Corps de l’article

Lors de l’allocution qu’il prononça, ces jours-ci, à l’occasion de l’ouverture du septième congrès de la sociologie allemande[1], le ministre de l’Éducation de l’État libre de Prusse, monsieur Grimme[2], fit cette remarque amusante : puisqu’ils se réunissaient, les sociologues avaient l’occasion de traiter leur propre congrès comme un objet sociologique. Une suggestion dite sur le ton de la plaisanterie, mais qu’il faut concrétiser tout à fait sérieusement. En effet, il est nécessaire d’examiner d’un point de vue sociologique, sinon l’intégralité des assises, du moins le déroulement de la séance plénière ouverte au public.

Le thème était « La presse et l’opinion publique ». Je vais anticiper sur le tableau général en citant le jugement de l’un des deux principaux conférenciers, lequel a déclaré en conclusion que les discussions avaient révélé un incroyable manque de familiarité avec les problèmes traités. (Il existe pourtant suffisamment de sources auxquelles il est possible de puiser ; on rappellera surtout l’ouvrage de référence d’Otto Groth, Le Journal[3].) Au premier abord, déjà, on pouvait remarquer un certain manque d’intérêt. Il n’y avait pas beaucoup de monde à la séance, surtout lors de la discussion de l’après-midi. Certains spécialistes dont on attendait qu’ils prennent la parole ne sont pas venus, l’atmosphère stimulante qui accompagne d’ordinaire les discussions importantes n’était pas au rendez-vous. La platitude des informations répondait à la tiédeur de l’ambiance. On a avancé des opinions, qui n’étaient rien d’autre que des opinions comme en a n’importe quel profane un peu cultivé, et l’on s’est contenté d’effleurer les questions complexes et importantes sans aller au fond. Presque aucun des orateurs ne s’est aventuré jusqu’au coeur du problème.

D’où provenait cette indigence ? Elle peut avoir un fondement méthodologique et un fondement… sociologique. Le premier consiste en ceci que nombre de sociologues idolâtrent toujours, semble-t-il, un idéal scientifique idéaliste qu’il est impossible de réaliser dans certaines strates du monde matériel, précisément là où le discours concret est, de fait, à sa place. Un problème comme celui de la presse et de l’opinion publique ne peut être construit que dans le matériau lui-même. C’est-à-dire que pour obtenir des résultats tangibles concernant la fonction de la presse, concernant son intrication avec l’économie et la politique, etc., il faut découvrir ces connaissances par l’analyse de faits exemplaires et de cas particuliers. Plus d’une fois, c’est le contraire que l’on a fait. Au lieu de se faire une idée de la structure du matériau en se confrontant étroitement à lui, on l’a fréquemment subordonné en bloc à telle ou telle formulation générale. Mais les faits empiriques demandent à être révélés de l’intérieur et non à être déduits d’en haut, ils ne donnent de réponse qu’à celui qui s’est vraiment frotté à eux. Comme cela n’est arrivé que trop rarement, comme, dans l’ensemble, on les a traités avec dédain, eux aussi sont restés distants, telles des personnes mal aimées. Et, si de nombreuses connaissances ont certes atteint un haut niveau de généralité, elles n’en sont pas moins restées vagues et vides.

Le désintérêt dont a témoigné cette séance est manifestement en lien avec l’état de notre société. Prendre à coeur le problème de la presse, ce qui devrait être la condition fondamentale d’une élucidation sociologique fructueuse, présuppose une attitude bien déterminée. Tout comme il est certain que la presse constitue un facteur de pouvoir politique et économique, il est également certain que la recherche portant sur les caractéristiques inhérentes à la presse est liée à une position façonnée par la politique et par l’économie. Plus la matière est concrète, moins elle se livre à un observateur qui renie ce caractère concret. Or, la plupart des orateurs ont reculé devant l’engagement que la chose même exigeait d’eux, et l’on avait parfois l’impression non pas qu’ils s’élevaient à des thèses générales, mais qu’ils s’y réfugiaient — une abstinence qui s’explique par la position sociale des professeurs d’université, plus encore que par les préjugés traditionnels des intellectuels à l’encontre de la presse quotidienne. Il est bien possible qu’elle provienne de ce même besoin de « sécurité » que le professeur Hans von Eckardt[4] (Heidelberg) attribuait dans sa conférence à la presse bourgeoise.

* * *

C’est lui et le professeur Carl Brinkmann[5] (Heidelberg) qui étaient les intervenants de la rencontre. Leurs exposés faisaient moins l’effet de productions achevées que d’une collection de déclarations dignes d’intérêt et souvent brillamment formulées, dont certaines ont été reprises et retravaillées au cours de la discussion. En voici les principales conclusions.

Les interventions ne cessèrent de revenir sur les diverses situations de dépendance dans lesquelles se trouve la presse aujourd’hui. On a évoqué par exemple ses relations avec le grand capital — bien sûr sans véritablement aller en profondeur. On en est resté à des observations générales comme celles-ci : les effets produits par un journal se trouvent bouleversés lorsque l’industrie s’en empare. Il n’y a pas grand-chose à tirer d’une telle affirmation ; sans parler du fait qu’elle n’est pas toujours vraie dans le détail. Von Eckardt a livré une précieuse indication concernant l’importance de la presse à faible tirage, beaucoup plus influencée par la politique, selon lui, que la presse à grand tirage.

Parmi les vecteurs d’influence, les services de presse ont été mentionnés. Les deux conférenciers ont souligné leur prolifération aussi bien au niveau des pouvoirs publics que dans les entreprises privées, et ils n’ont pas caché qu’ils voyaient dans ces institutions un danger pour la formation d’une opinion publique libre. L’industrie procède à la mise en place de ce genre de services, comme l’a remarqué à juste titre monsieur von Eckardt, parce qu’elle ne sait pas comment se rapprocher des journaux d’une autre manière. Mais selon lui, en créant de telles intermédiaires, elle prouve seulement qu’elle sous-estime la presse. Car celle-ci préférera toujours aller chercher l’information auprès des dirigeants de la sphère économique plutôt qu’auprès d’institutions aux compétences limitées et elles-mêmes dépendantes.

Les rapports entre la presse et les partis politiques ont également été abordés ; cependant, on a fait abstraction de la presse partisane proprement dite et l’on s’est contenté d’examiner sommairement les grands journaux internationaux. Monsieur Stampfer[6], le rédacteur en chef du Vorwärts, qui, en dressant un tableau historique, a célébré les mérites de la social-démocratie dans la lutte pour la liberté de la presse et de la science, et qui a exhorté les scientifiques à se préoccuper eux aussi de la liberté de la presse, a affirmé qu’il ne considérait plus ces journaux comme des moyens de pression politiques. Les grands groupes de presse, a-t-il déclaré, ont subi une défaite le 14 septembre[7] et ce sont les « petites feuilles de choux » qui en sont sortis vainqueurs. Monsieur von Eckardt lui a rétorqué que, lors de cette élection, on n’avait pas eu affaire à des partis politiques, mais à des mouvements faisant usage de nouvelles méthodes d’organisation. L’avis général semblait être que la grande presse bourgeoise était en train de se détacher des partis politiques.

Évidemment, la question du rapport entre la presse et les masses a été au coeur de la discussion. Si l’on s’accordait à dire que celle-là allait être de plus en plus dépendante de celles-ci, les jugements divergeaient quant à leur influence réciproque. Contre l’idée que la presse déterminerait d’elle-même les besoins des masses, certains ont exprimé l’avis que c’était plutôt le public des masses qui dictait les choix faits par les journaux. Un avis partagé par le professeur Kapp[8] (Fribourg) et par le professeur Dovifat[9], spécialiste de science du journalisme à l’université de Berlin. (En fait, à l’intérieur de ce domaine existent des interactions dont l’étude serait très instructive.) Puisqu’il est question de science du journalisme, je ne voudrais pas priver le lecteur du mot d’esprit que le professeur Tönnies, le père fondateur de la sociologie allemande, a appliqué à ce concept. Il avait expliqué que, malgré sa profonde considération pour la discipline concernée, il ne souscrivait pas à ce concept, sans quoi il faudrait alors, à l’intérieur de la zoologie, parler aussi de science des poules ou de science des canards.

On a beaucoup parlé de la neutralité politique croissante de toute une série de grands journaux. J’ai déjà cité plus haut la remarque du docteur von Eckardt, d’après laquelle la presse bourgeoise chercherait, en raison d’un besoin de sécurité, à détourner les masses du terrain politique ; en leur présentant, par exemple, l’image du monde. On chercherait à calmer ou même à endormir les aspirations politiques en s’agitant dans tous les sens sur un terrain apolitique. Au cours d’une discussion enrichissante consacrée au concept d’opinion publique, le professeur Carl Schmitt, qui, cependant, a davantage emprunté ses exemples au monde de la radio qu’à celui de la presse, a qualifié cette neutralité de stade intermédiaire. Elle n’est pas positive comme l’est l’authentique objectivité, a-t-il déclaré, elle est une attitude provisoire qui écarte l’action et la lutte pour la domination.

En ce qui concerne l’avenir de la presse, seul le professeur Brinkmann s’est véritablement déclaré optimiste : il compte sur « la constitution d’une nouvelle aristocratie d’esprits dirigeants », capables de transformer à nouveau notre presse en une presse de culture. La plupart étaient en désaccord avec lui, dont Friedrich Her[t]z[10] également, qui s’est appuyé sur son expérience viennoise. Monsieur von Eckardt a esquissé une perspective particulièrement sombre. À la fin de sa conférence, il a déclaré que la presse devrait s’adapter de plus en plus aux nouvelles masses, à ces masses qui ne trouvent pas leur joie dans le travail mais dans le temps libre. La presse présentée comme ce qui alimente le besoin de détente pendant le temps libre — c’est là une conception étonnamment vague des possibilités qu’elle offre et des contraintes qu’elle impose. Bien sûr, il existe aujourd’hui une presse de pur divertissement. Mais les masses ne s’en contenteront pas, et la presse politique active ne voudra pas et ne pourra pas s’y réduire. C’est bien plutôt le contraire : cette presse sérieuse, qui existe toujours malgré tout, va entreprendre une lutte contre la culture de masse, dont l’avènement est préfiguré par le docteur von Eckardt avec une complaisance manifeste à l’égard de la situation politique actuelle. Et il n’est absolument pas sûr que ce combat soit perdu d’avance.

* * *

Ce rapide aperçu permet de se faire une idée des questions posées et des réponses avancées. Un certain nombre de problèmes, comme celui du rapport entre la partie rédactionnelle des journaux et celle consacrée aux petites annonces, ou encore celui de la relation entre la presse et la radio, n’ont pas du tout été pris en compte, ou tout juste évoqués. Même les problèmes qui ont été traités un peu plus en profondeur auraient d’abord dû, pour la plupart, être cherchés dans la réalité et examinés par rapport à elle pour révéler leur vrai visage. Dépendance, masse, neutralité — ces concepts peuvent bien constituer des indices pour un premier repérage, mais ils ne prennent vie que si leur lumière transparaît derrière la réalité. Il faudrait pour ainsi dire les oublier, afin de pouvoir découvrir leur figure véritable. Le congrès incitera peut-être certains à entreprendre, au sujet de la presse, des enquêtes sociologiques dans le matériau lui-même. Dans ce cas, il aurait servi à quelque chose.

* * *

Post-scriptum : par souci d’exhaustivité, il faut aussi mentionner que, lors des deux journées de congrès qui ont suivi, des séances en petit comité ont eu lieu. Elles portaient sur des questions de méthodologie, de sociologie politique et de sociologie de l’art. Parmi les conférenciers qui se sont exprimés, on trouvait entre autres : le professeur Sombart[11], le professeur von Wiese[12], le professeur Rothacker[13], le professeur Breysig[14] et le professeur Nadler[15]. Ces séances ont donné lieu à l’examen de problèmes scientifiques pointus, néanmoins susceptibles de susciter l’intérêt au-delà de ce petit cercle de spécialistes. Mais leur présentation adéquate et leur discussion critique n’ont malheureusement pas leur place dans le cadre restreint d’un compte rendu de congrès.