Feuilleton

L’enthousiasmeThe enthusiasm[Notice]

  • Élise Dumont-Lagacé

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Le plus souvent, mes interlocuteurs me répondaient sans détour qu’ils n’étaient pas intéressés ou qu’ils ne se sentaient pas concernés par ma démarche. La conversation téléphonique ne durait jamais plus de quelques minutes : ils s’assuraient souvent de raccrocher prestement, comme on le fait avec les sondeurs téléphoniques. Dès le départ, je dus me soumettre à un exercice essoufflant, alors que défilait devant moi une longue liste d’entreprises où je souhaitais aller pour la réalisation de mon enquête. J’interpellais mes répondants, des représentants d’entreprise, en insistant d’abord sur les pistes de solutions stratégiques et durables aux défis d’attraction et de rétention de la main-d’oeuvre que ma démarche pouvait leur apporter. Ces solutions que j’avançais avaient comme corollaire l’intégration, par les entreprises, d’une catégorie de travailleurs largement négligés par leur secteur industriel : les femmes — mais aussi les personnes, en particulier les femmes, issues de l’immigration. Les motifs évoqués pour expliquer leur tenue à l’écart s’érigeaient généralement sur les terreaux biologiques ou nationaux, mais le plus souvent, l’appel à des considérations purement économiques évacuait la nécessité de toute justification supplémentaire. Dans le cadre d’une enquête comme celle dont j’étais responsable, l’approche, le ton et le vocabulaire devaient être mûrement réfléchis. Je devais me préparer, appréhender, anticiper, mais aussi être prête dans les brefs instants que me consentaient mes interlocuteurs pour répliquer, rebondir, renchérir ou, hélas, renoncer. La liste des entreprises qui se trouvait devant moi avait été conçue à partir de divers bottins et sites corporatifs qui, outre le nom et la localisation de l’entreprise, fournissaient quelques renseignements à propos de l’interlocuteur qui me répondrait au téléphone : c’est cette personne qui consentirait à m’ouvrir les portes de l’établissement ou, du moins, à m’en faciliter l’accès. Le hasard jouait la plupart du temps un rôle décisif quant à mes possibilités de mener à bien mon enquête. Au fil de mes démarches, j’ai pu observer quelques tendances et développé des astuces dont plusieurs relèvent au final davantage de la superstition que d’une analyse des possibilités objectives. Par exemple, je devinais l’heure la plus propice afin d’obtenir une réponse au bout de la ligne ou, au contraire, je cherchais à atterrir sur une boîte vocale patiente, laquelle était par nature encline à recevoir ma requête. Je considérais que le lundi matin et le vendredi après-midi étaient des moments opportuns pour recevoir l’assentiment de mes interlocuteurs. De même, les jours de beau temps augmentaient considérablement mes chances qu’ils soient d’humeur favorable et qu’ils acquiescent à ma requête de les rencontrer. Enfin, j’ai développé au fil du temps une habileté particulière pour contourner ou esquiver la personne à la réception qui, la plupart du temps, m’adressait promptement une fin de non-recevoir. Malgré tout, à l’issue de cette véritable gymnastique à géométrie variable à laquelle je m’attelais et m’exerçais pendant plusieurs jours, la liste, qui me semblait interminable au départ, s’amenuisait rapidement. Pour tout dire, j’ai encaissé une masse de refus sous prétexte de manque de temps et parfois, dans un élan de sincérité décomplexée, d’une complète absence d’intérêt. Il y a aussi eu, bien entendu, une petite poignée de personnes qui étaient disposées à me rencontrer par simple générosité ou inclination affirmée pour l’esprit de ma démarche. Puis, contre toute attente, je me retrouvai complètement désarmée devant quelques individus qui m’opposèrent une réaction tout à fait surprenante : ils étaient animés d’une énergie remarquable qui contrastait avec l’attitude des autres. Avec eux, la périlleuse gymnastique argumentative devenait caduque : ce sont eux qui s’activaient devant moi. Je devenais spectatrice de leur enthousiasme échafaudé à partir des quelques bribes d’information que j’avais réussi à placer …