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L’essai d’Henri Lefebvre, Le Droit à la ville paru en 1968, inaugure dans une large mesure une analyse originale sur la problématique de la ville. Non seulement le philosophe y contredit la tradition marxiste peu disposée à accorder une réelle importance à l’espace et à la ville dans les stratégies révolutionnaires, mais y annonce aussi et surtout l’éclatement et la fin de la ville historique au profit d’une nouvelle réalité, celle de la « société urbaine ». Ce faisant, il propose de placer le « droit à la ville » au rang des autres droits essentiels. Par « droit à la ville », il faut essentiellement entendre un droit d’accéder à « la centralité » représentée par les centres des villes traditionnelles européennes concentrant les pouvoirs politiques et économiques ainsi que les aménités de la vie citadine (commerces, écoles, culture, loisirs, services médicaux et administratifs). Au moment où Lefebvre engage une réflexion sur la question de la centralité, géographes et économistes débattaient depuis longtemps de cette question. En effet, les géographes, à la suite des travaux de Walter Christaller (1933), avaient notamment mis en évidence combien le centre accueille les fonctions de commandement, de contrôle et de coordination qui structurent et hiérarchisent l’espace d’une ville (Gaschet, Lacour, 2002). Quant aux économistes, ils avaient surtout souligné, dans le sillage des réflexions d’August Lösch (1940) entre autres, à quel point un centre est généralement caractérisé par un ensemble de facteurs spécifiques (prix du foncier élevé, concentration des pouvoirs économique et politique, siège de la culture légitime…) à l’origine de sa domination et de sa supériorité sur les autres espaces (Monnet, 2000). Reprenant à n’en pas douter les acquis des géographes et des économistes, Lefebvre sera en mesure, dans son essai politique, d’introduire l’espace dans l’analyse marxiste des inégalités de classes et de dépasser une approche économique et spatiale de la centralité pour en proposer une définition qui mêle tout à la fois le social, le spatial, l’économique, le politique et le symbolique (Stébé, Marchal, 2010).

La question de la centralité

Incarnée par le centre de la ville historique, « la centralité », selon Lefebvre, permet d’appréhender les dynamiques sociospatiales et, plus particulièrement, la façon dont la « société urbaine » s’organise autour du dualisme centre/périphérie recouvrant en réalité l’opposition riches/pauvres. En effet, pour le philosophe marxiste, les périphéries ne deviendraient rien d’autre avec l’essor de l’urbanisation que des sortes de polarités secondaires, alors que les centres des villes continueraient à symboliser et à matérialiser « la centralité » : s’y concentreront les « centres de décision, de richesse, de puissance, d’information, de connaissance, qui rejettent vers les espaces périphériques tous ceux qui ne participent pas aux privilèges politiques » (Lefebvre, 2000 [1973] : 23-24). Aussi faut-il admettre que même si Lefebvre (1970) a pensé la remise en cause de la centralité historique dans un contexte d’ « implosion » et d’ « explosion » des villes, et a non seulement, dans ce sens, théorisé un « droit à la ville » mais également un « droit à produire l’espace » (Lefebvre 1974), il reste que le philosophe n’a pas saisi toute la portée qu’allaient prendre les espaces périphériques qui, sur un plan social, sont loin d’être aussi périphériques que cela. Les évolutions que connaît la ville depuis un demi-siècle invitent en effet plus que jamais à interroger cette équation lefebvrienne selon laquelle « la centralité » correspond aux centres des villes. C’est que l’avancée du front urbain en direction des campagnes a conduit à la formation de vastes territoires périurbains toujours plus éloignés des villes historiques, territoires qui, à bien y regarder, ne semblent pas dépourvus dans bien des cas d’éléments caractéristiques de « la centralité ». Ces derniers ne formeraient-ils pas autant de polarités sociales, ou ce que l’on peut appeler des centralités concrètes, spatialement délimitées, réinterrogeant du même coup les espaces de « la centralité » par définition typique de la ville traditionnelle ?

Une lecture critique de la centralité

Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas une lecture politique de la centralité telle que nous la trouvons chez certains auteurs comme David Harvey (2010 ; 2011) et Edward Soja (1980 ; 1991). Le premier, géographe et professeur d’anthropologie à l’Université de New York, s’inscrit clairement dans le sillage de Lefebvre en développant une perspective critique sur l’urbanisme destinée à mieux comprendre comment le capitalisme façonne l’espace. Le second, géographe et professeur d’urbanisme à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), suit également de façon explicite la voie tracée par Lefebvre lorsqu’il réintroduit la dialectique spatial/social pour, d’une part analyser de quelle manière la mondialisation capitaliste produit des processus pouvant s’exprimer à travers des luttes, et d’autre part affirmer le nécessaire ancrage spatial de toute révolution. De même, il ne s’agit pas de suivre les réflexions de Michael Dear (1981 ; 1994) qui, soucieux de prendre en compte la diversité des univers culturels inhérents à une société urbaine de plus en plus mondialisée et composite, voit dans Henri Lefebvre un précurseur de la postmodernité ayant pensé le rôle de l’espace dans la vie sociale en dehors de tout dogmatisme. Enfin, il n’est pas non plus question dans cet article de privilégier, en s’appuyant sur la notion de « droit à la ville », une réflexion sur l’accessibilité au plus grand nombre de « la centralité », réflexion indissociable des problématiques de la gouvernance, de la citoyenneté et, peut-être aussi et surtout, du cosmopolitisme urbain à l’heure de la mobilité généralisée (Goonewardena et al., 2008). Autrement dit, à la différence des géographes et urbanistes anglo-saxons qui ont réhabilité Lefebvre, c’est moins la charge politique que la portée analytique du concept de « centralité » qui retient ici notre attention.

Une approche plus sociale que spatiale

Toujours pour préciser les termes de notre propos, parce que notre approche privilégie ici le social au spatial, les façons de vivre à l’organisation spatiale, nous employons la terminologie étalement urbain au sens large du terme et non pas seulement comme une extension urbaine en continuité de la ville et de sa banlieue. En corollaire, la notion de périurbanisation ne sera pas utilisée uniquement pour désigner une extension urbaine en discontinuité de la ville et de sa première couronne (la banlieue). Cela étant précisé, au regard de l’étalement urbain[1] et de la constitution de vastes espaces périurbains aux fonctionnalités diverses (résidentielle, industrielle, marchande, culturelle…), l’opposition centre/périphérie considérée par l’auteur du Droit à la ville comme consubstantielle à la société urbaine perd de sa pertinence heuristique, telle est du moins la thèse que nous développons dans cet article à partir de multiples observations réalisées au sein de l’agglomération de Nancy[2]. Celle-ci a été retenue en raison d’un processus de périurbanisation tout à fait caractéristique de l’évolution de nombreuses métropoles régionales françaises, ce qui les distingue de l’agglomération parisienne qui affiche des particularités, notamment en ce qui concerne la domination de la capitale sur les autres villes se trouvant dans son orbite (Gilli, 2002 ; Larceneux, Boiteux-Orain, 2007). Cela tient au fait que la ville de Paris en tant que telle est intégrée dans le concert des villes globales (Sassen, 1991) et, à ce titre, s’érige comme une polarité incontournable de l’archipel mégalopolitain mondial (AMM).

Si durant les années 1950-1975, l’espace périurbain était considéré en France comme un territoire encore assez peu identifié se trouvant au-delà de la ville centre et de sa banlieue, ville centre qui conservait alors la quasi-totalité de ses services, de ses emplois et de ses équipements (Mayoux, 1980), il reste que l’espace périurbain a ensuite gagné en importance, non seulement sur le plan de la légitimité symbolique mais aussi sur les plans fonctionnel et démographique (Baccaïni, Sémécurbe, 2009). D’un niveau proche de 0 en 1945 à 3 millions en 1975 pour atteindre 11 millions en 2012, l’espace périurbain se distingue désormais de la banlieue traditionnelle pour ne plus être qu’un simple prolongement naturel de la ville. À ce titre, il ne peut plus être aujourd’hui vu comme une simple annexe urbaine. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, au milieu de la décennie 1990, l’apparition du concept de « ville émergente » qui a conduit à reconnaître toute l’épaisseur urbaine des territoires périurbains (Dubois-Taine, Chalas, 1997). Assumant une proximité de point de vue avec cette perspective, nous aimerions ici participer, en nous appuyant sur une approche sociologique, à cette discussion à partir d’une relecture critique — au sens kantien du terme — du concept de « centralité » tel que Lefebvre (1968) l’a définie.

L’exemple d’une métropole régionale française

Afin de mettre à l’épreuve cette notion de « centralité » et, partant, l’opposition centre/périphérie que Lefebvre tenait pour quasi insoluble, nous avons cherché à saisir la présence effective ou non de la ville centre qu’est Nancy dans la vie quotidienne de ceux qui habitent au sein de zones périurbaines proches et éloignées, c’est-à-dire se situant entre 12 et 35 kilomètres de Nancy. Plus précisément, nous vérifierons l’hypothèse selon laquelle les centralités concrètes sont déterminantes dans les modes de vie et les choix résidentiels des individus. Pour ce faire, sur le plan méthodologique, nous avons conjugué le quantitatif et le qualitatif. Tout d’abord, sur le plan quantitatif, nous avons réalisé des recherches statistiques sur plusieurs territoires périphériques de Nancy à partir des données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et d’une enquête par questionnaire. Avec le soutien d’acteurs politiques et associatifs locaux, un questionnaire fermé a en effet été envoyé à 7 000 ménages répartis sur 90 communes du périurbain proche et éloigné de Nancy. Puis, sur le plan qualitatif, nous nous sommes rendus au domicile de plus d’une trentaine de familles pour y mener des entretiens semi-directifs (15) et y recueillir des récits de vie (15) afin de comprendre leurs manières de vivre, leurs représentations de la ville centre de Nancy et leurs rapports concrets, quotidiens et symboliques à celle-ci. Ces entretiens ont permis de saisir plus précisément comment les familles négocient au jour le jour les questions concernant la mobilité, le travail, les loisirs, les activités culturelles et de consommation.

Après un rapide détour par les réflexions d’Henri Lefebvre sur les rapports centre/périphérie et sur ce qu’il entend par le « droit à la ville », nous montrerons comment l’étalement urbain se décline à travers différentes formes socio-urbaines. Ensuite, nous soulignerons combien la périurbanisation est allée de pair avec une multiplication des polarités sociales. À partir de l’exemple de l’aire urbaine de Nancy et plus particulièrement de ses territoires périurbains, nous reviendrons sur l’importance que jouent ces noeuds de vie sociale, ces centralités concrètes, dans l’organisation du quotidien des habitants, et ce, en insistant sur le travail, la consommation et les loisirs.

I. Le dualisme centre/périphérie au coeur des préoccupations d’henri lefebvre

À n’en pas douter, l’une des idées qui parcourt la plupart des ouvrages de Lefebvre consacrés à la ville est celle de l’urbanisation totale de la planète (Lefebvre, 1968 ; 1970 ; 2000 [1973] ; 2001 [1970]). Presque en même temps que Jean Gottmann (1961) qui faisait le constat de l’émergence d’inédites configurations urbaines (mégalopoles) et Melvin Webber (1996 [1964] ; 1968) qui annonçait l’extension du « domaine urbain », Lefebvre souligne combien la ville historique a laissé place à la « société urbaine ». Il anticipe l’éclatement et la fin de la ville historique au profit d’une nouvelle réalité, celle de « l’urbain » ; concept que nombre de chercheurs en sciences sociales reprennent, ici pour constater non sans regret la fin de la ville historique (Choay, 1994), là pour saisir les dynamiques du monde actuel (Lussault, 2007 ; 2009).

Malgré cette évolution, Lefebvre pense, au moment où il écrit dans les années 1960, que le monde urbain continuera d’être structuré selon le dualisme centre/périphérie. Le centre des villes sera réservé aux populations aisées, investi par ceux qui décident, gèrent et qui ont le pouvoir sur le devenir de la société. S’y trouveront les lieux de décision, tels que les sièges sociaux des entreprises, les banques et les grandes administrations de l’État. En d’autres termes, le centre des villes concentrera des pôles d’influence, de richesse, de puissance, d’information, de culture et de connaissance, pôles qui rejetteront vers les espaces périphériques tous ceux qui se trouvent écartés des décisions politiques. La périphérie accueillera donc les franges les moins aisées de la population ; elle sera aussi le lieu d’implantation des usines, des entrepôts et des voies de communication.

Pour Lefebvre, cela ne fait aucun doute, d’une part qu’il existe des liens forts entre le centre de la ville et l’habitat des riches incarné par les immeubles prestigieux de type haussmannien, et d’autre part qu’il règne des relations manifestes entre la périphérie, entendons ici la banlieue, et l’habitat des pauvres symbolisé en France notamment par le grand ensemble d’habitat social. C’est dire si les rapports entre le centre et la périphérie sont entravés par de la ségrégation contre laquelle Lefebvre s’élève. Cette ségrégation concerne autant les territoires que les individus, elle est donc aussi bien spatiale que sociale.

Ce qui préoccupe Lefebvre, c’est de savoir comment le plus grand nombre peut accéder facilement à ce que propose le monde urbain en termes de services, d’emplois et d’aménités, autrement dit à « la centralité », l’objectif étant de faire en sorte que « le droit à la ville » soit respecté. À travers le droit à la ville, il s’agit avant tout d’élaborer une science de la ville, vecteur d’un programme politique qui viserait 1/ à développer la citoyenneté, c.-à-d. à restituer aux habitants le droit à la participation active à la vie et à la gestion de la cité, et 2/ à faire en sorte que les citadins se réapproprient la ville dans toutes ses dimensions (spatiale, symbolique, économique et culturelle).

En d’autres termes, en combinant centralité et droit à la ville, Lefebvre entend mettre fin à ce dualisme centre/périphérie indissociable de l’opposition riches/pauvres. Mais promouvoir « la centralité », c’est non pas ici développer les périphéries, c’est bien plus inventer une nouvelle ville davantage égalitaire et conviviale, dans laquelle tout le monde a droit au meilleur de ce qu’offre la vie urbaine et aux facilités que celle-ci propose. Pour le philosophe français, « la centralité » a pour fonction de restituer le droit de rencontre et de rassemblement ; elle est censée réhabiliter le droit d’habiter, de s’approprier les lieux, d’occuper librement son espace de vie ; elle doit également faire sentir aux individus le besoin d’être avec l’autre, de partager des moments, de définir les espaces en dehors de ce qu’imposent les décideurs politiques et les urbanistes au service de l’État.

2. La périurbanisation fait émerger de nouvelles dynamiques urbaines

Les frontières de la ville historique ont été depuis le xixe siècle, sinon supprimées, du moins fortement atténuées à la suite de l’urbanisation repoussant toujours plus loin les limites du front urbain. Aujourd’hui, la figure de la ville au périmètre bien déterminé se trouve plus que jamais remise en cause en raison des logiques d’étalement urbain à l’origine d’un territoire périurbain situé au-delà des villes centres, ou des villes mères, et de leurs banlieues[3]. La prolifération des espaces périurbains toujours plus éloignés des villes, phénomène qui peut s’appréhender en termes de « mitage urbain », se traduit concrètement par l’implantation de zones commerciales, de loisirs et industrielles, mais également de zones résidentielles constituées notamment de lotissements pavillonnaires et parfois de grands ensembles d’habitat social (Arnould, Bonerandi, Gillette, 2009). Aussi, au regard de la pluralité fonctionnelle inhérente à la périurbanisation[4], est-il nécessaire de ne pas aborder le périurbain en tant que réalité sui generis et de ne pas le considérer comme un « concept collectif indifférencié » (Weber, 1992 [1904-1917]).

Le périurbain, qui ne résume pas l’ensemble des processus d’étalement urbain (Lévy, 2012 ; 2013), connaît un grand succès depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Se déclinant à travers de multiples formes, son engouement s’est confirmé dans de nombreux pays, il s’est même accentué sous la poussée de l’élévation générale du niveau de vie et de la diffusion massive de l’automobile[5] : de plus en plus de ménages appartenant à un large spectre de catégories sociales choisissent de résider dans le périurbain (Teaford, 2006). Cela est particulièrement vrai aux États-Unis qui sont devenus en la matière la référence paradigmatique des extensions urbaines illimitées. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’urban sprawl[6] s’y développe de façon considérable sur l’ensemble du territoire. L’urban sprawl, qui vise à rendre compte du phénomène d’étalement urbain, se caractérise par une urbanisation « en dehors de toute notion de limite spatiale au détriment de l’environnement naturel ou encore du domaine rural, suivant le principe de la faible densité » (Ghorra-Gobin, 2005 : 124). Ici, on n’est plus dans l’univers de la suburbia, c’est-à-dire dans celui de la banlieue traditionnelle caractéristique de la période industrielle, mais davantage dans celui de l’exurbia pouvant être définie comme autant d’excroissances semi-urbaines se situant au-delà des banlieues (Jackson, 1985 ; Fishman, 1987). Si l’edge city, petite ville relativement dense équipée de structures scolaires, sociales et culturelles (Garreau, 1991), s’imposait jusqu’à ces dernières années dans l’exurbia, il reste qu’il faut désormais compter, à mesure que le front urbain avance, avec l’edgeless city, embryon de densité urbaine peu compacte accessible seulement en automobile (Lang, 2003). L’edgeless city se localise un peu partout entre les edge cities, les périphéries densifiées et les zones rurales. Le meilleur exemple s’observe dans l’État du New Jersey autour de l’Université de Princeton. Il correspond à un territoire distinct de la polarité sociale et commerciale de la municipalité de Princeton représentée par la rue Nassau, territoire sur lequel des entreprises spécialisées dans les technologies de l’information et de la communication et des équipements publics s’installent, attirées qu’elles sont par le prestigieux pôle universitaire membre de l’Ivy League (Ghorra-Gobin, 2005). Sur le plan résidentiel, la forme urbaine hégémonique qui se diffuse dans l’exurbia, en l’absence de véritable centralité historique, est matérialisée par des lotissements pavillonnaires qui s’étendent à perte de vue le long des axes autoroutiers, à l’instar de ce que l’on peut observer dans les périphéries de Phoenix, de Los Angeles, de Las Vegas ou encore de Houston. Si bien qu’il n’y a ici ni campagnes, ni suburbs, ni centres-villes, ni même de périurbain stricto sensu puisqu’il n’y a plus d’espaces extérieurs à une ville historique qui n’existe pas et qui n’a jamais existé. La centralité se diffuse alors partout à travers de multiples nodosités qui sont autant de territoires multifonctionnels structurant la vie quotidienne (Abbott, 1987 ; 2001).

En ce qui concerne la France, si le rythme annuel de progression de la population des banlieues des villes a eu tendance à ralentir depuis la fin du xxe siècle, il n’en reste pas moins que la population de ces territoires a constamment progressé depuis la Seconde Guerre mondiale, passant de près de 12 millions d’habitants en 1962 à plus de 20 millions en 2010 (Marchal, Stébé, 2011). Quant aux territoires périurbains à proprement parler, ils regroupent aujourd’hui plus de 11 millions d’habitants répartis dans près de 15 000 communes (Charmes, 2009). Nombre d’aires urbaines françaises (Lyon, Toulouse, Strasbourg, Nancy, Grenoble, Le Mans, Caen…) doivent leur dynamique démographique à celles de leurs communes périurbaines. Au total, la population périurbaine a plus que doublé entre 1962 et 2012, si bien qu’un Français sur six vit aujourd’hui dans ce type de territoire comme le note le Centre d’observation de la société[7].

Même si la croissance démographique se poursuit actuellement au sein du périurbain, il n’en demeure pas moins qu’elle tend à s’affaiblir depuis une décennie au profit des villes centres et des banlieues (Morel, Redor, 2006 ; Degorre, Redor, 2007). Pour autant, la périurbanisation continue immanquablement à générer une artificialisation des sols[8], laquelle n’a cessé d’augmenter : en 2003, l’espace artificialisé représentait 8,6 % du territoire métropolitain, alors qu’il n’était que de 7,4 % en 1992 (Baccaïni, Sémécurbe, 2009). Quant à la Fédération nationale des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), elle observe également une progression constante de l’artificialisation des sols en France, laquelle est passée de 54 000 ha par an dans les années 1980 à plus de 70 000 ha par an à la fin de la décennie 2010 (FNSAFER, 2011). Ces dernières années en France, les régions d’Auvergne, Bourgogne, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Champagne-Ardenne et Lorraine sont les plus touchées par le processus d’artificialisation. Par exemple, en Lorraine, le front de la périurbanisation continue à progresser pour se situer aujourd’hui à plus de 30 km de la ville de Nancy et gagner, ici au sud des territoires proches des Vosges, là au nord des villages à la lisière du département de la Moselle.

Parce que la ville a dépassé ses anciennes frontières administratives et s’est éparpillée sous la pression de l’urbanisation, elle s’organiserait et se structurerait désormais, dans une large mesure, à partir de ses territoires périurbains. C’est dire si l’opposition centre/périphérie ne semble plus autant dotée, que du temps où écrivait Lefebvre, d’une grande pertinence heuristique ; c’est dire si, du même coup, elle ne permettrait pas de voir et de saisir les inégalités sociales dans un univers urbain qui se révèle moins marqué par un étalement morphologique caractéristique de la banlieue traditionnelle que par un étalement fonctionnel typique des territoires périurbains.

À cet égard, l’hypothèse de Lefebvre sur la persistance d’une centralité incarnée essentiellement par le centre de la ville historique ne s’est pas réalisée, et ce, quand bien même les inégalités entre le centre et la périphérie n’ont pas totalement disparu (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1989 ; 2007 ; Lapeyronnie, 2008), quand bien même les centres des villes traditionnelles conservent une légitimité symbolique, quand bien même les processus de gentrification témoignent d’un attrait pour les centres-villes (Bidou-Zachariasen, 2003), et quand bien même, sur un plan strictement économique, les individus continuent, dans une certaine mesure, à se déployer pour leur travail entre centre et périphérie (Baccaïni, Sémécurbe, Thomas, 2007 ; Berger 2004 ; Le Breton, 2008).

3. Regard sur la multiplication des centralités au sein du périurbain de Nancy

Au regard des processus de diffusion de la ville et du mouvement de progression du front urbain s’émancipant toujours plus des limites historiques de la ville traditionnelle (Bassand, 2007), les espaces périurbains ne sont plus aujourd’hui uniquement des espaces périphériques résiduels, ce sont aussi des espaces insérés dans le tissu dense de l’urbanisation, ce qui en fait des territoires urbains à part entière réinterrogeant du même coup la centralité de la ville centre. De ce point de vue, il semble bien que ce soit l’émergence de centralités périphériques attractives, dotées de sens et représentant des polarités concurrentielles pour les centres-villes, qui redessine en profondeur les territoires et restructure la vie urbaine depuis une trentaine d’années. D’où l’idée défendue ici qu’aujourd’hui, dans la ville diffuse, les habitants des territoires périurbains organisent leur quotidien, non pas à partir de la centralité — par définition matérialisée par la ville historique — telle que la définissait Lefebvre, mais à partir des centralités concrètes qui émergent un peu partout dans la société urbaine éparpillée.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’hypothèse que nous avançons selon laquelle les centralités concrètes sont déterminantes dans les modes de vie et les choix résidentiels des individus n’a pas été souvent retenue en tant que telle et de façon explicite — même si cela est mentionné ici et là par des géographes notamment (Dumont, Hellier, 2010 ; Dodier, 2012) — dans les multiples et récentes recherches portant sur les espaces périurbains français. Pour ne prendre que l’exemple des habitants des lotissements pavillonnaires et de leurs motivations à s’installer dans le périurbain, les chercheurs en sciences sociales ont plutôt mis en évidence de nombreuses autres dimensions, qui l’accession à la propriété d’un pavillon individuel et partant, la constitution d’un héritage familial (Cartier et al., 2008), qui la proximité avec la nature (Maumi, 2008), qui l’accès à un univers sécurisant (Rifkin, 2000 ; Charmes, 2005 ; 2011), qui la volonté de se maintenir à bonne distance des plus démunis (Donzelot, 2004), qui le prix attractif du foncier (Jaillet, 2004), qui la recherche de tranquillité ou encore d’une solidarité villageoise (Rougé, 2010).

C’est à partir de l’exemple de l’aire urbaine de Nancy et de ses territoires périurbains que nous souhaitons montrer à quel point la centralité de la ville historique a cessé d’être une centralité exclusive pour les habitants des couronnes périurbaines, et pas seulement pour ceux des zones pavillonnaires. Même si la ville centre conserve encore des atouts résultant d’une volonté politique de mettre en lumière, dans tous les sens du terme, le patrimoine historique, qu’il soit médiéval, du xviiie ou du début du xxe siècle[9], il reste que la centralité de Nancy, incarnée entre autres par les rues Saint-Jean, Stanislas et des Dominicains, et par les places Stanislas, de la Carrière, Saint-Epvre et Carnot, est devenue une centralité parmi bien d’autres. En effet, la muséification de la ville centre est contemporaine du développement des zones polyfonctionnelles (commerce, travail, loisirs notamment) d’Houdemont au sud, de Frouard-Pompey au nord, d’Essey à l’est et de Laxou à l’ouest[10]. Celles-ci représentent depuis une trentaine d’années autant de centralités à la fois complémentaires et concurrentielles par rapport au centre-ville de la Cité des Ducs de Lorraine.

La recherche que nous avons réalisée en 2011 sur un échantillon représentatif de communes du nord-est de l’agglomération nancéienne montre clairement que la vie quotidienne des habitants, en l’occurrence leurs pratiques de consommation, leurs activités de loisirs et leurs mobilités professionnelles, s’organise en grande partie autour des polarités économico-commerciales de Frouard-Pompey et d’Essey, et non à partir de la centralité historique de Nancy. En effet, en nous appuyant sur les statistiques de l’INSEE et sur nos propres recoupements en l’espèce, nous notons que 80 % des 6 000 ménages résidant dans l’une des 45 communes périurbaines étudiées vont faire leurs achats de fin de semaine dans l’une ou l’autre de ces zones économico-commerciales. En outre, nous observons que parmi les habitants qui se rendent en famille le samedi soir au restaurant et/ou au cinéma, 78 % d’entre eux fréquentent les nombreuses franchises de restauration de cette partie du périurbain nancéien ainsi que l’imposant complexe cinématographique situé, quant à lui, dans la polarité d’Essey. Enfin, nous constatons que, si 87 % des « actifs occupés » des communes observées possèdent un emploi dans une autre commune du bassin d’emploi de Nancy, 38 % d’entre eux travaillent dans les zones économico-commerciales de Frouard-Pompey et d’Essey, que ce soit dans le domaine des services, du commerce, de la logistique ou de la petite industrie. Soulignons que parmi ces 87 % qui travaillent hors de leur commune, plus de 64 % au total n’occupent pas un emploi situé dans la ville de Nancy.

Au regard de ces quelques chiffres, nous remarquons à quel point les deux centralités de Frouard-Pompey et d’Essey revêtent, en l’occurrence, une attractivité importante tant sur les plans de la consommation, des loisirs et du travail. Pour ce qui est de la polarité en devenir de Frouard-Pompey, elle a exercé et exerce toujours une attraction significative sur les communes environnantes, dont quelques-unes se trouvent encore dans un décor rural. Aussi certaines communes limitrophes ont-elles vu leur population doubler en 20 ans et, par extension, des lotissements de pavillonnaires se développer de façon significative à leurs portes.

Les entretiens semi-directifs réalisés auprès de quinze familles corroborent les pratiques périurbaines identifiées statistiquement. Combien de fois n’avons-nous pas entendu que les seules occasions où il est question de se rendre dans le centre de Nancy correspondaient à des évènements festifs :

Le centre-ville, nous dit un père de famille, on y va rarement, nous y allons surtout pour le défilé de la Saint-Nicolas, la Grande Braderie commerciale du printemps et la fête nationale du 14 juillet ! C’est vrai que ma femme voudrait qu’on y aille plus souvent, mais on n’a pas le temps ! Elle peut de toute façon trouver tout ce qu’elle veut dans la galerie marchande de l’hypermarché d’Essey.

chef de ménage, 45 ans, kinésithérapeute, 2 enfants

Dans la même veine, d’autres familles nous expliqueront qu’elles ne se rendent qu’exceptionnellement dans les boutiques du centre de Nancy, préférant celles situées dans la zone commerciale la plus proche de leur lieu de résidence. Ainsi, une mère de famille insistera :

Pourquoi aller au centre de Nancy alors que l’on a tout à proximité ? Moi, vous savez, je prends la voiture de mon mari et je vais tous les mercredis et les samedis à l’hypermarché d’Essey, et j’en profite pour amener les enfants dans une pizzeria de la galerie marchande ou chez Mc Donald’s. C’est quand même bien plus pratique et moins fatigant ! Vous me voyez passer trois quarts d’heure dans ma voiture, dans les bouchons rien que pour aller à Nancy ?

mère de famille, 39 ans, secrétaire à mi-temps, 2 enfants

Le travail n’échappe pas à cette vie quotidienne organisée dans une large mesure au sein de cet espace périurbain du nord-est de Nancy :

C’est clair qu’on a acheté ici à Faulx parce que nous on travaille tous les deux dans ce secteur… Ma femme est chef de rayon au Leclerc, et moi je suis chef d’équipe dans une petite société spécialisée dans l’aménagement de bureaux. Pour nous, vivre ici, ça allait de soi. Du coup, c’est vrai qu’on est un peu coupé de Nancy. En fait, la semaine quand on travaille, c’est le boulot, la maison et les commissions, donc Nancy on n’y va pas… De toute façon on n’a pas le temps !

chef de ménage, 33 ans, chef d’équipe dans l’industrie, sans enfant

Parallèlement, les résultats d’une seconde étude réalisée au cours de l’année 2012 sur des territoires périurbains situés cette fois au sud-ouest de Nancy sont, là encore, tout à fait explicites quant à l’importance des centralités périphériques dans les modes de vie, plus particulièrement celle d’Houdemont articulée autour de plusieurs complexes commerciaux et de loisirs, ainsi que d’une zone industrielle (cf. encadré infra). Sur 1 292 ménages[11], il ressort que 75 % d’entre eux se rendent en moyenne, tout au plus, trois fois par mois au centre de Nancy alors qu’ils fréquentent à 75 % au moins trois fois par mois la centralité périurbaine d’Houdemont. Ces ménages périurbains qui relativisent et désacralisent la centralité historique de Nancy déclarent en outre, pour la moitié d’entre eux, prendre du plaisir à se rendre dans la vaste zone commerciale et de loisirs pour, non seulement y « faire ses courses », mais également « pour s’y promener en famille », « pour aller voir le dernier James Bond » dans le tout récent complexe cinématographique, et « y faire du lèche-vitrines avec ses copines » comme le diront ces deux adolescentes d’une famille interrogée. Suivons également les propos significatifs de cette jeune mère de famille :

Moi, je voulais habiter au centre-ville de Nancy, mais au final avec mon mari on a décidé de venir s’installer dans ce village un peu éloigné de Nancy, ce qui m’allait car on n’est pas non plus complètement isolé, on a quand même plein de commerces et de loisirs pas loin. Résultat, on ne va quasiment plus à Nancy, on prend la voiture pour se rendre à Houdemont ou pour aller au cinéma juste à côté. Et il faut avouer que ça se fait comme ça, on a pris l’habitude, et maintenant on va à Nancy trois-quatre fois dans l’année, juste pour se faire un petit restaurant ou se promener avec notre enfant au parc de la Pépinière. Mon mari, lui, il est content, car dès qu’il peut aller à Leroy-Merlin chercher de quoi avancer dans ses travaux, tout va bien.

mère de famille, 32 ans, cadre administratif, 1 enfant

En outre, cette seconde étude montre que la proximité avec son lieu de travail est un facteur central pour les habitants de notre échantillon. Ainsi, 75 % des ménages résidant à moins de 20 km de Nancy ont choisi leur domicile en fonction de leur lieu de travail. Cela étant précisé, ce pourcentage tombe à 55 % pour les ménages vivant à plus de 20 km de Nancy. Mais au-delà de cet effet de distance, l’important est ici de noter que si 82 % des « actifs occupés » de notre échantillon travaillent sur l’ensemble de l’aire urbaine de Nancy, 26 % d’entre eux se rendent à Nancy pour travailler essentiellement dans le tertiaire et le quaternaire, près de 58 % vont travailler dans la périphérie sud-ouest de Nancy, et 16 % se déplacent pour travailler dans le reste du périurbain nancéien. Plus précisément, nous observons que plus de 31 % de l’ensemble de ces actifs occupent un emploi dans la vaste zone économique, commerciale et industrielle d’Houdemont : cela va de la vente à la restauration en passant par les services et la petite industrie.

Un autre élément révélateur de l’importance des centralités périurbaines réside dans les déplacements qu’effectuent au quotidien les habitants avec leur automobile. En effet, la grande majorité (71 %) des déplacements se fait entre son domicile et les grandes polarités périurbaines de Nancy, que ce soit pour le travail, les loisirs ou encore les achats. Là encore, il est intéressant de regarder de près la place de la centralité polyfonctionnelle d’Houdemont dans la mesure où nous observons qu’elle draine à elle seule 41 % des déplacements en automobile des 1 292 ménages de notre échantillon. D’autres nodosités périurbaines attirent également les habitants du Sud-Ouest nancéien ; nous pensons plus particulièrement aux zones commerciales et industrielles de la périphérie des villes de Toul et de Neuves-Maisons[12].

Assez caractéristique des familles rencontrées durant cette recherche, le couple Jules[13], deux quinquagénaires sans enfant installés dans un village au décor rural situé à 18 km de Nancy et à un peu plus de 7 km de la zone économico-commerciale d’Houdemont, mène une vie organisée essentiellement autour de cette polarité périurbaine. En effet, les deux conjoints y exercent leur activité professionnelle : Monsieur Jules est soudeur dans une petite entreprise industrielle de fabrication de châssis de véhicule, quant à Madame, elle est hôtesse d’accueil dans une grande surface commerciale à vocation sportive. Au regard de son lieu de travail, il n’est pas étonnant de constater que lorsque l’on pose la question à Madame Jules sur le fait qu’elle aurait pu résider à Nancy, celle-ci répond sans détour :

Ah non ! je ne pourrais pas… Nancy ! C’est bruyant, c’est infernal, c’est pollué, c’est trop de monde, mais c’est ça qui est fou, c’est beau, mais c’est trop stressant parce qu’il y a trop de monde… On y va de temps en temps, le dimanche pour se balader, mais jamais pour faire nos courses, y’a trop de monde et en plus on ne peut pas se garer et les parkings sont chers…

Pour leurs diverses commissions, les deux quinquagénaires fréquentent toujours le même supermarché de la zone d’Houdemont :

En fait c’est sympathique et c’est pratique quand on habite plutôt à la campagne où il n’y a pas de magasin. Moi souvent je vais y faire mes courses, j’en ai pas pour longtemps, c’est à sept kilomètres de chez nous. On rencontre parfois des gens du village qu’on connaît, on rencontre les gens du village d’à côté, mais que je connais, parce qu’il y a des gens qui travaillent avec moi […]. Donc c’est un moment sympa les courses. C’est pas comme à Nancy où on connaissait personne quand on y vivait !

Le couple se rend également dans la galerie commerciale de l’hypermarché de la zone polyfonctionnelle d’Houdemont pour aller chez le coiffeur ou encore à la banque. Il profite également de la présence d’un centre de réparation de véhicules installé sur cette zone pour assurer l’entretien régulier de leur automobile.

4. Une remise en cause du monopole de l’urbanité légitime

L’urbanisation se traduisant par des processus d’étalement de la ville conduit à mettre en perspective toute analyse urbaine s’appuyant exclusivement sur l’opposition binaire centre/périphérie chère à Henri Lefebvre. En effet, une telle vision est bien trop simplificatrice et ne correspond pas au dualisme riches/pauvres. Le périurbain de Nancy, pour reprendre notre terrain d’étude, n’accueille pas seulement les franges de population les plus modestes, mais est émaillé çà et là de niches urbaines aisées, comme Dommartemont ou encore Eulmont, deux communes situées entre les zones de Frouard-Pompey et d’Essey. Les ménages huppés qui font le choix de vivre à distance de la centralité de Nancy s’installent précisément dans la périphérie parce que celle-ci propose des éléments de la centralité traditionnelle (travail, commerces, loisirs…).

Nos observations réalisées, pendant plus de deux années, au sein des territoires périurbains de Nancy corroborent les travaux de certains chercheurs (Rougé, 2010 ; Lévy, 2012 ; Dodier, 2012), de sorte que l’on peut certainement généraliser le constat selon lequel nous assistons en France, et d’une façon plus générale dans de nombreuses villes européennes, à une remise en cause du monopole de l’urbanité légitime incarnée historiquement par la ville centre. Preuve en est que l’existence de tout un ensemble de centralités concrètes au sein des territoires périphériques au sens spatial du terme rappelle que les habitants du périurbain mènent, à l’instar des résidents de la ville centre, leur vie quotidienne en se référant, d’une façon ou d’une autre, à des noeuds de vie sociale, économique et culturelle. C’est dire si sur le plan social s’est constituée une centralité périurbaine qui s’autonomise et se singularise par rapport à la centralité classique de la ville centre. À cet égard, la centralité périurbaine peut être définie de façon formelle, non pas seulement en fonction d’échelles de mesure et de valeur comme cela est souvent proposé (Monnet, 2000)[14], mais selon sept types de densité socio-spatiale : 1/ la densité de l’emploi (zones artisanales, pépinières d’entreprises, pôles industriels, centres d’affaires…), 2/ la densité des services publics (transports urbains, écoles, crèches, mairie, agences postales, commissariats de police…), 3/ la densité économico-commerciale (restaurants, boutiques, agences bancaires, hypermarchés…), 4/ la densité sanitaire (hôpitaux, pharmacies, cabinets médicaux et de soins infirmiers…), 5/ la densité des loisirs (parcs d’attractions, clubs d’équitation, salles de fitness…), 6/ la densité culturelle (cinémas, théâtres, musées, bibliothèques…), et 7/ la densité des équipements urbains (places, jardins, parcs…). Ces densités, qui s’affranchissent d’une approche exclusivement spatialiste pour mieux apprécier l’épaisseur sociale de l’urbanisation contemporaine, correspondent à autant de dimensions constitutives des centralités concrètes. Par conséquent, la centralité, qui peut sembler de prime abord antagonique avec la périphérie, peut être dans une large mesure considérée comme l’un des supports essentiels à partir duquel se définissent et s’organisent les manières de vivre des individus souhaitant s’installer dans le périurbain. Par extension, il est important de comprendre que la centralité sert d’horizon de sens donnant une assise et une justification à sa façon de vivre et, par extension, à son choix résidentiel ; et ce, qu’il s’agisse des catégories sociales supérieures, moyennes ou défavorisées.

Ainsi, contrairement à ce que laisse entendre la sociologie de Lefebvre, la mobilisation du concept de centralité ne doit-elle pas être comprise ici comme un plaidoyer politique en faveur d’une forme urbaine ou d’une autre. C’est moins la charge politique du concept qui nous intéresse que sa portée analytique, entendons sa capacité à nous aider à comprendre les dynamiques socio-urbaines de la ville d’aujourd’hui.