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Le bourgeois ressuscité(Frankfurter Zeitung, 19 octobre 1926)The Ressuscitated Bourgeois[Notice]

  • Joseph Roth

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  • Joseph Roth

  • Traduction :
    Barbara Thériault

Des cendres du capitalisme surgit le nouveau bourgeois (novij burzhua), l’homme de la Nep, le nouveau commerçant et le nouvel industriel. Primitif comme aux origines du capitalisme, sans bourse ni cote officielle, muni seulement d’une plume et de lettres de change. Du néant absolu apparaissent des marchandises. De la faim, il fait du pain. De toutes les fenêtres, il fait des vitrines. Allait-il encore à l’instant pieds nus, le voilà qui se déplace déjà en automobile. Il gagne de l’argent et paie des impôts. Il loue quatre, six ou huit pièces et paie des impôts. Il voyage en wagon-lit, vole dans un aéroplane de luxe et paie des impôts. Il semble être à la hauteur de la révolution — elle l’a elle-même enfanté. Le prolétariat se tient devant ses vitrines et ne peut acheter ses marchandises — comme s’il s’agissait d’un État capitaliste. Le nouveau bourgeois rase les murs de nombreuses prisons — il a déjà fait du temps dans plusieurs d’entre elles. La perte des « droits civiques » peut lui être égale, il n’en possède aucun. Il ne veut ni commander ni diriger, il veut seulement acquérir. Et il acquiert. Cette nouvelle bourgeoisie russe ne forme pas encore de classe. Elle n’a ni la tradition ni la stabilité ou la solidarité d’une classe sociale. Elle constitue une mince et légère couche formée d’éléments forts malléables et forts différents. Parmi la douzaine de nouveaux bourgeois de ma connaissance, l’un d’eux était autrefois officier, un autre est un noble géorgien, une sorte de « chef de tribu », le troisième était apprenti boulanger, le quatrième fonctionnaire, le cinquième étudiant en théologie. Tous portent les habits du sort qui prolétarisent leur apparence. Ils ont tous l’air de s’être habillés en fuyant une catastrophe. Ils portent tous le chemisier russe, qui peut autant être costume national que manifestation révolutionnaire. Ce costume du nouveau bourgeois n’est pas seulement une conséquence immédiate de son désir de passer inaperçu ; il est aussi l’expression caractéristique de sa façon d’être particulière. En effet, ce n’est pas le bourgeois tel que nous le connaissons, tel que quotidiennement créé, en France, par Dieu et les circonstances de façon exemplaire, et formé pour l’usage littéraire. Le nouveau bourgeois russe n’a pas d’instinct de famille, pas de relation intime à sa maison, à sa lignée et à ses enfants, pas de « principes » qu’il pourrait leur léguer et pas de biens matériels qu’il devrait leur léguer. Dans son confortable logis, ni lui ni sa famille ne sont chez eux ; ils sont comme des invités qui se seraient incrustés. Un fils est communiste, un komsomol ; il observe sa famille d’un oeil hostile ; demain, il partira ; aujourd’hui déjà, il vit du travail idéologique de ses mains. Sans un kopeck de dote, sans être accompagnée par son père à la mairie, la fille épouse en trois minutes un soldat de l’Armée rouge. Le fils de mentalité bourgeoise ne trouve pas de place dans l’université bondée et se prépare pour un départ illégal, et donc dangereux, à l’étranger. L’argent que l’on gagne n’est pas « investi », mais dépensé, consumé, enterré ou prêté à fort taux d’intérêt à de bonnes et discrètes connaissances. La famille — à la fois cellule et rempart de la vie bourgeoise — n’est plus. En revanche, le nouveau bourgeois ne connaît pas cette atmosphère tiède de la bourgeoisie, celle qui protège, mais aussi affaiblit ; il ne connaît pas l’attention qui éveille l’amour, mais qui étouffe aussi ; il ne connaît pas la volonté de sacrifice qui peut être héroïque, mais aussi …

Parties annexes