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Les conditions actuelles de consommation qui forment les individus à faire des choix les obligent également à effectuer des choix alimentaires puisque manger est une nécessité physiologique tout au long de la vie. Dans ce contexte, le parcours alimentaire devient un élément majeur du travail d’individualisation. Notre enquête s’intéresse à cerner comment les individus vivent et pensent leurs choix alimentaires, et quelles en sont les conséquences pour l’ensemble de la société. Pour ce faire, cet essai propose une étude de cas qui consiste en une double biographie alimentaire. Nous avons mené, puis analysé, un entretien approfondi avec un couple marié d’Américains dont les parcours alimentaires reposent visiblement sur leurs choix. Notre méthode fait apparaître les différentes facettes de ces choix — individuelle et sociale, concrète et symbolique, physiologique et culturelle, nostalgique et innovatrice — et dévoile notamment la manière dont ils émergent de négociations et de compromis. Les éléments saillants qui s’en dégagent sont : la mesure et la polyvalence de l’investissement (personnel, social, culturel) de l’individu dans ses choix alimentaires, donc la nature risquée de ceux-ci. Il s’avère que les seules catégories de classe et de nationalité ne suffisent désormais plus pour expliquer les comportements des personnes et pour définir le social.

Individualisation, choix et parcours alimentaire

La nécessité universelle et biologique de manger, comme les divers plaisirs pouvant être associés à l’acte alimentaire, viennent croiser l’impératif social et structurel de s’individualiser, voire de se singulariser. La rencontre entre alimentation et individualisation ouvre à la sociologie un champ analytique utile à la compréhension des tendances. Cette rencontre fournit le point de départ de notre enquête.

Un article récent publié dans Sociologies et sociétés s’intéressant à la transformation des rapports sociaux dans le cadre de la modernité décrit la spécificité actuelle de la tâche imposée aux acteurs non seulement de s’individualiser mais en plus de se singulariser ; ce texte en analyse les conséquences pour la sociologie qui travaille à partir de l’étude des groupes (Martuccelli, 2009). Selon cette thèse, les structures et institutions produisent actuellement les « individus individualisés » dont les identités sont formées moins par un héritage déterminant que par leurs propres travail et choix devenus plus que jamais nécessaires (Martuccelli, 2002 ; 2009 ; 2010 ; Le Bart, 2008 ; Lahire, 1998 ; 2002 ; 2004 ; de Singly, 1998 ; 2003 ; Beck et Beck-Gernsheim, [2001] 2002 ; Dubet et Martuccelli, 1998).

L’individualisation est bien « le processus de différenciation croissante des parcours personnels » (Martuccelli, 2009), mais ce processus est développé à présent jusqu’à la nécessaire « singularisation » (Martuccelli, 2010). Notre liberté politique et sociale, notre autonomie personnelle, nos institutions et nos conceptions identitaires non essentialistes se combinent pour nous donner l’occasion, voire l’obligation de nous « inventer ». L’héritage social ou culturel peut ne jouer qu’un rôle mineur dans la formation de notre identité. Il nous faut donc nous former et nous définir : il nous faut frayer notre propre chemin, dessiner nous-mêmes nos profils personnel et professionnel, nous distinguer de nos pairs. Comme le résume M. Rustin, les sociétés actuelles responsabilisent davantage l’acteur dans le choix de sa propre identité (2000 : 33). La création et l’entretien de l’identité constituent un travail constamment renouvelé, tandis que l’identité reconceptualisée commande un travail continu et sans fin sur soi.

Le travail sur soi qu’exige l’individualisation hyperbolique est d’autant plus intensif que les structures et institutions qui produisent les individus individualisés augmentent en même temps « leurs capacités de réflexion » (Martuccelli, 2009 ; et cf. : Martuccelli, 2010 ; Dubet, 1994 ; Beck, Giddens, et Lash, 1994 ; Giddens, 1991). Dans la société de spectacle, de représentation et de consommation, l’individu qui se « crée » ainsi compare ses propres pas et progrès à ceux des autres. Il s’évalue par rapport à une apparente infinité de possibilités et de barèmes, qu’ils soient réels, représentés ou imaginés. Il se trouve de toute façon dans l’impossibilité de maîtriser ce monde qui le dépasse. L’épreuve (telle que l’école, l’université, ou le mariage ; Martuccelli, 2006 ; 2009 ; 2010), mais aussi la nécessité de s’activer et de prendre des décisions dans tous les domaines, marquent les parcours des individus et contribuent tant bien que mal à définir le soi perpétuellement en voie de développement. Le développement intensif des individus dans leurs particularités rend nécessaire l’analyse du social à partir d’eux.

Dans ce contexte, l’étude du parcours alimentaire peut fournir une entrée en matière cohérente et riche à l’analyse des processus actuels d’individualisation. Nous appelons parcours alimentaire l’histoire ou la biographie d’une personne selon ses pratiques alimentaires.

La nécessité de manger nous accompagne le long de la vie qu’elle sert à maintenir, et les habitudes alimentaires sont culturelles, sociales et institutionnelles. Le parcours alimentaire dédouble le cours d’une vie, englobant épreuves, étapes et motivations multiples.

Les conditions actuelles du marché et la société de consommation imposent un régime caractérisé surtout par le choix en matière d’alimentation et de pratiques alimentaires (Fischler, 1990). Comme le souligne P. Ferguson (2014), ce paysage est en plus marqué par la multiplication des discours sur l’alimentation. Les décisions alimentaires se prennent journellement, tout au long de la vie, et elles ont leurs conséquences dans les sphères multiples que l’individu fréquente, au point que le parcours alimentaire n’est autre qu’une série de défis, auxquels il faut faire face plusieurs fois par jour. Ainsi, ce parcours peut-il offrir une vision privilégiée de l’individualisation en cours sur le long terme d’une vie entière.

Démarche de recherches, approche analytique et enquêtés

Le parcours alimentaire devenant visible en tant que tel à travers le temps, son étude demande une vue diachronique et une sensibilité historique. Il faut aussi la mise en avant de l’individu pour compléter ou nuancer la compréhension des mécanismes du social. L’ensemble de ces éléments confirme l’intérêt d’une démarche biographique.

De notre démarche de recherche qui a consisté à mener un entretien détaillé avec un nombre réduit d’enquêtés, en fait deux personnes, résulte un récit biographique riche en détails, que nous avons analysé par la suite. Les deux enquêtés sont nés au début des années 1960 et ils forment un couple marié. Ils ont trois enfants, qui sont maintenant de jeunes adultes ne demeurant plus chez leurs parents. Les deux enquêtés sont diplômés, et ils ont l’un et l’autre une formation supérieure. Ils travaillent tous deux dans le milieu professionnel universitaire. Travaillant nous-même dans ce milieu, nous les avions d’abord rencontrés au cours de nos activités professionnelles, bien avant d’entreprendre ce projet. Les grandes lignes de l’histoire personnelle et professionnelle des enquêtés ont suscité notre intérêt pour leurs parcours en vue de l’analyse des pratiques alimentaires dans leurs relations avec l’individualisation et l’articulation de cette dernière par le choix.

Le changement est un élément saillant dans les parcours des enquêtés, et il affecte leurs habitudes alimentaires. Les enquêtés sont américains, blancs et originaires de villages de la région historique et géographique du Sud des États-Unis. L’université n’était pas le milieu professionnel de leurs parents. Les enquêtés vivent maintenant dans une ville moyenne dans le sud-ouest du pays, où ils ont déménagé pour des raisons professionnelles. Leurs façons quotidiennes de vivre et de manger ont changé aussi. À la différence de leurs parents, les enquêtés connaissent par exemple la culture de la France, où ils ont séjourné pour des raisons professionnelles, et où ils ont acquis une connaissance de la cuisine et de la culture alimentaire françaises. Cette évolution correspond à la mobilité caractéristique de la population américaine, qui se déplace à l’intérieur de ce grand pays, notamment pour des raisons économiques, d’études et de travail. D’autres comportements — voyages internationaux, connaissance d’autres cultures — sont typiques du milieu professionnel que les enquêtés ont intégré. Ce qui n’explique pas comment ces derniers vivent et ressentent ce genre d’évolution, ni comment leurs activités personnelles s’articulent autour des tendances générales.

Notre hypothèse du départ était que les parcours des enquêtés devaient être révélateurs du processus d’individualisation et du travail sur soi ; que leurs décisions prises relatives aux pratiques alimentaires devaient marquer visiblement les étapes de ce processus ; et enfin, qu’une connaissance approfondie de leurs parcours alimentaires devait éclaircir les mécanismes des choix alimentaires de même que l’articulation du personnel et du social. Cette hypothèse a guidé la conceptualisation de notre démarche de recherche et notre approche analytique. Un entretien devait pouvoir établir les récits de vie des enquêtés, avec une focalisation sur leurs pratiques alimentaires, les mutations de leurs pratiques et les motivations des changements.

L’entretien prolongé que nous avons mené avec la coopération généreuse des enquêtés a duré plusieurs heures. Nos questions étaient ouvertes, car il s’agissait d’inviter les enquêtés à se raconter. Nous avons organisé nos questions suivant une trame chronologique, pour suivre le déroulement du cycle de vie et éliciter une réflexion sur ses étapes différentes. Nous avons par exemple demandé aux enquêtés de raconter les pratiques alimentaires de leur jeunesse, de leur ménage de jeunes mariés et celles de l’heure actuelle. Pour préserver leur anonymat, nous avons supprimé leurs noms, l’année de leur naissance, les devoirs spécifiques associés à leurs postes professionnels, leurs titres professionnels, et les noms de villes et d’États américains. L’entretien a été mené en anglais. Nous avons traduit en français les propos des enquêtés que nous citons dans cette étude et les références en anglais qui font partie de notre bibliographie.

La transcription de l’entretien est ce que nous appelons le récit des parcours alimentaires des deux enquêtés. Le récit est riche en descriptions comme en événements. Après l’entretien, nous avons interprété le récit, pour relever les éléments thématiques, sémiotiques, structurels ou historico-culturels caractéristiques. Dans un premier temps, nous avons cherché l’expression des motivations des enquêtés pour ce qui est de leurs pratiques alimentaires dans les explications qu’ils ont données eux-mêmes. Dans un deuxième temps, nous avons cherché d’autres correspondances ou contradictions significatives apparaissant dans le récit, sans qu’elles aient été nommées comme telles par les enquêtés. Enfin, nous avons identifié les motivations externes — institutionnelles, historiques — des expériences et événements racontés. Notre but était de comprendre la nature des expériences alimentaires vécues selon la vision, le souvenir et l’interprétation des enquêtés eux-mêmes, sans toutefois perdre de vue les facteurs structurels ni sacrifier notre propre interprétation du récit.

Une opposition théorique absolue entre une vision holiste et une autre individualiste de la société paraît peu pertinente aux circonstances de nos enquêtés (cf. : Lahire, 1998 ; 2002 ; 2004 ; Rustin, 2000 ; Chauvel, 2010). Notre supposition ontologique dans le contexte de cette étude est que les acteurs possèdent une certaine capacité d’influencer les événements, mais aussi que les institutions et structures jouent un rôle déterminant. Nous admettons les aspects multiples de l’existence humaine et sociale dans l’effort de répondre à la condition réellement hybride de ces individus individualisés qui font société.

Quoique l’intérêt sociologique pour la biographie date de presque un siècle (Denzin, 1989 : 8), notre démarche biographique, jointe à notre approche interprétative qualitative, se situe par rapport aux pratiques mises en oeuvre depuis une trentaine d’années pour interroger les récits de vie et les cas. Ces approches participent à un tournant ou peut-être à un retour, dans les sciences sociales, aux méthodes biographiques (Bertaux, 1981 ; 2010 ; Rustin, 2000 ; Chamberlayne, Bornat et Wengraf, 2000 ; Andrews, Sclater, Squire et Treacher, 2000 ; Lahire, 2002). La biographie est une forme historico-littéraire enfonçant ses racines jusque dans la pratique de l’histoire dans l’Antiquité européenne. Au moins depuis les Vies de Plutarque (46-125), ce genre de récit cherche à établir la nature d’un parcours humain, en le remettant dans un contexte historique et social, sinon « moral ». Une description connue de la pensée sociologique reprend cette constellation en accordant un rôle central à la biographie par rapport à l’histoire. Selon C. W. Mills, « l’imagination sociologique nous permet de comprendre l’histoire et la biographie, et les relations entre les deux dans la société » (1959 : 6 ; cf. Denzin, 1989 : 9).

Notre approche qualitative de l’interprétation s’inscrit également dans une tradition sociologique narrative qui applique les méthodes d’interprétation et de description empruntées à la critique littéraire, à l’histoire culturelle, à la psychanalyse et à l’anthropologie culturelle (Denzin, 1980 ; Denzin et Lincoln, 2005 ; Chase, 2005). Si, selon W. Lepenies, la « [s]ociologie […] a toujours été et […] est encore une discipline oscillant entre une orientation scientifique, qui l’a parfois amenée à imiter les sciences naturelles, et une attitude herméneutique, qui a changé le cadre du discours vers le domaine de la littérature » (2001 : 32), notre étude biographique et qualitative est un « essai » à la fois personnel, empirique, discursif, social, historique et culturel, dans la tradition de Montaigne (1580).

Enfin, en visant le parcours alimentaire, notre démarche et notre analyse proposent une façon d’explorer dans la pratique une conséquence théorique foncière de la thèse d’individualisation pour l’époque actuelle. Ce contexte qui accorde une importance primordiale à l’individu dans sa singularité est notamment caractéristique de la société étatsunienne. L’individualisation y étant particulièrement poussée, il n’est pas étonnant que l’entretien même y jouisse d’une importance exceptionnelle, au point que les Américains vivent dans une « société des interviews » (Chase, 2005 : 670 ; Gubrium et Holstein, 2001 ; et cf. Atkinson et Silverman, 1997). Il devient alors intéressant de considérer d’abord l’individu, pour réfléchir le social en tant que tel, et de l’aborder par la conversation structurée. Ainsi convient-il à la sociologie de travailler à partir de l’individu qu’il nous faut connaître en profondeur et d’après ses propres paroles.

Notre essai qui présume cette proposition fait émerger trois modèles de consommation alimentaire chez les enquêtés. Deux modèles familiaux et régionaux sont liés à l’origine et à la jeunesse respectives des enquêtés pendant les années 1960 et 1970. Ensuite, à partir du moment où les pratiques alimentaires familiales et héritées ne sont plus imposées, commence une évolution qui sera toujours en cours. Après avoir quitté le foyer familial et s’être mariés, les enquêtés construisent pendant les années 1980 et 1990 un troisième modèle, hybride et dynamique, constamment en négociation, réactivé ou remis à neuf de façon journalière. Les trois modèles ont leurs explications historiques et sociales, mais aussi familiales et personnelles. Le troisième modèle se distingue notamment par la recherche des compromis. Les compromis consentis jusqu’à présent visent l’harmonie dans les rapports collectifs, d’abord familiaux, et la reconnaissance de la singularité des individus concernés.

Origine et jeunesse des enquêtés : les tables familiales des années 1960 et 1970

Depuis un demi-siècle, l’élément le plus marquant aux États-Unis est sans doute la transformation du paysage alimentaire en un marché moderne aux proportions gigantesques. Dans l’après-guerre, l’extension du réseau routier et la multiplication des voitures et camions (Gudis, 2004 ; Seiler, 2008), l’expansion des banlieues mais aussi la hausse des populations urbaines (Abbott, 1981 ; Jackson, 1985 ; Duany, Plater-Zyberk, et Speck, 2000), l’essor de l’industrie de crédit (Mandell, 1990 ; Manning, 2001), le développement de la publicité, l’expansion de la production agricole et sa concentration sous le contrôle de quelques grands producteurs industriels, la croissance de l’industrie de la restauration, incluant le fast-food (Ritzer, 1993 ; Norberg-Hodge, Goering et Page, 2001 ; Schlosser, 2001 ; Brownell et Horgen, 2004 ; Patel, 2008), de même que l’essor des grands magasins d’alimentation et des grandes surfaces (Kowinski, 1985 ; Cohen, 2003 ; Moreton, 2010 ; Deutsch, 2012) contribuent à la transformation de la population américaine en société de consommation. La structure dominante du marché modernisé qui stimule la consommation entraîne par conséquent la disparition de certains modes de vie, surtout devant la spécialisation des rôles. À l’heure actuelle, il n’est pas étonnant de constater un intérêt croissant pour la production locale et artisanale et les façons de manger se voulant « authentiques » (Nabhan, 2002, 2008 ; Lyson, 2004 ; Cobb, 2011), mais cette tendance reste pour l’instant minoritaire et réactive en face des structures dominantes.

Dans ce contexte, les parcours alimentaires de nos enquêtés reflètent les grandes tendances, mais aussi la spécificité de leurs expériences personnelles. Ainsi, leurs récits nous dévoilent de façon intime comment les transformations historiques et sociales s’opèrent et leurs effets sur les particuliers. En se rappelant leur enfance dans le Sud profond des États-Unis, les enquêtés évoquent certains modes de vie aujourd’hui largement disparus.

Les années 1960 et 1970

L’enfance et la jeunesse de l’époux : la participation à la production alimentaire

La géographie rurale du Sud du pays, la nature propice à la chasse comme au jardinage, et la situation économique fragile de sa famille lorsque l’époux était enfant ont fait qu’il était producteur, comme ses parents, ses deux frères et sa soeur : « Nous étions pauvres, nous n’avions pas d’argent pour faire les courses. » Sa mère cultivait un jardin potager et faisait la cuisine. Son père, ses frères et lui chassaient et pêchaient : « Nous cultivions notre propre potager et légumes. […] Nous chassions toujours. […] nous n’achetions jamais [de poisson]. » Ces pratiques expliquent une cuisine de nécessité élaborée à partir de matières premières locales : « La nourriture pour nous était plutôt un moyen de survivre, nous mangions pour vivre. » La variété de leur régime était due à l’activité de la famille comme à la productivité de la région, qui fournissait chevreuil, écureuils, lapins, pigeons, colins de Virginie, canards, de nombreuses variétés de poissons d’eau douce et de mer, voire des serpents ; la famille élevait parfois des poulets et des porcs. La banane, l’orange et les canneberges (grosses airelles rouges), importées d’autres régions ou de l’étranger, achetées forcément au magasin et qui, à l’époque, coûtaient plus cher que les aliments issus de l’agriculture locale, relevaient encore de l’exotique et se mangeaient à titre exceptionnel.

La cuisine non pas raffinée, mais rustique et abondante, était aussi variée grâce au savoir-faire de la mère qui multipliait les méthodes de cuisson et se laissait guider par son inventivité. Ainsi, la viande se préparait-elle diversement : en friture, cuite au four ou rôtie, dans la cocotte-minute, à la poêle, souvent panée, en côtelettes. Les légumes, à la seule exception du maïs, et les légumineuses — feuilles et racines de différentes sortes, pommes de terre, variétés de haricots et de pois — se cuisinaient avec de la viande, ce qui était typique de la cuisine du Sud des États-Unis (Lewis [1976] 2008 ; Miller, 2013).

Le souvenir des repas de l’enfance chez l’époux s’accompagne de celui du travail nécessaire pour cultiver, se procurer et préparer les aliments. Le travail s’imposait, mais lui, sinon tous les membres de sa famille, l’aimait plutôt : « Nous n’avions pas le choix. Ce n’était pas quelque chose qu’on faisait pour s’amuser. Le jardin, la chasse, souvent ce n’était pas amusant pour nous. Mais j’aimais toujours ça […] j’ai toujours aimé l’implication dans la nourriture. » L’époux évoque une répartition du travail stricte dans la famille de son enfance, qui correspond à une division historique où la cuisine fait partie du travail « féminin » lié à la présence d’une femme et surtout d’une mère dans son foyer (DeVault, 1991 ; Schenone, 2004). Son père et les enfants mâles approvisionnaient la famille par la chasse et la pêche, mais le père ne préparait pas à manger. Les enfants aidaient leur mère dans le jardin. Dans la cuisine, où sa mère apprêtait tout, le fils l’aidait et la regardait faire. Il apprenait ainsi les façons de faire, sans jamais que sa mère et lui « cuisinent ensemble ». Selon l’épouse, qui se souvient du jour où elle a été présentée à la famille de son mari : « […] j’étais vachement impressionnée par toute cette nourriture faite à la maison, par sa quantité et sa variété. C’était vraiment, vraiment bon. […] Sa maman était une excellente cuisinière. Elle cuisine selon l’inspiration du moment, à partir d’aliments cueillis tout frais dans le jardin. »

En dehors de la production de vivres par la famille elle-même, les autres moyens d’approvisionnement les plus importants relevaient de la vie sociale et communautaire au travers des échanges et des dons. La visite au magasin n’était pas inconnue, mais l’achat, défini par l’échange de comestibles contre de l’argent, jouait un rôle secondaire. L’époux évoque les cadeaux que la famille recevait des fermiers du coin : maïs, pommes de terre, haricots. Au repas du soir que prenaient en commun de temps à autre ceux qui assistaient à l’église locale (« church supper » ou « covered dish dinner »), ils mangeaient les plats que les voisins préparaient et qui étaient typiques de la cuisine du Sud et de l’époque (Lewis [1976] 2008 ; Edge, 1999 ; 2001) : pommes de terres en salade à la mayonnaise, poulet frit, haricots verts en salade, soupe de patates douces, pouding aux bananes. L’échange de cadeaux de nourriture et la contribution d’un plat au souper communautaire, comme le fait de manger ceux préparés par les voisins, servaient à assouvir la faim. En même temps, les échanges de nourriture et les repas communautaires entretenaient les relations sociales et les réseaux d’assistance.

En dehors de la maison et de l’église, il existait peu d’endroits où la famille mangeait. Selon l’époux, la sortie au restaurant était rare. D’un côté, les restaurants étaient peu nombreux ; de l’autre, les moyens de la famille étant limités, elle considérait plus économique de manger à la maison. Lors des rares sorties au restaurant, le choix des mets y était circonscrit, non pas par la carte de l’établissement, mais par le père qui devait payer le repas. Le repas au restaurant, tant convoité, ne l’était pas à cause de la qualité de la nourriture qu’on y trouvait : « C’était un régal pour nous parce que d’autres personnes les préparaient [les plats] pour nous, quoique nous mangions mieux à la maison. » Au restaurant, la répartition des rôles entre consommateur, serveur et cuisinier, et l’absence d’engagement intime à la nourriture, sauf au moment même de la manger, en faisaient tout le charme. L’époux répète que la famille pensait que le repas pris au restaurant n’était pas d’aussi bonne qualité que ceux qui se mangeaient à la maison. C’étaient les aliments que l’on n’avait pas cultivés soi-même, les plats que l’on n’avait pas préparés, le personnel que l’on ne connaissait pas, la nouveauté de l’expérience et son aspect exceptionnel par rapport à la routine qui séduisaient. Ce genre de phénomène est attesté dans d’autres circonstances. Les Français par exemple qui mangent chez McDonald’s y trouvent un répit par rapport aux rigueurs rituelles de la cuisine et des pratiques sociales faisant partie du repas traditionnel de leur propre culture (Badot, 2002 ; Abramson, 2007).

Les années 1960 et 1970

L’enfance et la jeunesse de l’épouse : « la bonne cuisine du Sud » et les relations raciales à l’ère des droits civiques

La pratique historique de l’esclavage, abolie aux États-Unis à la suite de la Guerre civile ou guerre de Sécession (1861-1865), a eu des conséquences culturelles et sociales qui se font toujours sentir dans les différentes divisions raciales. L’époque des années 1950, 1960 et 1970, dite des droits civiques, est celle où les manifestations ayant lieu dans le Sud des États-Unis, mais aussi à Washington, D.C., devant le siège du gouvernement fédéral, forcent la confrontation aux inégalités alors sanctionnées par la loi et par la tradition. Il en résulte une série d’actes, dont la décision de la Cour suprême du pays du 17 mai 1954 Brown v. Board of Education qui impose l’accès égal aux écoles publiques ; un renforcement de la même décision datant de 1955 qui exige la réalisation de la réforme sans délai ; l’acte du 2 juillet 1964 qui impose l’accès égal aux emplois et aux endroits et établissements ouverts au public tels les hôtels, les restaurants et les piscines municipales ; l’acte du 6 août 1965 qui impose l’accès égal au vote ; et l’acte de 1968 qui impose l’accès égal au marché des propriétés privées et au financement, par exemple pour acheter une maison (Chappell, 1994 ; 2004 ; Davis, 1998 ; Gates, 2011). Si la loi rend alors explicites certains changements de comportements et d’institutions nécessaires pour réaliser le principe d’égalité politique et sociale, les mentalités, les cultures et les pratiques n’évoluent pas de façon unanime ou linéaire (Kruse, 2005 ; Crespino, 2007 ; Chappell, 2014). Nos enquêtés nés dans le Sud profond au début des années 1960 se retrouvent dans une société en pleine révolution de moeurs et de principes.

La vie de famille de l’épouse lorsqu’elle était enfant est marquée par l’héritage de la division raciale, ce qui affecte son parcours alimentaire. Sa famille, issue de la classe moyenne, demeurait dans un village entouré d’anciennes plantations. Ses deux parents travaillaient. Sa mère savait bien cuisiner et le faisait de façon ponctuelle, surtout les week-ends quand elle avait le temps. Invitant ses enfants à participer, sa mère confectionnait aussi des pâtisseries : biscuits à l’avoine, tartes aux noix de pécan, gâteaux au citron. Une femme noire engagée comme cuisinière et domestique préparait journellement le repas du soir pour la famille blanche : « Pendant que nous mangions, elle était dans la cuisine. […] Elle avait ses propres enfants qui allaient à l’école avec nous. Ils passaient devant notre maison pour rentrer au bidonville où ils habitaient, pendant qu’elle s’occupait de nous. » La séparation imposée entre la sphère d’activité de la servante et celle de la famille servait à maintenir les distinctions de classe et de race : « Je n’ai jamais appris à cuisiner. […] Nous ne nous étions pas impliqués dans les processus [de la cuisine]. » Pour la fille, la classe et la race, plutôt que son genre féminin, dictaient sa relation à la préparation de la nourriture.

À cette époque et surtout dans le sud du pays, l’emploi dans une maison de personnes noires par les personnes blanches, et surtout l’embauche d’une femme noire pour faire la cuisine et autres tâches domestiques, était une pratique assez répandue parmi les familles blanches possédant les moyens suffisants (Jones, 1985 ; Levenstein, 1988 ; Kessler-Harris, 2001 ; Sharpless, 2010). La pratique a sans doute perpétué une dynamique de pouvoir héritée, dans une perspective historique longue, des jours de l’esclavage. Sa persistance pendant les années 1960 et 1970 reflète la lenteur de l’évolution des moeurs vis-à-vis de la race, mais aussi du genre et de la classe sociale. En même temps, la disparition ou la diminution d’une caste servante et la répartition des tâches à cette époque sont dues en partie aux appareils ménagers, dont l’usage se généralise de plus en plus à partir des années 1920, et qui facilitent certains travaux (Strasser, 1982 ; Cowan, 1983).

Dans la famille de l’épouse à l’époque de son enfance, la répartition des rôles selon la race, sinon le genre, s’observait strictement surtout chez sa grand-mère qui vivait dans la même rue. Cette dernière avait eu elle aussi une vie professionnelle. À la maison, elle faisait des confiseries, mais ne cuisinait pas. Elle se faisait « aider » dans ce domaine par des hommes noirs qu’elle embauchait et qu’elle nommait par le rôle qu’elle leur attribuait : « Elle avait eu des domestiques, comme elle les appelait, depuis sa jeunesse. » À Noël, qui était fêté chez sa grand-mère, il fallait multiplier les soins pour réaliser les préparations supplémentaires et le faste attendu : « Il n’y avait que nous huit avec trois personnes qui s’occupaient de nous ! La table était mise de façon très belle par les domestiques. Nous passions l’heure de l’apéritif au salon tandis qu’ils terminaient [les préparatifs]. Il ne nous était pas permis d’aller aider dans la cuisine, mais quand nous avons été plus âgés, nous avons insisté […] nous allions à la cuisine offrir notre aide. » Sa grand-mère contestait l’évolution des coutumes : « Grand-mère sonnait pour que les domestiques viennent resservir le thé. Quand nous avons été plus âgés, nous ne voulions pas sonner, mais Mamie disait : “Non, les domestiques sont là pour ça.” Vraiment gênant. »

Lorsque l’épouse était enfant, dans sa famille, comme dans d’autres de la région et de l’époque, les rôles des personnes noires et blanches s’entremêlaient et se distinguaient dans une dynamique asymétrique de dépendance mutuelle. Chez la petite-fille, l’obligation sentie de respecter les pratiques de la maison, la loyauté aux personnes faisant partie de la famille et la faiblesse relative de sa jeune personne devant sa grand-mère — plus âgée et plus puissante qu’elle — pesaient pour l’instant plus fort que son propre instinct, qui réagissait contre la coutume de la division raciale, ou sa propre réflexion, qui, par principe, ne voulait pas approuver ces habitudes en les suivant.

Une hiérarchie caractérisait les rôles des membres de la famille à table. Le repas familial du soir était conçu pour plaire au père, figure centrale dans la salle à manger : « Le repas familial était ce que mon père aimait et pouvait manger. Je me rappelle en effet que les repas familiaux, c’était le dîner. Le souper était ce qu’il aimait. C’est sûr que tout dépendait de lui. Nous pouvions exprimer nos goûts, mais il fallait que ce soit quelque chose que lui aimait bien manger, la bonne cuisine du Sud. » Le père n’étant pas avide de nouveautés, les plats et les menus se répétaient donc. Les préparations préférées et connues constituaient ainsi un répertoire à la fois familial et typique de la région comme de l’époque et des personnes de leur classe : rôti de boeuf, poulet frit, côtelettes de porc frites, pain de maïs à la levure (« cornbread »), petits pains à la levure et au lard (« biscuits »), purée de pommes de terre à la sauce épaisse à la farine (« with gravy »), beignets, casserole de haricots verts aux oignons frits, soupe de céleri à la crème, feuilles de navet, de moutarde et de chou branchu (ou de vache ou fourrager : Brassica oleracea v. acephala ou « collard greens ») cuites avec du jambon, tarte au citron et à la meringue, thé glacé.

Ces préparations, qui sont typiques de la cuisine dite du Sud et que l’on associe souvent aux tables des Blancs, le sont également de la cuisine parfois appelée depuis les années 1960 « soul food » servie aux tables des Noirs. La rencontre de la « southern food » et de la « soul food », de même que la disjonction entre les deux, est un sujet chargé de point de vue idéologique, ce qui reflète l’histoire des relations raciales de la société de cette région et des États-Unis (Whitehead, 1992 ; Witt, 1999 ; Harris, 2002 ; 2011 ; Williams-Forson, 2006 ; Bower, 2007 ; Miller, 2013).

Si les membres de la famille suivaient les préférences paternelles, il existait néanmoins une place pour d’autres goûts : « […] mais moi et mon papa n’aimions pas les flocons de noix de coco, alors il y […] avait [un dessert] avec, il y […] avait [un autre] sans. » L’épouse modelait ses goûts sur ceux du père : « Ce que je préférais, c’était la farce [d’une dinde] faite de pain de maïs sans oeufs. Mon père n’aimait pas les oeufs, et moi, j’ai fini par aimer ce qu’il aimait. » La réflexion indique un sens clair de la préférence personnelle, mais aussi l’expression par le goût de la solidarité avec celui qui était au centre de la collectivité familiale, et par extension, avec la collectivité même.

La préparation des aliments et la combinaison des plats en menus, l’une comme l’autre relativement invariables, formaient un système intégré : « Je n’ai jamais su qu’il y avait un navet. Nous ne mangions toujours que les feuilles. » L’époux commente : « Vous tous, vous mangiez toujours la même chose. […] Très peu de variété au régime. » À l’encontre de cette remarque qui peut comporter un élément critique, la règle des menus familiaux était au contraire agréable, aux dires de l’épouse. Il en était de même pour l’ordre observé à table où chacun occupait toujours la même place, sa place à lui qui ne changeait pas : « C’était agréable. » Selon l’épouse, la régularité n’était pas contraignante. Au contraire, elle réconfortait, réaffirmant chaque jour la place et le rôle de chacun. De la même façon, la répétition des gestes et la perpétuation des habitudes d’un jour à l’autre leur conféraient un aspect rituel.

Vie adulte des enquêtés : les tables hybrides et innovatrices des années 1980 et 1990

La rencontre des enquêtés autour de la vingtaine au début des années 1980 et leur mariage subséquent produisent la confrontation de deux cultures et sociabilités alimentaires. Le passage du monde des études à celui du travail et l’arrivée de trois enfants dans le ménage conduisent à essayer d’autres pratiques alimentaires. Les influences sont multiples, ce qui se traduit par une culture alimentaire hybride dans le ménage. L’héritage des cultures familiale et régionale y joue un rôle. Les individus expriment leurs goûts personnels. L’essor aux États-Unis pendant les années 1980 d’une nouvelle culture gastronomique et la croissance en même temps de pratiques végétariennes colorent les expériences des enquêtés. Ces expériences constituent un apprentissage auprès du nouveau, mais les choix s’analysent également par rapport à leur passé. L’ensemble de pratiques que les époux adoptent s’avère éclectique, synthétique et changeant.

Les années 1980, 1990 et 2000

L’époux : l’aventurisme gastronomique et l’activité culinaire

À l’image de sa mère, l’époux devient à son tour celui qui, presque exclusivement, fait la cuisine dans son propre ménage et pour sa propre famille. Toujours intéressé par la nourriture sous toutes ses formes, il s’ouvre à des expériences de toutes sortes. Il les poursuit activement, faisant de la nécessité de manger et de celle de faire manger sa famille une source de plaisirs et une raison sociale, voire une vocation. Il se réjouit des découvertes, les dévorant et les étudiant avec enthousiasme, s’impliquant à fond comme il avait fait pour le système alimentaire et la cuisine de son enfance, bien qu’il jouait d’autres rôles à cette époque.

Les expériences nouvelles, voire les pratiques transformées, se distinguent d’abord des gestes plus anciens, mais ne se séparent pas de ces derniers, car les fils s’entremêlent. L’époux, dont la famille ne pouvait que rarement se permettre un repas au restaurant quand il était enfant, se fait une règle d’y manger, notamment en voyage. Plus tard, ses goûts axés sur une cuisine de qualité l’en empêchent parfois de nouveau, puisqu’il préfère manger sa propre cuisine qu’il sait être excellente. Sa carrière lui permet de fréquenter de temps à autre, dans différents pays, des restaurants huppés et chers, et renommés pour leur cuisine et leurs vins. Fréquenter un restaurant parisien étoilé s’avère une expérience réjouissante. Toutefois, son passé, comme son engagement personnel à la cuisine, démystifient les allures de grandeur que veut se donner un établissement : « C’était [l’endroit] très exotique. On me demande : “À quoi ressemble le goût du chevreuil [sur le menu] ? ” Cette question est absurde. Ce qui m’intéresse, c’est : “ à quoi ressemble le goût du yak ? ” […] Nous avons mangé une grouse (coq de bruyère ou lagopède d’Écosse qui résiste à l’élevage et qu’il faut chasser pour manger) qui avait été chassée […], farcie de foie gras, et cuite au four. Je me rappelle avoir mordu dans une bille […]. Je me rappelle […] la dernière fois que j’ai mordu dans un morceau d’un volatile dans lequel il y avait de la grenaille. J’étais au lycée et je l’avais tiré moi-même. Cela arrivait tout le temps. Il y avait de la grenaille dans ton assiette. Cet épisode a fait le lien entre les deux parties de ma vie. »

Pour l’époux, son passé et son savoir contribuent à la pleine reconnaissance de nouvelles expériences qu’il recherche. Ses références lui permettent aussi de mettre en perspective, voire de critiquer, le déplacement, d’ailleurs commun, d’un aliment par rapport à son contexte culturel ou géographique traditionnel ou d’origine : « Et les grits (plat du Sud des États-Unis : du maïs desséché et moulu, cuit à l’eau pour faire une pâte épaisse ; souvent enrichi de beurre ou garni d’une sauce ou d’une préparation de poisson, de fruits de mer ou de viande). Je fais des grits d’habitude une fois par semaine. Quand la nouvelle mode de la polenta a commencé […] je me suis fait la réflexion que je mangeais de la polenta depuis que j’étais gosse. Nous l’appelions autrement tout simplement. » Remettre les choses en perspective l’aide sans doute à éviter le vertige du marché et des nouveautés, sans l’empêcher d’apprécier l’expérience alimentaire et gastronomique.

Dès les années 1980, la publication de nouveaux livres de cuisine amène pour lui, comme pour d’autres personnes de sa génération, la découverte des cuisines étrangères, mais aussi la découverte d’une nouvelle cuisine américaine, éclectique et sophistiquée, qu’élaborent les chefs, les traiteurs et les écrivains spécialistes de cuisine, d’abord dans les capitales du pays. Parmi les livres icônes de cette période, se trouve par exemple The Silver Palate Cookbook (1979) écrit par les cuisinières traiteuses new-yorkaises J. Rosso et S. Lukins, et que l’époux mentionne pendant l’entretien en évoquant l’usage qu’il fait de ce livre. Des éléments de la culture dite alternative des années 1960 — qui s’intéressent à une éthique de la production et à une esthétique de la consommation différentes de celles industrielles qui dominent le marché (Carson, 1962 ; Lappé, [1971] 1991 ; Singer, 1975 ; Berry, 1977 ; Mason et Singer, 1980) — s’ancrent par la suite dans la culture générale (Belasco [1989] 2007 ; Iacobbo et Iacobbo, 2004 ; Abramson, 2013). Ce courant inspire l’époux à adhérer pendant un temps au régime végétarien. À l’époque, l’épouse le trouve « extravagant », car ce régime qui n’avait pas de place historique dans leur répertoire culinaire lui paraissait déséquilibré et trop éloigné des normes personnelles et familiales. L’aventure végétarienne de l’époux prend fin au bout d’un an. Lorsque l’automne approche, l’idée de se passer de la dinde traditionnelle à Thanksgiving se révèle une triste privation. Quand plus tard, dans les années 2000, ses enfants et aussi sa femme adopteront, par choix et pour d’autres raisons, de tels régimes, l’époux adaptera sa cuisine en préparant des repas différents pour que les membres de sa famille puissent quand même manger ensemble à table.

Le travail obligeant les époux et leurs jeunes enfants à passer un an en France, le déjeuner intégral trois services pris journellement en semaine à la cantine, les questions posées aux cuisinières qui y travaillaient, et les repas pris avec des collègues et amis en dehors des journées de travail lui révèlent de façon concrète l’intérêt et la logique, pour ne pas dire les saveurs, de la gastronomie française. L’époux s’est trouvé fasciné par les structures du système alimentaire français, comme par la mentalité des mangeurs, qui, de son point de vue, ne cessaient de parler de la nourriture et d’en débattre les raffinements. La discussion gastronomique qui servait de support à la sociabilité, la sociabilité qui ajoutait au plaisir de manger par l’appréciation aussi bien que par la convivialité, la satisfaction à table ainsi accrue par la multiplication des éléments qui se renforcent, le fait que cette satisfaction pouvait se répéter journellement, et la possibilité perpétuellement présente de nouvelles satisfactions, ne cessent de l’attirer.

Certains éléments de son passé, comme de sa région et de son pays, restent présents dans la cuisine de sa vie adulte, l’incorporation de la nouveauté n’impliquant pas l’abandon des habitudes plus anciennes : « Ce que je préfère à tout, c’est probablement un hamburger. Un vrai hamburger américain. C’est le seul aliment de notre pays qui me manque [lors d’un voyage à l’étranger], et j’en chercherai un aussitôt que je serai revenu. Un bon cheeseburger. » Si sa famille d’origine n’achetait pas, faute de moyens, la plupart de ses vivres, aujourd’hui, l’époux peut passer des heures dans un supermarché, au grand désespoir de l’épouse qui s’y ennuie vite et meurt d’envie d’en sortir. Quant à lui, il examine minutieusement les produits offerts par rayons à l’achat et à la dégustation éventuelle, les mangeant, pour ainsi dire, des yeux et de l’intellect. La combinaison inclusive de savoirs comme de saveurs enrichit une culture de l’alimentation qui ne cesse d’évoluer.

Les années 1980, 1990 et 2000

L’épouse : le plaisir raisonné du végétarisme

L’épouse, comme l’époux, a visiblement conservé, en partie du moins, certaines habitudes et rôles appris dans sa jeunesse, tout en actualisant ses gestes et ses goûts. Sans connaissances culinaires pratiques au moment de son mariage, elle a depuis appris à cuisiner. Si elle cuisine pourtant très rarement, en revanche, elle s’active presque journellement dans la cuisine pour aider son époux ou pour ranger après le repas. Elle se plaît à accompagner son mari dans une nouvelle aventure culinaire ou gastronomique concoctée par ce dernier. Le couple invite fréquemment, et le mari prépare un menu conçu pour interpeller ses hôtes, comme pour mettre en valeur la cuisine de la maison. Cet aspect performant de la cuisine et du repas contribue à la création ou à la recréation journalière de son cercle familial, de son cercle d’amis et de son cercle professionnel. Le repas, tout nécessaire qu’il soit car il faut manger, démontre à chaque fois le savoir du cuisinier, la nature des relations entre les personnes qui préparent le repas et d’autres qui le consomment, et enfin la compétence du cuisinier pour divers types de participation sociale et professionnelle (cf. DeVault, 1991 : 207-210), ce que l’épouse trouve amusant. Cette dernière contribue certes à l’élaboration de l’événement gastronomique et social. Elle offre spontanément son assentiment aimable, sa participation, son aide.

En même temps, l’épouse constate que la parfaite simplicité la contenterait tout aussi bien : « Si c’était à moi de décider, je n’inviterais probablement jamais personne. Je mangerais des légumes sautés à la poêle. Je mange encore pour vivre, non pas vivre pour manger. Quand cela arrive, j’aime bien, mais cela ne fait pas partie de moi en tant qu’individu, mais plutôt fait partie de nous en tant que couple. » De la même façon, en voyage, elle ne cherche pas à repérer les meilleurs restaurants ou même les bons, à la différence de son mari qui planifie les sorties gastronomiques. Au contraire : « Je ne pense même pas à l’endroit où je vais manger, avant que ce soit le moment de trouver quelque chose. Il y a un endroit de l’autre côté de la rue. On y va pour manger. Cela ne m’est pas très important. » Par contre, elle accepte volontiers les pratiques de son mari. Elle ne recherche pas activement l’aventure alimentaire, mais s’y fait complice, parce que ces activités font partie de sa vie familiale, structurant et renforçant sa relation de couple comme de groupe.

L’élément saillant des pratiques alimentaires de l’épouse est son adhérence stricte depuis plus d’une décennie à un régime végétarien. Chez elle, les régimes et attitudes de son enfance n’annonçaient peut-être pas sa conversion au régime végétarien. Par contre, ce changement de régime quelque peu surprenant trouve lui aussi une raison familiale. L’épouse fait l’expérience d’un régime végétalien — à base de plantes, sans oeufs, ni lait, ni viande, ni produit animalier— lorsqu’elle retourne à la maison de sa jeunesse et de ses parents pour les aider et pour être auprès de sa mère au moment où celle-ci, à qui l’on a diagnostiqué un cancer, vient de subir une opération. Sa mère, qui fait des recherches sur son propre état, conclut que le régime végétarien, et surtout le végétalien, pourrait l’aider à guérir, voire empêcher une récurrence de la maladie dont elle est atteinte. Ainsi, l’épouse découvre, à son arrivée chez ses parents, qu’ils ont tous deux adopté le régime végétalien. Vivant sous leur toit pour un temps, elle mange avec eux, et elle mange la même chose qu’eux, selon sa pratique coutumière.

Sa persistance à maintenir le régime d’abord végétalien, et ensuite végétarien, reflétera d’autres facteurs en plus du respect des pratiques familiales. La notion que le régime est intimement lié à la santé est antique, mais la « médicalisation » récente d’un certain discours sur l’alimentation, comme le fait qu’il faut assumer soi-même le diagnostic de son état médico-alimentaire en s’informant sur les découvertes scientifiques les plus récentes, s’aiguise depuis une vingtaine d’années. Le choix du régime végétalien de la mère participe sans doute de cette tendance. Quant à l’épouse, toujours en visite chez ses parents, elle perçoit à sa surprise qu’elle se trouve contente, même ravie, du régime nouveau, pour elle, à base de plantes : « Cela me convenait tellement bien. J’ai décidé que c’est comme cela que je voulais manger. […] Je me sentais tellement bien. » Elle découvre alors qu’il lui est naturel de se passer de viande, qu’elle n’avait jamais mangée en grande quantité de toute façon. L’absence même de laitage ne la dérange pas, quoiqu’elle en mangeait régulièrement, surtout des glaces, qu’elle considérait comme un délice. Après la visite chez ses parents, quand elle rentre dans son propre ménage, elle affirme de façon positive la décision personnelle de changer du coup de régime alimentaire.

Si le changement de régime s’effectue du jour au lendemain, l’établissement de pratiques quotidiennes durables se révèle plus difficile et passe par différentes étapes d’exploration et de négociation. Les premiers jours, le régime entièrement végétalien consiste largement en préparations de légumes et de fruits crus. Ce menu réduit et peu varié se révèle intenable, parce qu’il lui fait perdre rapidement du poids. Par la suite, elle rajoute une plus grande variété d’aliments, par exemple des pâtes et des légumineuses qu’il faut faire cuire pour les rendre digestes. Au fil des années, le régime devient végétarien et inclut lait, yaourt et oeufs, en petites quantités et incorporés à un plat cuisiné.

Le choix d’un régime végétarien a aussi entraîné de la négociation au sujet de la cuisine familiale, et il a provoqué des innovations culinaires. Son mari accepte ce choix qui dépasse largement les traditions familiales de leur enfance et qui s’érige en contrepoids à son propre régime encyclopédique. Il l’a soutenue d’abord en faisant des plats qui n’étaient que pour elle. Pourtant cette réponse lui a causé un surcroît de travail dans la cuisine et une certaine frustration. Par la suite, il a développé un répertoire de plats susceptibles d’être modifiés par l’ajout d’ingrédients, tel un plat fait à partir de riz et de légumes (pour l’épouse) mais qui peut aussi être garni d’un morceau de viande ou de poisson (pour l’époux). L’épouse résume : « Parfois, moi je mange deux choses, et lui, il mange trois choses. » Loin d’être végétarien, l’époux mange néanmoins moins de viande qu’auparavant, au point qu’à la maison, les enquêtés mangent souvent la même chose ou presque. De plus, l’époux cherche des recettes et des comestibles susceptibles de plaire à sa femme et de varier son régime, telles les glaces faites sans lait, ni crème, ni oeufs.

Pour l’épouse, l’influence familiale qui a amené l’essai du régime végétarien a cédé à d’autres raisons qui restent actuelles : « Aujourd’hui, je le fais pour des raisons de santé. Je me sens bien, et je crois absolument que c’est une manière de manger qui est saine. Aujourd’hui, les lectures sur des questions éthiques, ça le renforce pour moi, absolument. […] Depuis [la maladie de sa mère], je lis un peu plus […] sur la santé. Avant, pas du tout. Je ne pense pas en effet que nous pensions l’alimentation par rapport à la santé. C’est sûr que c’est un mode de vie. Ce n’est pas que la nourriture, mais tout un mode de vie qui est sain. Lire les étiquettes, […] rien que le fait d’être conscient de ce que l’Américain moyen mange, […] la réflexion sur ce que cela fait à ton corps, c’est difficile. » La réflexion de l’épouse suppose un lien primordial entre la nourriture et le bien-être du mangeur. Sans doute cette attitude reflète-t-elle les tendances générales, où les modes de vivre sédentaires et le savoir médical avancé sur la santé se rencontrent pour imposer des modifications de régime. De même, si historiquement par exemple la « soul food » et la « southern food » traditionnelles, à base de porc, de lard et de maïs, nourrissaient des personnes très actives, aujourd’hui on peut préférer la « soul food » végétalienne (Terry, 2010) — juxtaposition d’éléments qui n’est plus considérée comme un oxymore. Le régime de l’épouse indique, enfin, que le goût se trouve influencé, voire formé ou construit, par des facteurs multiples.

Maturité et actualité des enquêtés : les tables des années 2000 et 2010

Malgré le chemin parcouru ensemble et les nombreux compromis, les enquêtés se distinguent l’un de l’autre par leur manière de penser la nourriture. Dans ce sens, leur identité en tant qu’individus reste facilement perceptible. En même temps, ils entretiennent des réseaux de relations sociales résistantes, évolutives et fonctionnelles, par exemple, leur relation de couple, les relations à l’intérieur de leur famille, celles avec des amis et les contacts professionnels.

Il est possible de résumer, mais non pas de réduire, des aspects des comportements alimentaires des enquêtés en les catégorisant par type. La passion gastronomique de l’époux, rabelaisienne et réfléchie, suggère le type hédonique cherchant le plaisir. Ses connaissances gastronomiques, déployées et développées aussi en situation de travail, servent de support à sa carrière et à sa vie professionnelle. Le régime abstinent, voire la discipline alimentaire, de l’épouse, articule sa réaction au spectacle de la morbidité comme à celui de la dégradation que la malbouffe entraîne. Mais son régime s’explique également en raison d’une autre conception du plaisir, défini par le sens de bien-être relié à la santé, et par un refus de la dichotomie voulant séparer la pensée et la vie affective de l’être matériel. L’un comme l’autre, ces deux régimes présentent des facettes pouvant être catégorisées par type. Mais ces pratiques émergent également de préférences et de choix personnels.

Néanmoins, la rhétorique même des enquêtés privilégie un discours de la collectivité et du partage : leurs parcours montrent l’importance pour eux de la vie collective et du compromis permettant une harmonie sociale. Tous deux évoquent une forte conscience de leur ancrage, nécessaire ou imposé, mais aussi voulu, en de multiples couches et réseaux de relations sociales. Ainsi, l’époux qui aime l’univers de la nourriture en fait-il aussi la base d’amitiés durables se poursuivant au fil des années. À ce sujet, l’époux comme l’épouse maintiennent des traditions familiales qui prennent la forme de plats et de repas de fête. Leurs traditions sont celles dont ils ont hérité et d’autres de leur propre construction ; leurs enfants, maintenant adultes, les réclament, les perpétuent et en créent d’autres qui deviennent les leurs, à l’image des pratiques de la famille entière. L’épouse, dont le régime est censé maintenir une bonne santé et la qualité de sa vie, s’inquiète de la possibilité de vivre plus longtemps que ses proches, donc sans eux et isolée, à cause d’une santé qui serait même trop robuste. De même, reconnaissant que son régime n’est pas celui de la majorité, elle s’adapte en voyage et chez les autres, ne voulant pas que sa présence soit un fardeau et ne souhaitant pas nuire à ce qu’elle appelle « la joie » du contact avec les autres. La disponibilité de cantines au travail leur offre de nouvelles possibilités de relations avec des collègues de toutes sortes. Manger se révèle un procès social. Comme les multiples relations sociales des époux où la nourriture joue un rôle important, leurs relations à la nourriture même et les usages qu’ils en font évoluent de façon vivante.

Conclusions : de la contrainte à l’abondance : choix individuel et compromis collectif

Dans Le Procès de la civilisation (1939), ouvrage débattu mais qui ne cesse d’influer sur les courants de la pensée culturelle, historique et sociologique, N. Elias interpelle des représentations de pratiques alimentaires pour établir un modèle de relations dynamiques entre les comportements des individus et l’évolution des sociétés et nations. Aujourd’hui, dans les sociétés dites avancées et censées valoriser les droits de l’individu, notamment aux États-Unis d’Amérique, l’état se trouve concurrencé par le marché. Les démarches de celui-ci, souvent occultées, bercent les individus plus ou moins dotés de moyens dans l’illusion de l’autonomie. La notion d’autonomie a ses racines dans le principe politique de la liberté personnelle, mais le choix de l’achat passe pour signe de son existence continue. Plus il y a de choix, paraît-il, plus nous sommes « libres » dans nos comportements. Le choix alimentaire s’impose de toute façon aux omnivores que nous sommes. À l’heure actuelle, le choix devient nécessaire à l’individu tant pour établir les contours de sa particularité que pour accomplir le travail, toujours inachevé, sur soi. Le cas des deux parcours alimentaires que nous étudions ici suggère que ce travail, loin de produire des individus isolés — aux contours mythiques à la Tocqueville ([1835 ; 1840] 1981) pour le contexte américain —, peut contribuer à créer et à renforcer des liens sociaux de différentes sortes et cela, malgré toutes les pressions du marché.

Notre étude met donc en question la pertinence ou la définition de catégories plus anciennes ou traditionnelles, et surtout celle de la nationalité, pour décrire les pratiques alimentaires. Les habitudes des consommateurs modernes sont bien documentées. Le marketing d’un côté et la recherche universitaire de l’autre dressent le portrait des consommateurs, pour prévenir, prescrire ou décrire leurs comportements. Tranchant dans les catégories, le consommateur américain se définit notamment par le développement de son individualité (Fischler et Masson, et al., 2008 : 11-13 ; 42-43), quoique l’impératif même du choix est d’une parfaite banalité. Par contraste, le mangeur français, par exemple, dans un même marché alimentaire mondial, se définit autrement, car sa culture nationale et sa socialité lui font revendiquer une convivialité aussi attestée (Fischler et Masson, et al., 2008 : 43-45). Un conformisme relatif, ou un principe d’inclusion, le sauve de l’isolement supposé, glorieux, triste ou difficile, de l’Américain face à la nourriture. Mais ces caractérisations font-elles appel à ce que U. Beck ([2001] 2002 ch. 14 ; 2001) nomme les « catégories zombies » qui persistent dans le discours et la pensée sans saisir une réalité différente ?

Face au défi du choix, nos enquêtés ont développé pratiques et discours cherchant à maintenir une certaine harmonie collective autant ou même plus qu’ils n’encouragent l’épanouissement attendu de chaque individu. Dans le cas que nous étudions ici, la réconciliation de quelques individus individualisés à l’intérieur du groupe familial parmi d’autres collectivités produit un modèle de sociabilité alimentaire durable et toujours en négociation. Cet exemple montre le rôle que jouent le compromis, l’acceptation et l’inventivité créatrice en face de la possibilité de l’isolement et de la dispersion.