Corps de l’article

Sociologue, professeure à l’école de travail social de l’UQAM, Marie-Chantal Doucet est l’une des principales chercheures sur les questions de solitude et d’isolement au Québec. Elle est l’auteure de nombreux travaux reconnus sur le sujet, notamment de l’ouvrage fondateur Solitudes et sociétés contemporaines. Une sociologie clinique de l’individu et du rapport à l’autre, publié aux Presses de l’Université du Québec en 2007. Ce livre pose les bases d’une sociologie clinique de la solitude, qui vise à approcher l’expérience de solitude comme une épreuve du processus d’individualisation contemporain.

Pour ce dossier, elle a accepté de revenir sur son itinéraire de recherche, de présenter les étapes de sa réflexion sur les questions de solitude à partir de plusieurs de ses travaux. Elle y recense les ambiguïtés qui accompagnent l’expérience de la vie seule en milieu urbain et pose l’hypothèse d’une « solitude existentielle », désormais ancrée dans les parcours de vie. À partir des différents chantiers qu’elle a pu conduire sur ce thème, elle souligne ce que cette solitude révèle de nos tensions tensions individuelles : une première tension entre intériorité et extériorité, qui relève des arbitrages entre vie intime et vie publique, une seconde tension entre proximité et distance, qui tend à opposer l’espace « à soi » et l’espace « pour les autres », et une troisième tension entre différenciation et identification, qui confronte logique de distinction et logique d’appartenance.

cécile van de velde
Coordinatrice du numéro spécial

Ce texte porte sur la solitude en se penchant plus spécifiquement sur le phénomène de la vie seule dans les villes contemporaines. Revenant sur une trajectoire de recherche centrée sur l’étude des solitudes contemporaines et prenant appui sur une enquête récente auprès de personnes vivant seules à Montréal, il défend l’idée que cette solitude s’inscrit dans un processus d’individuation inédit. Les formes contemporaines de socialisation, qui engagent paradoxalement à « s’individuer », font de la solitude l’un des traits cruciaux de cette nouvelle équation du rapport entre individu et société. Au-delà des épreuves sociales quotidiennes, de leurs ressources et de leurs déconvenues, l’analyse sociologique de la solitude est inséparable de la prise en considération des nouvelles caractéristiques du rapport à l’autre et à soi-même. Cette grammaire d’une solitude de masse met en tension un certain idéal, celui de se construire un espace à soi, versus un sentiment « d’esseulement ». Elle favorise donc une certaine intimité avec soi-même et, en même temps, la conscience d’une distance au monde.

Le premier point développé dans ce texte problématise l’expérience du vivre-seul en ville en présentant quelques statistiques sur ce phénomène à Montréal et à Paris. En deuxième point, nous exposons le cadre conceptuel inspiré d’une sociologie de l’individuation et ses affiliations théoriques à partir duquel nous avons analysé la solitude contemporaine dans nos travaux. Le troisième point reviendra sur les aspects méthodologiques de la recherche et notamment sur les entretiens réalisés plus récemment avec des personnes vivant seules, que nous nommons ici les « solitaires ». À partir de ces entretiens, nous nous intéresserons à l’équivoque qu’incarne la solitude. Entre inquiétude et aspiration, elle apparaît comme un phénomène subjectif et ambivalent associé à trois tensions principales : une tension entre intériorité et extériorité, entre proximité et distance, entre différenciation et identification. Ce nouvel « état d’esprit » devient, c’est ce que nous proposons, un excellent analyseur de la « société des individus ».

1. la vie seule comme modèle socio-existentiel contemporain

Les sociétés démocratiques modernes sont confrontées depuis quelques décennies à l’accroissement du phénomène de la vie seule. Le fait de vivre seul est désigné de plusieurs façons, en référence à des champs divers d’explications où s’entremêlent données objectives et représentations. Certains nomment ce phénomène « la vie en solo » (Charbonneau et coll., 2009), une expression rieuse qui réfère à une modernité pimpante, ainsi qu’à un mode de vie jeune et indépendant. D’autres utilisent la formule « ménages à une personne », ou « ménages seuls », qui renvoie surtout aux études statistiques sur l’habitat, le marché et le pouvoir d’achat (Charbonneau et coll., 2009). La locution « les personnes seules » cette fois se rapporte à des situations associées à la vulnérabilité, la précarité, voire l’isolement ou l’abandon, qui peuvent commander des interventions psychosociales pour rompre avec cet isolement (Charbonneau et coll., 2009). Dans le langage courant, le terme « célibataire », devenu générique, s’applique à la vie seule : on est « célibataire » non plus simplement en termes de statut mais comme état d’être. Ce célibat, volontaire ou non, va de pair avec l’affirmation d’une manière d’exister. Dans les sociétés qui reposaient principalement sur le mariage et la famille, les célibataires habitaient la plupart du temps dans la famille élargie. Dans la fratrie des familles nombreuses, il était fréquent de rencontrer celui ou celle qui ne s’était pas marié et demeurait avec des parents plus âgés. La célèbre chanson « Céline », interprétée en 1966 par Hugues Aufray, raconte l’histoire d’une fille aînée qui a pris soin, dans une nombreuse fratrie, des enfants plus jeunes, une narration comme bien d’autres, témoignant d’un récit social bien connu[1]. Appartenant à tous et à personne, cette célibataire d’un autre temps n’a pas accédé au mariage et à la famille : elle s’inscrit ainsi dans une norme à part, celle de la vieille fille sans sexualité et sans histoire dont, parfois, le passé s’auréole du mystère d’un amour déçu ou mort à la guerre. Du côté des hommes, le célibat d’autrefois est plus facilement associé à un choix où la solitude reste bien présente. La littérature s’est beaucoup intéressée à la solitude. En 1884, Maupassant écrit : « Notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude ». En fait, pour l’auteur de « Solitude », « nous sommes toujours seuls ».

Aujourd’hui, vivre seul n’est plus exceptionnel dans les grandes villes occidentales et la représentation du célibataire s’est complètement transformée. Plusieurs en attribuent la cause au développement économique qui permet une libéralisation des moeurs où l’individu s’autodétermine financièrement (Langlois, 1992). Avec la montée de l’individualisme, nous nous trouverions au milieu de ce que Gauchet (2001) identifie comme un nouvel âge de la personnalité, celui de l’individu déconnecté symboliquement qui ne se définirait plus en relation avec l’ensemble de la société. Nos travaux récents révèlent pourtant à quel point le choix d’être ou de ne pas être seul demeure ambigu[2]. On conservera dans ce texte l’expression « vivre seul » ou « vie seule » pour souligner le caractère socio-existentiel de l’expérience de solitude. Il s’agit ici de comprendre les questions existentielles à partir d’une historicisation de « l’expérience d’exister » (Bol de Balle, 2012). La solitude au travers de l’expérience de la vie seule est à saisir en un sens historique et social. Inversement, les expériences sociales semblent aujourd’hui de plus en plus vécues comme des épreuves existentielles (Martuccelli, 2011). On s’intéresse donc ici à la connaissance subjective de ces expériences : quelles sont les significations sociales de la solitude ; comment on en parle.

1.1 Vivre seul en ville : un état d’esprit

Le sujet de la solitude reste certainement à défricher. Peu d’études empiriques se sont penchées sur ce phénomène et pourtant, cette réalité constitue un enjeu décisif de la vie sociale contemporaine sur laquelle nous avons proposé plusieurs pistes de réflexion dans nos travaux sur ce sujet. Elle s’accentuerait particulièrement dans les villes, ce qui constituait déjà une proposition de Simmel (2007) et chez les auteurs de l’École de Chicago (Park, 1984). On peut penser que le fait de vivre seul au quotidien témoigne d’une forme inédite d’expérience qui pose la question d’une nouvelle dynamique individuelle-sociale dont la ville est le théâtre particulier. Nous serions face à une forme de « construction de la solitude » dans une ville qui a historiquement toujours été le « maëlstrom » de l’imaginaire de la modernité (Martuccelli, 2006). Pour Martuccelli, la ville devient l’une des épreuves types que traverse l’individu contemporain (2006). Si les références à Simmel — notamment son essai sur Les grandes villes et la vie de l’esprit (2007) — ainsi qu’aux auteurs de la première École de Chicago (Thomas et Znaniecki, 1998 ; Park, 1984) demeurent incontournables, l’esprit de la ville a changé. Bien que cet espace moderne renvoie à une certaine proximité sociale, sa densité même crée de plus en plus de distance. Entre proximité et distance, la ville contemporaine incarne plus que jamais l’imbrication profonde de la vie personnelle et des liens sociaux dans la modernité (Giddens, 1990). Le solitaire en devient ici l’une des unités de mesure les plus importantes car c’est de plus en plus à l’échelle du solitaire que s’expérimentent les contraintes, mais aussi les potentialités de la vie quotidienne en ville, que ce soit à propos de la composition d’un repas, dans la manière d’habiter, ou encore dans la façon de se lier (ou pas) aux autres. Cette dynamique de la ville, où la solitude la plus singulière reste affectée par le commun et où les expériences sont à la fois sociétales et existentielles, génère un « état d’esprit » (Thomas et Znaniecki, 1998) à partir duquel les individus éprouvent et formulent des émotions, des sentiments, des croyances et des opinions et produisent de nouveaux modes de vie. Au seuil des mégapoles modernes, dans un contexte d’exode rural, Simmel avait déjà repéré le blasement, cette attitude qu’il décrivait comme une forme de cynisme protecteur de l’individualité devant la montée des tensions de la ville. Cette attitude était décrite comme très différente des attitudes repérables dans les milieux ruraux qui reposaient alors plutôt sur l’habitude et les conventions (Simmel, 2007). L’« intensification de la vie nerveuse » (Simmel) a apporté avec elle une série d’états affectifs, de conduites et d’expressions. Ces manières d’être et de se conduire découlent de l’esprit de la ville contemporaine. La vie seule constitue certainement l’une de ces expériences. Un rapide tableau statistique concernant les villes de Montréal et de Paris permettra d’illustrer à quel point le fait de vivre seul a pris des proportions extraordinaires.

1.2 Quelques statistiques

Un nombre grandissant de Québécois et de Français se définissent comme célibataires, beaucoup d’entre eux ont presque toujours ou toujours été seuls et un bon nombre de ces solitaires n’ont pas eu et n’auront jamais d’enfants. Près du quart des femmes nées dans les années 1960 au Québec n’auront pas eu d’enfants (BSQ, 2012). Au Québec, les dernières statistiques estiment à 33,3 % la part des personnes vivant seules (BSQ, 2016). À Montréal, le tiers des logements est occupé par des « ménages » composés d’une personne (BSQ, 2016). À Paris, 35 % des résidents adultes vivent seuls et se disent célibataires (INSEE, 2017). Plus on se rapproche des centres urbains, plus ce phénomène des ménages à une personne est observable. À Montréal, ce sont par exemple les arrondissements du Plateau et de Ville-Marie qui affichent le plus haut taux de ces ménages avec respectivement 53,5 % et 54,7 % (2016) de solitaires. Mais le phénomène est également en croissance vers les périphéries.

Depuis le début des années 1960, on voit progresser la courbe des jeunes adultes vivant seuls alors que, jusqu’ici, les ménages à une personne concernaient surtout les personnes âgées. Entre 1982 et 2007, en France comme au Québec, la proportion des individus vivant seuls a doublé. Depuis 50 ans, de plus en plus de jeunes adultes et de femmes âgées vivent seuls. Le nombre de Français vivant seuls a augmenté de 50 % depuis 1990. Sur 9 millions de personnes vivant seules en France, 38 % sont des femmes âgées de 60 ans et plus, 17 % sont des hommes du même âge. Les personnes âgées de 20 à 29 ans choisissent à 18 % l’habitat en solo. De 30 à 59 ans, la vie en solo est en forte augmentation depuis 20 ans et les proportions continuent de grimper en raison de la croissance du nombre des séparations et des divorces : 12 % sont des femmes et 15 % sont des hommes, ceux-ci ayant plus rarement la garde des enfants.

On assiste donc à une formidable accélération de la diffusion de l’état de solitude. Il serait pourtant erroné de croire que les solitaires donnent tous la même définition de leur état. Certains vivent par exemple une relation affective privilégiée, mais ne partagent pas le même toit, selon ce nouveau modèle de conjugalité appelé couple non cohabitant. Une nouvelle complexité s’est ajoutée ces dernières années : toujours selon l’INSEE, en France, on relève que parmi les 14 % des personnes habitant seules, une personne sur dix réside parfois seule et parfois avec d’autres. Se dit-elle pour autant seule ? Certaines de ces personnes seules ont récemment vécu une rupture, parfois officialisée par un jugement, un divorce. D’autres se déclarent séparées. Se nomment-elles célibataires ? À partir de quel moment entre-t-on dans cette catégorie sociale qui, pour certains, est aussi un style de vie ? Il faut donc, lorsqu’on s’intéresse à la solitude, songer également à ceux qui recherchent une relation amoureuse comme à ceux qui n’en désirent pas, à ceux qui ont toujours été seuls et à ceux qui ne l’ont pas toujours été, à ceux qui vivent seuls et à ceux qui partagent un même toit avec des compagnons ou avec leurs enfants. La solitude se décline en autant de situations de vie et portraits polymorphes.

Le vivre-seul se caractérise par l’hétérogénéité de ses formes concrètes, la gradation dans les discours individuels allant d’une solitude assumée à l’expression d’un sentiment d’isolement. Cette pluralité des solitudes donne à entendre des états affectifs tout aussi variés. Dans les entretiens que nous avons réalisés avec les solitaires vivant à Montréal (2007), certains s’en disaient heureux, d’autres avaient peine à vivre la solitude. Celle-ci recevait aussi des définitions différentes. Souvent associée à une recherche de sens pour certains, d’autres expérimentaient depuis toujours la solitude comme un ordre des choses puisqu’ayant toujours été (ou s’étant toujours sentis) seuls. Enfin, la solitude pouvait être vécue comme une crise. Dans certains cas, l’intensité de la souffrance qu’occasionnait la solitude devenait le point nodal du discours car celle-ci semblait ici associée à un sentiment d’abandon. Quel serait alors le dénominateur commun de ces solitudes différenciées ?

2. la solitude sous la loupe d’une sociologie de l’individuation

Les travaux sur la solitude ont pris place , et les nôtres n’ont font pas fait exception, dans un paysage où l’interrogation avait surtout été associée à la psychologie du solitaire et aux habituelles considérations sur les affres de l’isolement et la nécessité de lier des relations pour bien vivre ou encore des bonheurs de vivre avec soi-même. En parallèle, d’autres pistes étaient engagées depuis le début des années 1980, cette fois du côté d’un lien social abîmé par un individualisme narcissique qui déboucherait sur le vide des espaces de solidarité, la fin des aspirations collectives et le retranchement sur le privé (Sennett, 1979 ; Gauchet, 1998a et b ; Lypovetsky, 1989). Cette interprétation pessimiste s’est insinuée jusque dans le sens commun et c’est souvent par une sorte de sociologie spontanée que l’on fera le lien entre solitude et individualisme idéologique. Bien que l’on observe depuis quelques années la montée de fortes revendications de reconnaissance de toutes sortes concernant son individualité propre et bien qu’il faille reconnaître surtout que les logiques du marché gagnent à cette ambiance individualiste, l’interprétation d’un lien social en déclin, résultat d’une « atomisation » politique et économique, reste insuffisante car elle n’explique pas d’une manière empirique comment s’aménage cette solitude au quotidien.

Dans notre enquête plus récente, le questionnement central concerne ainsi le rapport à l’autre : doit-on conclure au déclin de la sociabilité, dont le célibat répandu dans les villes occidentales constituerait un des symptômes, ou doit-on plutôt comprendre ce phénomène comme la représentation d’un rapport à l’autre renouvelé ?[3] L’analyse du quotidien des solitaires permet paradoxalement d’observer la place que l’autre occupe dans la conscience et l’existence contemporaines. En fait, il ne peut être question de solitude sans un rapport, aussi distant soit-il, avec l’autre : la connaissance de la solitude est donc ici conçue comme une « construction » particulière du rapport à l’autre. Cette posture nécessite de faire un pas de côté par rapport aux nostalgies du « nous » communautaire et d’un travail sociopolitique allant dans le sens d’une quête de la reconstruction des solidarités. La question n’est pas de nier ou discréditer les efforts vers un renforcement du collectif mais se rapporte plutôt à ce que l’on peut désigner comme « l’être-ensemble » qui s’est transformé d’une manière inédite en faisant de l’individu (pauvre ou riche, vivant seul ou avec d’autres, homme, femme, transgenre, enfant, vieux) une figure de proue. Martuccelli intègre cette expression (l’être-ensemble) dans ce qu’il appelle « la condition sociale moderne » (2017) : c’est en référence directe à cette condition historique qu’il serait possible de penser la solitude. La solitude a surtout été objet de moralisation psychologique et politique, plus rarement elle a été considérée comme un phénomène de la vie sociale ordinaire qui s’inscrirait plus largement au coeur d’une individuation sans précédent, individuation entendue ici comme le processus de configuration de l’individualité contemporaine (Élias, 1991 ; Otero, 2003 ; Martuccelli, 2002).

2.1 Une solitude historique

Il existe bien sûr une solitude ontologique, mais celle-ci a pris des formes différentes selon les époques. Au cours des âges, elle a connu diverses interprétations. Elle a bien sûr été appréhendée à travers les représentations culturelles dont disposait celui qui cherchait à la définir. Les solitudes de jadis étaient nourries d’un autre sens. L’érémitisme, la ferveur monacale ou celle de l’artiste romantique puisaient à la source d’une solitude choisie. Tout au long du Moyen-Âge occidental, le terme est resté synonyme de lieu désert. La solitude se trouvait donc extérieure à l’individu et n’était pas forcément perçue comme redoutable. Ce n’est qu’au 17e siècle, que la solitude prend la connotation subjective qu’on lui connaît aujourd’hui alors que le terme cesse de renvoyer à un lieu extérieur pour évoquer un sentiment. La solitude de l’âme touche à cette époque encore essentiellement les poètes et les philosophes. La première modernité européenne, qui marque la fin du 18e siècle, est celle des penseurs qui revendiquent les premiers la reconnaissance d’une individualité capable de se penser elle-même (Taylor, 2003). La solitude devient une expérience vitale, mais elle concerne les philosophes et les artistes. Le promeneur solitaire de Rousseau en constitue une incarnation intéressante (Rousseau, 1964).

Dès la fin du 19e siècle, l’organisation familiale se structure autour d’une disposition nouvelle des pièces de la maison où la chambre conjugale est séparée de la chambre des enfants. Le couple conjugal se distingue de plus en plus du couple parental. Il s’agirait vraisemblablement de ce que Beck nomme « la première individualisation » (2001). À l’intérieur des territoires conjugaux sont aussi distingués des territoires personnels. Accédant à leur tour à l’individualité, les femmes revendiquent du temps pour soi, tout comme l’homme qui part chaque jour au travail. Ces revendications d’une vie privée « pour soi-même » tracent une frontière entre soi, le couple, la famille, notamment dans la seconde partie du 20e siècle. Le fait d’être un conjoint ne doit pas avoir pour effet d’engloutir le soi dans un rôle exclusif. Les problèmes de la vie individuelle et de la réalisation personnelle se posent désormais avec insistance, non plus seulement au niveau des classes bourgeoises mais aussi dans la nouvelle grande couche salariale en développement (Morin, 1983). Pour Morin, c’est la culture de masse qui fournira à l’individu ses mythes d’autoréalisation par la création des stars auxquelles chacun cherche à s’identifier (1972).

La solitude émerge comme phénomène subjectif avec l’apparition de l’individu moderne. Ce codage émotionnel historique émerge d’une culture de l’intériorité et du sentiment insinuante au début et généralisée par la suite, qui, selon différents auteurs, a évolué à partir du procès civilisationnel occidental (Simmel, 1988 ; Elias, 2002 ; Martuccelli, 2017). On peut tout à fait reprendre ici ce qu’en disait déjà Norbert Elias dans les années 1930 : « Le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme » (1975 : 203).

2.2 Le « problème » de l’individu

Le problème de l’individu en sociologie n’est bien entendu pas récent. Dès la formation de la discipline apparaît le conflit individu-société/psychologie-sociologie. Pour Durkheim (2004), il n’y aurait de sentiment signifiant (pour la science) que collectif, tandis que Simmel (1999) affirmait une porosité plus importante des faits sociaux et des faits psychiques. Cette dualité scientifique a traversé la littérature (Elias, 1987). Par exemple, Devereux, dans son approche complémentariste, met face à face sociologie et psychologie en délimitant ces domaines par les notions de dedans pour désigner la psychologie et dehors pour la sociologie (1980). D’autres lectures issues des perspectives compréhensives contemporaines ont cherché à réconcilier ces deux champs présentés comme l’envers et l’endroit de la réalité humaine (Dubet, 2005). La sociologie clinique a défendu la nécessité d’une interpénétration des dimensions psychique et sociale (Barus-Michel, 2013 ; de Gaulejac et coll., 2012 ; Doucet, 2011). Cette posture s’est employée à défendre la puissance épistémique du récit de soi, comme un récit sur la société, et à réaffirmer la place de l’individu en sociologie en tant que laboratoire des significations sociales. Il s’agissait aussi de reconnaître, comme l’avait déjà souligné Simmel que, traitant des contenus psychiques, on ne fait pas nécessairement de la psychologie (1999). Il devenait possible pour le chercheur intéressé par l’objet subjectif d’appréhender des états existentiels (vie, mort, solitude) en reliant les modulations de l’histoire collective et celles des trajectoires singulières des acteurs, et ainsi de considérer que leurs contenus peuvent être matière sociologique.

À l’instar de nombreux auteurs, il faut reconnaître que cette dynamique a connu d’importantes transformations depuis la seconde moitié du 20e siècle. Plusieurs sociologues contemporains ont effectivement observé l’accentuation d’une individualisation à l’oeuvre dans les sociétés occidentales modernes (Doucet, Dubois et Otero, 2017 ; Giddens, 1990 ; Bauman, 2005 ; Beck et Beck-Gernsheim, 2002 ; Kauffman, 2001 ; De Singly, 2000). Beck a plus largement fait ressortir l’individualisation progressive qui renvoie, de manière générale, au délitement des formes sociales traditionnelles liées à la modernité industrielle (Beck, U., 2001). D’autres auteurs décrivent d’importantes transformations des formes de l’individualité dans le contexte de ce qu’on a appelé la modernité « tardive », « liquide », « avancée » ou « seconde modernité ». (Giddens, 1990 ; Bauman, 2001 ; Beck et Beck-Gernsheim, 2002 ; Kauffman, 2001 ; De Singly, 2000). À la « seconde modernité » (De Singly, 2000) ou à la « modernité avancée » (Beck, 2001) correspondrait un second individualisme ayant donné lieu à d’importantes transformations de la vie quotidienne, notamment dans la famille (De Singly, 2000). D’autres se sont intéressés plus précisément à l’émergence d’une nouvelle forme de domination et de nouveaux contrôles sociaux qui reposeraient sur les principes de responsabilité et d’autonomie (Erhenberg, 2010).

Le renouveau de la question de l’individu et d’une sociologie de l’individuation est manifeste. Celle-ci se distingue d’un individualisme méthodologique (Boudon, 1973) pour lequel l’action intentionnelle et stratégique devient l’objet d’étude (Doucet, Dubois et Otero, 2017). Il ne s’agit pas davantage de décrire un individualisme narcissique, résultat ou cause d’un lien social qui se serait rompu au milieu de la « perte des repères » (Lypovetsky, 1989 ; Gauchet, 1998). Tout en portant une oreille attentive aux récits des acteurs, une sociologie de l’individuation s’intéresse au caractère intrinsèquement social et historique d’une individualité constamment « en travail ». Si ce processus ne s’inscrit pas en continuité directe avec des procédures de contrôle, l’intensification de l’individuation ne correspond pas plus ici à une émancipation réelle. Il s’agirait plutôt d’une profonde mutation de la relation entre individu et société.

Or, le défi d’une sociologie de l’individuation est de rendre compte des inflexions sociales récentes qui concourent à la nouvelle configuration de l’individualité et des états existentiels de la vie ordinaire. Pour ne prendre qu’un exemple, le débat récent au Québec sur l’aide médicale à mourir a fait ressortir une tendance très claire à privilégier le choix d’un individu devant sa propre mort. Une nouvelle dignité de l’individu et du mourir comporte, entre autres, la liberté de choisir l’instant de sa mort. Le processus d’individuation s’inscrit dans des expériences, des affects et des conduites. Pour Otero, il est au fondement de nouvelles normes et de nouvelles institutions (2017). Il génère un « état d’esprit » commun, propres aux grandes villes, à partir duquel les individus formulent et éprouvent de nouveaux modes de vie. Le vivre-seul, ses états affectifs, ses conduites ; ses expressions constituent l’une de ces dispositions d’esprit.

2.3 L’individu en travail

L’analyse des sentiments individuels joue un rôle majeur dès la fin du 19e siècle. Habituellement rattachée à la première modernité en sociologie et au romantisme dans la littérature, cette époque présente un individu ennuyé par l’insipidité de la vie ordinaire. On pense immédiatement à Emma Bovary, l’héroïne du roman de Flaubert, dont le désir d’émancipation l’amène jusqu’aux extrémités du passage à l’acte, en assassinant son mari (Farrugia, 2008). L’individu ainsi socialisé ou configuré semble chargé de désirs qui demeurent emprisonnés, étouffés, en mal d’être exprimés. L’individu semble contraint. En regard du contexte d’individuation contemporain, la socialisation relève aujourd’hui d’une autre normativité qui consiste à « travailler sur soi » de manière intensive et soutenue, selon des principes d’autonomie, de mentalisation, de contenance de soi et d’expressivité (Doucet, 2014 ; Martuccelli, 2002 ; Taylor, 2003 ; Reid, 2008). Ainsi, dans le processus de l’individuation, « (…) À côté du traditionnel travail de l’individu sur la société et de la société sur l’individu, c’est le travail de l’individu sur lui-même qui devient central » (Martucelli, 2009 : 21). Le travail sur soi constitue le moteur de ce processus. Prenant d’abord sa source dans un espoir d’émancipation individuelle, voire de libération, le travail sur soi débouche alors sur un autre aspect de la solitude : en effet, le revers de cette nouvelle « liberté » est que l’« individu en travail » doit apprendre à traverser héroïquement, « seul », les différentes épreuves sociales qui jalonnent son existence, que ce soit à l’école, au travail, dans ses relations personnelles ou dans les cycles de vie, de l’enfance à la vieillesse. Cette potentialité est peu à peu devenue une responsabilité. Autrement dit, il ne s’agit plus d’une obéissance pure et simple à des préceptes extérieurs et contraignants. Il faut plutôt apprendre à s’émanciper des contraintes du passé et découvrir « sa propre vérité ». C’est par cette dynamique que l’individu aujourd’hui apprend et connaît peu à peu la solitude.

La solitude interpelle donc plus largement les conditions historiques de son apparition. En effet, après les explications psychologiques et les diagnostics pessimistes d’une modernité devenue « liquide » ou d’un lien social en crise ou même rompu, la problématique actuelle des études sociologiques porte sur une solitude devenue un état existentiel nodal des sociétés contemporaines.

3. quelques mots de méthodologie : la posture clinique en sciences humaines

Au-delà des chiffres du vivre-seul se pose le problème d’une solitude historique et du nouveau rapport à soi-même et aux autres que celle-ci inaugure. Dans la mesure où les questions existentielles et sociales s’articulent aujourd’hui d’une manière inédite (Martuccelli, 2011), nous sommes partis, dans nos travaux plus récents, du point de vue que le récit du sujet ne renvoie pas qu’à son vécu individuel ; il est aussi en même temps le récit de la vie en société (Houle, 1987). Cette ambiance compréhensive, par le biais d’une méthode socioclinique (De Gaulejac et coll., 2012), reconnaît la valeur des connaissances subjectives. Les récits recueillis ont donc été considérés comme une forme de connaissance, que certains qualifient d’implicite (Rhéaume et Sévigny, 1988 ; Doucet, 2016), d’autres de sens commun (Houle, 1987) ou de connaissance subjective (Farrugia, 2008 ; Doucet, 2011).

La posture clinique en sciences sociales, que l’on peut considérer dans son sens large (individuel et collectif) comme modalité d’un rapport sujet/objet en recherche, se caractérise par l’idée de l’impossibilité logique d’une rupture entre les dimensions psychique et sociale (Doucet, 2011). Sera donc considéré comme clinique ce qui appréhende le sujet (individuel, familial, communautaire) à travers un dispositif dont le centre est le rapport sujet/objet en tant que relation sociale où les protagonistes sont impliqués, que ce soit dans un travail visant l’évolution, le développement, la transformation ou encore la production de connaissances (Doucet, 2011). À l’idée du caractère réflexif des conduites, s’ajoutent le rôle fondamental du langage comme modélisation des savoirs et ainsi la possibilité d’une interprétation des significations sociales. En portant intérêt à la fois aux invariants stables du discours, mais aussi à ses circonvolutions hésitantes, ses silences, ses implicites, le travail de recherche se fait aussi travail clinique. En ce sens, une socioclinique qui s’inscrit dans cette démarche aborde à la fois les dynamiques de l’histoire collective, celles des actions réciproques et celles des parcours singuliers des acteurs. Nous dégageant du cloisonnement entre les disciplines des sciences sociales, nous avons cherché à articuler les processus individuels et sociaux, nous intéressant aussi à ce qui échappe aux dispositifs formels. Ce type de recherche socioclinique permet en effet l’explicitation de savoirs implicites liés aux activités de la vie quotidienne. L’implicite y est considéré comme un ensemble de savoirs participant à la construction, à la régulation et éventuellement à la transformation des institutions.

Les solitaires

Dans nos premiers travaux, nous avions analysé de façon approfondie les récits de personnes vivant seules, âgées de 35 à 55 ans (Doucet, 2007). Se sont ensuite ajoutées des recherches portant sur les pratiques du travail sur soi, notamment dans les groupes de parole (Doucet, 2011, 2017). Nous nous y intéressions aux raisons qui motivent les individus à s’engager dans une telle démarche. L’expérience de la vie seule y est ressortie fortement. On peut supposer que l’adulte a la possibilité de faire certains choix grâce à son expérience et c’est donc de cette expérience dont il a été question. Pour François Dubet, l’expérience sociale est définie comme une tentative de l’individu de gérer trois registres d’action que sont les structures, la communauté et la subjectivation (1994). Dans nos recherches, il s’agissait d’explorer les formes sociales suivantes : le travail, la famille d’origine, les amitiés et connaissances, les relations amoureuses et les enfants. Cette exploration plus axée sur l’expérience faisait ressortir le style de vie au sens où l’individu choisit, du moins en partie, telle ou telle manière de construire ses liens avec autrui.

Les personnes rencontrées avaient donc des raisons qui leur appartenaient en propre de venir parler de solitude. Certaines avaient vécu une séparation éprouvante, d’autres étaient seules depuis plusieurs années. Chacune d’elles avait le sentiment intime de vivre une situation nouvelle en regard de la société, tout en sachant qu’elle n’était pas la seule à la vivre. On peut dire que ces personnes venaient voir le sociologue justement pour prendre contact avec la société et surtout y prendre une place et une parole. Cette expérience « semble donc indissociable de la conscience d’appartenir à un temps spécifique et de la volonté de donner un sens à un environnement social empli d’inquiétudes » (Martuccelli, 2017 : 39). Que ce soit dans des dispositifs établis comme les groupes de parole, dans la solitude de son bureau, dans le cours réflexif de son travail, dans des reconsidérations incessantes de sa vie professionnelle ou à partir des différentes thérapies du comportement humain, l’individu social est le fruit d’un travail sur soi et d’une expérience existentielle de faire société. On observe un passage du sentiment intériorisé, voire refoulé, à une norme d’affectivité expressive. C’est dans le doute et la sinueuse réflexivité que les sujets, justement, montraient le plus leur qualité d’acteur social.

4. une solitude équivoque : le rapport à l’autre

La solitude contemporaine met en tension un certain idéal de se construire un espace à soi, à distance du social, et un sentiment « d’esseulement ». Tout se passe comme si le fait d’être seul favorisait une certaine intimité créative avec soi-même, un espace de représentation de soi mais aussi un lieu où le sujet prend conscience de cette distance au monde qui, à l’occasion, et selon les récits, peut conduire au tragique. On peut néanmoins faire une distinction entre solitude et isolement. Celui-ci constitue la forme extrême de la solitude où le sujet fait l’expérience du vide intérieur et dans la communication avec les autres. La solitude ne conduit pas forcément à l’isolement, mais à une équivoque qui semble indépassable entre soi et autrui. Entre une inquiétude et une aspiration, l’équivoque qu’incarne l’état socio-existentiel de solitude fait aussitôt surgir un autrui (amoureux, ami, parent, collègue) construit comme proche-lointain.

La question première des entretiens que nous avons réalisé plus récemment était au départ : comment le solitaire se représente-t-il sa solitude ? L’individualisation de la vie quotidienne apporte en effet son lot de réflexions sur l’amitié, la famille d’origine, le fait ou non d’avoir des enfants, la place du travail et des loisirs. Tel individu aura des liens ou non avec sa famille, tel autre aura un cercle d’amis qu’il jugera dense, tel autre se dira « solitaire ». Le travail, pour certains, constitue le remède à la solitude, permettant des échanges quotidiens, tandis que, pour d’autres, il convoie ressentiment et impressions de non-reconnaissance. Martuccelli mentionne dans ses recherches un sentiment d’« irritation » causé par les autres (2017), tout comme le souligne Charles, l’un des sujets de nos entretiens, concernant ses rapports au travail qu’il qualifie d’« enfer extraordinaire » (Doucet, 2007). Le concept de « blasement » des citadins comme protection de l’individualité, dont parlait Simmel, éclaire les propos de Charles (Simmel, 2007) : « parce qu’en fin de compte, mon voisin ne m’intéresse pas », dit Charles (Charles, 2007). Ces états affectifs sont nettement repérables dans les discours des solitaires. Mais plus encore, l’ambivalence demeure le trait le plus caractéristique de l’ensemble des discours. Si « les autres nous suffoquent » (Martuccelli, 2017 : 95), que ce soit en continuité ou en rupture, on se positionne toujours par rapport aux autres, paradoxe dont plus d’une fois il faudra s’arranger lorsqu’il sera question de solitude.

L’expérience de l’autre a été saisie dans les activités des solitaires divisées en quatre grandes catégories heuristiques : les activités quotidiennes, de création, de rencontre et enfin les « activités intenses » qui, dans les discours des solitaires semblaient parfois prendre des tournures aussi fulgurantes que brèves, notamment dans certaines liaisons passionnelles. La notion d’activité met en scène un acteur créatif qui invente un nouveau style de vie en « se défaisant des ficelles du passé pour aller de l’avant », comme l’avait joliment exprimé une participante à la recherche (Thérèse) (Doucet, 2007). Loin de subir une solitude continuellement pessimiste, le solitaire s’inscrit dans plusieurs cercles différents, à travers les loisirs, le travail, les amitiés, les amours, sans oublier la famille. La solitude des solitaires ne se conçoit donc pas nécessairement comme on définirait l’isolement. Comme l’explique Schurmans, une lecture de cet état peut se faire à partir d’un renversement des conceptions spontanées : « Oui bien sûr, je suis seul mais je n’en souffre pas », affirmait l’un des participants à son étude (nous soulignons, Schurmans, 2009 : 107). La solitude peut donc effectivement comporter une contradiction : elle semble, en tout cas dans les représentations des sujets, immédiatement référer à un manque et à une désolation liée à ce manque et, aussi, à l’idée d’un certain écart à une norme ancienne d’inclusion communautaire où, parlant de solitaires, « seuls s’exposent de la sorte les dévoyés, les possédés, les fous » (Shurmans, 2009 : 113) alors que, d’un autre côté, dans les propos approfondis des solitaires, cette même solitude semblait jalousement revendiquée comme espace à soi. L’autre reste activement recherché afin de remédier à la solitude : « Oui, des fois, il y a des temps où je me sens plus seul, il y a des temps où j’aimerais ça avoir quelqu’un dans ma vie (Michel) (Doucet, 2007), mais : « pas à n’importe quel prix » (Michel) (Doucet, 2007).

Une donnée intéressante est l’ambiguïté des réponses à la question du choix de vivre seul. De façon unanime, il s’agit d’un choix qui n’en est pas un. D’une part, la solitude paraît être difficile à vivre, mais le fait d’être avec les autres semble l’être tout autant. On est seul par la force des choses, par dépit, et à cause d’une autre ambiguïté, celle des « relations » qui semblent ne jamais correspondre à ce que l’on s’est fixé dans l’idéal. Dans ce cas, il s’agit de « se choisir avant de choisir les autres » (Michel). Tantôt les sujets affirment choisir d’être seuls, pour reconnaître aussitôt que la solitude n’est pas un choix. Ainsi, dans une sorte d’étrangeté au monde, les sujets expriment une impression de ne pas être tout à fait maîtres de leur destinée et pourtant posent des choix tout au long de leur vie. Certains expriment se trouver devant plus de choix qu’ils n’en désirent, ce qui a pour effet pervers de paralyser l’action par indécision devant l’ampleur des potentialités. Dans ce cas, la contrainte se trouve singulièrement dans l’obligation de faire des choix. Puisque tel choix est aussi bon que son contraire, la contrainte de devoir choisir engage à des considérations existentielles sans fin (Martuccelli, 2011).

Ce sentiment d’étrangeté au monde ne renvoie pourtant pas nécessairement à une analyse de l’individu hors du monde, mais bien au processus d’individuation qui s’inscrit dans un développement historique majeur. Tensions est bien le mot pour décrire les dynamiques à l’oeuvre. Entre une inquiétude et une aspiration, la solitude a pu être associée à trois tensions principales que nous exposons en conclusion.

4.1 Une tension entre intériorité et extériorité

Bien que les frontières fluctuent entre la vie intime et la vie publique selon les moments de l’histoire et des sociétés (Petitat, 1999), cette démarcation semble plus fortement revendiquée aujourd’hui alors même que la vie intime n’a jamais été aussi montrée en spectacle. De façon générale, l’individu se défendrait contre une certaine intrusion par l’interférence d’autrui. Cependant, la grande habileté de l’individu contemporain n’est pas tant de tracer une frontière claire entre son intimité et sa vie sociale. À l’exemple des solitaires rencontrés dans nos travaux, ce qui le caractérise sera d’user consciemment de la faculté de « montrer » et de « cacher » dans sa présentation de soi, et ainsi de rendre flous ce qui revient à l’être et ce qui se rapporte au paraître (Petitat, 1999). Par exemple, les rencontres sociales pouvaient avoir lieu dans des organismes dont l’objectif de favoriser des rencontres entre personnes seules en faisait pour certains des places publiques, pour d’autres des familles élargies. Leur fréquentation posait uniformément la question de la présentation de soi et mettait en jeu la contradiction entre le fait d’afficher sa solitude ou celle de la dissimuler. L’individu dispose donc d’une marge de jeu lui permettant d’établir certains rapports stratégiques avec l’extérieur tout en préservant son quant-à-soi. Le monde des réseaux sociaux offre un autre exemple éclairant d’une présentation de soi « travaillée » dans la solitude et offerte au regard des autres. Malgré cette revendication de reconnaissance de l’intériorité, les pensées les plus intimes et les plus reculées puisent dans le dispositif symbolique de leur époque.

Or, paradoxalement, jouer le jeu social est la meilleure façon de préserver son quant-à-soi. Malgré une revendication d’authenticité dans le fait d’« être soi-même », il serait pour le moins candide de considérer l’authenticité comme étant au principe des échanges. Toute présentation de soi est déjà le résultat d’un départage entre le montré et le caché. La catégorie de l’authenticité s’inscrit donc plutôt dans le processus de dédoublement entre l’être et le paraître. En ce sens, elle pose bien le problème de la tension paradoxale entre intériorité et extériorité. Les sujets opposent ce qu’ils conçoivent comme vrai (la vie intérieure, intime, individuelle) et ce qu’ils considèrent comme faux et extérieur à eux-mêmes (la vie sociale, les rôles). La revendication de l’authenticité, par rapport à l’inauthenticité, parcourt les entretiens comme si l’une des explications fondamentales des difficultés dans les rapports tournait justement autour d’une opposition entre un quant-à-soi « un peu en marge » (Louise) (Doucet, 2007) et le regard des autres qui juge et, de ce fait, recadre. L’individu ressent tragiquement la distance qui sépare ce qui est attendu aujourd’hui (être indépendant professionnellement, financièrement et affectivement) et ce qui est en dedans et ce qu’il ressent comme étant vraiment lui-même. Pourtant, la question de l’authenticité ne peut être considérée d’une façon aussi tranchée. En même temps qu’est observée la distance entre intériorité et extériorité, on ne peut qu’en constater l’imbrication. Si par sa distance au rôle il s’enquiert de plus de vérité sur lui-même, l’individu a l’impression de ne jamais être tout à fait lui-même. À mesure que l’individu s’inscrit comme figure dominante de la modernité contemporaine, la recherche sur soi, la quête d’une certaine vérité sur soi devient la condition même du social : le quant-à-soi se croit hors du monde alors qu’il en est le fondement. Nous serions ici au coeur de ce que Simmel avait nommé « la tragédie de la culture » (1988). La culture naît, nous dit-il, de la rencontre de deux éléments qui ne la contiennent ni l’un ni l’autre : l’âme subjective (l’intériorité) et les créations de l’esprit objectif (l’extériorité). La solitude peut donc être comprise comme une forme sociale par le jeu des connexions multiples entre intériorité et extériorité.

4.2 Une tension entre proximité et distance

La distance qui s’est établie entre l’individu et la société permet que les individus jouent avec les codes, transformant ainsi la société. S’ajoute donc ici l’axe proximité/distance. L’individualisation de la vie quotidienne porte à chercher en deçà des institutions et hors des traditions de nouvelles formes de sociabilité. Ce sera dans le processus d’individuation que, justement, l’individu s’intéresse aux relations personnelles (Giddens, 1990). Par exemple, l’un des critères pour définir le couple et la famille a toujours été le partage d’un toit. Cependant, les amours à distance, de même que le quotidien à distance, régis par un couple parental séparé, sont aujourd’hui légion et forcent à redéfinir la famille. La figure de l’autre — l’autre construit comme un proche-lointain — ressort d’une logique paradoxale où d’une part, l’individu revendique un espace à soi et refuse de se perdre dans l’autre et d’autre part, recherche activement sa présence. En effet, ce que Simmel constatait déjà semble bien à l’origine d’une nouvelle construction du rapport à l’autre, à savoir : l’étrangeté que ce qui est lointain peut être proche et ce qui est proche peut être lointain (Simmel, 1999). Dans les sociétés traditionnelles, le quotidien des rapports sociaux existait dans un même espace-temps. La modernité contemporaine apporte une redéfinition de l’espace et du temps. C’est ainsi que le quotidien peut se vivre à distance et que la relation est d’autant plus authentique et plus proche que les individus qui la composent sont éloignés.

L’amour prend des proportions démesurées dans ce que nous avons relevé dans les entretiens ; ce qui n’est pas sans douleur. Le fait est que le solitaire accède difficilement à cette configuration à deux termes. Encore considéré comme fondateur du couple et de la famille, l’amour se présente en même temps comme une sorte d’abstraction, ne serait-ce que dans l’impossibilité souvent constatée de son établissement. Ce sera parfois même l’absence de l’autre et ainsi sa distance qui maintiendront le sentiment amoureux. Dans ce cas, la solitude peut être caractérisée comme un manque de l’autre, c’est-à-dire par son absence. La tendance sera en effet de définir la solitude comme la résultante de cette absence. Solitude et amour sont liés en une relation trouble où, semble-t-il, l’une ne va pas sans l’autre : sans aspiration à l’amour, pas de solitude ; être seul, c’est être seul par rapport à l’autre. Or, il se trouve que l’amour est, avec l’émergence du « je », de toutes les formes sociales la représentation la plus achevée de l’ambivalence contemporaine. Il se pose en effet comme premier et dernier rempart contre la solitude. Il possède la caractéristique de se traduire dans un rapport proche en même temps que lointain. Le solitaire serait aux prises avec le paradoxe de représentations « hybrides », pour paraphraser Louis Dumont (1983), dans le fait que parallèlement à l’individualisme qui paraît dominant dans les mentalités, se joue la vitalité du rapport à l’autre. À l’intérieur d’un même propos, les sujets pouvaient revendiquer un espace pour eux-mêmes tout en recherchant parfois intensivement l’intimité avec l’autre. Cependant, la rencontre entre ces deux besoins semblait ne se produire que rarement. Pour Simmel, la présence de l’autre est obsédante du fait même de son absence en tant qu’écho du passé et espérance de relations futures, comme regret ou comme renoncement (1999). On s’habitue à la solitude alors que subsiste le manque de l’autre. Y a-t-il un choix à faire entre le trop-plein de l’autre et pourtant ce manque ? Le solitaire recherche l’autre mais « pas à n’importe quel prix » (Michel), c’est-à-dire pas au prix de lui-même.

4.3 Une tension entre différenciation et identification

Le passage du « nous » au « je » introduit la tension entre l’identification et la différenciation. La différenciation conduit à l’hétérogénéité et la possibilité de transformer les représentations. Ce qui fut scandaleux hier devient aujourd’hui acceptable. Pour cela, il faut que des individus aient cherché à se différencier en transgressant les codes et conventions. Ce rôle était autrefois dévolu à certaines personnes, artistes et intellectuels remettant ouvertement en question les conventions pour changer les croyances. Or, si nous revenons à Simmel, chaque individu posséderait un point d’individualité qui diffère du général (1988). Ce « plus-être » se verra difficilement enfermé dans une forme. Ainsi, l’individu ne coïncide jamais totalement avec sa catégorie. Le regard des autres le transforme en quelque chose qu’il n’est jamais complètement. Par exemple, il n’y aurait pas qu’une condition du pauvre, mais des récits de pauvreté. S’il est vrai que mon histoire s’inscrit dans la marge, cette existence a pris forme dans mon histoire singulière et non forcément dans un milieu social donné. Le revers de cette différenciation est que la condition du pauvre est vécue avec plus de solitude qu’autrefois.

Par ailleurs, la différenciation doit être interprétée paradoxalement comme une identification. Pour Yves, l’un des sujets de nos entretiens plus récents, « tout le monde a un petit côté artiste qui le différencie » (Doucet, 2007). Les manifestations de la différenciation constituent pourtant une manière de passer dans la conscience des autres, de faire partie de la société. Si je porte une perruque bleue, c’est peut-être pour exprimer ce que je suis au fond de moi mais c’est certainement aussi pour me situer parmi les autres, sous le regard des autres. Ainsi le signe théâtral qu’est ma perruque bleue signifie dans le même temps mon individualité rebelle et l’aveu de ma présence marquée parmi les autres. Dans tous les cas, c’est aux autres que je m’adresse. Le signe est le médiateur entre le quant-à-soi et le regard des autres. Tout en jouant son rôle de messager, le signe devient aussi la façon particulière dont je me relie au social, une forme de rapport à l’autre. On constate déjà le paradoxe existant entre le fait de se différencier pour s’identifier à la mentalité contemporaine qui veut que l’individu ressorte de la masse. Le paradoxe réside dans le fait que voulant se démarquer de la masse, l’individu se re-marque dans la société, se soumettant au regard des autres. Voulant se différencier, il s’insère dans le mouvement généralisé de l’individu qui se différencie. Cette nouvelle sensibilité sociale à ce qui est singulier se trouve à la fois subie (je me sens seul) et revendiquée (je suis unique). Le solitaire, caractérisé par son quant-à-soi n’en est pas moins relié aux autres, ne serait-ce que par le fait d’appartenir à la catégorie des solitaires. Or, quel est le signe reliant le solitaire au social ? Sa solitude.

conclusion : pourquoi la solitude ?

L’analyse de la solitude à partir de la connaissance subjective des personnes qui vivent seules permet de rendre compte de l’ampleur de cet état socio-existentiel qui a pris une tournure particulière dans les villes contemporaines. L’individu contemporain fait l’expérience d’une solitude qui semble inévitable à un moment ou un autre de l’existence. Les rôles en effet ne suffisent plus à tenir l’individu dans des rapports permanents. L’expérience de la vie seule s’inscrit dans le contexte historique d’un passage cognitif du « nous » au « je ». Les relations aux autres n’ont plus la solidité d’hier et se présentent comme de l’inconnu.

Quelle est la spécificité de la solitude de ce point de vue ? Ce sera à l’intérieur de ce passage entre le « nous » d’hier et le « je » d’aujourd’hui que le solitaire, à l’image de l’étranger, « s’arrache aux autres, prend ses distances, pour jeter de nouveaux ponts » (Simmel, 1999). D’autres sociabilités prennent forme, notamment dans les grandes villes contemporaines. Le solitaire peut donc être considéré comme un passeur entre deux temps de l’histoire, le temps du « nous » communautaire et le temps du « je ». Cet espace-temps génère ses tentatives de recherche existentielle, son lot de crises, de même qu’un certain ordonnancement dans le fait d’apprendre à vivre seul. Les solitaires auront effectivement beaucoup recours aux pratiques contemporaines du travail sur soi qui prennent diverses formes et qui vont de la psychothérapie à la spiritualité, en passant par les ateliers de création, les cours, les groupes de sociabilités (Doucet, 2017). Celles-ci peuvent être considérées à leur tour comme une expérience sociale posant justement la question du rapport individu/société.

Il serait certainement trop simple d’affirmer que le solitaire résulte d’un déclin des sociabilités. Il s’agit plutôt de comprendre les tensions résultant du processus d’individuation des sociétés contemporaines qui génèrent des relations ambivalentes sur tous les plans, que ce soit dans le couple, la famille ou l’amitié. En effet, à travers les discours des solitaires, l’autre se profile sans cesse, tantôt dans son absence, tantôt dans sa présence contraignante. Une solitude équivoque semble toujours parvenir à se frayer un passage dans l’existence des solitaires, dans leurs moments de retrait comme dans leurs relations. À la différence des thèses du déclin, on ne peut parler d’un vide (Lypovetsky, 1989). Le sentiment de vacuité tient plus au fait d’une conscience qui se désole justement d’être trop pleine des autres, contrainte par les autres et en même temps en manque des autres. Dans son absence, la société semble bien présente, à la fois comme contrainte et comme potentialité. Or, la solitude, contre toute attente, devrait être analysée comme une manière particulière de faire société.