Le sens commun et les explications sociologiquesCommon sense and sociological explanations[Notice]

  • Duncan J. Watts

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  • Duncan J. Watts
    Département Recherche, Microsoft

  • Traduit de l’anglais par
    Liz Libbrecht

Les sociologues préconisent depuis longtemps une approche sociologique de l’explication qu’ils opposent au sens commun. Ici, cependant, nous avancerons qu’ils s’appuient davantage sur celui-ci qu’ils ne le pensent. Qui plus est, ce lien tacite pose de sérieux problèmes lorsqu’il s’agit d’expliquer l’action sociale, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles les gens font ce qu’ils font. Nombre de ces explications amalgament intelligibilité et causalité, de telle sorte qu’elles ne satisfont pas aux normes de l’explication scientifique. Il s’ensuit que, pour que leurs explications soient scientifiquement valides, les sociologues doivent les évaluer en fonction de ces critères et, en particulier, en les contraignant à faire des prédictions. À mesure qu’elles deviennent plus scientifiques, il est à prévoir que les explications proposées par les sociologues deviendront moins satisfaisantes du point de vue intuitif et sur le plan de la production de sens. L’existence de nouvelles sources de données et l’amélioration des méthodologies ouvrent indéniablement des perspectives inédites et intéressantes pour la recherche en sociologie. Mais les sociologues se trouveront de plus en plus souvent devant des choix cornéliens entre explications scientifiques insatisfaisantes et récits non scientifiques, mais satisfaisants. Parmi les sociologues, le sens commun a longtemps été le Rodney Dangerfield des épistémologies — personne ne le respecte. Bien que les définitions proposées varient (Taylor, 1947 ; Geertz, 1975 ; Rosenfeld, 2011), le sens commun est généralement associé aux connaissances pratiques des gens ordinaires, déployées dans des situations quotidiennes. Il se distingue du type de connaissances théoriques auquel les sociologues aspirent. De même, bien qu’une poignée de sociologues aient été admiratifs du sens commun (Taylor, 1947 ; Mathisen, 1989), la majorité d’entre eux a plutôt été critique à son endroit (Stouffer, 1947 ; Lazarsfeld, 1949 ; Merton, 1968 ; Manis, 1972 ; Black, 1979 ; Boudon, 1988 ; Rosenfeld, 2011). Les sociologues se plaisent par exemple à souligner qu’une bonne part de ce qui est perçu comme relevant du sens commun est incohérente, voire contradictoire. Plus généralement, les sociologues ont également souligné que ce que le sens commun traite comme des « faits » — de simples descriptions d’une réalité objective — masque souvent des jugements de valeur qui dépendent de l’expérience subjective de l’auteur de l’évaluation ainsi que de la nature prétendument objective de la chose évaluée (Geertz, 1975 ; Black, 1979). Pourtant, précisément parce que ces jugements de valeur subjectifs sont traités comme objectifs — et, de fait, comme allant intrinsèquement de soi —, ils ne sont jamais eux-mêmes soumis à un examen critique. La capacité de la pensée sociologique à mettre en lumière et à examiner de façon critique les hypothèses tacites qui sous-tendent les propositions de sens commun, censées avoir valeur de vérité, lui vaut d’être souvent présentée comme l’antidote au raisonnement de sens commun (Becker, 2002). Cet article propose de montrer que les sociologues se fient bien plus au sens commun qu’ils ne le pensent. Nous n’entendons pas seulement par là que, comme Black (1979) et d’autres (Merton, 1968 ; Manis, 1972) l’ont soutenu, les sociologues sont enclins à traiter les opinions subjectives des personnes qu’ils interrogent et d’autres sujets de recherche comme des énoncés objectifs ayant valeur de vérité, faisant par conséquent la même erreur dans la distinction entre fait et valeur que les non-sociologues. Ce que nous souhaitons plutôt avancer, c’est qu’en ce qui concerne les théories sociologiques de l’action, le raisonnement de sens commun imprègne la théorie sociologique de manière fondamentale. En particulier, nous soutiendrons que plusieurs de ces théories — tout particulièrement la théorie du choix rationnel, mais aussi les nombreuses variantes de l’individualisme qui ont imprégné la sociologie au cours du siècle dernier, ainsi …

Parties annexes