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Des non-lieux (Augé, 1992) à la ville paradigmatique (Nijman, 2000) en passant par la ville interstitielle (Sieverts, 2011), la ville informationnelle (Castells, 1996) et la ville globale (Sassen, 1991), les chercheurs en sciences sociales, en sociologie et en études urbaines rivalisent d’ingéniosité pour capter d’une manière imagée la forme en devenir des villes contemporaines. Ces représentations parviennent difficilement toutefois à rendre compte de la multitude des processus engagés dans la fabrication d’une réalité qui semble échapper à une synthèse satisfaisante, voire à une théorie générale. C’est comme si, en tant qu’objet d’étude, au-delà d’une matérialité très palpable et concrète dans ses traces historiques, la ville acquérait un caractère évanescent, se confondant avec l’incertitude d’un monde à venir, d’autant plus difficile à anticiper que les forces à l’oeuvre s’arriment à une hiérarchie globale et à des réseaux d’échanges techniques et financiers qui échappent en partie aux acteurs locaux.

En dépit des nouvelles formes d’organisation de l’espace qu’elles revêtent, les villes contemporaines demeurent les héritières des villes modernes. À plus d’un titre, leur cadre bâti conserve les marques laissées par le processus d’industrialisation qui s’est déployé aux xixe et xxe siècles aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord. À cet égard, on doit mettre en lumière la continuité qui prévaut entre les villes d’hier et celles d’aujourd’hui concernant le rôle des réseaux techniques urbains et la séparation des fonctions que la planification et l’urbanisme continuent d’encourager même si, au cours des dernières années, à la faveur d’une économie fortement structurée par les activités tertiaires, la mixité des fonctions semble davantage possible et souhaitée par plusieurs (Cuff et Sherman, 2011).

La ville moderne a entraîné une transformation de la configuration des rapports sociaux. Les changements qui ont accompagné l’urbanisation et l’industrialisation ont contribué à révolutionner les rapports de classes. Le compromis social-démocrate que le mouvement ouvrier est parvenu à obtenir, en commençant par les pays européens, a modifié en profondeur aussi bien la qualité du cadre bâti que l’accès à la centralité. De ce point de vue, la ville s’est indéniablement démocratisée. Toutefois, la grande ville ou la métropole moderne de la fin du xixe siècle a également été le théâtre d’un phénomène « d’intellectualisation » nouveau, que Georg Simmel (1903) a bien mis en lumière. Pour lui, la métropole constituait le lieu où pouvait être observée l’intensification de la vie moderne. Face au nivellement de la vie sociale par des forces externes, l’individu était enclin à affirmer sa singularité. Le contexte métropolitain — son cosmopolitisme, son caractère impersonnel, le poids grandissant d’une « culture objective » — fournit alors aux individus un cadre et des ressources qui leur permettent d’adhérer aux valeurs modernes de liberté et d’égalité, la survivance de liens révolus autour des institutions du xviiie siècle ne représentant plus un obstacle significatif pour eux. Simmel a bien fait ressortir l’ambivalence que ressentait l’individu plongé dans l’anonymat de la métropole moderne.

Il n’est pas facile pour les individus modernes d’oublier la sécurité que leur offraient les communautés traditionnelles alors qu’ils avaient le sentiment d’être envahis par cette « culture objective » qui était à la fois impersonnelle et écrasante. L’individu moderne est donc tenu de remplacer le combat passé de « l’homme primitif » avec la nature pour la subsistance par un nouveau défi, celui de défendre son autonomie et d’exprimer sa singularité face au caractère indifférencié de la vie urbaine (Jonas, 1995). Fournissant aux individus une multiplicité de choix en termes de modes de vie, les métropoles modernes n’entraînent pas moins une inquiétude sociale grandissante.

Alors que l’individualisation des rapports sociaux s’est accentuée, allant de pair avec une réflexivité accrue qui déborde l’univers institutionnel pour interpeller la sécurité ontologique de chacun. (Giddens, 1991), la définition des villes contemporaines converge avec une « affirmation radicale de l’individu » (Bourdin, 2005 : 5). Même si cette dimension ne constitue en rien une synthèse de l’ensemble des caractéristiques de la ville moderne (Donald, 1999), elle ne conduit pas moins à en faire ressortir un des traits majeurs qui s’est précisé avec le développement des villes contemporaines.

Villes et rapports sociaux à l’espace

Compte tenu de la multiplication des inégalités, la structure sociale ne représente plus un système homogène facile à appréhender (Dubet, 2009). C’est ce que révèle en partie la popularité du thème de la fragilité des liens sociaux (Touraine, 2005). Mais cette observation doit aussi être reliée aux différentes conceptions, voire aux divers modèles concrets d’intégration sociale qui prévalent (Schnapper, 2007). Même s’il n’existe pas de consensus à ce sujet pour l’instant, on peut rappeler que c’est surtout en référence aux villes — aux conflits, à la compétition, à l’adaptation vécus par les nouveaux venus — que ces difficultés ont été mises au jour. Les travaux de Robert E. Park (1952) tentaient déjà de cerner cela en examinant comment les relations raciales affectaient l’installation des divers groupes ethniques dans les villes industrielles des États-Unis à partir de l’exemple de Chicago. Au-delà de la discrimination sociale qu’on associe souvent au ghetto, la sociologie des villes industrielles a néanmoins fait ressortir son rôle positif dans les processus d’intégration (Wirth, 1938). Il reste que d’un point de vue historique et en prenant en compte les processus qui sous-tendent les divisions raciales, la ségrégation socio-spatiale a contribué à conforter les inégalités tant économiques que politiques (Nightingale, 2012).

Cependant, on ne doit pas tout amalgamer. Les discriminations ethniques, raciales, culturelles, religieuses affectent d’une manière différente les groupes sociaux dans la ville selon les contextes et les traditions nationales. La situation n’est pas la même dans le cas des États colonialistes et dans celui des États colonisés. Les standards à partir desquels on juge les droits universels et les principes de justice varient également (Robbins, 1998). Même si elles ne recouvrent pas ou surtout n’expliquent pas d’emblée l’ensemble des rapports sociaux à l’espace, la discrimination ethnique et la stigmatisation territoriale constituent néanmoins des processus inhérents à ces rapports que la sociologie ne peut ignorer (Kokoreff, 2009).

La sociologie de la ville et la sociologie tout court ont maintes fois convergé. Le récit de l’essor de la sociologie urbaine en témoigne (Guay et Hamel, 2014a). Mais ce rapprochement ne fait pas pour autant de la ville un objet d’étude comme un autre. À l’instar de quelques thèmes centraux de la modernité, la ville peut servir de point d’entrée à l’étude des rapports sociaux. On ne doit donc pas se surprendre à l’idée de considérer la ville et ses composantes en relation à ses principaux déterminants : « En effet, l’objet propre d’une sociologie urbaine ne peut pas être la ville en elle-même, mais plutôt l’ensemble des rapports qu’une société entretient avec l’espace qu’elle occupe » (Cernuschi-Salkoff, 1971 : 83) ». Pour autant, cela ne suffit pas à rendre compte des interactions entre, d’un côté, les contraintes ou les facteurs structurels et, de l’autre, les dimensions subjectives qui alimentent les pratiques sociales engagées dans la définition des rapports à l’espace.

En Amérique du Nord, la constitution de la sociologie urbaine à partir de la tradition européenne et de celle de l’École de Chicago a permis de délimiter un domaine de recherche qui prend en compte d’une manière dynamique les tendances à l’oeuvre dans la production de l’espace urbain à la fois à l’échelle macro et à l’échelle micro (May et Perry, 2005). Vues sous cet angle, les transformations économiques, sociales, culturelles et environnementales des dernières années ont conduit les chercheurs à explorer de nouvelles avenues d’enquête, combinant des méthodes d’observation anthropologique aux outils usuels de la sociologie.

Louis Wirth (1938) avait très bien saisi comment l’urbanisation et la croissance des villes allaient de pair avec des bouleversements socio-spatiaux, une densité de peuplement et des activités économiques dont les répercussions sur les modes de vie se propageaient au-delà des frontières géographiques locales. Passé un certain seuil, la culture urbaine se diffuse dans l’ensemble du système social. La transmission culturelle des valeurs et des habitudes urbaines passait alors par une voie homogène et universelle que le fonctionnalisme en sociologie a bien cernée (Castells, 1969). Mais ce cadre d’analyse ne permettait pas de refléter la diversité des situations et des influences qu’il est plus difficile de passer sous silence dans le cas des villes contemporaines.

La variété des cas de figure, le pluralisme constitutif du social, le métissage des goûts, des sensibilités et des représentations mettent en cause les modèles passés d’analyse qui étaient étanches à ces dimensions. Même si mettre en cause les institutions dominantes responsables de l’élaboration et de la transmission des valeurs universelles ne va pas de soi, cela n’est pas moins nécessaire dans la mesure où l’essentialisme culturel qui caractérise ces institutions coïncide en général avec une tradition colonialiste, limitant de ce fait la compréhension des problèmes sociaux (Durand, 2010). Il en résulte l’exploration de nouvelles avenues de recherche, prenant en compte notamment comment il est possible d’intégrer et de représenter d’une manière différente la réalité des villes du Sud avec la ferme intention de dépasser les lectures ontologiques d’une réalité décrite d’emblée auparavant comme subalterne (Roy, 2011).

Villes et villes-régions

La pertinence des villes et du phénomène urbain comme lieu d’observation privilégié des transformations sociales ne s’est pas démentie, même si pendant nombre d’années on a relégué leur étude au second plan par rapport à d’autres objets comme l’État, les relations ethniques, les rapports de genre ou les relations internationales. À la faveur de la mondialisation et du changement climatique (Sassen, 2010 ; Lussault, 2013), les villes reviennent à l’avant-scène des préoccupations sociologiques, en dépit du fait que leur configuration socio-spatiale ainsi que leur signification économique et politique ne sont plus les mêmes, notamment si on les compare à la conurbation de la côte est des États-Unis telle que décrite par Jean Gottmann (1961) il y a plus de cinquante ans.

La forme ouverte, étalée, éclatée ou dispersée qui caractérise les villes contemporaines et plus particulièrement les grandes conurbations urbaines — les villes-régions, voire les régions mégapolitaines — incluent des modes d’organisation multiples allant de la banlieue traditionnelle à la petite ville, mais aussi à la ville moyenne en passant par des zones rurales en voie de transformation, des friches industrielles et des terrains en attente de reconversion. Ces diverses unités territoriales, les réseaux et les infrastructures qui permettent de les viabiliser, les ressources qu’on y investit constituent les composantes d’un paysage en transformation, difficile à appréhender tant dans son fonctionnement systémique que dans sa logique administrative et politique.

Sur le plan de la gestion, les villes-régions ont donné lieu à des formes organisationnelles plus ou moins structurées destinées à en assurer la gouvernance. Cela soulève des questions non seulement en matière de coordination des interventions publiques et privées, mais aussi par rapport aux responsabilités politiques et aux enjeux de démocratisation qui ont longtemps été ignorés à l’échelle locale.

L’émergence de préoccupations sociales présentes dans les dimensions pratiques et politiques de la gouvernance des villes-régions découle, dans une large mesure, de l’intérêt grandissant pour les questions environnementales (Guay et Hamel, 2014b). Mais on peut les rattacher aussi à l’enjeu de la justice sociale et de la réduction des inégalités à l’échelle des métropoles (Lefèvre, 1998). En matière d’environnement, l’action publique pour diminuer les risques, réduire l’empreinte écologique, accroître la biodiversité, lutter contre la pollution de l’air, restaurer les cours d’eau et les sols contaminés exige une coordination des agents économiques et des administrations locales à l’échelle des bassins versants qui débordent en général les périmètres des villes-régions. Il n’en reste pas moins que c’est à l’échelle des villes-régions que peuvent être prises en premier lieu les décisions à ce sujet, étant donné l’importance des ressources et de pouvoirs qui s’y trouvent rassemblés.

L’établissement d’un espace politique métropolitain dans le cas des villes-régions soulève d’emblée la question du partage des responsabilités publiques en matière de solidarité. Comment assurer une répartition plus équitable du logement social et de l’accès aux services de proximité à l’échelle d’un territoire métropolitain ? Alors que les paliers supérieurs de gouvernement tentent de décentraliser les responsabilités en matière de gestion du social, la sollicitation des instances locales, tant de la part des gouvernements supérieurs que de la population tend à s’accroître. Le palier métropolitain est nécessairement en cause.

Le sentiment de vivre à l’intérieur d’un espace métropolitain n’entraîne pas pour autant la coopération à cette échelle entre les unités administratives (Jouve, 2005). Dès lors, la gouvernance métropolitaine s’avère des plus incertaines. Ce qui conduit à examiner de plus près la composition territoriale de cet espace ainsi que les conflits d’allégeance qui le caractérisent. Est-ce que la ville-centre peut devenir le lieu auquel chacun s’identifie peu importe l’endroit où il réside ou travaille ? Quel sens revêt la ville en tant que catégorie générique ? Lorsque la référence à la ville-centre permet de qualifier l’ensemble d’une ville-région ou d’un espace métropolitain est-ce que cette image ne tend pas à gommer les différences des unités territoriales qui la composent dans sa diversité ?

La diversité des établissements humains

D’une manière générale, la sociologie a établi une opposition commode entre les villes et les zones rurales. Tout ce qui ne correspondait pas aux caractéristiques de la ville (en termes de taille, de densité, de mixité sociale) était relégué aux zones rurales. Or, cette dichotomie ne tenait pas compte de l’existence d’autres types de communautés comme les villes de plus petite taille et les banlieues. C’est ce qui conduit Herbert J. Gans (2009) à déplorer que la sociologie se soit concentrée sur l’étude des villes au détriment de l’étude de la diversité des établissements humains.

Réfléchissant à partir de l’exemple des États-Unis, le désappointement de Gans repose sur deux constats. Le premier est qu’une majorité de la population vit en banlieue. Parler de la ville d’une manière trop exclusive tend à négliger ce fait. La banlieue est de nos jours très diversifiée. Elle ne correspond aucunement à l’image d’homogénéité longtemps véhiculée par le biais de la ville-dortoir. L’émergence des économies régionales postfordistes a donné naissance à des modes fragmentés d’organisation spatiale qui se sont répercutés également sur la banlieue, modifiant non seulement les relations entre les villes et leur périphérie mais, de plus, les principaux facteurs de structuration et la forme même de la banlieue (Ekers, Hamel et Keil, 2012). Le deuxième constat formulé par Gans est qu’on a eu tendance à s’intéresser en priorité aux très grandes villes comme New York, Chicago ou Los Angeles et à mettre l’accent sur un certain nombre de problèmes spécifiques à ces villes comme les problèmes raciaux, laissant de côté, par exemple, les questions relatives à la qualité du cadre bâti et aux services urbains, y compris pour les classes moyennes.

Ainsi, le cadre spatial a souvent été relégué à l’arrière-plan au profit de problèmes sociaux très spécifiques. Cela conduit Gans à abandonner les distinctions usuelles entre les villes et les zones rurales, étant donné qu’elles ne permettent pas de saisir la très grande diversité qui caractérise les modes d’établissement dans leurs rapports sociaux à l’espace. Son objectif est de se départir des stéréotypes au profit d’une meilleure compréhension de la diversité des situations. Il est difficile de comparer des banlieues qui remplissent des fonctions différentes sur le plan économique, social et culturel et dont la composition sociale peut également être très diversifiée. Même chose pour ce qui est des zones rurales dont certaines peuvent aussi servir, du moins en partie, de lieu de résidence pour des populations urbaines riches qui s’y déplacent durant l’été ou les week-ends (Gans, 2009).

Ces remarques attirent l’attention sur la diversité des situations, des activités, des traits distinctifs qui caractérisent les villes contemporaines, mais aussi sur la variété des processus engagés dans leur production, y inclus dans leurs effets au-delà de leurs limites géographiques. Elles nous convient par la même occasion à considérer de plus près ce qui est propre à l’espace aménagé de même que ce qui contribue à définir la qualité des milieux de vie des établissements humains.

Dans cette foulée, on peut dire que l’étude des villes repose sur un certain nombre de convictions qui nous semblent prévaloir malgré les différences — voire les désaccords — théoriques et méthodologiques qui alimentent les stratégies des chercheurs. C’est en prenant appui sur ces principes que nous avons sollicité les articles du présent numéro. Trois postulats ont guidé notre choix.

Premièrement, il arrive qu’on déplore l’absence d’une théorie formalisée de l’urbain qui soit satisfaisante pour rendre compte du phénomène dans son caractère diffus et sa portée suburbaine (Phelps et Wu, 2011). Même si la tentation de construire une théorie d’ensemble de la ville et du phénomène urbain demeure forte, comme le souligne à juste titre Dennis R. Judd (2011), il s’agit d’un but impossible à atteindre. Dès lors, il convient d’accepter la multiplicité et la diversité des objets d’étude et de reconnaître que les « lentilles théoriques » doivent forcément s’ajuster en conséquence.

Deuxièmement, le souci de nourrir l’étude empirique par la réflexion théorique — de même que l’inverse — est largement partagé par une majorité de chercheurs. En d’autres termes, l’étude des villes repose plus que jamais sur une articulation dynamique des relations entre la théorie et l’empirique (Gottdiener et Hutchison, 2011). Celle-ci demeure incontournable s’il s’agit de rendre compte de l’ensemble des pratiques et des processus engagés dans la transformation des villes contemporaines.

Troisièmement, c’est la relation entre le social et le politique qui est à l’avant-scène. Cette relation mérite d’être considérée de plus près. Elle concerne les projets urbains, les processus de régulation aussi bien que les modèles de gouvernance. Devant les difficultés à définir des liens sociaux qui coïncident avec des principes ou une théorie urbaine de la justice (Fainstein, 2010), force est de reconnaître que la question du politique devient cruciale. Dans quelle mesure le redéploiement des échelles d’intervention permet-il de repenser l’action publique sur la ville ? Dans le cas des villes où prévalent des politiques plus ouvertes et transparentes, est-ce que les minorités peuvent acquérir non seulement une meilleure reconnaissance, mais également un accès plus équitable aux ressources, si on pense en termes pratiques (Fraser, 2003) ? Est-ce que de nouvelles formes de représentation politique peuvent s’exprimer à l’échelle métropolitaine ? L’étude de la transformation des villes contemporaines passe aussi par l’examen de cette dimension qu’est la relation entre le social et le politique et celle de sa redéfinition dans le présent contexte.

Prenant appui sur ces postulats, même s’ils ne traitent pas de toutes les dimensions concernées par l’enjeu des transformations urbaines, les articles qui suivent témoignent d’une préoccupation majeure pour un engagement social et politique à l’égard de l’avenir des villes contemporaines. Si cela n’exclut pas les regards critiques et les doutes, il demeure que les analyses proposées fournissent une lecture renouvelée des recompositions sociopolitiques en cours.

Les contributions à ce numéro

Trois thèmes permettent de rassembler les articles qui suivent :

  1. diversité, représentations sociales et culturelles ;

  2. aménagement et projets urbains ;

  3. métropolisation et gouvernance.

Le premier thème vise à rendre compte de la diversité des villes contemporaines en considérant leurs composantes et leurs contraintes structurelles, mais en prenant en compte également les dimensions subjectives engagées dans les rapports sociaux à l’espace. Les six articles qui composent ce thème s’intéressent à divers objets d’étude et font appel à des perspectives théoriques et méthodologiques distinctes. Ils contribuent néanmoins à mettre en évidence la diversité des modalités auxquelles font appel les acteurs sociaux pour s’adapter à une réalité en transformation qu’ils ne contrôlent pas entièrement.

Retraçant les linéaments de l’expérience urbaine qu’il fait remonter à la grande ville européenne du xixe siècle, Laurent Devisme considère les composantes de la ville dans ses rapports à la culture du lieu et à l’histoire. Les éléments les plus usuels qui animent la trame des espaces qui structurent la ville et contribuent à son indétermination — mobilier urbain, paysages, panoramas investis par le regard et l’expérience qu’en font les usagers — permettent de faire ressortir les failles d’un urbanisme rétrograde. Faisant appel à la diversité des réflexions sociologiques et ethnographiques sur la ville et prenant à partie l’aménagement urbain autant dans ses manifestations récentes que dans les récits qu’on en propose, l’auteur soulève des interrogations relatives aux valeurs et à l’intentionnalité qui accompagnent les dispositifs de la planification urbaine.

Le texte de John Hannigan poursuit la réflexion amorcée dans l’article précédent en comparant deux modèles contrastés de changement urbain, celui de la « prospérité » défini à partir d’un point de vue économique limitatif et celui de « l’émancipation » conçu à partir de préoccupations éthiques. Dans quelle mesure est-il possible de concilier ces perspectives ? Est-ce qu’on peut construire des villes à l’abri de l’oppression et où la classe politique est capable de mettre en oeuvre des politiques et des interventions compatibles avec des valeurs de justice sociale ? Mais comment est-il possible de faire converger ce qui semble d’emblée inconciliable à savoir, d’un côté, miser sur la croissance et, de l’autre, promouvoir la redistribution et la justice ? Faisant appel, notamment, à l’idée de « rénovation urbaine créative », l’auteur propose une synthèse des courants antinomiques qu’il a préalablement revisités.

Marie Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch déplacent l’attention sur des acteurs sociaux qui, jusqu’à maintenant, ont été négligés par la sociologie urbaine, les classes moyennes. Leur article rend compte d’une recherche franco-britannique comparative sur des quartiers de Londres et Paris, même si elles traitent ici en exclusivité de cinq quartiers français, identifiés afin de rendre compte de pratiques sociales et de « modes d’habitat diversifiés ». On constate que les classes moyennes construisent des rapports sociaux à l’espace qui ne répondent pas à des modèles établis à l’avance. Même si les divisions et les hiérarchies sociales ne disparaissent pas, dépendamment de leur histoire familiale et au-delà des contraintes qui limitent leurs choix résidentiels, les membres des classes moyennes parviennent à « se construire un environnement résidentiel adéquat », échappant dans une certaine mesure à la ségrégation vécue par les classes populaires.

Pour Annick Germain, l’immigration et la ville sont des thèmes indissociables. Même si la question des relations entre la ville et l’immigration se pose de nos jours dans des termes différents, il est utile de revisiter ce que la sociologie urbaine a permis de mettre en lumière. Il ressort que les « agendas de recherche » sont fortement influencés par les contextes nationaux où ils sont élaborés. Mais l’exemple de Montréal peut être instructif. Les métaphores du passé comme celle de la « mosaïque culturelle » ou celle de la « mosaïque des petites patries » ne nous aident plus dans ce cas à comprendre la réalité de l’immigration. C’est que non seulement les déplacements dans l’espace urbain appartiennent à une nouvelle grammaire de la mobilité, mais en plus les anciens quartiers d’intégration connaissent des transformations importantes sur le plan ethnoculturel. Il en résulte la nécessité d’examiner les relations entre ville et immigration selon des axes qui présentent de nouveaux défis à l’analyse sociologique.

Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé adoptent une posture différente, même si les questions qu’ils soulèvent interrogent aussi l’analyse sociologique et le renouvellement de l’étude des « dynamiques socio-urbaines » des villes contemporaines. Faisant à appel à la notion de « centralité » telle qu’élaborée par Henri Lefebvre et en étudiant à partir d’une enquête l’exemple de Nancy en France et des communes qui lui sont adjacentes, ils montrent que l’étalement urbain dans la forme qu’on lui connaît aujourd’hui conduit à revoir l’idée d’une opposition structurelle entre centre et périphérie. On assiste en fait à la multiplication de « centralités concrètes » en relation aux choix résidentiels et à divers modes de vie qui permet de concrétiser l’émergence d’une « centralité périurbaine ». Même si l’analyse ne conduit pas à la l’abandon de la notion de centralité, elle invite à en revoir la portée normative et politique.

C’est aussi à la périphérie et aux relations que celle-ci entretient avec la centralité que s’intéresse Andrée Fortin. À partir d’une étude de la ville dans le cinéma québécois entre 1965 et 2010, elle constate qu’un déplacement s’est opéré dans l’imaginaire cinématographique en ce qui a trait à l’espace urbain. Elle montre que les films produits au Québec au cours de cette période véhiculent dans l’ensemble une représentation négative de la ville alors que prévaut « une représentation plutôt positive de la banlieue ». Comment interpréter ces préoccupations pour la banlieue par les cinéastes ? Est-ce que cela va de pair non seulement avec une représentation négative de la ville, mais avec sa critique sociale et culturelle ? Un nouvel imaginaire urbain serait en train de se construire à travers le cinéma, intégrant la banlieue comme cadre de vie « normal », contribuant de ce fait à définir de nouvelles « identités collectives ».

Le deuxième thème interagit d’une manière plus directe avec les aspects urbanistiques mais aussi politiques du développement urbain. Prenant en compte autant les politiques qui ont pour objet la transformation des villes que les initiatives de certains groupes d’acteurs visant à contrer ces politiques ou moderniser le cadre de vie, les trois articles regroupés sous cette rubrique traitent directement ou indirectement des projets urbains et de leurs répercussions sur le cadre bâti. À ce chapitre, on voit bien que les pratiques de gestion à l’instar des énoncés de politiques publiques doivent transiger à de multiples occasions et selon des modalités qui varient selon les catégories d’acteurs concernés.

David Giband et Corinne Siino se penchent sur l’adoption du changement dans la politique de rénovation urbaine qui a modifié en France la politique de la ville adoptée à la fin des années 1970 concernant le « traitement des quartiers d’habitat social des banlieues ». À partir de l’exemple de Perpignan, les chercheurs montrent comment les principes normatifs inhérents à la politique nationale de rénovation urbaine sont modulés à l’échelle locale par le jeu des alliances et des résistances que formulent les acteurs sociaux. Divers cas de figure sont observés. Si parfois « l’imposition de la mixité résidentielle » ne pose pas problème, à d’autres occasions les pouvoirs publics doivent négocier davantage, voire consentir à l’abandon des projets de rénovation urbaine. Cela s’explique par l’opposition que parviennent à établir les habitants. Ce qui est en cause, c’est le modèle de ville inhérent à la politique de rénovation urbaine qui va de pair avec une dévalorisation de la densité des quartiers populaires.

L’étude de Yankel Fijalkow se situe également sur le territoire français. D’entrée de jeu, il considère un thème central de la sociologie urbaine, la question du logement. À partir d’une mise en perspective des limites de l’étude des enjeux du logement sous un angle économique et géographique, il rappelle la pertinence d’un regard proprement sociologique et, partant, la nécessaire prise en compte des mutations sociales à partir d’une analyse de la « gentrification ». C’est ce qui le conduit à examiner le quartier de la Goutte d’Or à Paris. « Très déprécié » jusqu’aux années 2000, habité dans une large mesure par des populations immigrées, le quartier ne devient « attractif » qu’à la suite d’opérations d’urbanisme. L’analyse montre cependant que les effets ne correspondent pas aux attentes des promoteurs. La gentrification entraîne de la précarité, même si la « figure de l’invasion doit être relativisée ».

Prenant appui sur une problématique de la négociation et des transactions sociales, Philippe Hamman aborde l’enjeu technique, social et politique des projets de tramway dans les villes françaises de Strasbourg et Montpellier. Ces exemples sont révélateurs des relations qui se tissent entre plusieurs catégories d’acteurs (experts, élus, gestionnaires, habitants, associations). Ils permettent d’examiner comment l’aménagement des villes se redéfinit dans les négociations entre le secteur public et le secteur privé. Véritables projets urbains, ils participent aux « recompositions métropolitaines ». À ce titre, ils impliquent des compromis qui sont révélateurs d’une redéfinition en cours de l’aménagement urbain dans ses composantes sociales, techniques et politiques. Dès lors, c’est la conception même de la ville qui est en jeu.

Le troisième thème, enfin, traite des agglomérations métropolitaines et des modalités de gouvernance conçues et, à l’occasion, mises en oeuvre à cette échelle. Comme les villes contemporaines se déploient sur des territoires en expansion, la métropolisation et les modes de régulation qui l’accompagnent sont devenus des dimensions incontournables. C’est ce dont traitent les quatre articles qui suivent.

Christian Lefèvre pose d’emblée la question de la gouvernabilité des métropoles. Comment expliquer, après plusieurs décennies d’expérimentation, l’échec des intentions et des projets destinés à gouverner les métropoles ? À ce sujet, l’arrivée à l’avant-scène de la problématique de la gouvernance n’a pas permis de surmonter des obstacles qui perdurent. Ceux-ci sont divers et mettent en cause autant les États, qui demeurent peu favorables à des instances politiques qu’ils ne contrôlent peu ou pas, que les municipalités et les villes-centres peu enclines à subordonner leurs prérogatives à des instances supra locales. À cela s’ajoute les formes d’expression empruntées par la démocratie locale, dont l’inscription prioritaire à l’échelle du quartier ou de la ville ne fait pas bon ménage avec une régulation régionale ou métropolitaine. En dernière analyse deux enjeux demeurent, celui de la « construction d’une identité métropolitaine » et celui du « leadership à l’échelle de la métropole ».

Force est d’admettre néanmoins que, depuis le début du xxie siècle, la hiérarchie des villes mondiales s’est passablement modifiée, attirant davantage l’attention des chercheurs sur la croissance des métropoles et des régions urbaines. C’est ce que soulignent Hank V. Savitch et Daniel Weinstein en considérant les conditions de vie dans ces métropoles et le contexte des États-nations à l’intérieur duquel elles sont enracinées. À partir de l’étude de 120 villes, les auteurs examinent ce qui explique leur positionnement dans la hiérarchie et les avantages qui s’y rattachent. Même si le classement des villes est plutôt « figé » au sommet de la hiérarchie, les déplacements sont possibles et « semblent augmenter à mesure que l’on descend dans la hiérarchie ». En fait, ce qui compte par-dessus tout, c’est « la puissance des États-nations » et la « vitalité économique des régions ». Cela étant, les conditions et la qualité de vie ne sont pas toujours corrélées au rang des métropoles dans la hiérarchie.

Emmanuel Négrier et Mariona Tomàs posent d’emblée la question de la « solidarité métropolitaine » définie comme « un principe efficient et crédible de régulation des inégalités interterritoriales ». À partir d’une comparaison des contextes nationaux de la France et de l’Espagne, ils examinent de plus près les cas de Montpellier et Barcelone. Même si des facteurs extra territoriaux relevant de l’économie mondiale interviennent dans les processus de re-territorialisation, la gouvernance métropolitaine demeure soumise à l’histoire des lieux, à l’importance et au rôle du politique considéré sous divers angles (leadership, rivalités politiques, jeu d’échelles avec la région ou palier national). Plusieurs instances institutionnelles interviennent dans les deux cas à l’étude. La question posée permet de mettre en lumière le fait qu’à elle seule la prospérité ne peut tout expliquer. Au contraire, les contextes de pénurie et de tensions qui les accompagnent peuvent favoriser une « mutualisation contrainte ».

Nelson Rojas de Carvalho et Luiz Cesar de Queiroz Ribeiro poursuivent la réflexion sur la gouvernance métropolitaine après avoir constaté l’importance grandissante des métropoles sur un plan économique et social. Toutefois, le système de représentation politique est souvent mal arrimé à cette réalité. Cela s’explique par les processus de mondialisation, le néolibéralisme et les modes traditionnels de représentation politique qui ont pour effet de répartir le pouvoir « vers le haut et vers le bas ». Il en résulte forcément un « affaiblissement des autorités intermédiaires », notamment les gouvernements métropolitains. À partir de l’exemple du Brésil, les auteurs montrent que les blocages ne proviennent pas simplement de forces situées à l’extérieur de l’espace national. Ils s’inscrivent également dans la réalité économique, sociale et politique nationale, l’émergence des métropoles soulevant de nouveaux défis démocratiques. Même l’élection de « députés métropolitains » ne garantit pas que les enjeux territoriaux à cette échelle soient pris en compte et qu’une véritable démocratisation de la gestion publique en résulte.

L’ensemble des articles de ce numéro et les thèmes auxquels ils se rattachent contribuent à éclairer la question des formes que revêtent les recompositions sociopolitiques des villes contemporaines. Que ce soit en examinant des objets d’étude spécifiques sous l’angle des représentations et des pratiques sociales, en considérant des projets urbains ou en traitant de la gouvernance métropolitaine, les auteurs mettent en lumière la nécessaire articulation du social et du politique. De ce fait, c’est aussi la question de la transformation des villes qui vient à l’avant-plan. À ce sujet, il ressort que malgré les contraintes qui limitent leur marge de manoeuvre, les acteurs sociaux peuvent encore faire des choix.