Feuilleton

Sur l’écrivainÜber den Schriftsteller[Notice]

  • Siegfried Kracauer

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  • Siegfried Kracauer

  • Traduction de l’allemand au français
    Hélène Heizmann
    Jürgen Heizmann

Dans le recueil Deutsche Berufskunde, édité conjointement par Carl Mennicke et von der Gabelentz — recueil dont chacun devrait posséder un exemplaire, car il s’agit ici de connaissances sur la condition de la société contemporaine en Allemagne, et peut-être aussi sur la transformation de cette condition —, on trouve un excellent passage de Peter Suhrkamp sur le journaliste. Suhrkamp y esquisse les traits du journaliste ; non pas comme un phénoménologue qui énoncerait ses propriétés dans un espace abstrait, mais comme un praticien condensant des expériences touchant le lieu social du journaliste au sein du système économique contemporain. C’est entre autres en le confrontant à l’écrivain qu’il parvient à faire ressortir les caractéristiques du journaliste. Il souligne ainsi que l’écrivain peut se contenter, à la limite, de façonner un événement qui pourra sous cette forme être conservé pour le futur ; l’oeuvre journalistique, en revanche, puise son sens dans « l’actualité » de sa publication. « Son objectivité, sa concrétisation, n’émerge qu’au moment de la mise sous presse. Lors de cette mise sous presse, elle constitue, pendant un moment — mais uniquement pendant ce moment — une chose distincte ayant sa propre existence (dans ses relations avec le moment), que le moment suivant consomme, la plupart du temps, presque dans son intégralité ». À cette distinction, Suhrkamp en associe une autre, qu’il exprime ainsi : « Le journaliste ne veut pas, à l’instar de l’écrivain, créer quelque chose, mais il veut modifier quelque chose qui doit être modifié ; et selon lui, seule la surface matérielle de l’existence, et non sa couche transcendantale, peut être modifiée. » Je trouve que les définitions du journaliste de Suhrkamp offrent aussi des éléments plus importants encore sur le type d’écrivain qui domine encore aujourd’hui. L’écrivain : il est, aujourd’hui comme avant la guerre, l’auteur de produits littéraires d’une valeur impérissable. Il n’écrit pas pour le moment immédiat, mais pour la postérité ; dans l’intérêt de la Vérité ou de la Justice, et non des changements ; poussé par ses pulsions intérieures et non par la satisfaction des nécessités extérieures. Bref, la plus ou moins bonne capacité à représenter « l’Absolu » constitue l’aspect crucial de la définition de l’écrivain, et cette conception persiste aujourd’hui, presque inchangée. Peu importe l’admiration suscitée par l’engagement de Voltaire à Calas et le « J’Accuse » de Zola, ces efforts n’ont pas été considérés comme littéraires ; ils ont plutôt été élevés — ou rabaissés — au rang d’efforts « humains ». Le jugement négatif du métier de journaliste, particulièrement répandu chez nous, vient de pair avec l’idée que l’écrivain baigne dans un parfum d’éternité. Le parfum a tourné. Mais je préfère d’abord m’abstenir d’apporter les rectifications nécessaires à l’image usuelle de l’écrivain pour montrer plutôt dans quelle mesure l’écrivain lui-même commence effectivement à se transformer. Aussi étrange que cela paraisse, sous la pression des conditions économiques et sociales, le journaliste et l’écrivain ont aujourd’hui presque échangé leurs rôles. Non pas que le journaliste serait plus qu’avant mû par l’ambition de produire des articles littéraires ; mais, dès lors qu’il est journaliste pour la presse bourgeoise, il n’a clairement plus la fonction de s’engager pour changer la situation. Soit les représentants du capital se sentent très menacés, soit ils sont simplement devenus particulièrement sensibles : dans tous les cas, le pouvoir de s’exprimer librement en tant que journaliste au sein de la presse bourgeoise est aujourd’hui presque encore plus limité qu’à l’époque de la puissance militaire impériale. Ce n’est pas un hasard si la presse, dépendante du capital, tend à devenir de plus en plus neutre et …

Parties annexes