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Inlassablement, l’histoire des univers carcéraux nous renvoie à celle des sous-cultures au sein de ces lieux clos (Clemmer, 1940 ; Sykes, 1958 ; Irwin et Cressey, 1962 ; Goffman, 1968 ; Thomas, 1973 ; Cohen et Taylor, 1972 ; Akers, Hayner et Gruninger, 1977 ; Finkelstein, 1993), aux formes d’exercice du pouvoir politique et de gestion des illégalismes (Foucault, 1975 ; Artières, Lascoumes et Akrich, 2004 ; Wacquant, 2004 ; Mary, Bartholeyns et Béghin, 2006) et aux mécanismes du maintien de l’ordre en prison (Stastny et Tyrnauer, 1982 ; Useem et Kimball, 1989 ; Lemire, 1990 ; Chauvenet, Orlic et Benguigui, 1994 ; Sparks, Bottoms et Hay, 1996 ; Liebling, 1997 ; Wortley, 2002 ; Vacheret, 2006). Au-delà, elle nous ramène à toute une histoire du corps et des corps visant à les fixer, les rythmer, les contraindre et les inscrire dans l’ordre des régulations publiques. Les pratiques carcérales nous livrent quelque chose sur leur époque et notamment sur les réponses en matière d’intervention sur les personnes, sur les modalités de production du sujet (Rostaing, 1996). Partant de l’observation de deux expériences menées en milieu carcéral, nous tenterons d’illustrer combien la mise en pratique du concept de justice réparatrice s’inscrit dans un profond processus de réflexion et de mise au travail des individus sur eux-mêmes. Même en prison, le travail sur Soi (Vrancken et Macquet, 2006) n’est pas « impossible à observer » (Moulaert, 2010 : 131), à moins de chercher à rendre compte de ce qu’il n’est pas ou de ce qu’il n’est plus exclusivement : un travail entrepris par les personnes sur elles-mêmes, dans le confinement de quelque sombre cachot, de quelque cellule isolée ou, au contraire, surpeuplée pour tenter de faire amende honorable aux yeux de la société et des professionnels de la détention. Nous rejoindrons ainsi une perspective sociologique plus générale, en illustrant combien ce travail tend à se déployer dans le monde, à se mêler aux autres, aux dispositifs, et ce, même en prison. C’est de ce travail expérimenté autour d’une nouvelle intention publique en milieu carcéral — la justice réparatrice — dont nous souhaiterions rendre compte, tout en en soulignant les apports mais également les limites.

Le concept de justice réparatrice[1] est considéré comme une troisième voie alternative aux modèles de justice rétributive et réhabilitative. Alors que le premier modèle se centre sur l’infraction et la punition, le second définit le délinquant comme un individu carencé, à éduquer et à soigner. Animés par une ambition réformatrice, les promoteurs de la justice réparatrice prônent de nouvelles modalités de réaction sociale aux conflits basées sur un processus négocié entre les parties. Une définition fréquemment offerte à ce modèle est empruntée à Tony Marshall (1996 : 37) : « a process whereby the parties with a stake in a particular offence come together to resolve collectively how to deal with the aftermath of the offence and its implications for the future ». Ce modèle s’inscrit dans un courant de pensée global qui, depuis plus de 25 ans, a été tour à tour encouragé par le Conseil de l’Europe, les Nations Unies et le Conseil de l’Union européenne, et porté dans divers champs sociaux tels que l’école (McNeely et al., 2002), la jeunesse (Latimer, 2001), les communautés indigènes (Zellerer, 1999), la prison (Miers, 2004), etc. Ainsi que nous l’avons montré ailleurs (Dubois, 2008) et bien que la prison soit rarement à l’une des priorités du gouvernement, la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000, instaurant la justice réparatrice en milieu carcéral, a amorcé un mouvement de recomposition des politiques pénitentiaires en Belgique. L’adoption d’un double cadre légal, relatif au statut juridique interne[2] et externe[3] des personnes détenues, s’inscrit dans ce mouvement de mise en forme des politiques pénitentiaires. Trois caractéristiques de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000 méritent d’être explicitées. Premièrement, elle introduit l’idée de justice réparatrice en milieu carcéral. Malgré sa dimension polysémique, cette idée « se base sur les attentes et les besoins des parties concernées et vise en priorité une réparation des dommages de la relation perturbée entre l’auteur, la victime et la société » (Demet, 2000 ; Verwilghen, 2000 : 4). En quelque sorte, comme nous allons le voir, elle incite à la mise sur pied d’une action qualifiée de « réparatrice » par la prise en compte d’acteurs qui traditionnellement n’intervenaient pas dans le champ carcéral. La deuxième caractéristique de la circulaire réside dans le fait qu’elle ne répond à aucune demande précise en provenance du terrain. L’étude de sa genèse (Dubois, 2008) révèle le rôle déterminant joué par les criminologues, tant sur le plan international — Howard Zehr (1990) figure parmi les pères fondateurs du concept de restorative justice — que sur le plan national — les équipes de criminologie de la Katholieke Universiteit Leuven et de l’Université de Liège ont notamment réalisé une recherche-action entre 1998 et 2000 dont le rapport final a servi de base à la circulaire ministérielle. Enfin, le texte de la circulaire ne livre rien sur ses modalités d’application, laissant aux acteurs de terrain une grande latitude en la matière. Mentionnant essentiellement une orientation de sens — « changer la culture de la détention » — en des termes vagues et très généraux, la circulaire s’inscrit dans une perspective de new governance. Sa mise en oeuvre constitue un défi de taille, confié à de nouveaux acteurs professionnels, appelés consultants en justice réparatrice (CJR). Interprètes novices d’une nouvelle politique, en raison de leur jeune âge et de leur faible expérience professionnelle, ils sont appelés à traduire la circulaire en pratiques concrètes.

Parachutés dans des organisations carcérales qui ne les attendaient pas — et ne leur accordaient qu’un crédit et une légitimité très limités —, les CJR sont parvenus, au fil du temps, à construire leur place en nouant de nombreux partenariats avec toutes sortes d’interlocuteurs, tant internes (les professionnels de la détention, les détenus, les staffs de direction) qu’externes (associations, formateurs, animateurs, médiateurs). À travers ces relations de travail, ils ont essayé de conférer au concept criminologique, théorique et abstrait de justice réparatrice une dimension concrète et pratique. En établissant des liens et des jonctions inédites entre détenus, professionnels de la détention et opérateurs externes n’intervenant traditionnellement pas ou peu en prison, ils ont façonné l’effectivité d’une politique qui s’était jusque-là limitée à un simple énoncé public.

Alors que la majorité des travaux en matière de justice réparatrice se caractérisent par leur dimension normative (Zehr, 1990 ; McNeely et al., 2002 ; Jaccourd, 2003 ; Aertsen et al., 2006), le présent article propose d’analyser la mise en oeuvre d’une politique réparatrice en milieu carcéral. Cette étude repose ainsi sur une démarche descriptive de situations et de pratiques concrètes et emprunte un angle d’analyse attentif au travail sur Soi (Vrancken et Macquet, 2006), c’est-à-dire aux modalités d’intervention sur les personnes détenues. Pour rendre compte du travail et des processus à travers lesquels la traduction de la circulaire ministérielle se laisse observer, nous nous appuierons sur une enquête de type qualitatif, réalisée entre 2005 et 2008 au sein de quatre prisons belges[4]. Dans chacune, nous avons alterné des périodes d’observation et des entretiens semi-directifs. L’observation in situ, caractérisée par des prises de notes extensives, a notamment concerné deux activités orientées vers la justice réparatrice dont nous livrerons un compte-rendu descriptif et analytique plus loin. Pas moins de 117 entretiens ont également été réalisés avec des CJR (six néerlandophones et douze francophones), des agents pénitentiaires, des directeurs, des membres du service psychosocial (psychologues et assistants sociaux), des détenus et des intervenants extérieurs (membres d’associations diverses que nous décrirons plus loin).

1. Étendre le réseau, visibiliser le travail

Si l’on se penche sur le travail réalisé par les CJR entre 2000 et 2008, celui-ci révèle une vaste palette d’« activités[5] » très hétérogènes, largement appuyées sur les contacts et les réseaux d’opérateurs externes mobilisés progressivement. Mais au-delà de leur diversité et de leur aspect « occupationnel » apparent, que peuvent bien avoir en commun ces différentes « activités » ? Dans l’optique des CJR, elles partagent quelques caractéristiques. Ainsi sont-elles organisées pour un public identifiable, souvent composé de détenus et, parfois, de surveillants, de victimes et/ou de citoyens. En outre, elles se déroulent en un lieu et en un moment précis. Toutefois, après avoir énuméré la liste plus ou moins longue des « activités » orientées vers la justice réparatrice, les CJR s’empressent souvent de préciser qu’elles ne représentent qu’une part marginale de leur travail. Et ils évoquent alors, de manière rapide, quelques « actions » plus diffuses et « invisibles », telles que le travail d’information (lors de soirées d’information sur les activités organisées, diffusion d’affiches sur le concept de justice réparatrice, brochures présentant la médiation auteur-victime ou les procédures d’indemnisation des parties civiles), de sensibilisation (discussions informelles, rencontres de détenus et des divers professionnels de l’établissement) et de formation du personnel (les CJR donnent généralement des cours de droit pénal et de justice réparatrice aux agents en formation de base ou en formation continue). En plus de ce travail de formation-information-sensibilisation, il faut également tenir compte des réunions, souvent nombreuses, auxquelles ils participent : réunion quotidienne du staff de direction, réunion pour les détenus sortants, comités de pilotage d’actions visant à prévenir les maladies sexuellement transmissibles ou le plan prévention de l’abus de drogues, etc. Toutes ces « actions » jouent un rôle indispensable, même si elles se situent à un « niveau souterrain ». Elles recouvrent une large part de leur « travail quotidien qui n’a pas de nom et qui est très compliqué à décrire » et à inscrire dans les rapports d’activités que les CJR remettent annuellement à leur hiérarchie. Raison principale pour laquelle ils qualifient ces actions de « travail invisible » ou « souterrain ».

Tout ce travail en apparence insignifiant, invisible, traduit au contraire un exercice intense de mise en pratique et en sens d’une mission floue que leur assigne la circulaire. Avec ces différentes activités proposées, les mots, les paroles, les gestes, les souvenirs, les personnes, les intentions s’entremêlent aux principes de droit pour relier les uns aux autres, là où l’univers carcéral, tel que conçu notamment par Ducpétiaux en 1830, proposait l’enclavement et l’isolement pour favoriser le repentir et la « rédemption » du coupable (Dupont-Bouchat, 1988). Si la situation actuelle de nos prisons repose toujours sur l’isolement, celui-ci a pris de nouvelles formes. Loin de l’isolement cellulaire conçu sur le modèle religieux de la cellule monacale, il prend place dans des conditions de détentions marquées par la surpopulation, la pénurie de travail, la fragilité — pour ne pas dire la rupture — des liens familiaux, la peur et la violence (Chauvenet, Rostaing et Orlic, 2008). Malgré tout, un travail difficilement préhensible s’expérimente désormais à partir de la prison pour tenter de relier les détenus au monde et aux normes.

Afin d’illustrer ces tentatives de mise en pratique du concept de justice réparatrice, nous restituerons deux comptes-rendus d’activités, telles que nous les avons observées entre 2005 et 2008 au sein de deux ateliers. Chaque cas implique, plus ou moins directement, un CJR et un de ses partenaires (en l’occurrence, les associations Arpège-Préludes et Arnica). Ensemble, ils tentent de rendre visible le concept de justice réparatrice, de lui donner une forme concrète afin que les détenus puissent s’en saisir et éventuellement la communiquer. Le premier compte-rendu concerne une formation de sensibilisation aux actes commis et le second, un atelier de peinture sociale[6]. Tous deux se sont déroulés dans des quartiers réservés à des détenus condamnés à de longues peines.

2. Sensibiliser aux actes commis

Les formations de sensibilisation aux victimes et aux actes commis sont désormais devenues une activité classique et répandue dans le champ de la justice réparatrice en milieu carcéral. Deux associations proposent ce type de formation au sein des prisons belges : l’association Slachtoffer in Beeld (c’est-à-dire la victime en image) en Flandre et l’association Arpège-Prélude en Wallonie. Nous allons rendre compte d’une telle formation à laquelle nous avons assisté, en tant qu’observateur, en décembre 2007.

Celle-ci était animée par deux formateurs : l’un, âgé d’une trentaine d’années, criminologue de formation ; l’autre, une dame âgée de quarante-cinq ans, psychologue. La formation se déroulait sur cinq journées, à raison d’une session de cinq heures par semaine. Elle s’adressait à un groupe de six ou sept détenus volontaires. Ce module était destiné à des auteurs d’infractions pour lesquelles une victime était identifiable, à l’exception des délinquants sexuels.

Avant de commencer le module, les formateurs organisent une séance d’information à l’intention du personnel de surveillance de l’établissement. Cette séance vise d’une part à permettre aux formateurs de se présenter eux-mêmes et, d’autre part, à signaler aux agents que leur collaboration est nécessaire au bon déroulement des formations. Par là, les formateurs tentent d’« intéresser » les surveillants, évoquant notamment les apports de la formation pour les détenus mais aussi pour le climat en détention.

C’est clair que si on permet aux détenus de parler de leurs problèmes personnels, il risque d’y avoir moins de pression en détention. C’est bon pour les agents aussi !

Une formatrice d’Arpège, le 10 novembre 2007

Amener les détenus à éprouver de l’empathie pour leur victime constitue un véritable défi. Pour y parvenir, les formateurs tentent d’engager un processus au cours duquel ils s’appuient non seulement sur des compétences relationnelles issues de leur formation et de leur expérience mais aussi sur des techniques acquises. C’est ce processus de construction d’empathie que nous allons tenter de décrire à travers le récit de ce module de sensibilisation.

Pour la formatrice, la première journée « sert d’abord à faire connaissance et à instaurer un climat de confiance dans le groupe ». Les participants prennent place autour d’une table et se présentent mutuellement deux, par deux, à l’aide d’une image.

Sebastien : David, il a 36 ans. Il est ici depuis 4 ans. Il a une petite fille de 5 ans. Il est sportif. Il fait du foot. Il adore les voitures, c’est un passionné. Il a choisi cette photo [une plage de sable fin avec un palmier] parce qu’il rêve de soleil, de vacances avec sa fille.

A la fin du tour de table des présentations, les animateurs demandent aux participants de décrire, chacun à leur tour, l’acte pour lequel ils sont incarcérés. Ainsi, Sébastien rapporte qu’il a volé une grue sur un chantier. David a été condamné pour vols de voitures. Rachid a commis des vols avec violence dans des grandes surfaces. Hassan a assassiné sa compagne. Grégory a donné la mort à un jeune homme au cours d’une bagarre et Luc était impliqué dans une escroquerie financière. Quand chacun s’est exprimé, l’un des deux formateurs prend la parole :

Formateur : Chacun de vous est ici pour parler de lui, de ses délits. Chacun a ses propres raisons. Mais dans les entretiens qu’on a eus avec vous, on entend souvent les mêmes raisons : vous voulez prendre conscience de vos actes, du vécu des victimes, échanger sur vos expériences, rencontrer d’autres personnes, chercher à savoir comment réparer, apprendre à vivre avec votre culpabilité, comprendre comment vous en êtes arrivés là. On va essayer de faire tout ça, tous ensemble.

La seconde journée est consacrée à ce que les formateurs qualifient d’« exercice d’humeur ». Ils tentent d’amener les détenus à parler de leur peine, de leur perception de la détention. Certains se sentent humiliés, « traités comme des dossiers et non comme des êtres humains », la prison les isole, c’est une sorte de « désert psychologique ». Pour David, le plus dur est d’être dépossédé de son rôle de père, de ne plus voir sa fille. Il se demande parfois qui il est. Il résiste difficilement à l’oubli que lui offrent les médicaments et la drogue. Rachid, lui, est d’accord avec la sanction mais pas avec les conditions de détention : « C’est le règne de l’arbitraire ici, on ne sait jamais à quoi s’attendre. C’est injuste d’être traité ainsi par des gens à qui on n’a rien fait. » Pour survivre, Sébastien déclare qu’il vit en pensant tous les jours à sa famille et en imaginant « la vie après, mais c’est dans si longtemps ». David s’impose une hygiène de vie rigoureuse : il cuisine dans sa cellule, mange de manière équilibrée, fait du sport, lit beaucoup et s’occupe de la bibliothèque. Grégory aimerait pouvoir s’occuper, il cherche du travail « n’importe où dans la prison », mais dit « devenir fou » à force de ne pas en trouver de manière stable. Chacun se saisit de l’occasion pour parler longuement de ses frustrations, de ses souffrances. Cette journée fait office de soupape de sécurité, une manière de faire retomber la pression. Et les formateurs concluent en insistant sur l’importance de certains mécanismes permettant de tenir le coup en détention : ressources personnelles, familiales, morales, religieuses, sportives, etc. Et ils annoncent que la troisième journée ciblera les problèmes et les mécanismes de défense de personnes qui, comme eux, souffrent beaucoup : les victimes.

La troisième réunion débute par une vidéo dans laquelle un postier et une jeune femme racontent le braquage qu’ils ont vécu. Plusieurs mois après les faits, ils sont toujours traumatisés. À partir de cet objet — la vidéo — mettant en présence des auteurs et des victimes, les détenus échangent leurs impressions. Rachid se dit peiné pour le facteur mais ne comprend pas qu’il soit encore dans cet état plusieurs mois après les faits. Peut-être s’agissait-il de quelqu’un de « faible » au départ ? Les autres participants sont étonnés car le facteur semble être « un solide gaillard ». Par contre, tous se montrent compréhensifs à l’égard de la jeune femme qui se dit traumatisée et angoissée au point de ne plus être capable de travailler. Un débat s’engage alors sur les événements permettant de s’endurcir pour ne pas être fragilisé par ce genre de situation. Pour Rachid, le fait d’avoir eu une enfance difficile lui aurait permis de « mieux » réagir, s’il avait été à la place du postier. Tous ne sont pas d’accord avec lui. La discussion s’emballe. Une pause de dix minutes met fin au débat. Après la pause, une autre vidéo est projetée. Cette vidéo relate les témoignages des parents et de l’épouse d’un homme tué dans un « car jacking ». Ils parlent de leur amour et de leur attachement à cet être cher « trop vite disparu ». Quand la vidéo s’arrête, un long silence règne. Les participants n’ont rien à dire. Après quelques minutes, Grégory prend la parole pour exprimer combien il se sent touché par ces témoignages. Il reconnaît qu’il pense souvent aux membres de la famille de l’homme qu’il a tué. Il voudrait leur dire à quel point il regrette mais il sait que ses regrets sont impossibles à entendre pour la famille de sa victime. Du coup, les langues se délient et une discussion intense débute. Tout le monde parle de son expérience, donne son avis, écoute. Les formateurs clôturent la réunion après plus d’une heure, en annonçant le thème de la quatrième rencontre.

Aux yeux des formateurs, cette quatrième réunion est la plus importante. Ils commencent par rappeler le déroulement des trois premières. Ensuite, ils invitent chaque participant à raconter, en une minute, les faits délictueux qui l’ont amené en prison. Lorsque chacun s’est exprimé, un formateur annonce un exercice.

Formateur : Je vais vous demander de vous replonger au moment des faits. Comment étiez-vous habillé ? Rappelez-vous les lieux, les personnes, certaines phrases et les pensées que vous avez eues. Vous avez une grande feuille blanche et de quoi dessiner. Quand vous le sentez, vous pouvez vous dessiner le plus fidèlement possible, tel que vous étiez à ce moment-là.

Autour de la table, des regards interloqués s’échangent entre détenus. Certains tentent d’esquisser les premiers traits du dessin mais, très vite, ils s’amusent de leur propre incapacité relativement à l’exercice. Les formateurs les encouragent à essayer de dessiner « sérieusement ». Derrière leurs coups de crayon, les détenus se projettent en dessin. Une fois l’exercice réalisé, les formateurs invitent les participants à placer leur feuille sur un mur du local, en laissant entre eux un espace suffisant.

Formateur : Maintenant, sur votre dessin, vous allez représenter deux bulles. Vous en faites une à côté de votre tête et vous écrivez dedans à quoi vous pensiez juste à ce moment-là. Vous en faites une autre juste à côté du ventre et vous écrivez dedans ce que vous avez ressenti à ce moment-là.

Selon un formateur, « cette méthode permet aux détenus de se replonger progressivement dans les faits pour ensuite analyser les émotions ressenties ce jour-là. Ce sont les émotions qui nous intéressent. » Face au mur, Sébastien ne regarde que son propre dessin et ne voit plus ceux des autres participants. Il réfléchit quelques secondes puis écrit dans les deux bulles. Il donne la parole à son dessin, fait parler son expérience. Il prend ensuite la parole pour expliquer au formateur qui l’observe :

Sébastien : J’étais un peu stressé et j’avais un petit peu peur parce que, bon… cette fois-là, j’avais été à visage découvert. J’avais juste un peu changé mes vêtements, j’avais retiré mes boucles d’oreilles et je m’étais pas cagoulé parce que… Voilà… Si une personne était passée quand j’étais près de la machine, j’aurais pu passer pour un soûlard ou quelqu’un qui urinait et tout ça… Mais tout de suite, quelqu’un de cagoulé, ça fait peur quoi… Et aussi, j’avais pris le risque d’y aller sans cagoule.

L’exercice se poursuit et les formateurs demandent aux détenus de recommencer un dessin, mais un dessin de leur victime cette fois, telle qu’elle était au moment des faits. Et de remplir deux bulles également, l’une pour y écrire ce qu’elle a pensé lors de l’acte, l’autre pour écrire ce qu’elle a ressenti. Cet exercice semble être plus compliqué. Comment dessiner la victime ? Les participants hésitent et prennent beaucoup plus de temps pour finaliser leur dessin.

Sébastien : C’est difficile de deviner ce qu’il a ressenti parce que… Je peux deviner ce qu’il a pensé, mais ce qu’il ressent… J’arrive pas. C’est pas facile, hein ?
Formateur : De la haine ?
Sébastien : Je pense que c’est ça. De la haine et de la colère. En voyant qu’il n’était pas assuré, il a dû se dire : « Bordel, je suis pas assuré. » Il a dû se dire qu’il était vraiment fini, le type. Il a dû se demander pourquoi lui et pas un autre. Parce que bon, c’est ce qu’on se dit toujours. [silence] Je pense aussi qu’il a dû paniquer aussi en ne voyant plus sa grue. Oui, oui hein. Il a dû paniquer.

Pour le formateur, cet exercice est central. Il permet aux détenus de se rapprocher de leur victime, de la dessiner, puis de la faire parler. Pour y parvenir, ils doivent se mettre à la place de la victime, voire éprouver de l’empathie pour elle. Il s’agit d’une étape décisive dans le processus de sensibilisation d’Arpège :

Formateur : Pour beaucoup d’auteurs, la victime est un concept. Imaginer sa réaction la rend plus proche. En plus, les auteurs et les victimes partagent les mêmes réactions de peur ou de haine. Reconnaître sa victime, c’est reconnaître les faits et ses conséquences.

C’est en soulignant cette étape et en félicitant les participants pour leur comportement que le formateur clôture la quatrième réunion.

Lors de la dernière séance, le formateur rappelle l’étape décisive franchie la semaine précédente et la recontextualise dans un compte-rendu des quatre premières réunions. Il insiste fortement sur la démarche volontaire des participants, sur l’évolution du groupe et sur l’évolution personnelle de chacun. Pour concrétiser tout ce « cheminement », les formateurs proposent aux participants de rédiger une lettre adressée à leurs victimes. Dans ce cas, la lettre ne sera pas envoyée, faute d’un encadrement capable d’assurer un suivi avec les destinataires. Le rôle de cette lettre est de matérialiser le processus de sensibilisation, de l’objectiver — c’est-à-dire de traduire dans un objet —, de le faire exister ailleurs que dans des paroles. Au bout d’une heure, Sébastien a écrit sa lettre. Il nous explique :

Sébastien : J’ai été marqué par le mal que j’ai fait à cet homme. Au procès, j’ai été marqué par sa souffrance. Parce que j’ai vu que l’homme n’était pas spécialement en colère contre moi. Ce qu’il aurait bien voulu, c’est de trouver une solution, pour lui, pour redémarrer quoi ! Et c’est bien, parce que grâce à ça, j’ai eu une peine clémente pour mon dossier car l’homme directement, je ne sais pas s’il a compris mon acte ou quoi, mais lui, il voulait récupérer sa grue. Je ne sais pas, mais je me sens un peu redevable envers cet homme-là. C’est pour ça que je voudrais lui écrire un peu mon regret et que je suis désolé de la tournure que ça a pris.

Il propose alors de nous lire sa lettre :

Sébastien : Je vous écris cette lettre pour vous dire à quel point la mauvaise nouvelle m’a attristé sur votre fait [l’entreprise de la victime est tombée en faillite]. Je tiens à m’en excuser honnêtement. Et à ma sortie de prison, je compte vous rembourser tous vos biens du maximum que je peux. J’espère que dans un futur, votre entreprise pourra redémarrer de plus belle. Et c’est mon souhait.

Dans cette lettre, le mot « souffrance » ressort également. Comme un sentiment qui permet à Sébastien de se relier à sa victime. En transmettant ses souhaits à cette dernière, il exprime une partie de ses sentiments qui quittent le domaine de l’invisible (et indicible) pour se poser sur une feuille de papier.

La réunion se termine par une évaluation écrite des participants. Ils remplissent un questionnaire rédigé par les formateurs. Ensuite, ces derniers apportent des limonades et des biscuits. Les discussions se poursuivent alors dans un climat informel. Les formateurs sont satisfaits du bon déroulement du module et de la participation des détenus. Ils ont joué le rôle attendu. Les formateurs sont prêts à reproduire le module prochainement dans un autre établissement, et si possible ici l’année prochaine, avec — sait-on jamais — un autre groupe de détenus intéressés via le bouche-à-oreille.

3. La peinture sociale pour visibiliser les traces

Les ateliers de peinture sociale constituent, tout comme les formations de sensibilisation aux actes commis, des activités typiques dans le paysage belge de la justice réparatrice en milieu carcéral. Une seule et même personne a animé ces ateliers dans les prisons belges de 2002 à 2009 : Yves, de l’association Arnica[7]. Âgé d’une soixantaine d’années, cet artiste aux longs cheveux gris possède, outre le don de la peinture, celui de la parole. Quand il parle, ses interlocuteurs l’écoutent. Ses gestes sont fluides, son regard perçant, ses mots clairs et précis comme ceux qu’il emploie pour définir le concept de peinture sociale :

Yves : La peinture sociale, c’est un dérivé de l’art social. Les sept formes d’art sont présentes partout. La peinture se base sur les couleurs, la sculpture sur la forme. Le théâtre, c’est l’art de la parole, pour transmettre ce que l’on vit à l’autre. La danse, c’est l’art du mouvement. L’architecture, ce sont les processus dans lesquels les actes se mettent en route et le septième art, le cinéma, c’est l’art des biographies des êtres humains. L’art social, c’est se servir de toutes ces formes d’art pour se rencontrer, aller vers le centre, ce qui nous rassemble : un objectif à atteindre ensemble de manière esthétique, avec une moralité. Un objectif. Une moralité. Mais avant tout, souvenez-vous que l’art, c’est aussi le domaine de la fantaisie, de l’enfance. On ne rêve plus aujourd’hui parce qu’on est obsédé par l’action.

Par ce « média », Yves dit essayer de conscientiser les participants. Ce travail de conscientisation n’est toutefois pas individuel mais bien collectif.

Dans une peinture sociale, le participant au travail en commun (trois participants travaillent ensemble sur une même feuille) fait l’expérience de l’action de ces formes et traces, qu’il crée, sur les autres participants : il peut percevoir les réactions des autres et sentir ce que « cela leur fait ». La peinture sociale reflète la manière dont le participant agit par rapport aux autres dans la situation qu’il représente.

Leusch, 2004 : 52

Habituellement, Yves organise ses ateliers à partir d’un processus qui comporte quatre étapes. La peinture sert toujours de moyen pédagogique pour amorcer des discussions avec des trios de détenus qui, ensemble, essaient de créer une oeuvre. La première phase se base sur la découverte et l’expérience pour montrer au détenu que tout possède une face « ombre » et une face « lumière ». Le but de cette phase consiste à amener les participants à réfléchir aux côtés positifs et négatifs des choses. Dans la seconde phase, Yves tente d’interpeller les membres du trio sur le rapport qu’ils entretiennent avec le côté « ombre » et le côté « lumière » de leur vie. Il leur explique que tous se situent entre ces deux côtés, qu’ils s’y relient en racontant leur biographie. Dans une troisième phase, les participants sont censés réaliser qu’ils vont utiliser des couleurs selon leurs sensations mais aussi en fonction des couleurs et formes que les deux autres membres du trio ont déjà employées. Leur relation aux autres se trouve donc au coeur de cette phase. Enfin, la quatrième phase recouvre les explications que chaque membre du trio fournit pour rendre compte de ses choix. S’amorcent alors les récits biographiques de chacun et plus particulièrement les récits d’agressions, de crimes. Cette trame, Yves la décrit après l’avoir éprouvée pendant une vingtaine d’années avec des jeunes défavorisés, souvent placés par le juge, issus de milieux culturels très variés et, depuis dix ans, avec des détenus dans presque toutes les prisons belges.

Au début de l’atelier, cinq groupes de trois participants se forment autour d’un objet qui rassemble : une feuille blanche posée sur une table. Un processus collectif peut débuter. Yves s’approche du trio formé par Youssef, Yvan et Tom. Pour amorcer la conversation, il met en évidence l’importance des traces qu’ils vont esquisser avec leur pinceau tout en insistant sur — la norme à respecter — l’objectif esthétique à atteindre :

Yves : Dans une peinture, on n’efface pas comme ça ce qu’on a posé comme trace. Toutes les traces restent visibles et agissent sur chacun de vous. Le but de ce travail, même s’il se déroule dans des conditions difficiles, c’est de créer quelque chose de beau, d’esthétique, dans lequel l’ensemble des participants se retrouve.

Tom explique qu’il ne sait pas par quelle étape commencer, quelle couleur choisir, quelle forme esquisser. Yves saisit alors l’occasion offerte par cette hésitation pour donner le premier coup de pinceau. Il enclenche ainsi un processus pragmatique et, tout en traçant des traits sur la feuille, à l’aide de bleu, de rouge et de jaune, il explique :

Yves : La peinture sociale, c’est un moyen de porter un regard sur soi-même. Dans et de la peinture émergent des images avec lesquelles il faut, d’une façon ou d’une autre, faire quelque chose : vais-je faire redisparaître ces images dans le néant ou vais-je les accentuer afin de les rendre visibles ? Dans certains cas, c’est agréable à faire. Dans d’autres cas, il y a des images qui provoquent beaucoup de résistances et de peurs. On va essayer de comprendre ces images et de donner forme à ces images à travers la peinture. Chaque image porte une face « ombre » et une face « lumière ». Le « mal » est souvent la conséquence d’un « bien » qui n’a pas pu se concrétiser, qui n’a pas été vu, reconnu… [silence] Ceci nous amène à nos facettes personnelles. D’accord ? [silence] En travaillant sur les images, que ce soit sur le papier ou en mon for intérieur, je réalise peu à peu que je suis artiste et en même temps oeuvre d’art. Je suis l’artisan de l’oeuvre d’art : ma biographie. J’expérimente le fait que je ne puis intervenir dans la peinture : quelque chose de « raté » n’est pas jeté à la poubelle mais est travaillé, intégré, transformé. En y travaillant intensément, cela devient passionnant ! Que se passe-t-il ? Tout devient simplement autre, différent de ce que j’avais initialement pensé, prévu. Et pourtant, vous voyez bien : j’ai les choses en main. Ce sont mes mains qui créent. C’est moi qui crée. Si je veux savoir pourquoi j’ai peint comme ceci, je constate que je ne peux répondre à cette question qu’une fois que la peinture est terminée. Pendant le processus, il m’est demandé de vivre, de créer, tout en vivant avec mes questions, sans attendre une réponse dans l’immédiat.

En conseillant aux participants de faire confiance à leurs mains car « elles savent ce qu’il faut faire », en insistant sur la nature incrémentale et progressive de leur peinture, les barrières entre l’animateur et ses élèves tombent progressivement. L’écoute est réciproque, même si Yves parle bien plus que les détenus qui hésitent face à leur feuille blanche quant au choix du geste, de la couleur. Respectant leurs hésitations, Yves attend patiemment, encourageant les participants du regard et, peu à peu, l’espace blanc de la feuille se remplit, les couleurs se mélangent, chacun s’investit, cherche ses limites, les dépasse, ose.

Yves : Je suis touché par la délicatesse et le respect mutuel entre les participants. Regarde leurs sourires, leurs soupirs… Leurs mains dansent sur le papier, puis s’arrêtent pour faire place à un instant de réflexion… Et c’est parti : ils créent. Action !

Youssef hésite devant la couleur avec laquelle il va dessiner le chemin qui mène à la maison qu’il a déjà peinte. Timidement, il tend son pinceau vers la palette de couleurs dérangées. Yves l’encourage :

Yves : Oui, orange. C’est très bien ! Tu réalises ? Or-ange : or et ange. La maison est douce, chaude. Comme dans une bulle. Un écrin. En bas, au milieu, il y a le sapin de Noël. Noël, les anges. Orange, c’est le symbole du lien qui te ramène au chaud, à la maison.

Youssef n’hésite plus. Il choisit donc cette couleur orange d’un air décidé et trace le chemin. Yves le regarde, puis :

Yves : Pour entrer dans la maison, trouver la quiétude, il faut franchir un seuil : la ligne noire. Devant ce seuil, il y a nos peurs. Elles sont noires, comme le loup que tu as dessiné. Nos peurs, il faut avoir le courage de les regarder en face afin de pouvoir les métamorphoser. Quelles sont tes peurs ?
Youssef : J’avais peur du SPS[8]. J’avais peur que vous alliez montrer ces peintures et qu’ils fassent un rapport dessus… Un rapport sur ce qui ne va pas bien chez moi. J’avais peur qu’ils pensent qu’il me manque un bout, ou quelque chose comme ça. Le loup, c’est dangereux.
Yves : Oui, mais qu’est-ce que le loup peut nous apprendre ? Dans la tradition indienne, le « message » du loup est le suivant : il peut t’aider à apprendre à te connaître et à écouter ta voix intérieure, t’aider à ne pas faire de « faux pas ». Il t’aide tant que tu restes éveillé à ses leçons. Elles sont parfois dures, parfois plus douces, mais toujours pleines d’amour. Le loup t’aide à te connaître toi-même et à puiser en toi force et confiance. Intéresse-toi au loup. Étudie-le. Il t’apprendra à ajouter à ta force verbale la force du langage de ton corps, de tes gestes, de tes attitudes intérieures et extérieures.

Youssef est figé. Il écoute et semble s’imprégner des paroles d’Yves. Tom et Yvan, qui se sont arrêtés pour écouter Yves, reprennent le pinceau après quelques instants de méditation, l’un pour peindre un coucher de soleil orangé, l’autre pour allumer les fenêtres de la maison d’une touche de jaune. Youssef les imite et décore le sapin de guirlandes.

C’est ainsi qu’au bout de deux heures, dans la chapelle de la prison, les feuilles blanches ont peu à peu été recouvertes de couleurs et de formes, dans une ambiance paisible, bercée par la voix d’Yves qui, guettant les hésitations, tente de les débloquer à l’aide d’un langage bien plus imagé que ce que les peintures peuvent laisser paraître. Aujourd’hui, il a surtout été question de rêves et de peurs. Lors des autres séances, Yves guide les gestes en amenant les participants à parler de leurs délits, de leur famille, de leur victime, de leur futur.

Les images qui apparaissent sur les tableaux permettent de faire exister ce qui n’existait pas, elles accompagnent tout un long et lent travail d’expression mené auprès des détenus.

4. Une traduction… contrariée

À la lumière de ces deux comptes-rendus, il apparaît en effet que l’un des enjeux, tant pour la reconnaissance des CJR que pour la mise sur pied des dispositifs de justice réparatrice, passe bel et bien par des opérations de transformation d’intentions politiques relativement vagues et floues en contenus empiriques pouvant leur donner sens. En se référant à la méthodologie de la traduction, et plus précisément aux quatre « moments » (Callon, 1986 : 180) qui jalonnent ce processus — la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation —, il devient possible de rendre visibles ces opérations de transformation et, surtout, de rendre compte du travail sur Soi en train de se produire.

Selon Callon (1986 : 180), « la problématisation, et ceci n’est pas original, consiste en la formulation de problèmes ». Ainsi, la peinture sociale entend-elle, comme les formations de sensibilisation, contribuer à la formulation de problèmes communs qu’éprouvent certains détenus : l’ennui en cellule, le manque d’espaces de réflexion ou de créativité, les remords, les regrets, etc. À ces premières évocations vient rapidement s’ajouter l’expression d’autres problèmes devant les difficultés que les différentes activités font inévitablement surgir : le manque d’inspiration, la peur et la difficulté d’exprimer ses émotions, celle d’éprouver de l’empathie pour la victime, etc. La discussion avec les animateurs et l’interaction offerte par la peinture, le dessin de la victime apparaissent comme autant de moyens visant à faciliter cette problématisation. Peu à peu, les détenus sont redéfinis en tant que « participants » d’un exercice tantôt collectif lorsqu’ils sont assis autour d’une table, tantôt individuel quand ils se retrouvent seuls devant leur feuille blanche sur le mur. Ils sont redéfinis en « co-artistes » lorsqu’ils forment un trio autour d’une feuille blanche qu’il s’agit de transformer en oeuvre collective.

Première étape d’un processus de visibilisation et de traduction du concept de justice réparatrice en activités concrètes, la problématisation ne suffit pas à rendre compte de la réalité d’un processus (irrémédiablement virtuel au départ). En effet, « chacune des entités convoquées par la problématisation peut se soumettre et s’intégrer au plan initial ou, à l’inverse, refuser la transaction en définissant autrement son identité, ses buts, ses projets, ses orientations, ses motivations ou ses intérêts » (idem : 185). Ainsi, tous les détenus ne participent pas à une formation Arpège ou à l’atelier de peinture sociale (soit par indifférence au concept de justice réparatrice, soit en vertu d’un comportement passif dans l’attente d’une libération, soit par manque de temps, etc.). Les raisons permettant à certains acteurs (détenus, formateurs, animateurs) de s’associer entre eux pour réaliser des projets reposent sur des « dispositifs d’intéressement ». Les dimensions artistiques, émotionnelles et occupationnelles — la liste n’est pas exhaustive — peuvent ainsi se transformer en arguments susceptibles de justifier leur association au projet de justice réparatrice. L’intéressement constitue la seconde étape du processus de traduction du concept de justice réparatrice en activité « visible ». « L’intéressement, s’il réussit, confirme (plus ou moins complètement) la validité de la problématisation qui, dans le cas contraire, se trouve infirmée » (idem : 188).

Mais l’intéressement ne suffit pas, lui non plus, à rendre compte de la totalité d’un processus de traduction. « Aucun dispositif de capture, aussi contraignant soit-il, aucune argumentation, aussi convaincante soit-elle, n’est assuré du succès. En d’autres termes, le dispositif d’intéressement ne débouche pas nécessairement sur l’alliance, sur l’enrôlement. (…) L’enrôlement désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte. L’enrôlement est un intéressement défini » (idem : 189). La notion d’enrôlement permet de comprendre pourquoi des détenus se transforment en « bons élèves » ou en coproducteurs d’une oeuvre commune, oubliant les peurs, les menaces, les incidents antérieurs ou les préjugés qui, généralement, caractérisent les liens sociaux entre codétenus. Offrant un mouvement constant de va-et-vient avec le monde extérieur, les activités proposées enrôlent les détenus, tantôt peintres, spectateurs ou participants actifs à une discussion, pour les relier à leur famille, leur maison, leur victime et les inviter à relire leur expérience, voire à imaginer, à créer un projet ailleurs.

Enfin, le quatrième moment de la traduction réside dans la mobilisation des alliés. En effet, quelques victimes s’expriment au nom de milliers d’autres à travers des images vidéo ; quelques détenus font de même en tant que représentants d’une catégorie d’acteurs. Une question incontournable se pose dès lors, comme un véritable défi lancé à l’ensemble du processus : « La masse suivra-t-elle ? » Les autres détenus et les autres victimes vont-ils, eux aussi, s’engager dans la mise en oeuvre d’un processus de justice réparatrice et par là même de visibilisation d’une politique ? Les peintures qui ornent les couloirs administratifs de certains établissements contribuent à véhiculer un message de justice réparatrice au sein de l’administration pénitentiaire, tout comme les participants aux ateliers de peinture ou aux modules de formation colportent oralement leur expérience de la détention. Toutefois, l’ampleur de ce processus de traduction dépend de facteurs avant tout organisationnels et politiques, liés aux conditions d’organisation et de subvention de telles initiatives, puis de leur diffusion et de leur publicité. En regard de cette quatrième et dernière étape, le doute sur la réussite du processus est permis, tant l’opération de traduction semble ici prise à défaut, contrariée relativement à l’impossibilité de lever l’incertitude sur la capacité de mobiliser des alliés et les « masses anonymes ». Si les quatre moments du processus de traduction permettent d’illustrer combien l’idée abstraite et théorique de justice réparatrice prend forme avec des activités mais aussi avec des objets susceptibles de voyager et de transporter à leur tour cette idée, force est de constater que l’exercice a ses limites. Tous n’entreront pas en contact avec les victimes. Tous ne deviendront pas peintres, comme si la peinture en soi importait moins que l’acte de peindre. Si elle compte des porte-parole, la justice réparatrice n’en demeure pas moins extrêmement confinée à quelques expériences, sans cesse à reproduire ou à réagencer avec d’autres publics, laissant sur les tables, à chaque fin de session, quelques bouteilles de limonade vides et quelques miettes de biscuits dérisoires en guise de nouveaux défis.

Il faut dès lors nuancer l’importance des activités telles que celles dont nous avons rendu compte en insistant tant sur les « effets de réduction » que sur les « effets d’amplification » (Latour, 1993). Ainsi, il convient de souligner le faible nombre de personnes ayant in fine pris part au dispositif mais également le peu d’expériences tentées dans l’ensemble des prisons. Relativement confiné, ce processus n’est parvenu à intéresser que quelques détenus et quelques surveillants au regard de la population carcérale globale. Au bout du compte, il est apparu comme un vaste chantier inachevé et a débouché sur l’extinction de la fonction de CJR en juin 2008 par l’administration pénitentiaire. Mais les effets de réduction du dispositif nous éclairent sur ses effets amplificateurs. Ainsi, depuis le mois de juin 2008, les CJR ont été invités, par le directeur général de l’administration pénitentiaire, à changer de costume professionnel. La majorité d’entre eux exerce désormais en qualité de directeurs « juniors » au sein des prisons locales. Faut-il, au bout du compte, voir en cette requalification des CJR en responsables la réussite d’une stratégie professionnelle ayant permis la montée en puissance de ces acteurs formés aux sciences humaines et aux techniques psycho-relationnelles au sein des administrations pénitentiaires ? La justice réparatrice aurait-elle finalement pu profiter à quelques acteurs ? Sans doute. Mais il nous semble que cette stratégie s’inscrit surtout dans un contexte plus vaste qu’il s’agit à présent de souligner. Un contexte où la notion de réparation mérite d’être remise en question, puis rapportée à l’injonction de travail sur Soi dans laquelle elle s’inscrit (Vrancken et Macquet, 2006).

5. Une réparation en questions

S’agissant de justice réparatrice, on se rend rapidement compte, à la lecture des deux cas exposés, que l’on n’y répare guère quoi que ce soit au sens de « restaurer » ce qui a été blessé ou endommagé, pas plus qu’au sens de « rétablir la relation perturbée entre la victime, l’auteur et la société […] l’indemnisation des victimes [n’étant] qu’une des formes possibles de ces initiatives » (Verwilghen, 2000 : 1-2). D’ailleurs, si la victime fait incursion dans l’enceinte carcérale, sa présence est le plus souvent de l’ordre de l’évocation, de la représentation, de l’imagination (au sens de transformation en image). Elle fait l’objet d’une mise en scène médiée par une vidéo, un dessin, un courrier ou quelques traits de pinceau. Certes, des rencontres entre auteur et victime — que l’on qualifie alors de Victim Offender Reconciliation Program (Jaccoud, 2003), herstelbemiddeling (Van Garsse, 2008) ou médiation auteur-victime (Buonatesta, 2004) — peuvent, dans une certaine mesure, être mises sur pied. Mais, à travers l’ensemble des terrains étudiés, est sans doute bien plus manifeste la volonté de prise de distance avec une expérience de la prison encore très souvent vécue sur le mode de l’isolement, expérience racontée par les détenus (notamment dans le premier atelier) comme déshumanisante, impersonnelle et bureaucratique.

Si, selon Faugeron et Le Boulaire, « le « mythe fondateur » de la peine de prison est celui de la « recherche humaniste » de la « bonne peine » permettant l’amendement du condamné » (1992 : 3), la prison a successivement été conçue comme un appareil de punition-dissuasion-neutralisation, puis de resocialisation par le travail, l’éducation, l’accompagnement et le soin et, enfin, de gestion des risques (Feeley et Simon, 1992). Bref, un lieu de production d’un individu construit par le droit et par la privation de droits (Rostaing, 2007). Il y aurait là, derrière cette représentation d’un processus d’individuation imposé au détenu, un profond ressort destiné non seulement à la socialisation des personnes mais aussi à la protection. Protection de la société dans son ensemble, protection des surveillants, des divers intervenants et du détenu contre lui-même, mais également protection du détenu contre la subjectivité et les cris des victimes. C’est précisément cet ordre de choses que viennent perturber les activités réparatrices dorénavant développées dans l’espace carcéral par l’intrusion de nouveaux objets, de nouvelles personnes, de nouveaux dispositifs, de nouvelles attentes. C’est aussi le silence que viennent rompre les images et les paroles des victimes entrant dorénavant en prison, moins pour accroître le poids de la culpabilité que pour relier (Depuydt, 1991) les uns et les autres à une vaste chaîne d’actes, de situations, de cris, de réactions, de mots et de sentiments qui trottaient, peut-être même hantaient, sans cesse les têtes et les esprits.

Ainsi, la mise sur pied de ces activités de justice réparatrice ne va-t-elle pas sans générer quelque crainte, quelque inquiétude. Au coeur de ces dispositifs, le détenu est appelé à prendre la parole, à s’associer, à se mettre en réseau et par là même à se gérer par le risque (Vrancken, 2010). Mais un risque « procéduralisable », destiné à circuler, à relier, à mettre les personnes à l’épreuve de leur propre parcours. Toute une approche biographique est sollicitée et accompagnée par de nouveaux mécanismes publics dont la logique serait d’entrevoir, derrière la « mise à nu » des détenus et leur prise de risques, une forme d’entreprise contemporaine pour vaincre leurs peurs et évoluer favorablement. Là où la prison du modèle pénal classique s’évertuait à créer la séparation et l’isolement, la justice réparatrice semble chercher à combler une distance en tentant d’emplir l’espace. Tout un travail relativement flou, difficile à décrire par ses protagonistes, est progressivement mis sur pied par les CJR pour tenter de « réhumaniser » l’univers carcéral : à savoir faire surgir l’autre — victime ou citoyen ordinaire — tout en misant sur la parole et l’expression d’un Soi s’entremêlant aux droits et aux faits délictueux.

Ce travail proposé est avant tout un travail sur Soi (Vrancken et Macquet, 2006), le Soi étant entendu au sens du Self de Mead (2006). Quant à la notion de « travail », celle-ci acquiert un sens nouveau. Là où elle était centrale dans des institutions où le travail manuel[9] et productif devait notamment permettre aux détenus de préparer leur réinsertion sur le marché de l’emploi, cette notion prend une signification nouvelle depuis deux décennies. Le travail pénitentiaire se raréfie et se voit progressivement remplacé par des activités socioculturelles mobilisant des capacités discursives et d’expression de soi. Le travail sur Soi semble alors prendre le pas sur les activités productives, comme l’indique ce surveillant d’une importante maison de peine néerlandophone, traditionnellement réputée pour son régime de détention articulé autour du travail en atelier :

Aujourd’hui, à peine 90 détenus sur les 270 condamnés travaillent. On a dû fermer la forge et l’imprimerie parce que la régie du travail ne réussissait plus à générer suffisamment de demandes. Et puis surtout, la marque de fabrique de la maison, c’était notre production de lignes de pêche. Ça, ça marchait du tonnerre ! On avait quasiment un monopole ! Mais on l’a peu à peu perdu depuis les années 1990, à cause de la concurrence de la Chine. J’estime que si le service central du travail faisait bien son boulot, on pourrait donner du travail à 55 % des détenus. Au lieu de cela, on organise des cours de théâtre et de peinture, des groupes de conversation. La justice réparatrice, c’est pareil. Moi, je crois nettement plus au travail que les détenus font de leurs deux mains. Le reste, c’est du blabla. On dirait que les hommes politiques ne le comprennent pas. Ils devraient venir ici voir comment ça se passe ».

Un assistant pénitentiaire de 58 ans, le 21 janvier 2008

Dans cette optique, les activités dont nous avons rendu compte donnent un aperçu de la prison bien différent de celui relaté dans les analyses foucaldiennes du pouvoir mettant en scène des sujets amenés à se discipliner, à travailler sur eux-mêmes sous le regard attentif du garde-chiourme. L’idée d’un travail des individus sur eux-mêmes n’est en rien originale. Mais ce que nous entendons aujourd’hui par « travail sur Soi » s’inscrit dans une relation institutionnalisée de travail avec autrui[10] (Vrancken, 2010 : 59), illustré dans le cas présent par un véritable questionnement entrepris pour tenter de se relier aux autres, travail permanent que viendraient appuyer, pour un bref instant dans un parcours carcéral, les dispositifs de justice réparatrice. Pour ce faire, pour devenir ce nouveau Soi relié, il semble bien qu’il faille chercher à faire retour sur Soi, sa personne, son ou ses actes commis, à tout le moins, c’est ce que semblent désormais proposer les différentes activités mises sur pied. Ces activités importent sans doute moins en soi que la dynamique du dispositif déployé auprès des détenus. Après tout, certains CJR ont proposé des ateliers de théâtre, d’écriture, de montage vidéo et même de maquillage pour des détenues et auraient également pu opter pour des ateliers de photo ou de sculpture. Les exemples ne manquent pas.

Dans ces activités comme dans celles rapportées précédemment, il s’agit surtout de travailler profondément son ressenti avant de faire revenir la victime, et ce, afin de réaliser qu’elle partage aussi des sentiments, des souvenirs, des peurs, des souffrances. En ce sens, et à l’examen de la densité technique, relationnelle et émotionnelle mobilisée autour des détenus, peut-on postuler que se décline sans doute une tentative d’« humanisation » des prisons ? Cette « humanisation » serait à percevoir ici comme cristallisation d’expériences psycho-relationnelles institutionnalisées et menées par des intervenants aux formations professionnelles et techniques très disparates (éducateurs, assistants sociaux, formateurs, artistes, médiateurs, psychologues, criminologues, etc.). Ces derniers contribuent à la mise en oeuvre d’une politique du travail sur Soi grâce à l’animation d’un dispositif orienté vers la mise en réseau d’acteurs hétéroclites (détenus, victimes, animateurs divers).

Quant aux activités, si elles sont bien réalisées en groupes, elles n’ont pas pour finalité la formation de collectifs stables mais la mobilisation d’une capacité à parler des mêmes choses, à prendre conscience des conséquences de ses actes, à vivre des expériences croisées qui produisent des effets similaires auprès des victimes, par-delà les grilles et les murs au pied desquels le monde ne s’arrête pas. Les participants savent qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent être entendus.

6. Le travail sur soi : du pragmatisme de Mead aux risques pour le sujet

Davantage que réparateur, le travail proposé aux détenus est avant tout un travail sur Soi, le Soi étant entendu au sens du Self élaboré par George Herbert Mead (2006). Mais il s’agit ici d’un Self qui, bien qu’inscrit dans le practice turn meadien (Simpson, 2009), s’en distancie, tant l’analyse du travail sur Soi (Vrancken et Macquet, 2006) convoque un sujet in fine assez distinct du sujet nord-américain construit par inclusion du Self à la communauté.

S’agissant de l’influence du pragmatisme nord-américain sur la conception du self, on peut se référer à son contexte d’émergence. Pour les tenants de ce courant, la notion d’« intersubjectivité » (Crossley, 1996) prend pleinement son sens. Elle permet de mettre davantage l’accent sur ce qui se déroule entre les personnes, leurs échanges, leurs réciprocités, leurs débats, leurs différends et leurs accords, que sur ce qui se passe dans la conscience (ou l’inconscient) de chacun des partenaires. L’individu ne se tient plus seul face au monde mais s’y mêle et s’y imbrique étroitement. Fidèle à ces présupposés, Mead se réfère à une conception de l’homme où la conscience ne se limite pas à un contenu enfermé dans une enveloppe charnelle. Elle est ce qui sert pragmatiquement à être en contact avec l’environnement. Elle est vérifiable de manière tangible dans les actes. Lorsque plusieurs individus dialoguent à l’aide de leurs consciences pratiques respectives, se dessine alors l’ébauche d’une conscience commune, réflexive. Cette dernière relie les individus dans l’acte de l’échange. Elle est entre les hommes (et non pas en eux), circule, se redéploie. Elle se manifeste à travers les actes de coopération et est de nature collective ou, mieux encore, intersubjective. Véritable trait d’union entre les hommes qui participent à l’échange et qui élaborent des actes de transformation de la nature pour en faire une réalité socialisée, elle sera parfois appelée « monde » (Becker, 1963 ; Shibutani, 1986 ; Strauss, 2008).

On peut à présent mieux comprendre comment les travaux interactionnistes de l’École de Chicago ont étudié des déviances dans une visée pratique, centrée sur l’échange concret et l’interaction plutôt que sur la critique des structures politiques, économiques et sociales. L’idée qu’un individu serait bien ou mal socialisé apparaît ici secondaire. Dans un tel contexte, une conception normative de la socialisation semble effectivement peu pertinente. La réflexion pragmatique faisant de chaque individu le produit de ses propres échanges avec autrui, chaque individu « travaille sa normalité » et accomplit un travail permanent de définition et d’élaboration de Soi. C’est sans doute chez Mead que l’on trouve une des approches les mieux argumentées de cette notion de Soi ou de Self, très proche de celle d’identité. Pour Mead, le Self est conçu dans le cadre de la relation entre, d’une part, des Me multiples et, d’autre part, une seconde instance qu’il nomme le I.

  • Les Me reposent sur le processus des attentes d’autrui à son égard lorsqu’ils se trouvent dans telle ou telle situation d’échange. Les Me se constituent à partir d’une organisation des dispositions acquises auprès des personnes de référence au cours de la socialisation. Mead assimile les Me à des personnages conventionnels, habituels. Il nomme Me l’incorporation (embodiment) de l’anticipation dans les comportements et les attitudes.

  • Le I, tout en étant conscient de l’existence des Me, émerge et s’en différencie nettement. Le I réagit aux Me, s’y oppose tout en s’y projetant car, dynamiquement, le « I actuel est présent dans le Me futur ». Mead voit dans le I une réaction de l’organisme vivant aux attitudes figeantes des autres et des contraintes de la situation dans laquelle les acteurs se trouvent. Le I est conçu comme processus et ne devient réellement conscient qu’après l’acte.

Il s’agit donc d’un Self sur lequel l’autre agit en permanence. Le Soi se construit à travers des actes de communication. Il incarne l’« autre en Soi » (the generalized other). Une telle conceptualisation du Soi abrite un des fondements de l’épistémologie pragmatiste : les autres sont en nous. Pour Mead, l’autorité d’un groupe nécessite un assentiment des personnes concernées, elle se fonde sur une dynamique intersubjective. Le contrôle social exercé par la communauté n’est pas synonyme de répression, il dépend du degré de mobilisation et d’implication des individus dans un effort commun. L’assentiment général au caractère contraignant et obligatoire des normes morales apparaît moins comme le résultat d’un impératif catégorique à portée universelle que comme l’expression d’un sens pratique mis en oeuvre par les individus. Ainsi, si Mead conçoit, à la suite de Kant, que la validité de nos jugements tient à notre capacité à adopter le point de vue universel de la communauté, il s’en distingue cependant : pour lui, les normes ne sont validées concrètement qu’à travers les pratiques, les échanges. Nous ne nous sommes pas faits tout seuls mais bien en interaction avec les autres.

À ce titre, dans les deux comptes-rendus, les détenus sont liés à leur victime, qu’elle soit imaginée ou présente physiquement. Ils partagent avec elle un événement commun. La question des limites de cette solidarité se pose toutefois devant la possibilité de ne pas ressentir cette commune humanité avec autrui. C’est le cas lorsque les détenus refusent ou sont incapables (notamment faute d’opportunité) d’entrer dans de nouvelles mises en situation favorisant des reconfigurations du Self. Et ceci d’autant plus que, pour un détenu, le fait de participer à un atelier de peinture sociale ou à une formation de sensibilisation aux actes commis comporte son lot de risques : risques de s’exposer face aux pairs et donc de « perdre la face » ; pression liée aux attentes des animateurs vis-à-vis des participants ; plus généralement, nécessité de coopérer dans de tels dispositifs. Implémenter des dispositifs publics pour travailler le Self ne va pas sans générer de la fragilité, de l’inquiétude auprès des détenus souvent « mis à nu ». Relativement à ces risques, on peut comprendre d’autant mieux le faible taux de participation enregistré et, de manière corollaire, les stratégies de retrait, d’apathie et de non-engagement (voire de désengagement) de la majorité des détenus qui souhaitent « faire leur temps » à l’abri des pressions et des attentes.

On le voit, si Mead offre un socle théorique au concept de travail sur Soi, et si ce socle permet de rendre compte des politiques sociales comme dispositifs d’intervention sur le Me, il ne permet guère d’approfondir l’analyse de la confrontation du sujet à l’autorité publique. Or, comme en attestent les comptes-rendus qui précèdent, le sujet démontre sa capacité à évoluer dans les entrelacs des dispositifs publics, à s’y mêler, à négocier avec les professionnels, pour tenter de maîtriser le plein déroulement de ses trajectoires relativement aux injonctions « réparatrices » des pouvoirs publics. Pour produire ce travail sur Soi relié aux autres, le détenu doit désormais dépasser ses craintes et se montrer capable de répondre à de nouvelles attentes publiques qui l’invitent à s’impliquer, à chercher des relations inédites, à se mobiliser autour d’activités réparatrices, à coopérer, à se livrer personnellement et à s’associer à d’autres acteurs en s’appuyant parfois sur des mots, parfois sur des images, mais aussi sur des actes et des souvenirs convoqués par le biais de peintures, de photos, de vidéos.

Dans une perspective dialectique entre le I et le Me, le problème auquel sont confrontés les détenus ne semble plus tant d’incorporer les méthodes de changement dans l’ordre même des sociétés et de la communauté civique que de répondre aux attentes portées par les dispositifs publics. Celles-ci entendent contribuer à la production de cette communauté, à tout le moins à son extension, à sa densification par la démultiplication des liens, à son amplification. Au-delà des attentes normatives de ces dispositifs publics, une question de fond se pose, concernant la capacité de traduction d’une politique (en l’occurrence de justice réparatrice) en pratiques concrètes d’un travail sur Soi opéré par les détenus. Or, comme nous l’avons vu précédemment, cette opération de traduction connaît des « effets de réduction », de même que le travail des détenus sur eux-mêmes se heurte à de singulières limites.

Alors même que la justice réparatrice était souvent marginalisée et qualifiée d’« utopie » par les professionnels de la détention et par certains analystes, les comptes-rendus qui précèdent démontrent, en réalité, que la politique pénitentiaire étudiée a été porteuse d’effets. Bien que floue et orientée vers l’introduction d’une nouvelle attention plus « humaine » au sein d’organisations bureaucratiques, elle a permis à de nouveaux acteurs — qu’ils soient CJR, formateurs ou animateurs — de s’intégrer progressivement, de créer de nouvelles activités et de diffuser de nouvelles connaissances, jusqu’alors inédites, liées aux phénomènes de victimisation, d’empathie, de sensibilisation, de réflexivité. En nouant des partenariats avec des associations extérieures, les CJR ont contribué à la mise en forme d’un concept au départ très vague. Ils ont en outre permis à de nouveaux opérateurs de franchir les murs d’une institution qui, autrement, leur serait demeurée hermétique. Autour du concept de justice réparatrice s’est affirmée la possibilité de mise en place d’une politique carcérale plus incrémentale, basée sur l’injection de liens sociaux dans des univers où les effets désocialisants restaient déterminants.

La requalification des CJR en directeurs « juniors » des prisons et l’arrêt des expériences n’ont pas sonné le glas de l’intention réparatrice du législateur. Concept phare de la décennie 2000, elle semble désormais s’inscrire dans un contexte plus vaste, relayant un mouvement de managérialisation des prisons actuellement en gestation, mouvement se déclinant dans toute une série de notes politiques, de Masterplan (De Clerck, 2008), de mémoires (Despas, 2009 ; Schlegel, 2009), d’un plan de management au niveau central (Meurisse, 2007) et de plans opérationnels dans chaque établissement, contribuant à voir dans la prison une véritable entreprise. Celle-ci devrait désormais faire l’objet d’une gestion en termes de moyens financiers, logistiques, humains et d’infrastructures. Ainsi, le projet « humaniste » de la justice réparatrice ne s’est-il pas évaporé derrière les intérêts professionnels ou politiques de quelques acteurs. Il s’est au contraire systématisé. L’humanisation rime dorénavant avec volonté de gérer les relations par le « projet », la « culture organisationnelle », la « sécurité », l’« innovation », la « communication », l’« évaluation » (analyses SWOT et CAF), le « monitoring », le « reporting », la « qualité », les « ressources humaines », la « gestion des connaissances », le « développement de réseaux », le « développement durable » (De Waele, 2009), les « plans opérationnels », le tout contribuant à instituer une participation de nombreux acteurs. Destinataire d’un service, le détenu est perçu comme un « client » mais un client parmi d’autres au rang desquels figurent les magistrats, les collaborateurs, les victimes, les citoyens.

Autant de « partenaires » ayant à accomplir un véritable travail sur Soi qui ne consiste plus seulement, comme dans le cas de la justice réparatrice, à répondre aux nouvelles attentes publiques par une recherche de mise en réseau institutionnalisée. Il s’agit dorénavant de tenter de démultiplier la forme entreprise au sein du corps social (Foucault, 2004), en cherchant à ajuster le fonctionnement aux lois du marché. Ajustement consistant à faire de chaque individu non un simple consommateur de biens ou de services mais un entrepreneur de lui-même, capable de se gouverner, de se responsabiliser et de s’autodiscipliner tout en se souciant d’autrui. Tout l’enjeu des réformes managériales actuellement en cours réside sans doute là : mettre sur pied des dispositifs de rationalisation et de gestion et tenter d’associer, d’assembler des acteurs perçus comme « clients » à des normes de production de Soi et de l’autre en prison. Tout un travail normatif s’observe en milieu carcéral pour tenter de produire un individu responsable et autonome, tout comme il chercherait à se déployer ailleurs, dans le monde extérieur, au coeur d’autres dispositifs contemporains visant à se former, s’éduquer à la santé, se soigner, se cultiver, s’écologiser et par là, à se construire tout en se reliant aux autres, aux lois, aux organisations, aux connaissances et à l’environnement. Il y a somme toute là un pari normatif pris pour contribuer à façonner le sujet contemporain : l’adjoindre aux lois du marché tout en veillant à l’implémenter par du réseau, des savoirs, des compétences, du droit, des capacités à construire du projet, etc. Si ce pari semble également pris dans l’univers carcéral, il s’agira à l’avenir de se questionner sur la portée anthropologique de ce choix. Interroger les pratiques et comprendre pourquoi, au-delà des limites inhérentes aux processus mêmes de traduction, parfois cela coince, cela résiste — par le silence, la surenchère ou la contestation — relativement aux injonctions à l’implication de Soi dans tous ces dispositifs (Vrancken, 2010 : 146). Comprendre encore que certaines personnes en situation d’isolement, et plus fondamentalement d’indigence et de misère quotidiennes (Landenne, 2009), ont parfois davantage d’attentes en termes d’aide, d’interventions financières et juridiques, de prises en charge concrètes que de demandes d’investissement au sein de dispositifs participatifs. Les stratégies de retrait et l’apathie traduisent, dans ces conditions, le souhait de tranquillité de nombreux détenus qui tentent simplement de « faire leur temps ».