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Les écritures personnelles : terra incognita sociologique[1]

La sociologie d’enquête travaille depuis longtemps sur des matériaux empiriques de nature extrêmement variée : des informations obtenues à l’aide de questionnaires (dont la passation s’effectue en situation de face à face ou qui sont remplis directement par les enquêtés) aux notes de terrain prises lors d’un travail d’observation (participante ou non) des comportements[2], en passant par les discours oraux tirés d’entretiens et l’étude de documents écrits (discours publics, textes de loi, règlements divers, productions écrites dans le cadre d’institutions, productions scientifiques ou littéraires, etc.), la palette des possibles est désormais très large et ne cantonne pas le sociologue à la seule alternative (ou la plus ou moins habile conjugaison) du questionnaire et de l’entretien. Malgré cette richesse de matériau mobilisable, il est cependant un type de matériau que le sociologue ne mobilise guère : les écrits « personnels », portant sur soi ou sur autrui, d’acteurs « ordinaires » (au sens de « non professionnels de l’écrit »). Journaux personnels (mais pas forcément « intimes » comme on l’entend d’ordinaire, certains pouvant être autant tournés vers le « monde extérieur » que vers le « monde intérieur » du scripteur) ou simples carnets de notes ou d’impressions, récits de soi partiels (portant sur une période très précise, passée ou présente, de la vie du scripteur) ou prenant l’allure d’un récit de vie « complet » (de l’enfance à la vie présente au moment de l’écriture) sont assez largement délaissés par les chercheurs[3].

Plusieurs raisons sans doute concourent à cette relative désaffection. Tout d’abord, les sociologues n’ignorent pas que les compétences scripturales sont très inégalement distribuées et que l’acte d’écriture sur soi n’est pas anodin ou banal. Le profil sociologique sommaire que l’on peut dresser du pratiquant français actuel du « journal intime » sur la base d’enquêtes statistiques[4] fait apparaître clairement à la fois la rareté de cette pratique (seulement 9 % de la population française âgée de 15 ans ou plus déclarait en 1997 avoir tenu un « journal intime » au cours des douze derniers mois), son caractère culturellement et socialement marqué (les diplômés du supérieur ont environ quatre fois plus de chances que les « sans diplôme » ou les détenteurs d’un certificat d’études primaires d’en tenir un, et les cadres et professions intellectuelles supérieures ont six fois plus de chances que les ouvriers non qualifiés d’en tenir un), son caractère genré (les femmes ont environ deux fois plus de chances que les hommes d’être pratiquantes) et le fait qu’elle s’associe à certains âges de la vie plus qu’à d’autres (les adolescents entre 15 et 19 ans ont près de cinq fois plus de chances de tenir un journal que les adultes entre 55 et 64 ans). Étant donné que le profil de celles et ceux ayant répondu avoir écrit au cours des douze derniers mois des poèmes, des nouvelles ou des romans est très similaire[5], on mesure combien l’écriture en tant que telle, indépendamment de visées esthétiques ou littéraires, est socialement et culturellement déterminée. Ce constat peut décourager toute tentative d’exploration un tant soit peu systématique de ce type de matériau « biographique », dès lors que l’on sait la faible probabilité pour le chercheur de le rencontrer sur ses terrains, et la difficile comparaison inter-groupes sociaux ou inter-catégories (inter-genres, inter-classes d’âge, inter-niveaux d’études, etc.) qu’implique son inégale probabilité d’apparition.

De ce point de vue, les méthodes par questionnaires, entretiens ou observations sont infiniment plus « démocratiques », donnant la parole ou droit de cité à tous, là où les inégalités de compétences et l’inégale propension à « s’autoriser à écrire » conditionnent très largement la prise d’écriture. Car il faut bien parler ici d’« autorisation » dans la mesure où l’écriture longue reste encore très largement associée, dans des sociétés où la littérature occupe une position élevée dans les hiérarchies scolaires et culturelles, à une certaine « importance sociale ». Comme j’ai déjà eu l’occasion de le noter ailleurs[6], nombreuses sont les résistances à l’écriture de soi en milieux populaires. Si écrire un « journal personnel » peut être parfois le signe que l’on a quelque chose à cacher aux autres, que l’on évite le « face à face », le rapport « direct » et que l’on manque de « franchise », il peut aussi et surtout passer pour un acte « prétentieux » si l’on n’a pas connu une vie « exceptionnelle » (par exemple, par les souffrances que l’on a vécues[7] ou par le caractère particulièrement méritant du parcours accompli[8]), « digne » d’être racontée[9].

Mais l’écriture est aussi assez mal perçue par nombre d’analystes (qu’ils soient sociologues, ethnologues ou psychanalystes[10]) qui préfèrent de loin contrôler les cadres de l’énonciation que de travailler sur une expérience déjà mise en forme par un travail d’écriture. Tout se passe comme si la réflexivité et le travail sur soi associés à ces écritures personnelles entraient en concurrence avec la réflexivité analytique du savant. Même s’ils ne l’expriment jamais clairement, les chercheurs sont sans doute plus à l’aise avec un matériau oral qu’ils perçoivent plus ou moins consciemment comme un matériau plus « brut », « spontané », « authentique » ou « naturel » qu’avec un texte écrit dont ils redoutent le caractère plus « artificiel », « construit », « élaboré »[11]. Comme l’exprimait assez justement Philippe Lejeune lors d’un entretien avec la sociologue Martine Chaudron : « ... je reste persuadé que la plupart des chercheurs en sciences humaines n’aiment pas l’écriture. Ils préfèrent que la personne qu’ils vont analyser n’ait pas pu elle-même structurer son discours de manière autonome. Ils préfèrent que son discours ne se structure qu’en négociation avec eux. Sur l’écriture, ils patinent, ils ne savent pas comment la prendre. Sur la parole, au contraire, ils embrayent[12]. » Méprisés par une grande partie des littéraires (excepté dans les cas, devenus célèbres, de journaux d’écrivains qui constituent parfois de véritables « ateliers de l’écrivain[13]  »), et provoquant la méfiance des chercheurs en sciences sociales, le journal personnel ou le récit écrit de soi « sans prétention littéraire » restent des terres encore très largement inconnues.

Écritures personnelles et réflexivité

Comment peut-on alors exploiter une source aussi irrégulière, qu’on ne trouve pas partout (dans tous les milieux sociaux et dans toutes les catégories) ni tout le temps (elle peut apparaître, disparaître et réapparaître au cours d’une vie) ? Il me semble que c’est tout d’abord en prenant en compte la dimension réflexive de ces engagements dans l’écrit que l’on peut avancer dans l’analyse des écritures personnelles.

Dans une série de travaux sur les écritures domestiques (pense-bêtes, listes de choses à faire ou à dire, livres ou carnets de comptes, notes sur un calendrier ou un agenda, petits mots entre membres de la famille, correspondances, etc.) menés durant les années 1990[14], je me suis efforcé de mettre au jour les fonctions de ces micro-pratiques dans la vie quotidienne. Ainsi, il s’avère qu’elles constituent souvent des actes de rupture dans la vie quotidienne par rapport au « sens pratique[15]  », comme ajustement pré-réflexif des dispositions incorporées aux situations, sens de l’action pertinente et anticipation pratique, qui n’a pas besoin de préparation, de planification ou de calcul. Ces pratiques d’écriture interviennent en effet lorsque le sens pratique (en tant que mémoire incorporée) fait défaut ou est défaillant : du fait de la complexité des pratiques à organiser, de l’absence physique de celui qui entend continuer à agir malgré tout, de l’éloignement temporel de l’événement à mémoriser ou de l’allongement des durées à maîtriser/gérer, du caractère extraordinaire ou inhabituel de l’acte à réaliser ou de l’événement à mémoriser, de la tension et de l’officialité de la situation qui « exige » une certaine préparation, de l’importance de l’événement qu’il faut garder en mémoire ou, plus rarement, du fait d’un dérèglement passager des routines incorporées (pour cause de stress, de dépression ou de fatigue).

Les pratiques scripturales et graphiques permettent à l’acteur de maîtriser symboliquement ce qu’il maîtrisait pratiquement jusque-là : le langage, l’espace et le temps. Les différents moyens d’objectivation du temps que sont calendrier, agenda ou planning, les listes de choses à faire ou à dire comme plans d’actions ou de paroles futures, les itinéraires ou les parcours explicites (associés à l’usage de cartes ou de plans) sont bien des instruments de mise en forme du temps, du langage et de l’espace qui constituent des exceptions quotidiennes par rapport à l’ajustement routinier à une situation sociale. Et l’on observe le même écart entre le temps vécu (qui peut « s’accélérer » ou « ralentir » selon les moments) et le temps homogène et linéaire organisé grâce à des moyens d’objectivation, qu’entre le trajet spontané d’un automobiliste et l’itinéraire de voyage qui planifie un parcours et le découpe en étapes, ou qu’entre la parole « spontanée » en contexte d’interaction et la parole élaborée, organisée et contrôlée grâce à l’écriture. Dans nombre de cas, les pratiques d’écriture ordinaire constituent ainsi des actes rompant avec la logique pratique d’effectuation des pratiques dans l’évidence des choses à faire et dans l’urgence de l’action.

Journaux personnels et récits écrits de soi sont, de même, des occasions de mettre à distance certaines scènes vécues et de faire travailler des épisodes de son expérience, soit en permettant de revenir sur ce qui s’est déroulé, d’en faire le bilan plus ou moins critique, soit en (se) préparant (à) des événements à venir. De ce point de vue, les chercheurs du temps présent gagnent à resituer ces pratiques de l’écriture personnelle dans la longue histoire de la réflexivité sur soi et des « techniques de soi » (des « modes d’action qu’un individu exerce sur lui-même, à travers les techniques de soi[16]  ») dont Michel Foucault a été l’un des grands initiateurs en France. Appliquer sur soi les instruments de contrôle, de gestion ou de mise à distance — listes, bilans, récits, chroniques, notes d’observation diverses et variées — qui sont ordinairement tournés vers le monde, humain ou matériel, extérieur à soi, est une manière d’acquérir une certaine maîtrise réflexive de soi. Les formes d’examen de soi empruntent ainsi bien souvent aux formes d’examen et de contrôle des autres et ce n’est pas un hasard si certaines pratiques d’écriture bureaucratiques ont pu être utilisées à des fins plus personnelles et ont parfois fourni le modèle du rapport de soi à soi : « Sénèque, écrit Foucault, utilise des termes qui renvoient non pas aux pratiques juridiques, mais aux pratiques administratives, comme lorsqu’un contrôleur examine les comptes ou lorsqu’un inspecteur du bâtiment examine une construction. L’examen de soi est une manière de dresser l’inventaire[17]. » L’écriture de soi (par exemple dans le carnet de notes ou par l’écriture de lettres) est alors souvent pensée sur le mode de l’inspection et du contrôle de soi : « Il s’agissait à la fois de se constituer comme “inspecteur de soi-même” et donc de jauger les fautes communes, et de réactiver les règles de comportement qu’il faut avoir toujours présentes à l’esprit[18]. » Grecs et Romains se montrent ainsi soucieux de ne pas faire de leur vie une vie vécue « sans examen », qui se laisse emporter par le flot ininterrompu des événements, mais une vie qui se réfléchit elle-même, qui se contemple. Comme le rappelait Foucault, Platon, dans son Apologie de Socrate, affirmait qu’« une vie sans examen (anexetastos bios) ne mérite pas d’être vécue[19]  ». Pline insistera plus tard sur la réflexivité du philosophe qui doit s’occuper de lui-même en lisant et en faisant conversation « avec lui-même et avec ses propres écrits[20]  ».

Journaux personnels, autobiographies, lettres intimes[21], etc., sont donc moins éloignés qu’il n’y paraît des techniques de gestion de l’économie domestique. Pour une bonne part d’entre elles, ces pratiques sont des sortes de livres de comptes ou de carnets de notes portant sur des événements personnels. L’accumulation d’informations plus ou moins classées, plus ou moins mises en forme sur un mode narratif, permet, à la relecture, de « faire le compte » ou « le bilan » des expériences et d’avoir sans doute le sentiment d’une plus grande maîtrise de soi. Elle rend possible aussi la réflexion sur l’action future, sur les situations que le scripteur devra affronter dans un avenir plus ou moins proche[22].

La réflexivité des pratiques d’écriture en question est liée à la mise en mots, et souvent en récits, d’expériences quotidiennes qui pourraient rester à l’état semi-conscient. Le fait même de faire retour sur soi en trouvant les mots pour se dire ouvre au scripteur la possibilité d’une prise de conscience de « choses » (situations, relations sociales, expériences, sentiments, normes, etc.) qu’il « savait » mais d’une manière telle (pré-verbale) qu’il ne savait pas vraiment. Retraçant une expérience menée dans le cadre d’un séminaire de la Faculté de droit de l’Université de New York, expérience consistant à demander aux étudiants de transformer un texte en prose tiré de la Genèse en une pièce de théâtre à trois voix, le psychologue Jérôme S. Bruner en tirait la conclusion que le simple travail de réécriture est producteur d’un certain type de connaissance sur le fonctionnement du monde. Ces textes « ont permis [aux étudiants] de découvrir qu’ils en savaient bien plus qu’ils ne le pensaient, mais aussi quels chemins tortueux il fallait parcourir pour s’en rendre compte[23]  ». Plus généralement le récit comme « moyen dont nous disposons pour affronter les surprises, les hasards de la condition humaine, mais aussi pour remédier à la prise insuffisante que nous avons sur cette condition[24]  », révèle « sa capacité à exprimer des idées jusque-là confinées dans les conventions du quotidien : ce qu’il convient de penser et de dire[25]  ». En forçant à expliciter l’implicite et à mettre en ordre l’expérience, la mise en forme écrite (de la simple liste aux récits les plus fournis) transforme le flux constant des événements vécus, dont on n’a qu’une maîtrise pratique, en événements détachés de la réalité continue de l’expérience, explicités dans un langage et analysés par l’opération même de sélection des traits pertinents de leur description et des modalités de leur narration.

En tant que productions le plus souvent narratives, les pratiques d’écriture personnelle jouent en définitive un rôle assez semblable aux pratiques de lecture qui, loin de se réduire à un plaisir strictement esthétique, ont souvent une fonction morale[26]  : elles permettent aux lecteurs d’« apprendre à vivre », de trouver des solutions pratiques à leurs problèmes quotidiens, de se comparer aux héros des histoires en apprenant beaucoup du même coup sur eux-mêmes, etc. Contrairement à ce qu’une conception esthétisante de la littérature pourrait nous laisser croire (conception de « professionnels de la littérature » — critiques, théoriciens ou enseignants — qui rejettent toute lecture un tant soit peu participative comme « lecture naïve[27]  »), les lecteurs, des moins diplômés aux plus cultivés, plongent dans les situations narrées, s’identifient aux personnages, les aiment ou les détestent, anticipent sur ce qui va se passer ou imaginent ce qu’ils feraient eux-mêmes, apprécient ou désapprouvent la morale de l’histoire, rient, pleurent, s’énervent ou s’enthousiasment en lisant des romans ou des nouvelles[28]. De ce fait, tous les thèmes qui rendent possibles — par proximité existentielle, culturelle et sociale — la participation ou l’identification (positive ou négative) à l’histoire et permettent ainsi de faire travailler, sur un mode imaginaire, les schémas de sa propre expérience, retiennent l’attention des lecteurs[29].

Anselm L. Strauss avait initié l’étude des « rêves éveillés » (daydreams) en mettant à contribution ses propres étudiants[30]. Ces scènes imaginaires que l’on projette dans des moments d’inactivité, de distraction, ou qui accompagnent des gestes accomplis sans nécessité d’une grande attention consciente, se divisaient en deux catégories : les « rêves éveillés anticipateurs » (anticipatory daydreaming) avec lesquels les acteurs construisent de petits scénarios dans lesquels ils s’essaient ou s’exercent à des rôles futurs (certains, probables ou espérés), imaginant qu’ils pourraient agir ou réagir de telle ou telle façon en telle circonstance, et les « rêves éveillés rétrospectifs » (retrospective daydreams) dans lesquels les acteurs cette fois-ci rejouent des scènes qu’ils ont vécues et qui les ont contrariés ou consternés, imaginant comment les choses auraient pu tourner autrement, de quelle manière elles auraient pu se passer différemment. Mais on peut élargir le propos de Strauss en faisant l’hypothèse que les rêveries anticipatrices ou rétrospectives que l’acteur se repasse « dans la tête » peuvent tout aussi bien concerner des scènes plaisantes, agréables, que des scènes problématiques. Cette ébauche d’une sociologie des rêves éveillés peut inspirer un programme sociologique de recherche autant sur l’expérience lectorale que sur l’écriture personnelle. En effet, si les oeuvres littéraires fournissent des supports à de tels rêves éveillés, l’écriture de soi, de son côté, met en forme des scènes vécues ou à vivre, et permet aux scripteurs de faire travailler plus consciemment (ou, en tout cas, avec cette conscience particulière que rendent possible l’objectivation écrite et la relecture[31]) les schémas de leurs expériences personnelles. L’écriture d’un journal ou la rédaction d’un récit autobiographique, même partiel, ne sont jamais déconnectées de l’action : elles permettent de faire un retour sur l’action passée, de lui donner un sens, de la prolonger, d’accompagner l’action en cours ou de préparer l’action à venir[32].

De même qu’il arrive que la lecture d’un roman puisse jouer un rôle réparateur, thérapeutique, à la suite de drames de l’existence, permettant de « faire travailler » son chagrin ou son expérience douloureuse pour mieux l’accepter, pour essayer de donner du sens à ce qui apparaît insensé et parfois insupportable (maladie, décès d’un proche, problème de drogue, divorce, etc.)[33], l’écriture de soi peut jouer un tel rôle d’apaisement, d’élucidation et de reconstruction de soi. Cela n’est d’ailleurs pas sans lien avec les moments de l’existence où interviennent les lectures ou les prises d’écriture en question. C’est à propos de ce point, concernant les contextes ou les conjonctures biographiques de la prise d’écriture, que je souhaiterais poursuivre et conclure cette réflexion.

Bifurcations, crises, passages : les contextes de passage à l’acte d’écriture

On peut faire l’hypothèse que les situations de rupture, de désajustement ou de décalage qui provoquent des crises plus ou moins fortes sont des occasions particulièrement propices au type de travail symbolique sur soi que constitue la prise d’écriture sous la forme d’un journal personnel ou de récits écrits de soi dans des univers sociaux où ces genres discursifs écrits ne sont imposés par aucune institution (familiale, religieuse, scolaire, culturelle, etc.)[34]. Ainsi, les moments de ruptures biographiques et identitaires (le divorce ou la séparation, le décès ou la maladie d’une personne proche, l’expérience personnelle du déracinement, du chômage ou de la maladie physique ou psychique, les douleurs de la guerre, la vie dans un internat, la période du service militaire, etc.), et notamment certains grands moments dans le cycle de vie (la période d’adolescence avec son lot de conflits et de sentiments d’incompréhension, la naissance du premier enfant constitutive du statut de parent[35], l’entrée en retraite, etc.), semblent constituer des circonstances favorables à l’apparition de ce genre de pratiques d’écriture chez celles et ceux qui disposent des compétences scripturales adéquates et entretiennent, de ce fait, une certaine familiarité avec l’écrit[36]. Le journal ou le récit écrit de soi peuvent être alors un catalogue de situations vécues écrites, relues et retravaillées ou de situations fictives, préparatrices d’actions réelles. Ils sont potentiellement le lieu de la réflexivité sur soi, son passé et son avenir. Dans le temps même de la crise (par exemple, lorsque les adolescents se confient dans leur journal ou lorsque le scripteur est en plein combat contre une grave maladie) ou après coup (quand l’écriture de soi surgit ou resurgit au moment du passage à la retraite[37] ou à la suite d’événements bouleversants), l’écriture permet d’élaborer-réélaborer les schémas de l’expérience.

Considérés de ce point de vue, les textes engendrés par ces prises d’écriture personnelle ne peuvent en aucun cas être détachés du contexte dans lequel ils ont vu le jour et de la fonction ou du rôle qu’ils jouaient, alors, dans la vie du scripteur. D’un point de vue méthodologique, il semble donc qu’on ne doive surtout pas prendre une autobiographie, romancée ou non, pour une simple fenêtre qui ouvrirait sur « la vie » de son auteur : « S’il reste tout à fait hasardeux de vouloir y lire le reflet du trajet d’acculturation du scripteur, écrit Jean Hébrard à propos de l’autobiographie de l’autodidacte Valentin Jamerey-Duval, il devient par contre parfaitement possible d’y voir un moment de ce même trajet. L’autobiographie de l’autodidacte a une valeur pragmatique plutôt que représentative. Elle relève du performatif : c’est un acte d’écriture[38]. » Quel que soit le mode d’interrogation des textes que le chercheur entend mettre en oeuvre, il est impossible de considérer « ce qui est dit » comme une simple collection de faits réels qui informerait sur la vie d’une personne, d’une profession, d’une famille, d’un milieu, d’un village, d’une région ou d’une époque[39]. L’autobiographie ou le journal personnel ne sont pas de simples documents dans lesquels le chercheur pourrait puiser des informations objectives, mais des textes dont le contenu ne prend sens que resitué dans le moment d’une trajectoire. Comprendre les raisons et les fonctions de la prise d’écriture, de même que de son abandon ou de sa reprise, c’est se donner la possibilité de comprendre véritablement ce que fait (ou cherche à faire) le scripteur en écrivant ce qu’il écrit et, du même coup, de comprendre le contenu de ce qu’il écrit, et qui n’est pas forcément « la réalité »[40]. Dans tous les cas, ce qui est écrit ne peut être, au mieux, qu’une partie de la réalité ; et une partie de la réalité vue à travers le prisme de la subjectivité d’un scripteur[41] qui peut avoir « besoin » de travestir ou même de mentir, d’enjoliver ou au contraire de dramatiser exagérément des événements, des relations interpersonnelles, etc., selon le rapport qu’il entretient à son récit ou à son journal[42]. Journal personnel ou récit écrit de soi ne contiennent aucune exigence de « vérité » sur soi ou sur le monde et leur contenu reste ininterprétable si la question de leur fonction et de leur rapport au réel n’a pu être préalablement posée et traitée[43].

Une sociologie des écritures personnelles est donc aussi inévitablement, à un moment ou à un autre, sociologie des crises, des ruptures ou des bifurcations dans les parcours biographiques[44]. En effet, une partie de ces crises, de ces ruptures ou de ces bifurcations qu’on trouve à l’origine du passage à l’acte d’écriture (soit dans le temps même de l’action, soit comme moment réflexif rétrospectif) semble provoquer une sorte de « sentiment de solitude » chez la personne qui les vit : divorce ou séparation qui engendre de fait une certaine solitude, longue maladie personnelle ou d’un proche qui isole, décès d’un proche qui rompt brutalement un lien d’interdépendance très structurant, déracinement social et culturel (à la suite d’une émigration, d’un déménagement, d’un internement, etc.) qui s’accompagne d’une perte des appuis habituels, adolescence qui cherche à se construire entre groupes de pairs et groupe familial, marginalité sociale, passage à la retraite qui brise soudainement les relations avec tout un milieu de vie, etc.[45]. Si l’écriture personnelle routinisée — exercée « par temps calme » et ordinaire plutôt qu’en rapport avec des moments de « gros temps » — n’est évidemment pas impossible (elle peut notamment faire partie d’une ascèse quotidienne à laquelle s’appliquent celles et ceux qui veulent exercer un contrôle de soi), elle est moins fréquente dans une société où ces pratiques ne sont sollicitées directement par aucune institution, et constituent de ce fait un terrain propice à l’expression du « soi », du « privé », du « personnel » ou de l’« intime ».

Toute reconstruction d’une trajectoire individuelle encourt le risque bien connu[46] de simplification et de linéarisation amenant le chercheur à penser que les différents moments d’une trajectoire ou d’un parcours s’enchaîneraient « naturellement » ou « logiquement ». On sait bien qu’arriver longtemps après la « bataille » (avec ses moments d’hésitation, de doute, d’ambivalence, d’oscillation, de forte tension ou de crise), ce que fait presque toujours le sociologue qui demande à l’enquêté de « raconter sa vie » ou d’évoquer des moments de son passé, contribue à lisser une trajectoire et à la faire apparaître comme allant de soi. Pourtant, les batailles ne sont jamais gagnées d’avance et leur issue reste toujours incertaine. « Pour comprendre la conduite d’un individu, écrivait Howard S. Becker, on doit savoir comment il percevait la situation, les obstacles qu’il croyait devoir affronter, les alternatives qu’il voyait s’ouvrir devant lui[47]. » Pour ne pas considérer chaque moment de la trajectoire individuelle comme une suite logique dans un parcours linéaire, il faut éviter de postuler d’emblée que tout individu serait caractérisable par une formule génératrice (de ses comportements, choix, décisions) et souligner qu’il est soumis à une pluralité de forces sociales pas forcément cohérentes lorsqu’il est amené à « opter » pour des études, à s’orienter professionnellement ou à « choisir » son conjoint ; il est préférable de remettre en question l’idée d’une « personnalité » cohérente et stable généralement associée à un modèle de décision sans incertitude.

En considérant que chaque moment décisif de la trajectoire, qu’on peut appeler avec Jean-Claude Passeron un « noeud » ou une « bifurcation », a pu potentiellement être le moment d’une crise, d’une négociation, d’un doute, d’une hésitation entre plusieurs possibilités ou encore d’une résistance, on se donne au contraire la possibilité de retrouver la part d’hétérogénéité ou même de contradiction dispositionnelle de l’individu pris dans des contextes spécifiques (et notamment des configurations de relations d’interdépendance)[48]. Car ces différents moments constituent autant d’occasions de mises en crise d’une partie des dispositions, ou de soudaines réactivations de dispositions qui étaient à l’état de veille ou inhibées (censurées). Or, l’examen des pratiques d’écriture personnelle permet justement d’analyser certains de ces moments clefs ou de ces points de passage biographiques qui ne sont pas allés de soi pour la personne ayant eu, pour cette raison, recours à l’écrit. Si la présence d’une écriture personnelle est déjà, en soi, l’indicateur assez fiable d’une certaine réflexivité (en cours, rétrospective ou prospective) du scripteur sur sa vie[49], l’étude précise des textes produits dans le cadre d’une telle activité d’écriture personnelle permettrait de détailler la nature et les fonctions de ce travail sur soi.