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L’unicité trompeuse de « La » mode dissimule un foisonnement de modèles, d’usages et d’interprétations asynchrones (Erner, 2004). Secrétés sans relâche, ils émanent d’une multitude d’espaces sociaux d’appropriation et de production de manières de se vêtir (Cohen, 2008 [1972]), irréductibles aux strates déjà multiples et différenciées de l’industrie de l’habillement (Godart, 2010 : 29)[1].

Le présent article vise à montrer comment chacun s’accommode des nombreux décalages temporels auxquels les mouvements ininterrompus des normes et valeurs stylistiques exposent le contenu de sa garde-robe.

Les manières dont les individus interprètent la norme de mode, catégorisent les vêtements qu’ils jugent « démodés » ou « hors mode[2] » et, plus largement, la diligence avec laquelle ils se conforment à ce que Q. Bell nomme « une éthique vestimentaire » (1992 [1976] : 13), sont fortement liées à des propriétés sociodémographiques[3]. Nos analyses ne visent en aucun cas à remettre en cause les lectures soulignant l’efficace de ces structurations collectives. Consacrées à des variations observables à hauteur d’objet et d’individu, elles se situent toutefois à un palier différent de la réalité sociale (Lahire, 2004 : 735) et relèvent, en outre, d’une perspective privilégiant l’analyse des modalités de la qualification et de l’évaluation des objets (Bessy, Chateauraynaud, 1995).

À cette échelle microsociologique, il s’est agit de prendre au sérieux le fait que, quels que soient les groupes sociaux concernés (et la spécificité collectivement définie de leurs rapports à la mode), la valeur et le statut des éléments de la garde-robe se trouvent tributaires d’ajustements (plus ou moins fragiles, plus ou moins encadrés par des dispositifs marchands, domestiques, etc.), qui ne se réduisent pas à une rencontre théorique et mécanique entre, d’un côté, des normes de mode univoques et invariablement légitimes et, de l’autre, des objets stables, qui, de manière tranchée, pourraient ou non leur être déclarés conformes.

Cet article porte ainsi sur les différents processus qui, dans des contextes concrets de choix, d’appréciation et de présentation de soi (Clarke, Miller, 1999), contribuent soit à rendre les vêtements plus vulnérables, soit à les soustraire à l’emprise de la mode et, parfois encore, à renforcer leur valeur.

La recherche concernait, à ce titre, des phénomènes à l’oeuvre dans l’ensemble de l’espace social. C’est pourquoi elle exigeait une enquête transversale, reléguant au second plan les propriétés sociodémographiques des informateurs[4].

Nos interprétations reposent sur des entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1997), complétés par des observations de type ethnographique[5]. La première partie du matériau mobilisé a été réunie dans le cadre d’une thèse de doctorat, consacrée à la relation esthétique ordinaire aux objets du quotidien (Beldjerd, 2008). Afin de pouvoir disposer d’un matériau exclusivement centré sur le rapport à la mode vestimentaire, une nouvelle phase d’enquête a été menée en 2009-2010[6]. Nous avons alors cherché à systématiser les récits de pratiques qui, lors de la première enquête, avaient efficacement favorisé le dépassement des discours convenus sur des abstractions telles que le « goût personnel » ou « la mode » (ibid. : 68 et suiv.). En l’occurrence, les interviews ont été orientées sur le commentaire du contenu des placards et penderies domestiques. Ce parti pris méthodologique a notamment permis de montrer combien des dispositifs aussi triviaux, fonctionnels et discrets, concourent à la sélection et à la protection esthétiques des éléments de la garde-robe.

Il convient, enfin, de préciser que les personnes rencontrées n’exerçaient presque jamais de professions en prise directe sur le domaine de la mode. Pour la plupart, il ne s’agit pas, de surcroît, d’amateurs ou de passionnés des questions de style et d’apparence. L’essentiel de l’échantillon est ainsi constitué d’enquêtés entretenant un rapport à la mode que l’on pourrait qualifier d’« ordinaire ». Cela signifie que cette dimension de la valeur de leurs vêtements, sans toujours leur indifférer, n’informe pas la majeure partie de leurs relations à leur garde-robe. Il traduit un refus de réduire les matières de l’esthétique ordinaire à des pratiques d’experts et de passionnés, pour en montrer les formes les plus banales, les plus intégrées au quotidien (Beldjerd, op. cit.). Ce choix favorise, en outre, la mise en évidence de déphasages et de positionnements variés (identitaires, moraux, stylistiques, etc.) à l’égard de la mode.

L’examen de ces décalages, ajustements et réajustements observés entre normes et éléments de la parure passe, dans une première partie, par la mise en évidence des conditions pratiques de possibilité de la typification du « démodé » et du « hors-mode » (Schütz, 1994 [1971]). Celui-ci amène, dans une seconde partie, à considérer les voies à travers lesquelles les vêtements échappent à la disqualification, au remisage ou à l’abandon.

Des accommodements insensibles à la caractérisation du démodé

Le vêtement protégé par la familiarité

Il semble d’abord indispensable de rappeler combien, à l’exception de certains contextes favorisant sinon une intimité, du moins une privacité (c’est-à-dire, par exemple, face à un miroir domestique, dans la cabine d’essayage d’une boutique de vêtements, voire dans un vestiaire), les lieux sociaux autorisant le libre contrôle attentionnel de sa propre apparence — donc, le cas échéant, de sa conformité à une mode — se réduisent à la portion congrue. Bien qu’elles réclament un degré parfois élevé de mise en forme préalable de la parure, la plupart des actions et interactions publiques interdisent de facto, sous peine de ridicule, la centration attentionnelle prolongée sur sa propre image. Ces proscriptions n’empêchent pas, bien entendu, que de nombreuses parenthèses plus ou moins discrètes puissent s’intercaler dans les cours d’action : un coup d’oeil à son reflet dans une porte vitrée ou à l’étiquette de sa veste au moment où elle est récupérée sur le dossier d’une chaise, etc.

Le respect de ces régulations se trouve, certes, grandement favorisé par le jeu de contraintes immédiates — du fait, en particulier, du quadrillage qu’instaure le regard des tiers. Cependant, il profite également d’un double travail du corps. Celui-ci se fait d’abord le réceptacle actif de ces conventions et prescriptions, qu’il intériorise sous la forme d’habitudes et de dispositions (Bourdieu, 1979 ; Elias, 1973)[7]. Ensuite, tout au long de la journée, la plupart des vêtements « font corps » avec l’individu (Warnier, 2001). À ce titre, ils tendent, non seulement, à se confondre avec l’apparence physique, mais contribuent aussi à « produire du corps ». Ils s’intègrent, en effet, au schéma corporel et, dans cette mesure, perdent leur qualité d’« objets », dans le sens où ils cessent alors d’être perçus comme des éléments extérieurs, distincts du corps (Merleau-Ponty, 2001 [1945])[8]. L’ensemble de ces phénomènes contribue à ce que, dans la majorité des activités quotidiennes, la conformité des vêtements à des normes stylistiques, et, en particulier, aux réquisits d’une mode, se trouve évacuée du premier plan du champ de préoccupation des individus.

Considérons maintenant les instants ménageant davantage de place à une relation réflexive aux vêtements. Il est vrai que les opérations matinales de composition de la vêture, par exemple, donnent parfois lieu à d’intenses réflexions sur les combinaisons possibles entre différentes pièces de la garde-robe ou encore sur la qualité, la justesse esthétique et l’adéquation à une mode de tel ou tel vêtement. Dans certaines occasions, les dilemmes en deviennent insupportables ; la charge cognitive atteignant son paroxysme : « Tous mes vêtements potables étaient au sale. (...) C’était la grosse prise de tête. (…) J’arrivais pas à m’habiller. Je te jure, j’en avais les larmes aux yeux ! » (femme, 37 ans, graphiste)[9].

Fort heureusement, les enquêtés peuvent compter sur le fait qu’une large part de ces opérations repose sur un ensemble de routines, de savoir-faire automatisés et, plus largement, sur la mise en oeuvre d’habitudes ne requérant qu’une faible mobilisation de leur attention critique (Garretta, 2002 ; Lahire, 1998 ; Kaufmann, 1996). Nombre d’entre eux appuient une partie de leurs arbitrages vestimentaires matinaux sur des procédures pré-calibrées. C’est particulièrement le cas de ces hommes qui parviennent à réduire leur charge réflexive en puisant dans des stocks de vêtements fongibles (par exemple des chaussettes de même couleur), sélectionnés en amont par leurs soins. Au cours de l’enquête, ces routines concernaient fréquemment les pièces les moins visibles de l’apparence : « Pour les tee-shirts, je prends le premier en haut de la pile », explique cet enquêté (23 ans, étudiant). Cependant, de tels dispositifs « distribuant » les choix (Hutchins, 1995) peuvent s’étendre à l’ensemble de la vêture : « Moi, devant la penderie, je sélectionne un jean par semaine, pratiquement. (...) Les chemises, je les mets les unes sur les autres, sur un cintre. Donc qui sont à peu près de la même fonction, finalement. (…) Je vais prendre la première chemise, je vais pas m’embêter à prendre la dernière » (homme 29 ans, technicien).

Ces systèmes bénéficient en particulier de la standardisation professionnelle des tenues. Nous l’avons notamment observé chez ce vendeur dont la penderie donne à voir un dispositif d’assistance du choix, constitué d’une série de chemises blanches quasiment identiques, dans laquelle il puise indifféremment au quotidien : « Je me pose pas de question, là, je prends mon pull, là, une chemise, là, un pantalon, et hop ! (…) Et c’est comme ça tous les matins ! » (31 ans).

Précisons que de telles routinisations ne consistent pas seulement en des tactiques propres à des individus dont les compétences en matière stylistique ne suffiraient pas à leur garantir un sentiment de sécurité vestimentaire. D’abord, parce que ces modes d’organisation n’exigent pas nécessairement une intention consciente de maîtrise, mais procèdent d’un ajustement entre logiques d’actions domestiques et formes des différents entours matériels. Ensuite, parce que les personnes les plus autonomes face à leur garde-robe peuvent également apprécier d’avoir résolu ex ante la question des exigences formelles de la mode. Une femme, attentive à cette dernière, s’efforce ainsi de composer par avance des ensembles cohérents : « En fait, j’essaie (...) d’avoir des ensembles (...), je le porte ensemble, uniquement. (...) Et ça quelquefois j’arrive à l’appliquer quand j’achète. (…) C’est un travail de titan. Mais c’est vrai qu’une fois que vous avez trois-quatre tenues, c’est l’idéal je trouve (…), vous avez pas à vous... » (30 ans, juriste d’entreprise)[10]. Une autre informatrice s’emploie à acheter des vêtements qu’elle décrit comme « tout-terrain », non pas parce qu’ils seraient portables quelle que soit l’occasion, mais parce qu’ils lui semblent mariables avec quantité d’autres pièces composant sa garde-robe. Ceci l’autorise, selon elle, à pouvoir « chois(ir) (s)es habits, même dans le noir ! » (37 ans, vendeuse dans une librairie).

On le voit, les individus ne fonctionnent donc pas en permanence à la manière de « tours de contrôle » (Lahire, 2002). Ajoutons, qu’y compris en régime attentionnel, on ne saurait ignorer l’épaisseur des médiations cognitives à travers lesquelles chacun perçoit les éléments de sa garde-robe. Il convient à cet égard de ne pas surestimer la puissance d’objectivation de la réflexivité (Bessy, Chateauraynaud, 1995) lors des habillages quotidiens. Dans les situations de composition de l’apparence, les vêtements se livrent, en effet, le plus souvent à travers des images et des types figés. Leur identité dépend avant tout ainsi d’un « voir comme » (au sens de L. Wittgenstein [Cappelletto, 2003]). Quel que soit leur degré d’usure ou de contravention aux normes d’une mode, ils peuvent a priori continuer à être « vus comme beaux », « vus comme à la mode », etc. La perception et l’appréciation de l’objet se révèlent alors surdéterminées par un savoir plutôt que par un voir[11]. L’enquête indique que cette fixation de l’apparaître du vêtement a pu se constituer selon deux modalités distinctes. La première s’apparente au régime d’« emprise » (Bessy, Chateauraynaud, 1995). « Pour moi, pendant des années, c’est resté “mon-jean-super-mode” », nous confie, par exemple, un enquêté (32 ans, employé dans une agence immobilière). Malgré le renouvellement des formes vestimentaires qui l’environnaient, cet informateur n’a cessé de percevoir son vêtement à travers la typification (« super-mode ») qui s’était imposée lors de son acquisition[12].

La familiarité constitue la seconde voie par l’entremise de laquelle se stabilise l’identité des vêtements. L’habitude perceptive née de la pratique tend à en cristalliser l’image. Après plusieurs semaines d’usage d’une chemise, un informateur (45 ans, gestionnaire) en considérait ainsi uniquement la conformité aux exigences de sa vêture professionnelle. Sans l’intervention de sa femme, qui l’a incité à regarder différemment son vêtement, il n’aurait jamais songé à le porter dans un cadre festif.

Les situations de remise en cause

Bien que les parenthèses évaluatives réflexives ne représentent que des exceptions dans le flux des rapports quotidiens à la plupart des vêtements portés, des pensées fugaces, parfois anxieuses, peuvent surgir à l’occasion d’interactions dans des espaces publics ou semi-publics. Alors qu’il marchait dans la rue, un enquêté s’inquiétait soudainement, de la sorte, de la couleur de sa chemise ; un autre regrettait d’avoir persisté à vouloir porter une veste — dont il doutait maintenant de l’élégance de la forme très cintrée —, tandis qu’une jeune femme s’interrogeait sur la validité de la teinte de son jean. Angoisses et sensations de malaise ont pu naître sans que ces informateurs en aient précisément identifié les catalyseurs. Sans doute faut-il compter ici avec l’apparence des passants, le contenu des vitrines, les images publicitaires et, d’une manière générale, avec les différentes sollicitations (plus ou moins explicites et/ou en relation directe avec l’univers de la mode) que recèle l’espace public. Cependant, des interactions plus explicites alimentent ou déclenchent également de telles polarisations attentionnelles sur la valeur stylistique de tel ou tel vêtement. Des sentiments de fierté et de puissance sont parfois éprouvés par les individus lorsqu’ils arborent des vêtements neufs, coûteux ou qu’ils situent à l’avant-garde d’une mode[13].

La focalisation sur leur apparence peut débuter en coulisse, pour parler comme E. Goffman[14] (bien souvent dans l’espace domestique), avant une entrée sur une scène publique. Mais elle se trouve ensuite entretenue et s’intensifie sous l’effet des regards réels ou putatifs des personnes croisées. Ceux-ci valant d’ailleurs d’autant plus si l’allure des juges laisse deviner ces compétences appréciatives qui sont l’indice de ce que E. Katz et P. Lazarsfeld nomment le leadership (2008 [1955]) : « Tu sais bien qu’en face, elles (des inconnues installées à la terrasse d’un café) l’ont vu, ton sac. T’es là, tu dis rien, mais, tu te pètes la classe (rires) ! C’est complètement narcissique, mais des fois, ça fait pas de mal non plus (rires) ! » (femme, 37 ans, vendeuse dans une librairie).

Cependant, l’effet des situations ne se révèle pas toujours des plus agréables. Un homme nous a, quant à lui, raconté comment, pendant toute une journée de visites, effectuées dans le cadre d’un voyage de groupe, il était demeuré mal à l’aise et obnubilé par la forme de son jean, après qu’une amie, qu’il jugeait plus experte que lui en matière de mode, a maladroitement (bien qu’innocemment) disqualifié devant lui les coupes larges.

La légitimité reconnue par les individus aux jugements de certaines instances est d’ailleurs telle qu’il n’est pas rare d’assister à de complets revirements de la part du porteur d’un vêtement. Un informateur (29 ans, commercial) décrit ainsi une conversion inattendue de son regard. Fin connaisseur en matière de chaussures de sport, il était malheureusement convaincu de ce que les temporalités de la mode avaient dû avoir raison de la valeur stylistique de l’une de ses paires de baskets Nike. Bien qu’identifiées comme appartenant à une « série limitée », leur aura initiale n’avait pas ainsi été suffisante pour maintenir une emprise durable sur leur propriétaire. Cependant, une journée de shopping dans une capitale étrangère a provoqué une volte-face. Après que l’enquêté a découvert sa paire de chaussures proposée dans une boutique avant-gardiste, il s’est senti rassuré par le verdict de cette institution marchande, perçue comme légitime. Un nouveau savoir a ainsi pu irriguer les schèmes incorporés guidant son appréciation spontanée et modifier son jugement (Kaufmann, 2001). L’attachement à ces objets relève dès lors d’une évidence incorporée : depuis leur réhabilitation, l’enquêté dit être demeuré « dingue de ces baskets ».

Conformément à ce qu’ont relevé A. Clarke et D. Miller (1999), on notera combien ces exemples témoignent de la relative incertitude dans laquelle se trouvent la plupart des personnes rencontrées à l’égard des normes de la mode — ce, y compris lorsque ces enquêtés peuvent être considérés comme des initiés et se voir reconnaître une certaine expertise. Ils permettent de mieux saisir à quel point la compétition des apparences peut se faire rude, d’autant plus périlleuse qu’elle se révèle brouillée par une multitude de hiérarchies et de croyances qui se donnent pour incommensurables (Coulangeon, 2004). Mais ils invitent, en outre, à souligner l’instabilité que peut occulter la notion unifiante de « sens pratique » (Bourdieu, 1980). Si, en effet, les fluctuations intrinsèquement liées à l’opération d’interprétation de la norme de mode peuvent être enrayées par l’actualisation d’ « un » sens pratique, celui-ci repose néanmoins sur une pluralité d’habitudes non nécessairement congruentes (Kaufmann, 2001 ; Lahire, 1998). Dans le dernier cas évoqué, on peut, en effet, faire l’hypothèse qu’une capacité experte à juger les baskets (selon les critères de la mode) se trouve mise en veille par la prégnance d’une autre habitude (actualisant une connaissance implicite des temporalités de la mode).

Concernant les baskets méjugées, un nouveau rapport favorable à l’objet s’est, in fine, instauré de manière durable. Cependant qu’advient-il, au-delà des interactions ponctuelles, des vêtements déconsidérés parce que « démodés » ? Une unique situation de disqualification d’un vêtement (notamment au nom d’une norme de mode) peut peser sur son usage, menant progressivement leur possesseur à moins le porter, puis à le délaisser définitivement[15]. Certains dispositifs structurant les lieux de vente (associant merchandising, musique, présentation de soi et savoir-faire des vendeurs en matière de « captation » des clients [Cochoy, 1999]) travaillent à bouleverser les repères évaluatifs des acheteurs potentiels ; ils visent à ébranler et redéfinir leur identité afin de favoriser leurs adhésions stylistiques. Les clients se trouvent soudain sous l’emprise de formes qui pouvaient leur indifférer quelques instants avant de pénétrer dans la boutique. Toutefois, l’efficacité marchande demeure circonscrite temporellement et spatialement : la brièveté des interactions modifiant le jugement porté par l’individu sur son apparence, comme la fugacité des sentiments de malaise éventuellement suscités, l’autorisent bien souvent à s’en déprendre. La fuite vers d’autres systèmes de pensée et d’action rend ainsi possible le retour des vêtements mis en cause dans le clair-obscur de la familiarité. Une jeune femme raconte, par exemple, qu’elle s’est sentie méprisée par des vendeurs de la chaîne de vêtements Zara lorsqu’elle s’est rendue dans l’une de ses boutiques, vêtue, comme à l’accoutumée, d’un pantalon baggy et d’une paire de baskets. Elle évite désormais les magasins de l’enseigne et, malgré sa mésaventure ne s’est pas débarrassée de ses vêtements au style qu’elle qualifie de « djeun’s cool ».

Certes, le sentiment du caractère démodé de sa propre apparence peut ainsi naître face à un rayonnage, une image publicitaire ou sous le regard intimidant d’un vendeur. Toutefois, notre enquête invite à accorder toute leur importance aux scènes qui se jouent face aux penderies personnelles. À la différence des espaces marchands, en effet, non seulement celles-ci associent implacablement, en effet, évaluations, objectivations, qualifications, mais — et cela nous paraît déterminant — elles emportent aussi nombre de conséquences décisives sur une « biographie » des vêtements (au sens de T. Bonnot [2002]), faite d’usages, mais aussi de remisages, de réhabilitations, d’abandons, de destructions, etc.

L’espace domestique, lieu de stockage des biens, s’impose comme le principal théâtre des redécouvertes extraordinaires et des transformations significatives de la perception et de l’évaluation stylistique des vêtements. Il convient d’abord de compter avec les réflexions formulées parfois sans ménagement par les autres membres du foyer. Certains conjoints peuvent se livrer, à cet égard, à une véritable guerre d’usure : « je vais finir par le savoir qu’elle est moche cette cravate ! » s’emporte ainsi un enquêté (homme, 45 ans, gestionnaire), après s’être plaint des commentaires sarcastiques que lui adresse systématiquement son épouse à propos de cet accessoire.

Des événements plus ponctuels encore contribuent, en outre, à provoquer la réévaluation spontanée du vêtement par son propriétaire. À plusieurs mois, voire années, d’intervalle, les retrouvailles avec certaines formes « refroidies » par une occultation durable, sont susceptibles d’entraîner ce que H. Garfinkel nomme des expériences de breaching (2003 [1967]), c’est-à-dire de bouleversement soudain de la stabilité du réel. Au cours de l’enquête, nous avons assisté à la scène suivante : à la recherche de cirage, une jeune femme qui passait un week-end dans la maison de ses parents se rend dans le coin du sous-sol dans lequel sont entreposées les chaussures des membres de la famille. Dans l’une des boîtes qu’elle ouvre, son attention est attirée par une paire de bottines cavalières en cuir qu’elle portait quelques années auparavant. Manipulant avec curiosité les chaussures extraites de leur carton, elle est surprise par le décalage entre le souvenir qu’elle en avait conservé et la forme qu’elle a maintenant sous les yeux. Malgré l’excellent état de ces chaussures, leurs talons lui semblent d’une épaisseur démesurée. Elles sont alors tour à tour qualifiées de « bizarres », « pas vraiment moches », « lourdaudes », « démodées » et « juste importables ». Sans être jugée absolument laide, la forme de ces objets lui apparaît ainsi totalement incongrue et, de surcroît, en pleine contravention avec son sens spontané du « stylistiquement correct ». Ces chaussures ont ainsi franchi ce cap du « hideux », qui, pour Q. Bell suit immédiatement une mode abandonnée, pour atteindre à une simple « inélégance » (1992 [1976] : 203). La brusque confrontation à un objet manifestant un état révolu de son goût n’en suscite pas moins un intense trouble identitaire chez la jeune femme : « C’est fou, hein ! Comment on a pu porter ça ? », s’interroge-t-elle, incrédule, en nous prenant à témoin[16].

Cette brusque redécouverte révèle le travail insensible d’actualisation de la perception et de l’appréciation de l’enquêtée qui s’est opéré au long de ces années au sein d’une culture visuelle affectée par une succession de modes et de nouveaux paradigmes formels (Bell, op. cit. ; Sauvageot, 1994). Bien entendu, les chaussures ne se sont pas livrées « telles qu’en elles-mêmes » — ce qui n’aurait aucun sens —, mais il importe d’insister sur le fait qu’elles sont apparues à l’enquêtée débarrassées du voile dont la familiarité les avait jadis enveloppées, lorsqu’elles faisaient encore partie du paysage quotidien de la garde-robe. C’est à ce titre que le remisage a constitué un dispositif très efficace de mise à distance d’objets, si bien connus, jadis ; cette intervention rendant immédiatement possible l’application implicite des schèmes plus récents de la mode.

Une dizaine d’années d’écart n’est pas, en revanche, nécessaire pour rendre efficace ce processus d’objectivation (Bessy, Chateauraynaud, 1995). Dans un certain nombre de foyers dans lesquels nous avons été reçu, s’organise deux fois par an la transhumance croisée entre penderie et espace de remisage (cartons, bacs situés sous un lit, étagères, sous-sol, etc.) des vêtements portés en été et de ceux réservés à l’hiver. Une partie d’entre eux s’éclipsent ainsi longuement du champ de la perception quotidienne ; cette alternance favorise les ruptures avec l’évidence familière.

« Sauver » ses vêtements

Vêtements et normes de mode : des ajustements « sur mesure » ?

En matière de mode, l’efficacité prescriptive de formes nouvelles ne repose pas uniquement sur des adhésions stylistiques immédiates (qui se manifesteraient à la manière d’un « coup de coeur », d’une évidence ou d’une révélation esthétique). En premier lieu, parce que celles-ci n’interviennent bien souvent qu’au terme d’une socialisation perceptive qui requiert du temps. En second lieu, parce que les individus doivent se considérer comme les destinataires des nouveaux paradigmes formels. Par exemple, une femme (35 ans, cadre de la fonction publique), lectrice régulière des magazines féminins Elle et Biba, ne se sent en aucun cas visée par les injonctions que les autres titres adressent à leurs lectrices. Affichant son sens de la distinction, l’enquêtée dédaigne notamment la mode présentée dans les pages de Femme actuelle (qui, au cours de l’interview, a représenté un repoussoir récurrent) : « C’est trop classique et c’est en retard (...) je vois pas en quoi ça pourrait me toucher, puisque c’est moins bien... Mais en fait, je regarde même pas... » À l’égard des pages mode des magazines adressés à des catégories sociales supérieures à la sienne, son jugement comporte davantage de nuances. Toutefois, non seulement l’enquêtée se sent à nouveau faiblement concernée, mais, de surcroît, la pertinence stylistique de leurs prescriptions est loin d’être acquise à ses yeux : « Dans Vogue, c’est de la haute couture. Ça m’est pas destiné. Mais c’est des marques vachement luxe... C’est un peu bling-bling, quoi, c’est trop. (…) On regarde comment c’est fait, et comment c’est adapté par les gens autour de soi, pour pas se payer la honte. Mais ça remet pas en cause ta manière de voir les vêtements. (...) En fait, ça fait même pas envie ![17] »

Les modèles présents dans les pages de magazines spécialisés ne constituent que des formes complémentaires ou concurrentes de celles exposées sur les panneaux publicitaires, de l’offre des enseignes commerciales, des comportements vestimentaires des tiers, ou encore des conseils d’experts (vendeurs, coaches, amis, etc.). Confrontés à la nouveauté, certains informateurs mettent en place ce qui s’apparente à un « observatoire » intérieur : pendant quelque temps, ils mènent une enquête dilettante, sur les manières de porter un vêtement ou sur les populations qui l’arborent et le diffusent. Cette attitude s’observe particulièrement dans les cas de reformulation par la mode de certains basiques intergénérationnels tels que les jeans. L’apparition des modèles slim a par exemple intrigué, pendant quelque temps, l’un des enquêtés (41 ans, technicien), qui jetait des coups d’oeil inquiets aux « leaders » de cette nouvelle mode (Roselle 1973 : 115). Après quelque temps de veille, celui-ci a conclu qu’il ne compte manifestement pas parmi les destinataires de cette inflexion stylistique. Une fois cette certitude acquise et, au surplus renforcée au cours de discussions avec des proches, ses jeans habituels, qu’il avait commencé à considérer d’un oeil suspicieux, ont retrouvé toute leur valeur esthétique.

On le voit, les normes de la mode tirent leur force aussi bien de la légitimité qui leur est accordée par tel ou tel individu que de l’identité de leurs relais humains et objectaux (Katz ; Lazarsfeld, 2008 [1955] : 221). La disqualification de ces supports peut de la sorte protéger efficacement un vêtement mis en cause : « Moi ça me fait rien, explique un jeune homme, qu’un gros naze de chez Jules me dise que mon polo est à la ramasse — enfin, si, ça m’énerve ! Mais... (rires) » (25 ans, étudiant). Cet enquêté signifie ainsi qu’il n’accorde aucune valeur à l’expertise d’un employé d’une chaîne dont il désavoue les orientations stylistiques. Au cours des premières années de sa vie professionnelle, une femme s’est, pour sa part, heurtée à des « codes locaux » dont elle refusait d’admettre la légitimité. Originaire de Normandie, elle avait accepté une mutation dans le sud de la France : « (Ici), on est beaucoup moins empreints de tous les petits détails fashion-machin. (Q. : ils suivent beaucoup la mode dans le Sud ?) Oui, enfin, « la mode « , les tendances, on va dire, avec vraiment une empreinte « Sud « . Les filles, elles sont habillées avec des trucs hyper moulants. On met tout dehors. (…) Pour eux, ils sont beaux, mais ça fait partie du code local. Mais pour moi (...) c’est pas moche moche, ça va bien là-bas, c’est typique. (...) Moi je ne pourrais pas me balader comme ça, c’est pas possible, je vais pas tout sortir, là ! » (femme, 36 ans, gestionnaire). Dans un tel cas, il s’agit pour l’enquêtée de récuser une appropriation, jugée vulgaire, de règles dont par ailleurs elle ne conteste pas la pertinence (i. e. en l’espèce, sinon « La mode », du moins des « tendances »). Cette divergence d’interprétation d’un socle néanmoins commun constitue à ses yeux une preuve supplémentaire de son irréductible altérité.

Si une catégorisation péjorative des sources de la critique ou des relais de la norme déstabilisante peut suffire à leur neutralisation, certaines qualifications des vêtements mis en cause contribuent également à les soustraire à la déconsidération. Un certain nombre de typifications, relevées à de nombreuses reprises dans les entretiens, telles que « classique », « vintage », « décalé » ou encore « basique », peuvent offrir différents degrés d’immunité aux objets. Selon leur contexte d’emploi, elles réfèrent tantôt à des styles, tantôt à des types de vêtements, tantôt à des fonctions. Cependant, malgré leur multiplicité et leur diversité, le point commun de ces prédicats réside dans le fait que, sans être pleinement conformes aux tendances, les vêtements auxquels ils s’appliquent n’exposent pas de jure leur possesseur à commettre d’infraction rédhibitoire à l’égard de la mode. La maîtrise de ces catégories autorise dès lors à réaliser le sauvetage de nombreuses causes perdues... au fond des placards. Mais elle donne aussi parfois lieu à des stratégies de réduction du risque au moment de l’achat. Ainsi, la recherche d’une forme souhaitée « indémodable », généralement désignée comme « classique », constitue une tentative d’anticipation à laquelle certains enquêtés recourent volontiers lorsqu’il s’agit d’acquérir un vêtement ou un accessoire coûteux.

Quels sont toutefois les points d’appui de ces qualifications réalisées en amont ou en aval ? Dans quelle mesure le langage peut-il s’emparer des propriétés des objets et les manipuler ? Il est en effet arrivé, qu’au cours des entretiens, la rigueur de l’application des catégories de « vintage » et de « décalé » paraisse bien peu préoccuper certains hommes que nous savions par ailleurs indifférents, voire hostiles, aux valeurs de la mode. Dans ces situations, le recours à ces termes revenait manifestement pour eux à faire usage d’une monnaie d’échange argumentative. La principale vertu des prédicats résidant à leurs yeux dans leur capacité à clore temporairement une controverse conjugale ou à favoriser, à moindres frais cognitifs, le retour dans les profondeurs de la familiarité d’un vêtement mis en cause.

Pour autant, bien qu’aucun dispositif standardisé n’encadre l’évaluation domestique des éléments de la parure, les individus demeurent tenus par différentes médiations qui rendent présents à la situation les normes et énoncés auxquels elles se trouvent connectées. Face à deux pulls dont l’un est déclaré « importable », tandis que l’autre agrée toujours à sa propriétaire, celle-ci explique : « Celui-là, qui a les mêmes caractéristiques, exactement, c’est-à-dire qu’il est tout mou, etc., machin, il est pas démodé du tout. Je sais pas pourquoi. (silence) Si je sais ! Il est vachement plus classique. (L’autre) (…) a vraiment toutes les caractéristiques du petit gilet du printemps 2009, quoi » (35 ans, cadre de la fonction publique). Dans un tel cas, la typification des vêtements s’opère en prise directe avec la perception. Certes, le jugement de cette femme souffrira peut-être les contestations émanant de tiers amateurs ou experts. Néanmoins, la catégorisation ne s’opère pas librement, sans autre ressort que le désir de continuer à porter un vêtement. Elle se réalise au cours d’une épreuve organisant la rencontre entre des propriétés formelles résistantes et des schèmes d’évaluation intériorisés[18].

La labilité de telles catégorisations vaut également pour celles réalisées ex ante, de manière préventive. S’il y a fort à parier que le retour à l’attention d’un objet choisi pour ses propriétés perçues comme « classiques » sera plus tardif, en revanche, ces dernières ne constituent pas une garantie infaillible. Une femme (55 ans, cadre supérieure) évoque ainsi une stratégie infructueuse qui concernait un bijou : « C’était un collier Hermès. Et là maintenant, je le trouve démodé et moins beau, alors que je pensais qu’il ne pouvait pas se démoder (...). D’abord je pensais que ça ne correspondait pas à une mode et ensuite que mon goût était stable, que ça allait avec tout (...). C’est absolument faux. » La trahison de la mode emporte ici celle d’un sens incorporé des repères du « classique », mais, pis encore, celle de son propre « goût ».

La préservation de l’objet passe encore par des ajustements du vêtement à la mode, impliquant diverses transformations. Il s’agit parfois d’intervenir sur sa matérialité même. Des enquêtées teignent ou retaillent ainsi des pièces de leur garde-robe dont elles souhaitent pouvoir prolonger l’existence. L’opération consiste soit à oeuvrer au déploiement d’une caractéristique appréciée (type de tissu, coupe ou couleur) au détriment d’autres, dévaluées, soit à la construction et à l’imposition d’une prise du jugement, tellement manifeste, qu’elle oblitère l’ensemble des autres propriétés du vêtement. C’est le cas de ce tee-shirt que sa propriétaire a décidé de ressusciter en en décousant le col afin de le rendre plus « loose », c’est-à-dire plus consonant avec les critères de la mode actuelle. Précisons toutefois qu’au sein de notre échantillon, les modifications les plus radicales ne concernent pas les pièces auxquelles les enquêtés se montrent le plus attachés. Lorsque l’intégrité matérielle et formelle de ces vêtements leur apparaît comme une garantie de leur puissance mnésique (i. e. la chemise qui évoque telle soirée) et/ou de leur efficacité symbolique (i. e. la tenue qui favorise la réussite dans les compétitions sportives), elle peut, en effet, compter davantage que la seule conformité à une mode.

Des tactiques[19], au résultat moins irrémédiable et réclamant un investissement et un savoir-faire plus réduits, se révèlent cependant tout aussi efficaces dans la recomposition de l’apparence des vêtements. Une femme dissimule ainsi les parties indésirables d’un vêtement sous un autre (des manches ballons sont camouflées sous un grand gilet), tandis qu’une autre cherche à rendre plus actuelle une coupe « classique » en lui appliquant une technique de présentation spécifique (les bas d’un pantalon sont simplement roulés sur eux-mêmes).

Un changement significatif dans la perception du vêtement n’est d’ailleurs pas même subordonné à de telles actions sur la forme ou la matérialité. Le simple renouvellement d’associations routinières de vêtements ou d’accessoires, soudain typifiés comme « démodés », en autorise des recadrages stylistiques radicaux. Pour une informatrice, l’association inédite d’une paire de chaussures avec un pantalon, jusqu’ici toujours combiné avec des bottines et dont elle s’apprêtait à se débarrasser (« parce qu’il est noir, pas slim... »), a entraîné une nouvelle synthèse, profitable à chacune des deux pièces. Non seulement l’objet démodé est justiciable d’un nouveau regard (« il est bien finalement ! »), mais, de surcroît, il contribue à atténuer l’extravagance de la paire de talons compensés, participant à sa métamorphose.

À condition de conserver à l’esprit ce que ces processus doivent à l’expérience sociale des individus qui les manipulent, les perçoivent et les évaluent, « les objets n’apparaissent pas inertes » ; leur capacité à entrer entre eux « dans un rapport de continuité » est ici patent (Quemin, 1994 : 70). Non seulement leur accumulation est susceptible de définir progressivement une esthétique qui oriente les choix suivants[20]. Non seulement ils sont capables de servir de faire-valoir à d’autres objets (ou de les disqualifier), lorsqu’ils en sont rapprochés dans le cadre de dispositifs de comparaison (Bessy et Chateauraynaud, 1995 : 145) ou d’association — à l’occasion, par exemple, de la constitution de lots dans le cadre de ventes aux enchères (Quemin, ibid. : 64). Mais, dans certaines limites[21], les objets sont aussi capables d’opérer entre eux des reformulations réciproques de leurs propriétés et, donc, de certaines dimensions de leur valeur. Dans le cas évoqué (celui de l’association du jean et des chaussures), la combinaison de deux objets aboutit, en effet, à un tout esthétique distinct de la somme de ses parties et qui, en outre, se révèle supérieur à cette dernière.

Au cours de l’entretien réalisé chez cette même enquêtée, un autre vêtement s’est vu offrir une seconde existence : « Cette chemise, tout le monde avait une chemise comme ça cet été. Malgré tout, je l’aime bien. Elle a quelque chose. On pourrait en faire quelque chose. C’est pour ça qu’elle va finir en chemise de nuit. Parce qu’en chemise de nuit, elle est pas encore démodée. (…) Si on oublie le fait que ça peut être un chemisier... » (Femme, 35 ans, cadre de la fonction publique). L’informatrice se donne ainsi les moyens de continuer à percevoir son vêtement sous un jour favorable. Le chemisier transmué en « chemise de nuit » est sans doute promis à une longue existence, du moins, il sera vraisemblablement apprécié au-delà de la durée de la « tendance » dont les exigences ont présidé à son acquisition. Cependant, au moment de son réexamen, cet objet donnait lieu à deux perceptions concurrentes de la part de son possesseur. L’évidence perceptive de son adéquation aux critères de la mode fondait, d’une part, un attachement au chemisier qui, d’autre part, se trouvait néanmoins brouillé par une connaissance théorique, purement déductive, de ce que doivent être les « lois » de la mode (i. e. un chemisier ne saurait survivre à la saison au cours de laquelle un trop large succès a contribué à le galvauder). La décision de déplacer le contexte d’usage du vêtement permet ainsi de préserver le rapport enchanté à l’objet et de réduire la dissonance cognitive[22] que les contradictions qu’il manifeste risquaient de susciter. Mais un point nous intéresse plus particulièrement encore : il serait erroné d’affirmer que le chemisier se trouve protégé par son déplacement dans la catégorie des sous-vêtements, c’est-à-dire, celle des « basic commodities », mieux abritées des caprices de la mode (Godart, 2010 : 31) et, par conséquent, justiciables d’autres temporalités. Car, les rythmes du marché de la mode se révèlent ici parfaitement inefficaces ; la réaffectation du vêtement inaugure en réalité une niche temporelle personnelle, dans laquelle l’attachement à l’objet, initialement abreuvé à une tendance, pourra être cultivé en toute indépendance.

Indifférences à la mode, oppositions frontales et retours à l’esthétique

« Un grief fréquent du consommateur, écrit Q. Bell, est qu’il revient cher d’être bien habillé » (1992 [1976] : 20). « De toute façon, c’est tout ce que je peux m’offrir », « je vais pas mettre de l’argent dans des fringues », ou encore « ça m’embête quand même de claquer beaucoup de fric dans des vêtements », avons-nous ainsi bien souvent entendu au cours des interviews. Dans les situations de mise en cause du vêtement « démodé », la relation à celui-ci se recompose fréquemment à partir d’une considération inscrite de prime abord dans le registre économique. Or, la force de ce positionnement tient, à notre sens, au fait qu’il ne s’y réduit pas. Il semble qu’en l’espèce, l’argument d’ordre pécuniaire se trouve souvent alimenté par un soubassement moral[23].

Le coût représenté par la recherche et l’acquisition de vêtements « à la mode » implique, en effet, de dépenser du temps aussi bien que de l’argent. Ainsi, les propos qui suivent doivent être compris comme l’affirmation de priorités budgétaires, témoignant d’une hiérarchie des valeurs : « (Q. : Les magasins, c’est à D. (ville) ?) Oui, j’ai pas le temps. J’ai pas le temps — c’est pas que j’aime pas, hein ! Je serais beaucoup plus riche avec beaucoup plus de temps, je pense que j’adorerais ça. (...) Moi, j’ai un budget. Et puis je dois habiller mon fils, donc… Mon fils, il grandit, moi, non ! » (femme, 36 ans, gestionnaire). Il s’agit de réserver ses ressources à ses proches ou à des causes tenues pour plus nobles que la seule entreprise de mise en conformité de son apparence avec la mode : « Bien sûr que je trouve ça extrêmement beau, admet une informatrice. (...) Et, en même temps, je vais voir le prix et je vais me dire, pour ce prix-là, je peux acheter tout Umberto Eco... » (28 ans, professeure de lettres modernes). Le caractère perçu comme éternel et universel d’une oeuvre littéraire et scientifique, matérialisée dans une collection de livres, ensemble d’objets pérennes, se voit ainsi opposé à la valeur relative et éphémère d’une mode, destinée à satisfaire le narcissisme individuel.

Dans ces instants au cours desquels les enquêtés cherchent à consolider la valeur de leurs vêtements à partir d’autres ancrages que ceux de la mode, les lignes identitaires guidant leurs principes d’action leur apparaissent bien souvent avec une grande netteté : elles divergent radicalement de ces normes qui poussent à consommer et à gaspiller « pour la montre », pour reprendre une expression chère à T. Veblen (1970 [1899] : 57).

L’assise des positionnements moraux, qui renforcent la légitimité des vêtements mis en cause par la mode, tient manifestement pour une part à la nécessité pour les enquêtés de faire bloc face à une critique[24]. Toutefois, elle ne se réduit pas non plus uniquement à des discours théoriques désindexés de la pratique ou à des propos de circonstance. Les arguments procèdent ou, du moins, se trouvent fortement en prise sur des valeurs présentes à l’état incorporé, qui encadrent nombre des actions quotidiennes, sans toujours nécessiter l’entrée dans des formes de pensée hautement réflexives (Kaufmann, 2001 ; Bourdieu, 1980).

La recomposition ou le renforcement du rapport au vêtement mis en cause peuvent être conduits à partir d’un appui sur d’autres domaines que ceux de l’économie et de la morale. Le recours au registre esthétique n’implique pas nécessairement, d’ailleurs, de mobiliser les valeurs formalistes attachées à la norme de mode[25]. Le confort, format spécifique de la relation esthétique[26], représente à cet égard une ressource de premier ordre. Une femme qui ne peut s’accorder le temps nécessaire pour courir les boutiques explique ainsi qu’elle privilégie non seulement le fait que ses vêtements soient « pratiques », mais aussi « agréables ». Il s’agit là d’une référence à une esthétique « antiformaliste », qui a pour effet de renforcer la connivence du corps avec le tissu. Une fois surmontée la mise en cause du vêtement « hors mode » ou « démodé » et néanmoins confortable, le retour à son usage quotidien peut ainsi se trouver consolidé par la rupture même qu’a occasionnée la critique. C’est précisément l’effet qu’atteignent les reproches régulièrement adressés par une enquêtée à son mari. Celui-ci affectionne particulièrement un sweat-shirt acheté dans une grande surface de sport, alors que son épouse préférerait qu’il porte des marques qu’elle considère comme plus à la mode : « Il est toujours dans son sweat Quechua. Alors qu’il pourrait porter du Columbia ou je sais pas ! » (30 ans, juriste d’entreprise). Lorsque ces griefs sont une fois encore formulés à l’occasion de l’entretien mené avec ce couple, nous comprenons que la ligne de défense de l’accusé a déjà été maintes fois éprouvée. L’enquêté semble puiser sans peine dans son stock de réponses : ce sweat s’accorde avec tous ses vêtements, il est commode à laver, il lui va bien et, par-dessus tout, il le trouve particulièrement confortable. L’aiguillonnage répété de la critique a donc manqué son objectif et abouti (pour l’heure) à un renforcement de l’attachement à l’objet. Celui-ci ne résulte pas seulement d’un travail de recherche de justifications. La consolidation du lien paraît, en effet, tirer parti du surcroît de réflexivité qu’ont suscité les reproches de l’épouse : le confort du sweat enveloppe désormais ce vêtement d’un halo de significations positives implicites qui irrigue ses usages quotidiens.

Outre les vertus qu’ils reconnaissent parfois de la sorte à l’esthétique du confort, les individus revendiquent également des divergences plus proprement stylistiques à l’égard de la mode. Le parti de conserver des vêtements « démodés » ou de choisir des pièces « hors mode » peut alors participer d’une préoccupation esthétique pleinement formaliste. Lors de l’enquête, le désaveu a souvent pris la forme d’un reproche adressé à la mode, perçue comme une contrainte limitant l’éventail de l’offre commerciale disponible : « En ce moment, la mode, c’est quand même pas très joli. C’est de pire en pire ! (...) Donc, je m’y retrouve de moins en moins, y compris pour (mes enfants) » (femme, 37 ans, épidémiologiste). Que recouvre, ou dissimule, cette notion de « joli » ?

Ressaisie dans la rhétorique du « goût personnel », la distance prise avec les normes de la mode a pu se traduire plus précisément chez bien des informateurs par une affirmation de la singularité de leurs préférences. Un homme se souvient ainsi avoir porté, dans les années 1970, des chemises à fleurs afin de suivre les tendances de l’époque. Il insiste néanmoins sur le fait qu’il les choisissait, selon ses termes, « vachement sobres », c’est-à-dire en fonction d’un « goût personnel » qui lui dictait d’opter pour le compromis suivant : « du jeune dans du classique » (55 ans, VRP).

L’exercice de ce « goût » ne se cantonne pas toutefois dans le seul arc-boutement sur des options stylistiques purement privées, des idiosyncrasies, qui s’affronteraient à une norme de mode, regardée comme l’unique référence esthétique partageable. À l’instar de la notion de « mode », celle de « goût », dans l’évidence dont elle est parée par le sens commun, occulte les innombrables modalités qu’elle désigne d’un nom unique[27]. C’est ce que montre l’exemple qui suit, en mettant en évidence les jeux de ce qui est ressenti comme un « goût personnel » (spontané et ininterrogé) et un positionnement esthétique, orienté vers un espace public, manifestant davantage, quant à lui, une aspiration à l’autonomie du jugement. Une femme déclare : « j’ai toujours porté des Converse. Quand c’était pas la mode. Maintenant que c’est la mode, j’en porte plus. (...) C’est un truc fric et ça m’agace, donc... (…) Je vais dans un truc comme Chaussland, je m’achète une paire de baskets (sans marque), ça me suffit largement » (41 ans, vendeuse de téléphonie mobile). Il s’agit là d’une attitude qui, dans son mouvement même, révèle une partie de la pluralité discordante des strates intra-individuelles susceptibles de constituer ce qu’il est convenu de nommer le « goût » (Beldjerd, 2007 ; Lahire, 2004). Un jugement originé dans un registre éthique (le refus de la mode, du « truc fric ») pèse ici de manière déterminante sur l’appréciation stylistique des chaussures. Or, le cadre éthique ne s’applique pas uniquement « en extériorité », depuis un promontoire réflexif. Il tend à s’intégrer entièrement à l’évaluation esthétique des objets : l’enquêtée peine désormais à les considérer séparément de leur réinvestissement par la mode. Pour autant, parallèlement à cette incorporation d’un nouveau mode de perception et d’appréciation désormais mobilisable spontanément, l’individu se montre capable de se prévaloir d’un « goût » éclairé.

L’opposition esthétique peut ensuite prendre appui sur un goût « expert », davantage situé à un pôle objectiviste. Face à la mode, les informateurs n’hésitent pas alors à mobiliser une esthétique de l’évidence perceptive, prétendument partageable par tout témoin. « La mode, ça va pas à tout le monde ! s’emporte une informatrice (41 ans, kinésithérapeute). Et si moi, ça ne me va pas, je vais pas le mettre. Pour moi, le plus important, c’est mettre en valeur la personne. » Comme en témoigne l’attitude de cette femme, la distance aux prescriptions des tendances, assortie, le cas échéant, d’une tolérance au « hors-mode » ou au « démodé », peut donc manifester une préoccupation d’optimisation de la justesse de l’apparence. Il s’agit bien, ici, de jouer la beauté contre la mode, en faveur d’une parure valorisante. Ceci explique, entre autres choses, qu’une fois déniché un modèle de vêtement dont l’individu juge qu’il améliore son allure, la mode puisse essentiellement représenter à ses yeux un obstacle à la reconduction d’une relation apaisée avec sa parure. Nous avons ainsi recueilli nombre de doléances d’enquêtés, agacés de ne pouvoir, en raison de l’évolution des collections, retrouver à une année d’écart, par exemple, leur « super jean » qui « tombait très bien » (30 ans, professeur de mathématiques).

Les sensations nées du port des vêtements au quotidien fournissent, enfin, un atout précieux pour s’affranchir des oukases de la mode. « Je suis sensible ou sensibilisée à ce que l’on voit déjà tout ça, explique une enquêtée… Mais, d’abord, on aime ou on n’aime pas… Et moi, j’achète toujours des vêtements dans lesquels de toute façon, je vais me sentir bien. Donc, qui vont me correspondre. Se sentir bien, c’est pas être déguisée, quoi. Ça peut être étriqué, pas très confortable, mais si je me sens bien, c’est ce qui compte » (femme, 36 ans, gestionnaire). Nous l’avons dit, l’évaluation de la qualité stylistique de la vêture ne s’épuise pas dans la référence à la mode. Mais comme on le comprend ici, elle ne peut davantage se lire à partir de la seule référence à un « goût », arbre moderne dissimulant la forêt des ajustements pratiques de l’être et du paraître. La « correspondance à soi » et « l’être-bien » dans sa parure procurent une sensation d’aisance. Cette dernière dépend moins strictement d’un confort (corporel) offert par le vêtement que (et peut-être même exclusivement dans les domaines qui nous intéressent) de la qualité de la transaction réalisée entre préférences personnelles et justesse de l’apparence destinée à un public.

Une telle nécessité de demeurer « à son aise » tient moins ici à la recherche d’un confort qu’à celle d’une qualité de l’apparence passant avec succès l’épreuve du regard des autres. Elle pèse fortement sur les arbitrages les plus conscients réalisés entre mode, « hors mode » et « démodé ». L’exemple qui suit en fournit un témoignage éloquent. Un jeune homme vient de vivre une période de transition biographique particulièrement significative à ses yeux (une réorientation professionnelle, assortie d’une rupture amoureuse). Cette bifurcation a été suivie d’une transformation stylistique. Lorsque nous le rencontrons, il porte une paire de lunettes, choisie pour son pouvoir singularisant. Cette excentricité constitue la principale trace de sa rencontre fortuite avec le directeur artistique d’un magazine de mode qui l’a soutenu et accompagné durant une partie de sa période de transition. Jouant le rôle de Pygmalion, ce confident passager, aux conseils stylistiques très sûrs, a offert à l’enquêté une possibilité de redéfinition intégrale de son paraître. Or, il est intéressant de noter que, si un mouvement de réinvention a effectivement été initié dans ce domaine, il n’a pas toutefois abouti à une complète révolution de la vêture du jeune homme. Volontiers situées par l’enquêté dans les parages du « hors-mode », voire du « démodé », ses anciennes apparences ont largement résisté.

Changer de look implique, en effet, l’acquisition de nouveaux schèmes d’appréciation, indispensables au choix et à la mise en forme quotidienne de soi. Cela nécessite un investissement cognitif contre lequel joue l’effet des habitudes qui travaillent à conserver l’acquis des vêtements familiarisés. Mais, en outre, l’inertie de l’incorporé peut trouver un écho dans une tension intra-individuelle qui prend forme à l’étage subjectif. On peut paradoxalement, et quasiment dans le même temps, désirer une chose (à la faveur, par exemple, de projections identificatoires : « j’aimerais bien être un peu in, parfois ») et son contraire (l’élan identitaire se trouvant enrayé par une distanciation réflexive : « d’un autre côté, la mode, je me dis : “c’est n’importe quoi” »).

L’examen des transformations de la parure donne ainsi à voir des aspects tout à fait déterminants de la régulation des rapports entre l’être et le paraître. Il pointe notamment le fait que, comme l’écrit E. Goffman, la vraisemblance du Moi comme « effet dramatique » constitue une « question décisive » lors de la présentation de soi (1973 [1956] : 239). Chacun sait — ou plus exactement sent — qu’après une métamorphose trop brutale, il serait probablement bien délicat de tenir et d’assumer des apparences qui ne lui « correspondraient » pas. Cela revient à dire qu’être « à son aise » avec son allure publique exige de pouvoir adosser la mise en oeuvre de son apparence sur l’activation d’habitudes incorporées idoines. Mais au surplus, il faut encore être en mesure, sur un plan identitaire, d’accorder suffisamment de crédit à cette nouvelle image de soi pour pouvoir l’habiter pleinement, afin d’en garantir tout à la fois l’épaisseur et la justesse.

En dépit de la puissance et de la sophistication toujours croissantes des relais communicationnels et des dispositifs commerciaux de captation dont disposent les professionnels du marché (Cochoy, 1999), il semble donc bien que la multiplicité des états et des valeurs des objets que nous avons observée témoigne de ce que le temps propre à l’usage et à l’attachement n’épouse pas spontanément celui procédant du renouvellement permanent orchestré par l’industrie de l’habillement.

Les occasions quotidiennes de réévaluer ses apparences, en combinant attention réflexive et appréciation dans le registre esthétique de la mode, se sont d’abord révélées réduites à la portion congrue. Voile de la familiarité, habitudes perceptives, dispositifs domestiques de délégation du choix limitent considérablement la tenue de procès au nom de la norme de mode. Lorsqu’ils ont lieu, ceux-ci se révèlent, ensuite, tributaires du jeu d’une pluralité de médiations, plus ou moins cristallisées et institutionnalisées (à travers l’équipement du jugement par les médias, le design, le merchandising, etc.). Ces médiations ne se résolvent pas, en outre, à des dispositifs marchands (comme l’indiquent le rôle des conversations avec des tiers, des schèmes d’appréciation incorporés, de certains équipements domestiques, etc.).

Une fois les vêtements identifiés comme « démodés », cette catégorisation ne se solde pas systématiquement, loin s’en faut, par des condamnations durables, et encore moins par des sanctions de remisage ou d’abandon définitif. Nous avons, en effet, mis en évidence différentes pratiques de recomposition du rapport au vêtement. Selon les circonstances, les enquêtés mobilisent des ressources pratiques ou des justifications qui leur permettent de dépasser les verdicts disqualifiants (recours à des typifications favorables ou immunisantes, remise en cause de la norme ou des compétences de l’auteur d’un jugement négatif, intervention sur la matérialité de l’objet, etc.). Notre analyse n’a pas distingué à tout coup entre les sources de la mise en cause, ni entre les comportements durables et les réponses plus ponctuelles — qui, au cours des entretiens, ne se donnaient parfois qu’à travers des tentatives à peine amorcées. L’essentiel résidait, en effet, dans la mise au jour de formes significatives de préservation de l’attachement à des éléments de la parure, menacés par une catégorisation péjorative.

Notre recherche a ainsi contribué à montrer qu’un objet n’est pas à lui seul, ni en lui-même, « à la mode » ou « démodé ». Sa valeur stylistique doit être envisagée comme le résultat d’une production continue. Elle dépend de sa capacité à passer des séries d’épreuves dont les requalifications privées représentent indéniablement une étape déterminante. Nous avons insisté, à cet égard, sur le fait que les relations aux éléments de l’apparence ne se réaménagent pas au gré des velléités de sujets clos sur eux-mêmes, détachés de leurs environnements de personnes et d’objets.

Malgré la spécificité des phénomènes étudiés ici, nos résultats prolongent ceux présentés par A. Clarke et D. Miller, à l’issue d’une enquête consacrée aux achats d’objets et de vêtements dans les rues de Londres (1999). Ces anthropologues ont contribué à étendre le domaine des étayages de la relation esthétique ordinaire en insistant sur le fait qu’elle s’appuie sur des relations à des proches (parents, amis, pairs, etc.) et à des ensembles d’objets. Leur démarche concernait néanmoins essentiellement les opérations réflexives (critiques et identitaires) présidant aux choix, ainsi que la dimension symbolique d’objets, dont la matérialité est demeurée hors du champ de l’analyse. En outre, ce que ces auteurs désignaient comme la capacité des « objets à se choisir eux-mêmes » occulte l’action des dispositifs purement fonctionnels qui, nous l’avons vu, au quotidien, contribuent à encadrer les évaluations des objets. Au cours de notre enquête, l’accent placé sur bien des substrats prosaïques des positionnements a, en effet, mis en lumière les ressorts et les limites pragmatiques des qualifications et des jugements.

Concernant les objets eux-mêmes, les éléments de la garde-robe ont également été envisagés non seulement dans leur dimension symbolique, mais aussi en tenant compte de leur matérialité. À l’opposé d’une conception constructiviste radicale, nous avons donc souligné combien chacun de ces deux versants donne à voir des résistances de l’objet à ses catégorisations par les mots, par les mises en espace ou par les interventions matérielles.

De même, le parti consistant à refuser la substantialisation des sujets et des objets ne nous a pas conduit à dissoudre ou à distribuer entièrement l’individu dans des situations ou des unités d’action. Malgré la relative éviction de son épaisseur biographique, il est demeuré un maillon central des pratiques et jugements que nous avons décrits. Ceux-ci se sont donnés à voir dans les clairs-obscurs de ses routines corporelles, dans l’articulation de ses habitudes sensori-motrices et appréciatives, aussi bien que dans ses choix plus réflexifs, ou encore, à l’occasion de défenses et/ou d’ajustements identitaires.

L’attention portée dans cet article aux relations aux objets, dispositifs et environnements, représente, à ce titre, l’une des voies complémentaires à partir desquelles l’étude empirique des activités esthétiques ordinaires est susceptible d’alimenter une connaissance de la production à la fois dispositionnelle et réflexine des individus sociaux.