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La résurgence du religieux comme phénomène essentiel de la vie politique en ce début de troisième millénaire suscite débats, interrogations et révisions souvent déchirantes. La perplexité semble être de mise devant le faisceau de « nouvelles » interprétations qui contredisent souvent ce qui était pourtant apparu comme un ensemble de certitudes au cours du vingtième siècle pour la plupart des analystes occidentaux en sciences sociales. La croyance, généralisée depuis Comte, Durkheim, et Weber, en la vertu modernisatrice de la séparation du politique et du religieux (Églises et États, expressions de la religiosité progressivement reléguées à l’espace public, sécularisation de la société et ainsi de suite), a conduit au rejet du religieux dans la tradition et dans l’espace privé ou informel. Dès lors, les manifestations d’affirmation nationale et religieuse, d’abord timides et reléguées au tiers-monde lors des mouvements de décolonisation d’après la Seconde Guerre, puis beaucoup plus bruyantes ces dernières années et au coeur même des métropoles occidentales, ont d’abord été caractérisées comme un retour du religieux dans la vie politique, exprimant un recul de la modernité et de son corollaire, la laïcité. Une chose est sûre aujourd’hui : la question du rapport entre religion et politique ne peut plus être éludée et doit être abordée avec les plus grandes précautions, tant méthodologiques qu’épistémologiques.

Résurgences théologiques et nouvelles affirmations pluralistes rendent centrale la réactualisation de ce questionnement et plus que jamais caduque l’équivalence entre le sécularisme areligieux et la modernité. Mouvante et complexe, la relation entre le religieux et le politique est difficile à théoriser. La division entre les deux sphères semble toujours temporaire, et la collusion entre les deux se reforme continuellement, de différentes manières. La nature occidentale de la question elle-même saute aux yeux, concernant certes surtout l’Europe et l’Amérique du Nord mais se répercutant, sous l’effet de l’intensification des échanges globaux, dans la totalité des aires géopolitiques. Politique et religion sont des concepts occidentaux et le « et » lui-même marque un rapport distinctif typiquement occidental, par suite d’une différenciation progressive entre la religion et la politique, qui origine de la singulière combinaison entre la culture grecque antique et ses affluents, le christianisme et l’État romain. Cette différenciation s’est manifestée tour à tour notamment par une rivalité, une critique réciproque, un désir de domination de l’une sur l’autre et par le sens des limites des prétentions de l’une et de l’autre à procurer seule la justice, la paix et le bonheur.

La modernité s’est fondée sur l’achèvement de cette différenciation dans une rationalisation du pouvoir politique et sur la reconnaissance du pluralisme des religions, tout en tenant compte des dynamiques culturelles et religieuses à l’oeuvre dans la société civile. En même temps, les majorités religieuses ont conservé une influence privilégiée, étant parfois constituées en religion d’État ou mandatées pour des services de nature publique, bénéficiant de certains privilèges, par exemple fiscaux ou institutionnels, notamment dans les domaines social et scolaire, définissant des rapports complexes entre groupes confessionnels majoritaires et minoritaires. Par ailleurs, il se trouve, dans toutes les sociétés, des formes de sacralisation ou de divinisation du pouvoir, en même temps que la possibilité paradoxale de leur critique. Bref, une tension traverse la modernité, entre la visée de séparation entre le politique et le religieux, et la gestion effective de divers compromis et imbrications.

Le contexte contemporain est le théâtre d’interactions et de déplacements entre ces aspects généraux : 1) affrontements entre les zones qui connaissent une différenciation politique et les autres où subsiste une quasi-fusion entre État et religion ; 2) dynamiques internes à l’Occident, où les religions conservent des pouvoirs d’influence extrêmement variables et des rôles diversifiés selon les divers contextes géopolitiques, alors que de nouvelles religions gagnent en importance ; 3) dispositions de certaines religions à la démocratisation et à la rationalisation du pouvoir politique, présence critique de l’« autre » sur leur territoire traditionnel ; 4) pluralisme religieux grandissant dans toutes les régions du monde, qui donne à voir des interactions simultanées et différenciées entre les religions et les pouvoirs politiques d’un même territoire national ou régional, ces interactions allant du dialogue interreligieux à la radicalisation de la vision de l’autre comme non-soi ; 5) révision de leur mission, de leur discours et de leur tradition par les religions, au fil de leur participation à la vie civique, sociale et politique.

Ce numéro veut explorer les déplacements de ces enjeux et réexaminer les modes de distinction ou de séparation entre religion, politique et société civile, les nouvelles stratégies des groupes religieux, la religion comme mémoire, la question de la gestion du pluralisme, la position du pouvoir politique — repli, durcissement, contrôle, instrumentalisation, arbitrage, pragmatisme, ainsi de suite. Devant le foisonnement des questions actuelles, d’études particulières et d’approches sociologiques, nous voulons illustrer, dans ce numéro, quelques-unes des problématiques récurrentes et novatrices en cours dans ce champ.

Impliquées toutes deux dans une démarche particulière d’analyse de ces phénomènes, nous avons cherché à susciter des points de vue différents et particuliers sur trois grandes questions : celle du pluralisme des expressions religieuses, celle de la transformation réciproque de l’acteur sociopolitique et de sa religion, et celle de la régulation du religieux par les États.

I. Le pluralisme des expressions religieuses

Considérons d’abord la question du protestantisme et de son rapport à la modernité et au pluralisme. Dans une critique vive du philosophe Peter Berger, le sociologue allemand Hans Joas réfute sa conception d’un pluralisme religieux qui affaiblirait les religions et la foi. Conscient de l’influence de ce dernier auprès des chercheurs en sciences sociales et des congrégations religieuses, essentiellement protestantes, Hans Joas vise à distinguer la perspective pluraliste qu’il soutient de la théorie du choix rationnel auquel Berger l’associe. Joas réfute l’idée avancée par Berger que les individus peuvent opérer dans le grand marché de la foi et de la religion tel ou tel choix (une préférence basée sur un choix rationnel). Ce pluralisme engendrerait un relativisme propice à la sécularisation de la société. Joas considère au contraire que le pluralisme religieux, inhérent à l’histoire européenne des religions, a été une valeur-phare qui a permis leur épanouissement. L’exemple américain montre que ce sont la concurrence et la compétition entre les religions pour attirer des fidèles qui expliquent la vitalité religieuse des États-Unis. Ce pluralisme religieux, loin d’affaiblir les convictions religieuses, permet en même temps la sécularisation de la société, par une stricte séparation entre l’État et les Églises, certes déjà largement réalisée par les Églises protestantes, dominantes. Plus encore qu’un marché dérégulé des religions, Joas insiste sur la capacité d’institutionnalisation de la valeur du pluralisme pour expliquer ce phénomène. Il ne s’agit donc nullement de comparer le choix d’une religion au choix rationnel d’un produit offert sur le marché de la consommation, mais bien de comprendre la religiosité dans un contexte plus vaste, qui inclut la foi et l’expérience plus individuelle de la transcendance. Pour Joas, « le pluralisme n’affaiblit pas la foi, mais peut la renforcer, sous réserve de conditions », celles qu’il rassemble sous le vocable de contingence accrue. Ces trois conditions sont la procéduralisation (ou l’institutionnalisation), la généralisation des valeurs et l’empathie.

Cette réflexion permet de faire le lien entre la réalité d’un marché des religions et celle de l’exercice libre de la foi par des individus confrontés à une pluralité de religions. Pour Joas, cette pluralité est la seule garantie contre les dérives totalitaires d’une croyance unique, et l’institutionnalisation du pluralisme dans les valeurs communes, le moyen de proposer aux démocraties une relation juste entre religion et politique, qui inclut certes la sécularisation (séparation de l’Église et de l’État) tout en la dépassant. On le voit, Joas propose une sortie de l’ethnocentrisme occidental qui montre l’importance de la reconnaissance du pluralisme religieux comme élément fondamental de toute relation entre le religieux et le politique. Reste à savoir si une telle proposition peut s’appliquer ailleurs, dans des pays qui ne sont pas dominés par les dénominations protestantes.

La recherche menée par le sociologue américain Paul Lichterman sur la religion civile aux États-Unis résonne de façon particulièrement évocatrice dans ce contexte, car elle renforce à sa manière l’idée d’une institutionnalisation profondément ancrée dans les mentalités du pluralisme religieux et de la sécularisation, défendue par Hans Joas. Réfutant tout autant que Joas l’argument économiste qui a conduit à faire de la religion un objet de consommation, et cherchant plutôt à identifier les lieux d’expression du religieux dans la sphère publique, le sociologue américain se fait ethnologue pour traquer l’impact du discours religieux dans la vie associative locale. En se référant au débat qui divise les spécialistes en sciences sociales sur le rôle (bénéfique ou non) que tient la religion dans la constitution du lien social, Lichterman établit la distinction entre l’identité religieuse des croyants et les discussions religieuses qui sont menées dans les associations volontaires. Cette question a une importance capitale, car la moitié du bénévolat américain se fait dans un contexte religieux au sein des nombreuses associations confessionnelles ou caritatives. Son enquête approfondie auprès de deux associations protestantes, l’une libérale et l’autre conservatrice, montre des choses étonnantes : les arguments religieux y sont rares. L’identité religieuse de leurs membres n’est pas ouverte à discussion, non parce qu’ils voudraient garder une neutralité de convenance, mais parce que « leur façon d’être religieux en public n’englobait pas de longs discours sur Dieu ». Cette identité religieuse forte peut s’exprimer par une façon d’être, par exemple, un serviteur de Dieu qui agit dans l’ombre pour le bien commun, ou comme un pratiquant épris de justice sociale, mais pas comme un religieux conservateur ou libéral. Dans la sphère publique locale, on s’entend pour penser qu’un bon chrétien ne doit pas tenir de discussions religieuses en public.

Ainsi, pour Lichterman, la dynamique de l’identité religieuse individuelle limite l’expression politique des groupes qu’il a étudiés. La religiosité imprègne toutefois toutes les actions de ces groupes, mais elle n’est pas réductible au discours religieux que l’on porte sur eux. Cette interprétation des rapports du religieux au politique, tels qu’ils s’expriment dans la sphère associative aux États-Unis, s’avère particulièrement convaincante : elle met en relief l’importance de la conviction religieuse (et non pas des idéologies religieuses) comme moteur de l’action des individus et de leur identité profonde. En ce sens, la politique, locale ou même nationale, devient le moyen et non la fin de leur action, ce qui contredit tout autant l’argument souvent avancé d’une privatisation de la religion aux États-Unis, que celui d’un déferlement du fondamentalisme religieux dans ce vaste pays.

Cette discussion sur la religion civile aux États-Unis se retrouve-t-elle dans le protestantisme français par exemple ? C’est ce qu’affirme l’un des spécialistes du protestantisme en France, l’historien Patrick Cabanel. Durant les débuts de la Troisième République, des protestants ont tenté d’importer le modèle américain en France, mais sans succès. Confronté à la volonté de déchristianisation révolutionnaire, portée par exemple par Jules Ferry, un Ferdinand Buisson propose une « laïcité protestante », selon le mot d’André Encrevé, largement inspirée du modèle américain. Mais c’est la laïcisation, voulue par les opposants de l’Église catholique majoritaire qui finit par l’emporter, définissant ainsi les contours d’une séparation radicale entre le politique et le religieux.

Cabanel revient sur les liens entre le protestantisme (surtout calviniste) et la modernité intellectuelle et politique en Occident. Signalant le paradoxe de l’exténuation du protestantisme dans la sécularisation, puisque le protestantisme milite d’emblée pour sortir la religion de la politique, l’auteur montre combien ses réveils successifs, dont l’expérience de la religion civile américaine constitue un exemple, contribuent à alimenter sa vitalité et sa modernité. Il distingue la sécularisation protestante, qui consiste en cette exténuation progressive du religieux, de la laïcité (catholique, orthodoxe ou musulmane) qui sépare le politique du religieux, exclut les objets et les signes, etc. Autant de formulations spécifiques des rapports complexes entre religions et politique.

Pour autant ne fait-on que redécouvrir la formule wéberienne du protestantisme comme condition du développement du capitalisme (entendue aujourd’hui comme une modernité) ? L’intérêt de ces analyses tient plutôt au fait qu’elles montrent, certes à partir de cas où les dénominations protestantes sont majoritaires, la pluralité du rapport au religieux comme déterminant l’exercice de la tolérance et de la démocratie dans ces sociétés. Tant l’histoire de la sécularisation de ces sociétés, dans lesquelles plusieurs religions coexistent même si certaines en dominent d’autres, comme c’est le cas en France ou aux États-Unis, que leurs pratiques actuelles montrent à quel point les rapports du religieux au politique sont le fruit d’un équilibre précaire et instable, déterminé finalement par une pratique du pluralisme inscrite dans les institutions.

Ajoutons que cette pratique a permis l’intégration de groupes traditionnellement exclus de la sphère publique, comme les femmes. Yolande Cohen a ainsi démontré que des associations confessionnelles de femmes ont pu, en France et au Québec et dès les années 1920 et 1930, déployer leur influence, initialement restreinte à la sphère privée, pour changer les conditions de la reconnaissance de toutes les femmes comme citoyennes. Ces associations, regroupant soit des protestantes et des juives (dans le Conseil national des femmes françaises), soit des catholiques influencées par des protestantes (au sein de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste à ses origines au Québec), ont ainsi permis d’établir les bases d’une reconnaissance réciproque de leurs identités religieuses respectives. Ce fut une étape essentielle de leur reconnaissance comme citoyennes à part entière, qui leur ouvrit l’accès au droit de vote et à l’éligibilité. Pour les Françaises, cette reconnaissance devait passer par la neutralité religieuse dans le contexte de la laïcité républicaine. Acceptée de plein gré par les protestantes et les juives, la neutralité religieuse l’était moins par les catholiques, qui durent faire de nombreux compromis pour rétablir leur influence dans les politiques sociales adoptées par la Troisième République. C’est ainsi que les politiques familiales initiées durant l’entre-deux-guerres portent le sceau de ce compromis historique passé entre l’État républicain et l’Église catholique. Pour les Québécoises, la neutralité n’étant pas de mise, ce fut la coexistence entre les religions (plutôt que leur reconnaissance mutuelle) qui conduisit aux premières politiques familiales. L’Église catholique dut également négocier avec un État provincial pourtant peu enclin à intervenir dans les affaires sociales en accordant des pensions aux mères sur le modèle nord-américain (anglo-protestant). Cette protection, cependant, des mères, très peu étendue, ne fut pas à l’origine, comme en France, d’une véritable politique familiale à portée universelle.

Toutefois, dans les deux cas, ce sont les questions sociales et familiales qui précipitèrent la reconnaissance des droits politiques des femmes. Et même s’il fallut bien d’autres débats avant que ces droits ne fussent véritablement établis, il convient de constater combien furent importantes ces expériences du pluralisme religieux pour convenir de compromis politiques acceptables, qui incluent la reconnaissance des femmes comme individus à part entière (Cohen, 2006).

Est-ce pour autant le modèle unique d’accès à la démocratie et d’intégration des catégories minorisées politiquement ? Ce modèle, qui a plus ou moins bien fonctionné dans la plupart des pays occidentaux pour garantir une certaine paix entre les religions et la politique est, aujourd’hui, contesté de toutes parts. Le relativisme et le doute se sont introduits, poussés par la recrudescence de fondamentalismes religieux et par l’émergence d’autres formes de relations, plus ouvertement conflictuelles, entre religion et politique.

II. Les transformations du politique par la religion

L’article du sociologue allemand Markus Dressler est à cet égard édifiant : il cherche à montrer les rapports complexes qui existent entre les demandes de reconnaissance de la minorité alévie à l’islam et à l’État turc, dans le contexte de la demande d’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Rappelant de façon fort opportune le système traditionnel de l’alévisme turc, établi sur la reproduction dynastique de l’autorité de quelques-uns, il montre le repli temporaire de cette tradition et sa renaissance sous forme d’une implication politique globalement à gauche de l’échiquier politique. À un moment où la synthèse entre le nationalisme turque et un islam sécularisé fait débat, la minorité alévie apparaît menacée dans ses convictions religieuses par un islam néanmoins conquérant. C’est alors que l’institution du dede, propre aux alévis, apparaît comme une manière de raviver l’identité religieuse du groupe et de renforcer son autonomie. Et même si de nombreux alévis considèrent cette institution dépassée, car trop autoritaire, ils s’entendent pour la considérer comme essentielle aux grands rituels alévis.

Une séparation importante apparaît donc récemment au sein de la minorité alévi entre les chefs spirituels et les chefs de la communauté. La figure d’Izzetin Dogan représenterait ce changement de direction pris par la communauté alévi, qui désormais s’inscrit dans le mouvement de sécularisation et de nationalisme turc. Désormais, les chefs alévis sont recrutés dans différentes familles et formés à l’université. Ils s’opposent, en Turquie comme en Allemagne, au rapprochement entre l’alévisme et l’islam, préférant leur autonomie ; certains d’entre eux veulent même projeter une image d’émancipation des femmes et d’humanisme.

Une des premières conséquences de ce processus a été, selon Dressler, la sécularisation de l’institution du dede, traditionnellement reconnue comme l’autorité religieuse et politique chez les alévis, restreinte pendant un temps seulement à une simple fonction politique élective. Car aujourd’hui cette transformation de l’identité et de l’organisation de l’alévisme en Turquie a conduit à une réorientation culturelle et religieuse. Inversement par rapport aux cas précédents, cette expérience attesterait bien l’influence déterminante de la sécularisation sur la transformation des minorités religieuses, dans un contexte où l’islam est dominant. Tant que ces minorités religieuses sont reconnues et la pluralité admise, la résurgence du religieux n’entraîne pas nécessairement le fondamentalisme.

On peut presque dire la même chose du cas chinois, même s’il se présente de façon très différente. L’analyse de la répression par la Chine postmaoïste du mouvement Falun Gong est présentée par l’historien canadien David Ownby comme un échec de l’intervention volontariste de l’État dans les affaires religieuses. L’engouement pour cette école de qigong (pratiques corporelles et/ou mentales), qui a touché des centaines de millions de Chinois, a d’abord été soutenu par le Parti communiste dans les années 1980-1990, puis interdit quelques années plus tard. David Ownby voit dans sa suppression brutale l’effet d’une évolution troublante des rapports entre religieux et politique en Chine. Sous l’influence occidentale, l’État chinois aurait modifié sa définition de ce qu’est une religion acceptable, à savoir une institution avec des chefs religieux, et aurait rejeté la « superstition ». Le qigong aurait fait les frais de cette volonté étatique de suppression de ce qui lui paraît être les reliquats d’une religion populaire, vivace et largement répandue, opposée à une religion institutionnelle.

Selon cette politique de reconnaissance des religions, seuls le bouddhisme, le taoïsme, l’islam, le protestantisme et le catholicisme sont considérés comme des religions et leur culte autorisé par le pouvoir. À quel titre alors doit-on considérer le qigong comme une religion, d’autant que ses principaux porte-parole refusent de le considérer comme telle ? Ownby explique non seulement la création mais également la montée du qigong et du Falun Gong comme le résultat de l’ignorance profonde des réalités de la culture religieuse locale par l’élite dirigeante chinoise, durant tout le vingtième siècle, qui a voulu réduire cette pratique à une amélioration du bien-être, attestée scientifiquement et dénuée de toute connotation religieuse. Or, l’extrême popularité du qigong dans les années 1980, pratiqué comme un pouvoir magique possédé par des héros charismatiques pour qui la « thérapie » consiste en une émission de leur qi sur la foule rassemblée devant eux, dément toute volonté de le réduire à une secte. Transe collective, guérisons miraculeuses et autres manifestations séduisent les foules et effraient l’État chinois, qui sévit alors durement pour tenter de réduire le Falun Gong au silence. En vain. David Ownby montre ainsi les limites de l’intervention de l’État, même autocratique, à subordonner les religions à son pouvoir, mais aussi plus finement, les limites des théories actuelles de l’État pour comprendre les particularités des rapports entre religion et politique en Chine.

Mais le cas chinois renvoie au problème plus global de la régulation du pluralisme religieux contemporain, alors que la sécularisation des sociétés a renforcé paradoxalement les formes les plus engagées du religieux. Le sociologue canadien Jean-Guy Vaillancourt et la juriste et criminologue Élizabeth Campos, Française établie au Québec, abordent précisément le défi de la régulation du religieux et de la gestion du droit à la liberté religieuse par les États modernes, lorsque qu’entrent en jeu des cas démisme religieux, dans le contexte canadien, en le comparant avec quelques autres pays. Définissant les divers termes renvoyant à des manifestations religieuses violentes ou extrêmes, ils montrent en quoi ces cas constituent des manifestations radicales minoritaires paradoxales, qui se démarquent dans un contexte socioculturel global de sécularisation. Une sécularisation qui est certes définie d’abord comme un déclin des influences des grandes traditions, mais surtout comme le résultat de la fragmentation des groupes et des croyances. Le cas canadien et, plus largement, nord-américain, fait une large place aux questions juridiques. Les groupes minoritaires y ont souvent recours aux tribunaux pour faire valoir leurs spécificités et leurs droits. Les auteurs analysent la notion juridique clé d’« accommodement raisonnable », notion essentielle pour comprendre les rapports entre les religions en Amérique du Nord. Le Canada présente une originalité, comparativement à des modèles étatiques plus assimilateurs (melting pot américain ou République française), à travers sa politique du multiculturalisme. On a vu ainsi « l’émergence et la constitution d’une nouvelle norme de justice qui s’incarnerait dans le respect de la différence culturelle, notamment par le biais de la reconnaissance et de l’accommodement ». Pourtant, les extrémismes religieux finissent par provoquer une révision de cette option pour le multiculturalisme, à travers une nouvelle insistance sur les valeurs fondamentales communes.

III. Reconfigurations du religieux et du politique en Europe

Trois études de cas européens jettent une nouvelle lumière sur le déplacement des frontières entre religion et politique en Europe. La sociologue belge Liliane Voyé rappelle que plusieurs pays européens, même les plus sécularisés, maintiennent des liens profonds et diversifiés avec leurs traditions religieuses historiques. Elle aborde trois contextes géopolitiques, celui de l’Europe du centre et de l’Est, celui de l’Europe occidentale et celui de l’Union européenne. La religion s’y présente comme une ressource symbolique « mobilisable de différentes façons, notamment dans diverses situations perçues comme problématiques par l’acteur politique ». Voyé montre comment le politique peut instrumentaliser le religieux, sous trois formes : ressource identitaire, référence éthique et réservoir de rites. Ces formes historiques de la religion, constituées dans la durée, ont établi des connivences durables avec le politique. Leur présence limite de bien des façons l’émergence de rivaux religieux sur la scène publique, qui ne bénéficient pas de cette longue coexistence, d’où les problèmes de reconnaissance des nouvelles religions que l’on retrouve un peu partout en Europe actuellement.

La sociologue canadienne Barbara Thériault illustre pour ainsi dire les trois grandes fonctions du religieux en Europe, élaborées par Voyé, dans son étude. Elle aborde la question de la religion et de la mémoire collective en Allemagne, analysant le fait très intéressant des « manifestations du lundi », sur les parvis d’églises protestantes. Lieux de grands rassemblements ayant contribué à la chute du communisme est-allemand en 1989, elles se transforment aujourd’hui en espaces de contestations diverses. Thériault s’interroge sur ce qu’est devenu ce type d’activité critique, sous l’égide du protestantisme. Surtout, quelle mémoire collective se manifeste à travers la réappropriation de ces faits : « Parce qu’on a imputé la chute du régime aux manifestations de masse, écrit Thériault, les manifestations de 1989 et leurs lieux ont acquis un statut iconique », quasi sacré. Aussi la légitimité de leurs réappropriations suscite-t-elle de vifs débats. On taxe ces sursauts de mémoire de « nostalgiques » (ost voulant dire « Est » en allemand). En effet, argue Thériault, mais nostalgique du politique comme « moment utopique », selon la théorie de Žižek et Rancière. Cette critique utopique est à la fois née du socialisme et s’est exercée contre lui, mais, tout en étant remémorée, elle perd sa force romantique dans l’ère postcommuniste.

Que dire de l’islam en Europe ? Le sociologue allemand Peters offre une analyse comparative du rapport des États à l’islam, en France et en Angleterre. À travers une description du développement des rapports de ces pays à leurs populations musulmanes, il donne à voir leurs stratégies d’incorporation à la fois politiques, légales et discursives. L’intérêt de cet article est de montrer comment deux pays, dont les modes historiques de régulation du religieux diffèrent considérablement, modifient leurs stratégies politiques de reconnaissance d’autres religions. Peters suggère qu’ils le font notamment sous la pression de l’institutionnalisation supranationale des droits fondamentaux, ce qui tend à montrer l’émergence d’un contexte postnational. Peters analyse ces pratiques à travers l’examen particulier de l’exercice d’une « rationalité de type prospectif ». Cette rationalité anticipe les risques que présente le groupe social des musulmans et travaille à leur responsabilisation. Nouvelle dans le champ de l’exercice politique, elle tend à subordonner partiellement la sphère du droit aux impératifs de sécurité et de cohésion sociale. C’est dans ce but préventif que se constitue un véritable islam civil, c’est-à-dire que l’État travaille indirectement à remodeler des institutions, des organisations et des pratiques musulmanes.

Surtout, cette rationalité transforme, en Angleterre, la gestion du multiculturalisme, et porte une grande attention aux dimensions normatives, culturelles et religieuses, en vue de définir un ensemble de valeurs communes. On se rapportera sur ce point à l’article de Vaillancourt et Campos, qui notent une semblable révision de la finalité du multiculturalisme canadien. En France, à l’inverse, la vision républicaine du citoyen est révisée, au profit d’une prise en compte de son ancrage communautaire, ethnique et social. Dans les deux cas, on assiste à un processus d’institutionnalisation de l’islam et, conséquemment, à une reconnaissance explicite plus grande du rôle des religions dans la sphère publique.

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Ces descriptions et analyses montrent bien les nombreux déplacements qui se sont opérés dans les rapports entre religion et politique. On peut toutefois considérer certains paramètres comme essentiels à la réflexion actuelle sur ces questions : le pluralisme religieux, bien plus que la neutralité, apparaît comme une condition essentielle de la vie politique d’une démocratie. À cet égard, toutefois, les récents développements dans des pays considérés comme tolérants et prônant le multiculturalisme, vers une pratique plus active en faveur de l’intégration, montrent les limites de la simple tolérance au pluralisme. Les modes de gestion du pluralisme sont de surcroît variés, concernant à la fois les discours et les philosophies politiques, les dimensions juridiques et les enjeux socioculturels.

À l’horizon de ce questionnement se trouvent les questions fondamentales posées notamment par Jürgen Habermas (2005) et Jeffrey Stout (2004), par-delà les théories influentes de John Rawls (1993), au sujet d’une société dite postséculière. Sous ses dehors tolérants, un certain libéralisme séculariste a refoulé les dynamismes identitaires, culturels et religieux à la marge. C’est pourtant là que se trouvent les sources d’inspiration du vivre ensemble. Ainsi que le rappelait récemment Habermas, « l’État libéral dépend, à long terme, des mentalités qu’il ne peut lui-même créer à partir de ses propres ressources » (2005), citant le juriste Böckenförde qui, en 1967, renvoyait l’État libéral et sécularisé à des fondations qu’il ne pouvait lui-même assurer (1976). Certes, si certains actes extrémistes ébranlent depuis les années 1970 la confiance de nos sociétés envers les diverses communautés de sens, il ne faudrait pas opposer à ces replis communautaristes extrêmes un repli séculariste, qui ne ferait qu’exacerber les premiers et affaiblirait les traditions qui nourrissent les démocraties sécularisées.