention est portée sur le fait que les femmes possèdent leur propre argent. Dans une démarche compréhensive, nous cherchons à cerner les significations qu’associent les femmes à l’argent, à déceler leurs préoccupations ainsi que leurs expériences singulières relatives à l’argent. Ce n’est que dans le cadre de la conclusion que nous revenons sur les effets de structure pour montrer la manière dont les rapports sociaux de sexe et de classe conditionnent ces significations sociales[3].

L’insertion professionnelle des femmes dans les pays occidentaux s’accompagne dès la fin des années 1960 d’une intensification de l’idéal démocratique. La nouvelle morale d’émancipation qui émerge à cette période est incarnée de manière symbolique par Mai 68 et se base en partie sur « la démocratisation de valeurs et de comportements typiques des hautes bourgeoisies et des milieux artistiques » (Chauvel, 2006 : 33). Soutenue par le droit, cette morale place l’individu au centre et met l’accent sur la reconnaissance de sa subjectivité, la liberté personnelle et l’hédonisme (Gauchet, 2002). L’idéal démocratique s’inscrit dans le contexte sociohistorique particulier des années 1970 où les valeurs individuelles sont mises au premier plan.

Notre interrogation sur la manière dont les femmes attribuent du sens à l’argent porte sur une population spécifique. L’étude empirique se focalise sur des couples dont les deux partenaires gagnent de l’argent et sont issus d’un milieu où l’idéal démocratique est très présent : les classes moyennes à capital culturel élevé. À partir des années 1960, le processus général de désinstitutionnalisation et de démocratisation, actif notamment dans la famille, accompagne un changement sociostructurel important depuis les années 1970 : l’arrivée des nouvelles couches moyennes. Tout donne à penser que les couples appartenant à ces milieux caractérisés par un fort capital culturel portent de manière prototypique cet idéal démocratique (Lenoir, 1985 ; Hutmacher, 1993). Les femmes de ce milieu social spécifique, où le genre est partiellement problématisé, ont des valeurs qui leur permettent de valoriser le principe d’égalité entre les sexes et d’autonomie des femmes ; elles ont tendance à accepter une prise de distance par rapport aux hommes, le divorce ou l’indépendance financière des femmes. De même, la lucidité partielle de ces femmes en matière de domination masculine peut les rendre intolérantes à l’égard de certains de ses aspects, pouvant dès lors les inciter à entreprendre des démarches pour tenter d’en modifier certains éléments en faveur de leur émancipation, c’est-à-dire à s’affranchir du modèle de genre conventionnel auquel elles sont assignées[4]. Les femmes qui nous intéressent dans cette recherche ont ainsi les ressources pour penser leur émancipation des rapports sociaux de sexe, comparativement à la génération de leur mère et aux femmes d’autres milieux sociaux : elles disposent de ressources matérielles, par l’intermédiaire de leur salaire. Elles ont des ressources idéologiques et des compétences culturelles, partiellement tributaires de leur capital scolaire important, par leur ethos de classe. Ces deux ressources, qui caractérisent notre population spécifique en Suisse, concernent également des populations de femmes dans d’autres pays occidentaux, marqués eux aussi par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail à partir de la fin des années 1960 et donc par leur accès à de l’argent personnel, ainsi que par l’accroissement de l’idéal démocratique d’autonomie des femmes et d’égalité entre les sexes. Les résultats de notre étude visent dès lors à s’étendre à ces autres pays.

La construction d’un rapport éthique à soi-même

Nous émettons l’hypothèse que les femmes qui ont les ressources pour penser leur émancipation sont aussi contraintes à une certaine exigence d’égalité et d’autonomie : elles doivent se profiler comme des sujets égalitaires et autonomes. Cet impératif, qui se reflète notamment dans leur rapport à l’argent, relève d’un souci de soi, pour reprendre à notre compte le concept de Foucault (1984, III : 57-58), défini en tant qu’« intensification du rapport à soi par lequel on se constitue comme sujet de ses actes ». Les théories de la subjectivation élaborées par cet auteur nous semblent particulièrement pertinentes pour notre recherche[5]. Dans son projet de reconstruction historique de l’individu moderne caractérisé par une place importante accordée à la subjectivité, Foucault s’appuie sur des textes de la Grèce antique pour montrer qu’à cette période, une minorité de personnes, des hommes cultivés de milieux privilégiés, apprennent progressivement à se constituer en tant que sujet éthique. C’est une morale où « l’élément fort et dynamique est à chercher du côté des formes de subjectivation et des pratiques de soi […]. L’accent est mis […] sur les formes des rapports à soi, sur les procédés et les techniques par lesquels on les élabore, sur les exercices par lesquels on se donne à soi-même comme objet à connaître, et sur les pratiques qui permettent de transformer son propre mode d’être » (Foucault, 1984, t. 2 : 42). À cette période, la problématisation de soi s’adresse uniquement aux hommes libres, appartenant à l’élite et reconnus comme homo politicus. Relevant d’un privilège, elle ne concerne pas les personnes appartenant aux catégories dominées dépourvues d’autonomie, telles que les femmes, les enfants ou les esclaves. Or, nous assistons actuellement en Occident à une démocratisation relative de l’accès à l’individualité. À partir du xixe siècle, mais surtout du xxe, les femmes intègrent progressivement le processus d’individualisation et de subjectivation. Elles acquièrent les bases matérielles et idéologiques leur permettant de réclamer un statut de sujet. Les réflexions théoriques de Foucault semblent dès lors pouvoir s’appliquer aujourd’hui aux femmes, nous permettant d’investiguer les formes contemporaines de ce rapport à soi dans un contexte marqué par l’émergence relativement récente de l’idéal d’émancipation. Les femmes du milieu spécifique qui nous intéresse pour notre recherche ont un souci de soi qui les incite à porter une attention à elles-mêmes, à leurs pratiques. Elles se problématisent en lien avec l’idéal démocratique. Le souci de soi se réfère implicitement aux rapports de domination entre les sexes, dont certains aspects ne sont plus tolérés dans le contexte actuel : les femmes ne veulent plus se soumettre aux hommes, elles refusent d’être limitées ou contrôlées par eux, etc. Le souci de soi en matière d’idéal démocratique impose des pratiques liées à cet idéal, il est « orienté vers une éthique », pour reprendre l’expression de Foucault. Les femmes manifestent ainsi des exigences éthiques dans des mots ou des gestes ordinaires de leur vie quotidienne, notamment concernant leurs usages de l’argent. Séparer son argent personnel de l’argent du couple, payer avec son argent personnel des objets pour la famille, comparer régulièrement les apports de chaque conjoint au compte du ménage, etc. relèvent de pratiques de subjectivations leurs permettent d’intégrer au quotidien les notions d’égalité et d’autonomie. Ces pratiques de soi sont structurées et structurantes ; elles se réfèrent à l’idéal d’émancipation des femmes dans le but d’aboutir à cette nouvelle forme d’existence émancipée. Le rapport à l’argent des femmes révèle ainsi un souci de soi, une réflexivité permanente sur leurs pratiques, qui leur permet de façonner leurs dispositions et de se construire comme sujet. L’appropriation de l’idéal démocratique d’égalité et d’autonomie par les femmes relève ainsi d’un véritable travail personnel de transformation de soi. Ce travail de soi est soutenu par Le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999) ou La culture du nouveau capitalisme (Sennett, 1998, 2006), caractérisant la modernité avancée qui non seulement encourage, mais aussi contraint les individus à être des entrepreneurs de soi, à se porter et à s’autogouverner.

L’étude empirique

Vingt-quatre entretiens ont été réalisés avec les deux partenaires de couples hétérosexuels, cohabitants (mariés ou non), âgés de 32 à 45 ans et ayant des enfants à charge de moins de 15 ans. Les personnes interrogées travaillent à plein temps ou à temps partiel, avec des taux de participation au marché du travail tendanciellement plus élevés chez les hommes que chez les femmes. Nous avons choisi des personnes avec un niveau de formation universitaire ou para-universitaire à capital culturel élevé, tendanciellement les plus à même d’être sensibilisées aux normes d’égalité et d’autonomie et de les mettre en oeuvre. Par « professions à capital culturel élevé », nous entendons des professions telles que celles liées à l’enseignement, le travail social, l’éducation, la culture ou la communication (Bourdieu, 1979). Nous avons opté pour une définition délibérément large des « classes moyennes à capital culturel élevé » afin de ne pas tomber dans le piège d’un modèle causal trop simpliste[6]. Les professions ont prioritairement été choisies du côté des femmes : étant structurellement davantage intéressées que les hommes au changement en termes d’émancipation, ce sont elles qui sont susceptibles de porter la problématique de l’émancipation dans le couple. Dans le but d’affiner notre analyse, les 24 entrevues ont été précédées et suivies de 7 entretiens exploratoires avec une population plus large : personnes célibataires, sans enfants, plus âgées, séparées ou divorcées. Un second entretien a été effectué avec les quatre partenaires de deux couples, précédemment interviewés, qui ont vécu une rupture depuis le premier entretien, afin notamment de saisir une éventuelle activation plus explicite de soucis de soi de la part des femmes séparées.

Les entretiens compréhensifs semi-directifs nous ont paru la méthode la plus adéquate pour cerner la manière dont les individus attribuent des significations à l’argent. Les discours sur les représentations et les pratiques nous ont aussi permis de déceler les ressentis (colères, frustrations, satisfactions, détachement, etc.) et les contradictions des personnes interviewées. Chacune d’entre elles a été interrogée, de manière séparée, sur ses pratiques et représentations relatives à l’argent dans sa vie quotidienne, ainsi que sur celles de sa ou son partenaire. Les questions étaient expressément ouvertes afin de laisser libre court à l’expression de nouvelles thématiques, ou au déploiement de tensions ou contradictions qui auraient pu être dissimulées dans des questions plus fermées.

Enfin, dans cette recherche, les entretiens ont un statut analytique, et non illustratif ou restitutif (Demazière et Dubart, 1997). Notre objectif n’est pas d’effectuer une monographie descriptive des usages de l’argent, mais de restituer, derrière des descriptions de cas particuliers, quelques-uns des mécanismes sociaux fondamentaux qui traversent ces personnes et leur rapport à l’argent. Les entretiens cités dans cet article ne constituent ainsi pas des cas à part, mais ont été choisis pour leur caractère typique.

Analyse

Les soucis de soi en matière d’idéal démocratique

L’analyse des entretiens montre que les femmes interviewées investissent leur argent de sens et de significations en lien avec l’idéal démocratique. Ce dernier constitue pour les femmes de cette étude une exigence éthique, qu’elles expriment à travers leur rapport à l’argent sous forme de soucis de soi. Les différents soucis constituent autant d’arguments différents visant à soutenir cet idéal. Ainsi, pour reprendre quelques cas d’études, une interviewée que nous avons prénommée Alice sépare minutieusement dans son portefeuille son argent personnel de l’argent du couple, par souci de non-instrumentalisation : elle cherche à se convaincre qu’elle n’est pas lésée par son partenaire en contribuant davantage que lui. Élise, une autre interviewée, paie avec son argent personnel un tableau pour leur logement, qu’elle aurait pu, selon leur accord conjugal, financer avec l’argent du ménage, par souci de non-dépendance : elle veut se rappeler qu’elle ne dépend pas de l’argent d’un homme. Dans l’entretien, elle explique son point de vue tout en prenant conscience de son enjeu de marquage :

[…] c’est vrai que c’est moi qui ai payé. C’est marrant ! C’est un cadeau que je me suis fait à moi, c’est à mon nom et c’est mes choses, mais c’est vrai quand même que l’aspect de dire : « J’ai mes comptes, j’ai mon salaire, j’ai des choses qui sont vraiment à moi », c’est quelque chose qui m’est important ! Indéniablement ! Sûrement bien plus que lui !

En effet, son mari Éric, contrairement à elle, n’emploie jamais son compte personnel et paie l’ensemble de ses dépenses à partir du compte commun. Il vient par exemple de s’acheter un vélo à 2 700 CHF[7] en puisant dans le compte collectif. Florence, une autre interviewée, tient à donner la même somme de 2 000 CHF/mois que son mari au compte du ménage. Cela, bien qu’elle gagne la moitié moins d’argent que lui (elle gagne 3 000 CHF/mois et lui 6 000 CHF/mois) et qu’il lui reste ainsi mensuellement quatre fois moins d’argent personnel que lui. Elle cherche ainsi à se convaincre, dans un souci d’égalité des tâches, qu’elle peut assumer la responsabilité de pourvoyeuse économique du ménage, au même titre que son compagnon. Enfin, Géraldine, dont le mari lui reproche régulièrement d’effectuer des dépenses « inutiles », achète des objets liés au ménage (pour leur bébé ou pour la cuisine) avec son argent personnel et non celui du couple, par souci anti-tutélaire : elle affirme ainsi secrètement son refus d’être contrôlée par son mari[8].

Les soucis de soi ne sont pas exclusifs ; ils peuvent être cumulés par une même personne. Ils varient en fréquence et en intensité. Dans leur mise en oeuvre, ils peuvent être évoqués sous forme discursive, en tant qu’intention, idéal ou valeur auxquels souscrivent les interviewées. Ils peuvent aussi se situer sur le plan des pratiques, comme marquage concret. Les discours des femmes attestant de soucis de soi ne sont pas des discours convenus : ils sont motivés par des croyances de fond, des valeurs profondément ressenties qui rendent intolérables certains aspects de la domination masculine. Souvent liés à des tensions internes ou avec leur partenaire, les soucis de soi occupent une place centrale dans leurs propos.

Le marquage des différents soucis de soi à travers leur rapport à l’argent s’effectue de manière consciente, semi-consciente, voire inconsciente, selon les personnes et les soucis manifestés : si les femmes cherchent à exprimer quelque chose à travers leur rapport à l’argent en matière d’idéal démocratique, elles ne le font pas forcément de façon lucide et réflexive. De manière générale, les femmes ne formulent pas explicitement leurs soucis de soi. Ces derniers relèvent davantage de l’implicite ; ils semblent motivés par des dispositions éthiques d’égalité et d’autonomie, liées à leur ethos de classe. En tant que sociologue, nous accompagnons ces femmes dans leur processus de problématisation d’enjeux parfois très chargés émotionnellement. La situation d’entretien semble leur donner l’occasion de clarifier leurs tâtonnements et de les renseigner implicitement sur leurs stratégies plus ou moins conscientes visant à marquer leur argent en termes d’émancipation.

Le travail de subjectivation à travers l’affirmation du « je »

Les soucis des femmes interviewées attestent d’un processus de subjectivation en oeuvre. Ce processus se décèle particulièrement bien dans le souci de prévoyance d’Élise, qui consiste à se rappeler ou à se convaincre qu’on peut s’assumer financièrement en cas de rupture. S’il est évident pour Élise de gagner sa vie, elle raisonne, contrairement à son ami Éric, en termes de rupture potentielle et insiste sur l’importance de pouvoir disposer facilement de son argent en cas de séparation : « [Notre système] me convient, dit-elle, parce que j’ai l’impression que si demain on se sépare, je peux en quelques heures récupérer mes billes et m’en sortir sans problème. » Elle insiste à plusieurs reprises sur l’importance de pouvoir se prémunir contre une rupture potentielle :

[Le salaire] a une influence, ce n’est pas que le salaire, c’est aussi un peu cette volonté de se dire, même seule, je n’ai pas de problème, je sais que j’ai mes sous, j’ai mes comptes, j’ai mes trucs, je peux m’en sortir. C’est ça ! Je crois que c’est vraiment ça ! Et même si globalement je ne pense pas, j’entends, on ne va pas se séparer demain, cette idée même seule…

Dans cette citation spécifique, mais aussi dans l’ensemble de son entretien, elle insiste sur le « moi » en tant que sujet pour marquer notamment son souci de non-dépendance et de prévoyance : « j’ai mes sous », « j’ai mes comptes », « j’ai mes trucs », « c’est moi qui ai payé », je me fais un cadeau « à moi », « à mon nom », « c’est mes choses », etc.

L’assimilation subjective d’une réalité objective

Les soucis de soi consistent parfois à assimiler subjectivement une réalité objective. Dans notre recherche, plusieurs femmes manifestent des soucis de soi malgré certaines modifications de leurs conditions objectives. Elles ne semblent pas avoir intégré totalement que des aspects de leur situation ont objectivement changé depuis leur enfance ou leur adolescence, ou depuis la génération de leurs mères. On assiste à une inertie ou une hystérésis des habitus, pour reprendre l’expression de Bourdieu : les modifications des structures objectives et de la position objective ne sont pas accompagnées de leur assimilation subjective, sous forme de dispositions. Dans ce cas, les habitus tendent à reproduire des structures proches de celles de leurs conditions de production. Dans le cadre de notre recherche, le décalage entre la position objective qui s’est partiellement modifiée au cours du temps et les dispositions subjectives encore marquées par une socialisation passée ou liée à la génération précédente de femmes motive certaines femmes à mettre en oeuvre des soucis de soi. Ceux-ci permettent d’assimiler subjectivement une condition objective nouvelle dans leur propre trajectoire ou comparativement à la génération précédente de femmes. Ainsi, si les soucis de soi des femmes consistent à transformer certaines de leurs dispositions, ils peuvent également permettre d’intégrer le changement de leur condition : à intégrer subjectivement qu’elles gagnent leur argent, qu’elles ne dépendent plus de leur partenaire, qu’elles ne sont pas contrôlées financièrement, etc.

Dans nos entretiens, le décalage entre dispositions et conditions objectives se trouve de manière paradigmatique chez Élise. Celle-ci est bien insérée professionnellement et gagne un salaire important (8 000 CHF/mois), supérieur à celui de son compagnon (7 000 CHF/mois) ; elle ne dépend pas du salaire de son ami. Or, certaines de ses dispositions semblent encore ajustées aux conditions objectives de leur constitution, marquées par les mises en garde de sa mère à ne pas dépendre financièrement d’un homme ou par sa douloureuse expérience antérieure de dépendance financière. Elles sont dès lors en décalage avec sa situation actuelle. Élise semble ainsi se penser subjectivement encore dépendante financièrement de son mari. Elle tient alors, comme nous l’avons vu, à marquer son indépendance financière en achetant un tableau avec son argent personnel. Elle s’approprie ainsi subjectivement la réalité objective de son autonomie financière. Le cas de Béatrice révèle également un tel décalage entre dispositions et conditions objectives actuelles. D’une part, les injonctions de sa mère à ne pas dépendre financièrement d’un homme, et sa difficile expérience de dépendance financière de sa mère pendant son adolescence, l’ont prédisposée à être sur la défensive en matière de dépendance financière. Elle a pendant longtemps manifesté un souci de non-dépendance financière et un souci de prévoyance, raisonnant en termes de rupture potentielle. Elle affirme notamment qu’elle a toujours tenu à pouvoir entretenir financièrement seule son enfant et qu’il s’agissait même d’une condition nécessaire pour la maternité. Elle refuse par ailleurs d’être entretenue financièrement par son ami lorsqu’elle reprend des études quelques années auparavant. D’autre part, elle est dans une réalité objective d’une relation de couple qui dure. Elle affirme alors être surprise d’être toujours en couple, ses dispositions à la méfiance étant ainsi confrontés à sa situation objective : « Moi, ma surprise, c’est que je vis encore avec le père de mon fils, alors que j’ai toujours pensé ma vie en disant je dois être capable d’entretenir [seule] mes enfants ou mon enfant. » Cette prise de conscience de sa situation objective de couple qui dure semble avoir estompé son souci de non-dépendance : elle ne manifeste pas un tel souci dans son entretien.

Le travail réflexif pour éviter le marquage concret

Le décalage entre position objective et dispositions subjectives n’engendre pas forcément la manifestation concrète de soucis de soi. L’assimilation subjective de sa position et de ses ressources objectives peut se faire également par un travail de rationalisation ou de réflexivité sur ses ressources : les femmes se souviennent ou se persuadent de leur indépendance financière, qu’elles ont les moyens financiers leur permettant de quitter leur mari, etc. C’est à travers un tel travail réflexif que Valérie se remémore qu’elle peut subvenir à ses besoins en cas de rupture, étant donné qu’elle a une bonne formation et un emploi. Ce rappel lui évite de marquer de manière concrète un souci de prévoyance : « Comme j’ai un travail, je me dis : « Même si ça devait finir, moi, je peux subvenir à mes besoins et à ceux de mes enfants. » Alors c’est réel mais je peux subvenir, donc je ne suis pas non plus inquiète pour ça. » À ses ressources financières objectives s’ajoute la conscience de ses ressources. Elle pose un regard réflexif sur sa dépendance financière (« je me dis que… »), la rationalise et la relativise en se rassurant qu’elle peut subvenir à ses besoins. Elle n’a donc pas besoin de marquer son argent comme de l’argent disponible en cas de rupture. De même, lorsque Patricia se sent angoissée par sa situation de dépendance financière envers son mari, elle prend en compte sa peur et effectue un travail réflexif pour se rassurer : elle se rappelle qu’elle est capable de vivre seule tout en entretenant un enfant, ayant déjà fait cette expérience auparavant. Ainsi consciente de ses ressources financières potentielles, elle ne marque dès lors pas concrètement son souci de non-dépendance ou de prévoyance dans ses usages de l’argent.

Le déni ou l’ignorance des hommes envers les préoccupations de leurs compagnes

Comment les hommes réagissent-ils aux préoccupations de leurs compagnes ? De manière générale, la plupart des hommes ne semblent pas saisir les soucis de soi que leurs partenaires expriment à travers leurs usages de l’argent. Si leur réaction peut être interprétée comme une stratégie d’hommes visant à préserver leurs privilèges de genre en ignorant les aspirations d’égalité et d’autonomie des femmes, elle peut aussi être comprise comme un aveuglement : les hommes, par leur position privilégiée dans les rapports sociaux de sexe, ne peuvent saisir les préoccupations de leurs compagnes en termes d’émancipation. Leurs cadres de référence particuliers ne leur permettent pas de comprendre ce qui se trame derrière le rapport à l’argent de leurs compagnes. Le cas de Marc est à ce titre révélateur. Manon tient à tout prix à payer ses cours de théâtre avec son argent personnel dans un souci d’accomplissement biographique, alors que son ami n’y tient pas particulièrement. Marc ne reconnaît pas ce marquage en tant que tel. Il trouve simplement « mignon » la rigueur avec laquelle sa compagne rembourse assidûment ses cours de théâtre. Cela l’amuse, à en croire les mots de Manon : « Lui, ça le fait toujours sourire quand je le rembourse, mais pour moi, c’est important. » Le sourire de Marc sur le geste de Manon, qui peut être perçu comme de l’amusement empathique, montre en tout cas que Marc n’a pas saisi ou prétend ne pas saisir le souci d’accomplissement biographique de sa compagne. Une même réaction de déni ou d’ignorance à l’égard du souci de soi de sa compagne se trouve également chez Lucien. Sa compagne Léa tient à préserver un espace financier à elle. Par souci de prévoyance, elle épargne mensuellement de l’argent sur son compte personnel. Or, Lucien ne comprend pas, ou prétend ne pas comprendre, l’attitude de sa compagne qui consiste à mettre à l’écart son argent et donc à ne pas partager ses économies avec lui. Se trouvant dans une situation financière difficile, il s’attend plutôt à ce qu’elle soit solidaire à son égard. Enfin, le cas d’étude de Simon révèle également l’incompréhension que les hommes semblent manifester à l’égard des pratiques de leurs compagnes. Son amie Sabine, dont la trajectoire est marquée par des discriminations de genre, manifeste une certaine méfiance envers les hommes et donc envers son compagnon. Elle craint notamment de contribuer plus que lui aux comptes du ménage. Elle comptabilise méticuleusement les contributions de chacun dans un compte commun. À ses yeux, les deux partenaires sont habités par « la peur d’être exploité par l’autre », et cette peur serait la source de conflits. Simon, de son côté, ne partage pas les préoccupations de sa compagne et semble dès lors avoir de la difficulté à comprendre la posture de Sabine.

Le déni ou l’ignorance des hommes envers les soucis de soi de leurs partenaires s’accompagnent parfois d’un certain dénigrement moral. La réaction d’Alain aux gestes de sa compagne Alice est éloquente à ce titre. Nous avons vu précédemment que celle-ci attache de l’importance à établir une frontière nette entre l’argent personnel et l’argent du ménage ; elle sépare par ailleurs concrètement les deux types d’argent dans son portefeuille. Questionné sur une éventuelle division entre l’argent collectif et personnel dans son portefeuille, il répond indigné : « Non ! Je ne peux pas, c’est n’importe quoi ! » Vouloir posséder son propre compte bancaire, souligner l’importance de l’argent à soi, séparer minutieusement l’argent personnel de l’argent du ménage dans son portefeuille, demander de l’argent de poche personnel relèvent de pratiques et discours pouvant être associés à du calcul intéressé, de l’individualisme ou de l’égoïsme, socialement dévalorisés. Ils sont d’autant plus déconsidérés dans le cadre spécifique de la famille, marqué par des valeurs de non-calcul, de partage et de générosité. Par contre, la mise en avant du désintérêt, du détachement par rapport aux choses vulgaires, terre-à-terre de la vie comme l’argent, délivre de la grandeur, du prestige social et de la supériorité (Mauss, 1999 [1950]). En percevant les discours et pratiques des femmes associés à leurs soucis de soi comme de futiles agitations, en les considérant inutiles ou vulgaires, les hommes dénigrent implicitement ces pratiques et discours. Ils ne reconnaissent pas les enjeux de lutte sociale de leur compagne en tant que tels. Par une opération de traduction, ils transforment l’enjeu de lutte individuelle associée à une problématique sociale, la domination masculine, en un enjeu de lutte morale. Les hommes renforcent ainsi leur position privilégiée.

Conclusion

Nous étude s’est focalisée sur le rapport à l’argent des femmes. Nous avons cherché à prendre au sérieux leurs gestes ordinaires relatifs à l’argent et à décrypter leurs sens. Cela dans le contexte sociohistorique actuel caractérisé par l’accès relativement récent des femmes à leur autonomie financière, ainsi que par une intensification de l’idéal démocratique d’égalité entre les sexes et d’autonomie des femmes, alors que le genre structure encore l’ordre social. Nos résultats empiriques montrent que les femmes en couple qui ont les ressources matérielles et idéologiques pour penser leur émancipation ne sont pas passives ou résignées face à la domination masculine. Jugeant intolérables certains de ses aspects, elles se problématisent en termes d’autonomie et d’égalité entre les sexes à travers leur rapport à l’argent. Elles expriment des soucis de soi. Ceux-ci, qui mobilisent parfois une affirmation récurrente du « je » dans les discours, peuvent consister à assimiler subjectivement une réalité objective ou relever d’un travail réflexif pour éviter un marquage concret dans les pratiques. Les femmes ancrent une problématique centrale concernant leur émancipation dans des gestes ordinaires, d’apparence banale ou insignifiante et souvent invisibles pour un regard extérieur, à commencer par celui de leur compagnon. L’analyse du rapport à l’argent des femmes constitue ainsi un révélateur privilégié d’un processus de subjectivation en cours.

Or, que dire de l’efficacité de ce processus de subjectivation ? Il convient de souligner à ce titre le caractère individuel des soucis de soi manifestés par les femmes à travers leur rapport à l’argent. L’analyse de nos résultats montre en effet que les femmes travaillent leur émancipation de façon individuelle et non collective. Elles concentrent principalement leurs efforts sur leurs dispositions (elles cherchent à se convaincre, à assimiler subjectivement, etc.) pour se constituer comme sujet éthique en matière d’idéal démocratique, sans pour autant poser un regard réflexif ou critique sur les structures créant ces dispositions. Leur remise en question en termes d’égalité et d’autonomie se fait par ailleurs de manière semi-consciente ou inconsciente, sans la reconnaissance de leurs partenaires conjugaux ou d’autres personnes ou instances. On assiste ainsi à la personnalisation d’une problématique sociale. L’appropriation de l’idéal démocratique par les femmes sous forme de soucis de soi déguise ainsi des problèmes sociaux relatifs à la domination masculine en problèmes personnels, psychologiques, relationnels et éthiques. La problématisation de soi atteste ainsi d’un double enfermement. D’une part, elle témoigne d’un cloisonnement par la psychologie, qui met principalement l’accent sur les individus sans considérer les rapports sociaux qui les traversent, contrairement à l’approche des sciences sociales. D’autre part, les soucis de soi des femmes attestent un enfermement plus abstrait par l’éthique, en termes d’idéal démocratique, qui valorise l’idée du droit et de la responsabilité individuelle. Ce double enfermement relève également d’une double euphémisation, qui empêche de penser les rapports sociaux en tant que tels. La critique sociale est ainsi évacuée.

Le passage d’une conception sociale à une conception psychologique et éthique des problématiques sociales n’est pas nouveau : comme nous l’avons vu dans l’introduction, ce mouvement s’amorce déjà en Occident à partir des années 1970, où les membres des nouvelles couches moyennes se dépolitisent à travers un mouvement de psychologisation et de moralisation. Dans un contexte de modernité avancée où les valeurs individuelles sont placées au premier plan, le passage d’une conception sociale à une conception individuelle du social relève ainsi d’une caractéristique intrinsèque aux sociétés modernes actuelles. Gauchet (2002 : II) parle à ce titre de la « déconstitution paradoxale » qui accompagne la démocratie, où on ne se conçoit plus en tant qu’acteur inscrit dans un collectif, mais en tant qu’individu. La croyance en des solutions collectivistes, très présente dans les années 1980, disparaît progressivement au profit de revendications de droits individuels. Selon Gauchet (2002), cette tendance à l’individualisation où la responsabilité individuelle et le travail de soi sont mis en avant se repère à tous les niveaux du social et entraîne de nouveaux problèmes[9]. On assiste alors à une démocratie contre elle-même, pour reprendre le titre de son ouvrage, « une démocratie qui se manque elle-même. Elle se reconnaît dans ses conditions d’existence ; mais elle se méconnaît dans ses conditions d’exercice. Pis, elle érode ses bases de fait au nom de ses fondements de droit » (Gauchet, 2002 : XII). Si ce mouvement n’est pas nouveau, les résultats de notre étude donnent à penser qu’il se radicalise actuellement.

Ajoutons également que la personnalisation d’une problématique sociale, où les problèmes sociaux sont déguisés en problèmes personnels, relationnels ou éthiques est une personnalisation genrée : ce sont les femmes, et non les hommes, qui portent de manière individuelle la lutte contre la domination masculine. Les privilèges des hommes ne sont ainsi pas remis en question. On assiste ainsi à une reconfiguration du genre qui intègre les valeurs contemporaines d’émancipation des femmes et de valorisation de l’individu. Si on s’interroge sur l’appropriation de l’idéal démocratique par les partenaires conjugaux, on constate que la critique féministe se transforme en un travail individuel de subjectivation effectué par les femmes sur elles-mêmes. C’est comme si la militante féministe des années 1970, qui exprimait sa colère et son indignation dans l’espace public, était retournée dans son foyer pour militer avec elle-même, pour faire un travail sur elle en matière d’idéal démocratique : « Tu ne me contrôleras pas ! Tu ne m’instrumentaliseras pas ! Je ne dépendrais pas financièrement de toi ! Je peux te quitter quand je veux ! etc. », se dit-elle en s’imaginant s’adresser à son partenaire. La lutte existe, elle est bien présente, mais elle s’effectue de manière individuelle et silencieuse, sans l’appui de la critique sociale des rapports sociaux de sexe. Les résultats de la présente recherche convergent vers d’autres recherches. Ils font écho aux analyses qui soulignent le succès du développement personnel pour répondre aux contraintes sociales éprouvées par les femmes (Requilé, 2008 ; Jonas, 2006 ; Hochschild, 2003). Notre étude rejoint également les recherches qui montrent que si les discours sur la domination masculine existent, ils sont marginalisés, et perçus comme dépassés par la plupart des femmes, qui sont convaincues que l’égalité entre les sexes est atteinte. L’accent porté sur les individus, avec leurs choix et leurs libertés, où les femmes, dans une perspective essentialiste, sont invitées à revendiquer leur « féminité », c’est-à-dire à se restreindre aux attributs de la catégorie sociale du féminin définie socialement comme subordonnée à celle du masculin, empêche les femmes de se revendiquer comme « féministes » et de contester politiquement l’ordre de genre (McRobbie, 2009 ; Guénif-Souilamas et Macé, 2004 ; Delphy, 1998).