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Dans la section « Méthodologie » de son article « Regretting Motherhood : A Sociopolitical Analysis » (2015), la sociologue Orna Donath révèle son non-désir d’enfant pour situer sa positionalité en tant que chercheure (conformément à certaines épistémologies féministes critiques qui remettent en cause la soi-disant neutralité axiologique du chercheur sans nécessairement nier l’aspiration à l’objectivité, bien comprise, en sciences humaines et sociales). Par souci de transparence, je me permets donc de révéler que la naissance de mon fils et le fait de la maternité sont les expériences les plus désirées et les plus significatives de ma vie. Je ne connais pas de plus grand amour que celui qui me lie à cet enfant-là ni de plénitude plus enivrante que celle éprouvée à travers l’expérience quotidienne de la maternité, aussi imparfaite, frustrante, angoissante et contraignante soit-elle. La plénitude ne désigne pas ici une conception hédoniste du bonheur mais plutôt la certitude permanente d’une raison d’être qui donne un sens à tous les projets et comble tous les moments d’une joie fondamentale. Toutefois, même si mon témoignage est vraisemblablement partagé par de nombreux parents, il ne peut justifier d’aucune façon le fait de convertir le désir d’enfant ou le bonheur d’être mère en injonctions morales.

Le pourcentage des femmes âgées de 40 à 44 ans qui n’ont pas d’enfant varie à travers les pays de l’OCDE mais augmente de manière générale depuis les années 1990 (OCDE, 2010). C’est en Autriche où le pourcentage de femmes qui ne sont pas mères semble le plus élevé (21,54 % en 2010) en comparaison de la Corée du Sud (6,78 % en 2005) ou la Turquie (où on observe une diminution de femmes sans enfant depuis 1990, passant de 5,40 % à 4,50 % en 2008). Au Canada, le nombre augmente sans cesse et 18,94 % (en 2007) des femmes qui approchent la ménopause sont sans enfant. La même étude fournit également des statistiques intéressantes concernant le pourcentage de femmes par catégories d’âge qui ne vivent pas avec au moins un enfant dans le même domicile. Il faudrait un sociologue ou un démographe pour analyser ces chiffres de manière experte afin d’expliquer pour quelles raisons, en dépit du fait que les femmes ont tendance à enfanter de plus en plus tard pendant la trentaine, le plus haut pourcentage de femmes âgées de 40 à 44 ans (et dont les enfants seraient encore mineurs) vivant sans enfant se situe à 31,81 % en Belgique et 28,22 % en Allemagne. Selon les chercheurs de cette étude, on retrouve de hauts taux de femmes vivant sans enfant dans les pays caractérisés par les plus hauts taux de femmes n’ayant pas d’enfant. Mais ces chiffres indiquent également peut-être le fait que dans ces pays où les femmes s’autorisent davantage la possibilité de ne pas enfanter, les femmes qui sont mères s’autorisent davantage la possibilité de ne pas vivre avec leurs enfants sous le même toit. Sans être en mesure d’examiner cette dernière hypothèse, elle est soulevée ici en vue d’illustrer une particularité importante de la recherche menée par Orna Donath. En effet, bien que l’on commence à discuter sur la place publique et à travers les travaux académiques du phénomène des femmes choisissant de ne pas avoir d’enfant, l’angle de recherche de Donath porte plus spécifiquement sur un phénomène encore plus tabou : regretter d’avoir eu des enfants.

Dans la littérature philosophique, le non-désir d’enfant constitue le sujet de publications relativement récentes. La philosophe féministe C. Overall (2012) et le philosophe antinataliste D. Benatar (2008) présentent chacun respectivement une défense rationnelle du non-désir d’enfant qui peut conduire à une condamnation morale du désir de parentalité. Mais le non-désir d’enfant n’est pas du même ordre que le regret d’avoir eu des enfants. Les attentes sociales relativement à la féminité exemplaire culminent vers la maternité, peut-être davantage encore dans la société israélienne où, comme l’indique Donath, l’accès et le financement public des technologies de reproduction sont les plus élevés à l’échelle internationale. D’un point de vue féministe, il y a lieu de décrier les standards de beauté, de soumission sociale, de docilité sexuelle qui sont impliqués dans les modèles de féminité internalisés par de nombreuses femmes de manière opprimante. Mais le surinvestissement normatif dans la maternité implique une dimension morale peut-être plus sournoise encore. En effet, les femmes qui ne souhaitent pas avoir d’enfant sont perçues comme des égoïstes. Les femmes qui regrettent d’avoir eu leurs enfants sont perçues comme des êtres ayant moralement failli.

Dans les milieux féministes activistes et universitaires, le désir de ne pas vouloir d’enfant ne doit pas soulever de vives controverses dans la mesure où cette préférence relève de la liberté individuelle et du droit des femmes d’exercer leur autonomie. Toutefois, le terrain de la maternité demeure un espace de conflits et de luttes féministes. Espace de conflit entre des approches féministes divergentes où les unes reprochent aux autres de reconduire des conceptions de l’allaitement et de l’attachement parental qui constituent des formes de servitude volontaire (Badinter, 2010), où les dernières reprochent aux premières de ne pas comprendre que la revendication du droit de vivre pleinement la maternité (par l’allaitement public, par exemple) dans l’organisation du travail et dans l’espace politique constitue une lutte inachevée (Slaughter, 2012). Le « problème des nounous », tel qu’il est décrit par Tronto (2002), recadre également la maternité au coeur des injustices structurelles causant préjudice aux femmes privilégiées, pénalisées par la maternité sur le plan professionnel, et qui délèguent donc — certains parleront d’une forme d’exploitation — le labeur des soins à des femmes plus désavantagées qui doivent (ou choisissent de) s’expatrier afin de gagner un salaire suffisant à l’étranger pour subvenir aux besoins de leurs propres enfants dont elles sont séparées. Dans cette constellation de questions critiques féministes, comment doit-on inclure le problème du regret de la maternité ?

Les déclinaisons plus sombres et complexes de l’amour maternel font l’objet de grandes créations artistiques qui nous aident à mieux distinguer les contours entre la détresse maternelle et le regret de la maternité. Le deuil abyssal des mères pleurant leurs enfants morts en contexte de guerre est représenté de manière bouleversante par la peintre allemande Käthe Kollwitz qui perdit son fils durant la Première Guerre mondiale (et dont l’oeuvre fut bannie par les nazis), en particulier dans sa toile « Femme et enfant mort » (1903). Le roman de Styron, Le choix de Sophie (1979), plonge au coeur de la détresse particulière que seul l’amour parental est capable de produire dans la gamme des émotions humaines. Dans un article publié dans le Washington Post le 30 juillet 2014, en pleine guerre de Gaza, Wejdan Abu Shammala, mère de quatre enfants, décrit ses propres dilemmes tragiques lorsqu’elle se livrait à une délibération surréaliste pour déterminer quel enfant devait dormir dans quelle pièce de la maison pour tenter de minimiser le nombre de décès en cas de bombardement nocturne. Le chef-d’oeuvre de Toni Morrisson, Beloved (1987), offre une représentation de l’amour maternel et de ses déchirures les plus viscérales en contexte de racisme hideux et d’esclavagisme. Donath mentionne d’ailleurs comment les rapports de pouvoir, le racisme et les discriminations ont joué un rôle dans le recrutement des participantes de son étude qui n’inclut aucune femme palestinienne notamment. Toutefois, un des témoignages les plus poignants qu’elle rapporte est celui d’Achinoam qui exprime son regret d’avoir donné naissance à sa fille dans un monde raciste qui l’a profondément abîmée, elle aussi. Donath invoque rapidement les travaux de Collins et de Hooks au sujet de l’oppression raciale. En effet, il serait important de poursuivre des recherches pour mieux comprendre comment le facteur des discriminations sociales peut jouer un rôle particulier dans l’expérience du regret de la maternité. Mais dans tous ces cas de figure, on peut regretter d’avoir mis au monde des enfants affligés de souffrance, mais ce n’est pas l’espèce particulière de regret dont parle l’étude de Donath.

L’analyse sociopolitique du regret dans le cadre de cet article démontre comment les émotions sont en partie déterminées par des normes socialement construites. La maternité est érigée en vertu suprême de l’identité féminine dans de nombreux contextes culturels et idéologiques à travers le monde et le registre du regret se décline en deux modes qui doivent être distingués. Alors que la société brandit la menace du regret aux femmes qui ont choisi de ne pas avoir d’enfant, celles qui ont été poussées à devenir mère sans le désirer doivent refouler leur regret sous peine d’être jugées moralement coupables et d’être considérées comme pathologiquement déviantes. Dans l’analyse de Donath, le regret consiste non pas en une ambivalence mais bien plutôt en la certitude qu’une erreur a été commise, impossible à corriger, certitude toujours confirmée par les fantasmes contrefactuels qui ne peuvent cependant nous délivrer d’un état de fait irréversible.

Toutefois, le regret ne mène pas nécessairement à un désamour même s’il confirme une absence de désir dans la relation parentale entre mère contrainte et enfant non souhaité. Donath navigue avec beaucoup de délicatesse pour tenter de rendre compte de cette tension névralgique qu’elle interroge malgré tout : le désamour est-il encore plus inavouable que le regret ? Si tel est le cas, cela indiquerait à quel point ces femmes elles-mêmes sont conditionnées par la force de la construction sociale des normes. Cependant, une autre manière d’articuler cet apparent paradoxe consiste à distinguer l’amour que l’on porte à des êtres indépendants de soi d’une responsabilité opprimante à leur égard qui engage contre notre gré notre vie entière.

Donath identifie correctement le regret comme une émotion morale constitutive de l’expérience humaine mais il faut encore préciser de quel type de regret il s’agit. Au sein de nos sociétés, la manifestation du regret témoigne en effet d’une conscience morale relativement à la perception d’un tort commis. Du point de vue des normes sociales qui s’inscrivent dans les normes juridiques, la capacité de ressentir du regret et du remords est considérée comme une capacité affective, cognitive et morale qui distingue les agents moralement responsables des psychopathes dépourvus d’empathie. Mais le type de regret dont parle Donath ne relève pas tout à fait de cet ordre. Si la philosophe Nussbaum (2001) a raison d’affirmer que les émotions jouent un rôle crucial dans la formation de nos motivations et de nos jugements moraux, quel rôle joue le type de regret dont il est question ici ? L’analyse sociopolitique du regret de la maternité joue une fonction cognitive et politique importante chez Donath, celle de nous révéler l’emprise des normes sociales qui enferment toujours les femmes dans une conception essentialiste de la nature féminine de laquelle toutes les féministes et tous les parents (peu importe l’identification de leur genre), celles qui ont désiré leur maternité et celles qui la regrettent, doivent s’affranchir.