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Mauss n’est assurément pas un auteur ignoré. Mais, comme l’écrit de façon à la fois amusante et pertinente Camille Tarot, il reste « un inconnu célébrissime » (Tarot, 1996 et 2000). Surtout, il reste catalogué avant tout comme ethnologue ou anthropologue si bien qu’il est à peu près totalement oublié par toutes les histoires de la pensée sociologique. Triste destin pour l’héritier spirituel de Durkheim ! Contre cette injustice — qui s’explique —, nous voudrions suggérer ici que c’est d’abord au panthéon des théoriciens essentiels de la sociologie qu’il convient d’inscrire Mauss et qu’avec Simmel il devrait y figurer au tout premier plan. Dit autrement, une des raisons essentielles pour lesquelles la sociologie a tant de mal à trouver son centre de gravité théorique, paradigmatique, tient à son incapacité à comprendre et à assumer l’héritage de M. Mauss. Il est vrai que ce dernier, pour reprendre la formule de René Char, n’est précédé d’aucun testament connu. Demandons-nous à quoi ressemblerait un tel testament s’il avait été rédigé de façon explicite.

I) Marcel Mauss, un auteur gravement sous-estimé

Pourquoi M. Mauss n’a-t-il pas la place qu’il mérite au panthéon sociologique ?

La sous-estimation de l’importance de M. Mauss pour la sociologie n’est ni le fruit du hasard ni le résultat d’on ne sait quel complot. Elle s’explique au contraire par de nombreuses raisons, plus ou moins bonnes. La première est probablement que, conformément à ce qui fait toute l’ambition de l’École sociologique française, son oeuvre n’est clairement assignable à aucune des disciplines actuelles des sciences sociales. Chez les sociologues, il fait figure d’ethnologue, et les ethnologues ne sauraient vraiment reconnaître comme l’un des leurs quelqu’un qui ne s’est pas soumis au rite initiatique du terrain, quand bien même il serait l’auteur d’un précieux Manuel d’ethnographie (1967 [1947]). Et quant aux économistes qui devraient être au plus haut point concernés par certaines des découvertes de M. Mauss, tant leur contenu que la façon dont elles sont exposées les leur rendent à peu près imperceptibles et inintelligibles.

De même, pour une ethnologie anglo-saxonne, souvent plus soucieuse de la qualité empirique des monographies que de la systématisation théorique, il y a encore dans le propos de Mauss quelque chose de décidément trop « continental » et abstrait. Mais, à l’inverse, aux yeux des philosophes ou des sociologues théoriciens, en France ou en Allemagne, ce même appareillage conceptuel apparaît trop simple et rudimentaire puisqu’il ne fait pas l’objet d’un travail spéculatif systématique et n’exhibe pas de façon explicite la réflexivité à laquelle pourtant il s’alimente. À la différence de Marx, de Durkheim et surtout de Weber, Mauss n’appartient donc pas au corpus des auteurs canoniques de la tradition philosophique.

L’autre série de raisons, probablement décisives, au discrédit relatif dans lequel est tenu Mauss, tient au fait qu’il n’est l’auteur d’aucun livre et que — ceci expliquant sans doute largement cela — sa pensée est particulièrement rétive à se laisser mettre en système. Il n’y a rien en elle qui se puisse aisément exposer dans un manuel. Ou reprendre élégamment dans une dissertation philosophique.

Sur les raisons de l’impuissance ou de l’absence de désir de Mauss d’accéder à cette dignité d’auteur d’au moins un « vrai » livre, nous en sommes réduits aux conjectures. Qu’est-ce qui a joué le rôle déterminant ? Un certain dilettantisme, paradoxal chez cet érudit hors normes (« Mauss sait tout », disaient à juste titre ses disciples), qui a entendu ne pas renoncer aux plaisirs de la vie, de l’amitié, de l’amour ou du sport, et n’écrire que par obligation, par passion ou par plaisir, et jamais en vertu d’un quelconque intérêt de carrière ou d’une quête de renommée abstraite et artificielle. Sans compter que Mauss s’est toujours voulu militant, de la cause civique et socialiste à la fois. On connaissait l’implication de Mauss en ces domaines. Le livre de Marcel Fournier surprend en montrant à quel point elle était importante et combien M. Mauss ne s’est pas contenté d’être un temps le bras droit de Jaurès et, bien plus tard, un des proches de Léon Blum, mais qu’il a été au fond l’avocat peut-être le plus actif en France du socialisme associatif, ne rechignant pas à payer de sa personne, de son temps et de ses fonds pour soutenir cette cause.

Mais toutes ces raisons sont probablement secondaires à côté de ce qui tient à une tournure d’esprit singulière, propre à Mauss, dont il semble bien qu’il faille davantage le louer que le blâmer, et qu’il est possible de résumer d’un trait : l’horreur de l’esprit de système. Nul plus que lui n’est soucieux du concret et du fait que celui-ci fait éclater de partout les catégories que nous lançons sur lui comme autant de filets voués à manquer la plupart de leurs proies. « Ce que nous nommons si mal l’échange, le don ou l’intérêt », écrit Mauss dans un doute permanent sur la portée des mots mêmes qu’il emploie pour tenter de cerner son objet (Mauss, 1966, p. 266).

Mieux, il ne faudrait guère le pousser pour le voir reconnaître que ce n’est pas seulement par une plate difficulté épistémologique que nos concepts achoppent à se rendre adéquats au réel, mais bien plus profondément parce que tout dans la réalité qu’ils tentent de cerner est en lutte ouverte contre eux. Le don n’existe-t-il pas uniquement par la magie de ce qui est indissociablement la négation et la dénégation de l’échange et de l’intérêt ? Et réciproquement, sans doute. Sans compter que, comme le suggère éloquemment l’« Essai sur quelques formes primitives de classification » (Durkheim et Mauss, in Mauss, 1971 [1903]), il y a entre la réalité, l’être social réel dirait Marx, et les catégories qui le désignent, une profonde relation d’incertitude et d’intrication à la fois, puisque en un sens les catégories de la pensée ne sont pas autre chose que la forme même de l’être social pratique. Et réciproquement sans doute, là encore.

Le réductionnisme des héritiers et des disciples infidèles

La forme même de l’être social réel ? Voilà qui peut prêter à confusion. Cette confusion dans laquelle est partiellement tombé croyons-nous Lévi-Strauss dont l’oeuvre, dans son ensemble, et en particulier l’« Introduction » qu’il a écrite pour présenter le recueil classique des écrits de Mauss, n’a finalement guère rendu service à l’intelligence et à la postérité de celui-ci (Lévi-Strauss, 1966). Une autre des raisons profondes de l’oubli relatif qui affecte Mauss est en effet que ses disciples sont devenus en un sens plus célèbres que lui, mais au prix d’un démembrement de la complexité de sa pensée ou de l’accentuation unilatérale et donc fautive de telle ou telle de ses dimensions. Littérateurs autrefois d’avant-garde ou philosophes de la déconstruction, rebutés par l’humanisme tempéré d’un Mauss, lui préfèrent les intuitions sulfureuses d’un Georges Bataille[2] et les prolongements donnés par Maurice Blanchot.

Et la pensée française la plus vivante, pendant une trentaine d’années s’est coulée dans le moule structuraliste inventé par Lévi-Strauss, dans le sillage de M. Mauss mais aussi contre lui. En affirmant que la science n’avait que faire des catégories indigènes, de l’âme ou de l’« esprit de la chose donnée », en soutenant qu’il n’existe pas trois obligations distinctes, celle de donner, celle de recevoir et celle de rendre, mais une seule, celle d’échanger, Lévi-Strauss rabattait en effet largement le don sur l’échange, et ouvrait la voie à l’étude d’une science des catégories primitives ne s’attachant plus qu’à leur structure formelle, au prix de la répudiation de la question tant de leur contenu et de leur intentionnalité[3] que de leur mode d’émergence.

De l’être social réel et concret, la science structuraliste ne veut plus connaître que la forme, croyant pouvoir faire abstraction de tout ce qui le fait advenir. Du mouvement de la vie sociale autoconstituée et autoconstituante. De sa dimension de praxis. Dans l’opération, ce qui disparaît, c’est le don et la lutte des hommes, comme le notait aussitôt Claude Lefort dans une profonde critique ab initio de ce qui allait devenir le structuralisme à la française[4]. Critique dont il reste à mesurer toutes les implications, qui sont, croyons-nous considérables. Qu’on pense seulement à ce qu’aurait pu devenir la psychanalyse relue par Lacan si celui-ci, comme il le fait un temps, au début, dans un de ses textes principaux, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, s’en était tenu à une conception maussienne du symbolisme au lieu de mêler et de confondre sous la notion de symbolique, en prétendant s’inspirer de Lévi-Strauss, à peu près tout et n’importe quoi, le langage, la logique formelle, l’échange, le don et la théorie des jeux. Mais n’allons pas trop vite en besogne et arrêtons-nous un instant à cette notion de symbolisme.

Le dépassement de Durkheim par la découverte du symbolisme

Comme l’établissent avec une grande force deux relectures récentes de l’oeuvre de M. Mauss (Karsenti, 1994, 1996 ; Tarot, 1994, 1996, 1999), c’est en effet à travers la mise en oeuvre de cette notion de symbolisme que M. Mauss, discrètement et sans le crier sur les toits, prend peu à peu ses distances avec les rigidités conceptuelles intenables du système légué par son oncle et le fait évoluer de l’intérieur. S’il avait annoncé à grands cris et explicité la révolution théorique qu’il était en train d’accomplir, les choses auraient été plus claires pour tout le monde et sa gloire mieux assurée. Mais avait-il lui-même le sentiment d’accomplir une telle révolution ? Rien n’est moins sûr. Nombre des fils qui y conduisaient n’avaient-ils pas d’ailleurs été tissés de longue date en compagnie de Durkheim ? Et ce dernier n’était-il pas déjà largement parvenu lui-même à l’idée que la société doit être conçue comme une réalité d’ordre symbolique, une totalité liée par des symboles ? Elle est, écrivait-il dans sa Détermination du fait moral, « avant tout un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus » (Durkheim, 1974 [1906], p. 79)[5] ?

Ce qui reviendra en propre à Mauss, ce sera — en étendant l’emploi de la notion de symbole bien au-delà des seuls signes linguistiques ou picturaux — le fait de radicaliser cette conception de la nature symbolique du rapport social et d’en tirer les implications négatives et positives. « Les mots, écrit-il, les saluts, les présents, solennellement échangés et reçus, et rendus obligatoirement sous peine de guerre, que sont-ils sinon des symboles ? » Que sont-ils, poursuit B. Karsenti à qui nous empruntons cette citation de Mauss (1994, p. 87), « sinon des traductions individuelles d’une part, de la présence du groupe, d’autre part, des besoins directs de chacun et de tous, de leur personnalité, de leurs rapports réciproques » ? « Nos fêtes, expliquent les Néo-Calédoniens, sont le mouvement de l’aiguille qui sert à lier les parties de la toiture de paille, pour ne faire qu’un seul toit » (cité par Karsenti, p. 98). La même chose pourrait être dite des symboles selon Mauss. Ou des dons.

Car, au fond, symboles et dons sont sans doute pour Mauss identiques. Ou au moins coextensifs. Il n’est de don que ce qui excède par sa dimension symbolique la dimension utilitaire et fonctionnelle des biens ou des services. Et, réciproquement, qu’est-ce qu’un symbole sinon ces mots, ces gestes, ces coups, ces objets, et avant tout ces femmes et donc ces enfants à venir, qui sont solennellement donnés en créant l’alliance sous peine de guerre ? L’alliance sous contrainte de la menace de rebasculer dans le conflit ? Il existe donc bien coextensivité ou réversibilité du don et du symbole mais d’une manière que nous avons du mal à entendre et que cerne peut-être au mieux cette formulation due à Camille Tarot : « Le symbole maussien du symbole, ce n’est pas le mot ou le phonème, c’est le don » (Tarot, 1996).

Or, le seul fait de raisonner derechef, systématiquement et par principe, en termes de symbolisme, suffit à résoudre et à résorber toutes les antinomies propres au durkheimisme dogmatique. Mais ce geste effectué — et d’ailleurs amorcé du vivant de son oncle dès 1904 dans la Théorie de la magie —, tout est changé. Sans même le dire, M. Mauss laisse ainsi tomber l’opposition centrale et constitutive de la sociologie durkheimienne du fait religieux, l’opposition du sacré et du profane. Durkheim avait cru pouvoir « tout expliquer par la religion » (souligné par nous)[6]. Tout va désormais se comprendre à partir du symbolisme. Il n’est plus nécessaire de recourir à la dichotomie du sacré et du profane puisque suffit l’opposition simple du symbolique et de l’utilitaire d’où est retiré tout le tranchant de la distinction conceptuelle primitive. À l’inverse de la conceptualisation durkheimienne du sacré et du profane, Mauss insistera sans cesse en effet sur l’étroite imbrication de l’utilitaire et du symbolique, de l’intérêt et du désintéressement. Tombe en même temps l’opposition durkheimienne radicale entre le sociologique et le psychologique. Car, du social à l’individuel, il y a non pas rupture mais graduation et traduction réciproque, les symbolismes constitutifs d’un des plans se laissant traduire dans ceux de l’autre.

Considérés comme des réalités d’ordre symbolique, les faits sociaux, devenus désormais totaux, peuvent d’autant moins être considérés comme des choses qu’en raison de leur coextensivité au registre du don, vient à leur faire défaut ce par quoi Durkheim croyait pouvoir garantir leur objectivité : le fait de la contrainte. Non que cette dernière disparaisse. Il y a bel et bien selon Mauss obligation de se soumettre à la loi du symbolisme comme à l’exigence de donner, recevoir et rendre. N’est-ce pas d’ailleurs tout un ? Mais cette obligation ne s’exerce plus avec cette extériorité qui est constitutive selon Durkheim du fait social, puisque de l’individu au social il n’y a pas hiatus mais rapport de cotraduction.

Et puis, surtout, cette obligation est obligation de liberté. D’où il résulte une conception maussienne de la causalité sociale qui ne peut décidément plus se rabattre sur les déterminismes objectivistes propres au durkheimisme initial. Comme Mauss le remarque d’ailleurs, à l’encontre de tous les holismes traditionnels en ethnologie, dans ces sociétés (traditionnelles) où « le travail en commun est à la fois nécessaire, obligatoire et cependant volontaire, il n’ y a aucun moyen de contrainte. L’individu est libre[7] ». Et B. Karsenti résume excellemment la préoccupation de M. Mauss en notant : « Il s’agit de dépasser la thématique de la contrainte, de rompre sa fonction explicative exclusive, pour accéder à une problématique de la détermination qui agisse précisément comme liberté » (Karsenti, 1994, p. 23 ; souligné par B. K.).

Voilà qui ouvre à la résolution possible de l’antinomie entre les jugements de fait et les jugements de valeur à laquelle Durkheim avait espéré remédier par le recours illusoire à l’opposition du normal et du pathologique. Autre antinomie. Insurmontable. Il fallait trouver autre chose. Et c’est bien cet autre chose que Mauss trouvera — ou pensera avoir trouvé, il est permis d’en discuter — à la fin de l’« Essai sur le don » lorsqu’il évoque ce « roc de la morale éternelle », celle qui toujours et partout enjoint de donner librement et obligatoirement à la fois, et qui prescrit de faire retour au « don noble ». Qui fait, en un mot, obligation de la liberté et de la spontanéité. Le coup de génie, ou le coup de force, comme on voudra, de M. Mauss est donc de surmonter hardiment le hiatus durkheimien irrésolu entre jugements de fait et jugements de valeur, entre normal et pathologique, en posant comme moralement désirable cela même que l’ensemble des sociétés connues semble poser effectivement comme tel : le noyau invariant commun à toutes les morales. Ce que doivent faire les hommes n’est plus intrinsèquement différent de ce qu’ils font déjà. Il s’agit simplement de la normativité immanente à leur pratique effective.

Si le lecteur nous a suivi jusque-là, il comprendra sans doute mieux pourquoi il nous paraît possible et souhaitable de situer M. Mauss à la première place du panthéon sociologique, avant même Durkheim et Weber[8]. S’il la mérite, c’est croyons-nous parce qu’il dessine très précisément le terrain commun sur lequel pourrait s’effectuer la souhaitable harmonisation des deux grandes sociologies historiques. Dans l’optique maussienne, il est en effet possible de concéder à Weber le parfait bien-fondé de toute sa critique de l’objectivisme sociologique. Mais, symétriquement, l’héritage durkheimien permet d’esquisser une voie de sortie hors des excès du relativisme wébérien et d’espérer donner une assise plus solide à ses types idéaux compréhensifs en ne renonçant pas d’entrée de jeu à la recherche des invariants sociologiques, anthropologiques et éthiques.

Vers le paradigme du don

Un doute sérieux doit ici cependant nous assaillir à nouveau. Au fond, nous venons de suggérer qu’un des mérites de M. Mauss avait consisté à se débarrasser des dichotomies intenables qu’il avait héritées de son oncle : les dichotomies du sacré et du profane, du sociologique et du psychologique, de l’individu et de la société, du normal et du pathologique. Mais ce mérite est en tant que tel tout négatif. Conduit-il vers une véritable sociologie générale ?

L’hypothèse que nous voudrions défendre, on l’aura compris, est qu’il existe bien chez Mauss une théorie sociologique puissante et cohérente, qui offre les grandes lignes non seulement d’un paradigme sociologique parmi d’autres mais du seul paradigme proprement sociologique qui soit concevable et défendable. Deux choses, principalement, interdisent de percevoir clairement l’existence de ce paradigme maussien. À l’encontre de Durkheim — qui, parti tout d’abord d’un souci tout scientiste et naturaliste d’objectiver la réalité sociale, prend soudain, en 1895, une conscience aiguë de la nature profondément religieuse de celle-ci et entrevoit le fait que la religion est de l’ordre de la réalité symbolique mais sans avoir le temps d’en tirer toutes les conséquences —, Mauss, acquis assez vite à la certitude de la nature symbolique de la réalité sociale, découvre vingt ans après, avec l’« Essai sur le don », qu’il existe un lien étroit entre le symbolisme et l’obligation de donner, recevoir et rendre, mais il ne semble pas en prendre une conscience claire. En tout cas, il ne déclare pas de façon explicite sa découverte et il n’énonce pas la thèse de la coextensivité entre don et symbole. (Voir sur ce point le chapitre VIII d’Anthropologie du don.)

La thèse ? Restons prudent. Mieux vaudrait parler d’une simple hypothèse tant l’idée même d’une relation entre don et symbolisme reste obscure. Presque totalement à construire encore. Il ne fait pourtant nul doute pour nous que ce qui confère à la pensée de M. Mauss toute sa force et sa fécondité tient aux liens étroits qu’il établit, sans assez le dire et s’en expliquer, entre la figure du don, la thématique du symbolisme et son concept de fait ou de phénomène social total[9]. C’est en tout cas cette hypothèse qui guidera notre tentative de dégager ici le paradigme du don même si nous insisterons infiniment plus dans les pages qui suivent sur le don envisagé du point de vue des acteurs sociaux que sur le symbolisme en tant que tel ou sur la dimension du phénomène social total.

Avant de tenter d’aller un peu plus avant dans cette direction, il ne sera peut-être pas inutile de rappeler comment nous en sommes pour notre part venu à cette hypothèse et à la formulation de ce programme de travail théorique.

De l’anti-utilitarisme négatif à un anti-utilitarisme positif

Pendant une dizaine d’années, la Revue du MAUSS, placée dès ses premiers pas sous l’égide de Marcel Mauss, s’est en un sens bornée à tenter, entre autres, de faire revivre l’esprit critique qui avait présidé à l’invention et au succès de l’école sociologique française. Les manuels d’histoire de la sociologie ne mettent pas assez l’accent sur cette dimension critique. Or, n’est-ce pas, de façon explicite, en vue d’échapper à l’utilitarisme spencérien, et dans un total dédain envers les abstractions de l’économie politique, que Durkheim énonce ses règles de la méthode sociologique ? Et cette inspiration première ne continue-t-elle pas à irriguer l’oeuvre de M. Mauss jusqu’à sa mort ?

Ne renions pas cette posture critique. Qui n’implique d’ailleurs nulle sous-estimation a priori de la force ou de la légitimité des intérêts matériels, utilitaires. Et qui ne conduit pas plus à affirmer que les hommes ignorant l’intérêt, le calcul, la ruse ou la stratégie, agiraient par pur désintéressement. À seulement suggérer qu’aucune société humaine ne saurait s’édifier dans le seul registre du contrat et de l’utilitaire, à insister au contraire sur le fait que la solidarité indispensable à tout ordre social ne peut émerger que de la subordination des intérêts matériels à une règle symbolique qui les transcende, cette démarche critique jette déjà sur les affaires humaines un éclairage singulier et puissant dont on ne trouvait et ne trouve encore l’équivalent ni dans l’économie politique ni dans les philosophies politiques contractualistes ou utilitaristes.

Même réduit à sa dimension critique, l’anti-utilitarisme qu’on pourrait qualifier de négatif a donc ses lettres de noblesse. Suffit-il à spécifier et à cristalliser un « paradigme » ? La chose est moins sûre. À de nombreux égards, cet anti-utilitarisme négatif —autrement dit, et pour faire court, l’affirmation que l’ordre social est irréductible à l’ordre économique et contractuel — est commun à toutes les grandes sociologies classiques, celle de Weber comme celle de Pareto, celle du premier Parsons comme celle de Tocqueville et, bien entendu, Simmel. Il dessine le lieu même de la sociologie classique[10]. C’est là sa force et sa faiblesse. Sa force : il définit, contre l’économie politique et à distance d’elle, un champ d’interrogation commun à toutes les sociologies (et à toutes les anthropologies). Sa faiblesse : à la différence de l’économie politique, il ne parvient pas à déboucher sur un ensemble de concepts et d’hypothèses générales partagés par tous les chercheurs. L’effritement — l’étiolement, l’involution comme on voudra — de la sociologie contemporaine (et, avec elle, de l’anthropologie) semble clairement lié à cette incapacité des différentes sociologies à se cristalliser, ne serait-ce que minimalement, en un paradigme commun. Les remarques qui précèdent doivent maintenant nous permettre de préciser une première hypothèse : l’échec historique de la sociologie classique, malgré les promesses splendides qu’elle contenait, tient à l’impossibilité dans laquelle elle a été de transformer son anti-utilitarisme critique, ou négatif, de départ, en un anti-utilitarisme positif clairement formulé.

Cette expression d’anti-utilitarisme positif peut sembler étrange. Elle s’éclairera aussitôt si nous énonçons notre seconde hypothèse : celle que l’« Essai sur le don » de Marcel Mauss nous livre les fondements d’un paradigme positif — et non seulement critique, ou par défaut —, en sociologie et en anthropologie. Et, plus généralement, pour l’ensemble des sciences sociales. Ne nous apporte-t-il pas en effet la preuve empirique, un commencement de preuve en tout cas, l’indice que ce ne sont pas seulement les sociologues du tournant du xxe siècle qui critiquent l’utilitarisme économiciste, mais les hommes de toutes les sociétés humaines ? que l’obligation paradoxale de la générosité — cet anti-utilitarisme pratique — constitue le socle, le roc comme nous dit M. Mauss, de toute morale possible, et que c’est donc là et non dans un improbable et introuvable contrat social originel qu’il faut chercher l’essence et le noyau de toute socialité ? Et si cette découverte se confirme, en est-il de plus importante dans le champ des sciences sociales ?

Dans les pages qui suivent nous allons tenter de fixer les conditions principales à remplir pour que la réflexion et les études empiriques sur le don, celles de M. Mauss mais aussi de bien d’autres, puissent commencer à revêtir une dimension paradigmatique.

II) Linéaments d’un paradigme du don

La tentative d’appuyer un paradigme en sciences sociales sur l’hypothèse de l’universalité, d’une certaine universalité, de l’obligation de donner est-elle tenable, et à quelles conditions ? Cette question est d’autant plus immense qu’il ne peut guère y être sérieusement répondu par principe et a priori, et que seule la mise en oeuvre effective du paradigme serait susceptible de convaincre les sceptiques. Sans donc prétendre trancher, nous tenterons toutefois de repérer cursivement un certain nombre des raisons qui rendent à nos yeux le pari plausible.

Apories de l’individualisme et du holisme méthodologiques

Qu’au-delà ou en amont de l’individualisme et du holisme méthodologiques il y ait place pour un troisième paradigme et nécessité de le faire advenir, c’est ce qu’il est assez facile de suggérer en rappelant comment et pourquoi ces deux premiers paradigmes, contrairement à ce qu’ils croient, se révèlent parfaitement incapables de penser la genèse du lien social et de l’alliance. Incapables du même coup de penser le don. Et, dans son sillage, le politique (Caillé, 1993). À rappeler brièvement certaines des raisons de cet échec, nous dessinerons déjà la place en creux de ce troisième paradigme et commencerons à comprendre pourquoi il doit être un paradigme du don et du symbolisme.

Le plus simple est de commencer par les difficultés propres au holisme car elles sont ici patentes et comme congénitales. Que le holisme n’ait rien à dire sur la façon dont s’engendre le lien social, voilà qui est presque évident aussitôt qu’on remarque qu’il ne se pose même pas la question. Par hypothèse, il postule que le lien social est toujours déjà là et qu’il préexiste ontologiquement à l’action des sujets sociaux. Peut-on même parler d’action dans son cadre ? Voilà qui est douteux puisque, dans cette perspective, les sujets, individuels ou collectifs, sont réputés ne rien faire d’autre qu’appliquer un modèle et une loi qui leur préexistent. Ils se bornent à exprimer les valeurs de leur culture, à accomplir les fonctions sociales requises ou à mettre en oeuvre les règles impliquées par la logique de la structure dont ils dépendent. A fortiori, dans une telle perspective, le don est-il inexistant et impensable ? Là où les hommes et les théoriciens du don croiront voir ce dernier en acte, le tenant d’une approche holiste se fera fort de montrer qu’il n’y a que soumission aux injonctions du rituel et accomplissement des tâches nécessaires à la reproduction de l’ordre fonctionnel et structural.

On est toujours meilleur critique des autres que de soi-même. Les partisans d’une approche de type individualiste n’ont guère de difficulté à épingler la tendance à hypostasier qui se trouve au coeur du holisme et à remarquer qu’il pose comme une donnée ce qui est justement à expliquer : la production du rapport social et de la totalité. Mais, contrairement à ce qu’il croit, l’individualisme méthodologique n’y parvient pas mieux que le paradigme rival. Là où le holisme réifie et hypostasie la totalité, c’est à l’individu que l’individualisme méthodologique fait subir le même sort. La chose est moins visible et moins immédiatement choquante en raison de la différence d’échelle et du fait que la figure physique de l’individu est moins impalpable que celle de la société ou d’une forme ou d’une autre de collectif social. Mais s’agit-il ici de réalités physiques ? En tout état de cause, il est de toute façon aussi injustifié de considérer les individus comme donnés, toujours déjà là, que la société. Or, même en se les « donnant », sous les traits qu’il affectionne d’individus séparés, calculateurs rationnels et égoïstes (self-regarding et self-interested), l’individualisme méthodologique se révèle tout aussi incapable de procéder à l’engendrement logique du lien qui unit ces atomes individuels qu’un prestidigitateur de sortir un lapin d’un chapeau vide.

Plus précisément, il est logiquement impossible de convaincre les égoïstes rationnels, séparés et « mutuellement indifférents », que met en scène la théorie, qu’ils auraient avantage à coopérer, autrement dit à se faire confiance et à entrer dans une relation d’alliance. On pourra triturer le dilemme du prisonnier dans tous les sens, le soumettre à la backward induction ou le rendre évolutif, le répéter à l’infini ou l’analyser dans l’instantanéité, on parviendra toujours à la même conclusion : si les sujets sociaux sont figés dans leur position de séparation initiale et dans la méfiance, alors rien ne peut les en faire sortir, si bien que pour se prémunir individuellement face au risque du pire et parer à la probable trahison de l’autre, ils prendront les devants de la trahison, et tout le monde se retrouvera dans une situation bien inférieure à celle qu’aurait permis l’instauration de la confiance (Cordonnier, 1993, 1994 ; Nemo, 1994 ; La Revue du MAUSS semestrielle n°4, 1994).

Le don comme pari et comme résolution des apories du holisme et de l’individualisme

La conclusion de ces remarques rapides est assez simple à tirer, en tout cas pour un lecteur de M. Mauss. Le seul moyen de sortir des apories du dilemme du prisonnier et de l’individualisme méthodologique, le seul moyen de créer de la confiance et de façonner du rapport social, c’est de tenter le pari du don. Car nous le voyons bien — et c’est le mérite de la littérature sur le dilemme du prisonnier de l’établir avec une rigueur imparable même si elle est toute négative et a contrario —, il ne peut s’agir ici que d’un pari.

Soit en effet, confrontés à la possibilité de coopérer ou de faire défection, de trahir, nous nous trouvons dans un univers absolument holiste où tout est réglé par la coutume, les valeurs ou les règles. Et personne ne trahira puisque chacun sait que le comportement de l’autre est réglé par la coutume et que celle-ci enjoint de choisir la voie de l’honneur, qui est celle de la générosité. La voie du don obligé[11]. Tout se passe comme si on jouait contre un dieu infiniment bon et bienveillant, si bien qu’il n’y a plus aucune difficulté à choisir soi-même la voie la meilleure. Soit, à l’inverse, nous nous trouvons plongés dans ces eaux glacées du calcul égoïste que postule l’axiomatique de l’intérêt. Et là non plus il n’y a pas à hésiter, puisque par hypothèse nous ne pouvons nous attendre à nulle trace de générosité chez notre partenaire et adversaire.

Déduisons-en que holisme et individualisme ne nous éclairent que sur deux cas extrêmes et très particuliers : dans le premier, tous ceux avec qui nous sommes en relation peuvent être considérés comme des saints ou comme leur équivalent au moins pour cette raison qu’ils sont aussi prévisibles que des saints ; et, dans le second, tous ceux avec qui nous sommes en relation doivent être considérés comme des escrocs. Reste donc à élaborer un modèle d’interprétation qui se rapporte à la réalité concrète, celle dans laquelle nous ne savons pas de quel côté tirent ou tireront nos partenaires passés, présents, futurs ou possibles parce qu’ils tirent des deux à la fois.

« Se confier entièrement ou se défier entièrement », voilà la solution qu’avant la lettre M. Mauss donnait au dilemme du prisonnier (Mauss, 1966, p. 277) et sur laquelle nous reviendrons bientôt. Ou, plutôt, celle dont il montrait qu’elle avait été la solution effectivement et historiquement apportée au problème par les sociétés archaïques. Faire le pari de l’alliance et de la confiance, et concrétiser ce pari par des dons qui sont autant de symboles — de performateurs — de ce pari premier. Ou rebasculer dans la guerre. Disons-le encore d’une autre façon : faire le pari de l’inconditionnalité — car dans l’alliance il faut tout donner — mais en se réservant la possibilité de rebasculer à tout instant dans la défiance. Autrement dit, verser dans l’inconditionnalité (car en situation de dilemme du prisonnier, par hypothèse, ne communiquant pas avec mon partenaire-adversaire, mon choix doit bien être à un moment ou à un autre sans conditions) mais pas inconditionnellement et pas nécessairement à jamais. En restant donc dans un éther d’ambivalence irréductible parce que constitutif de l’alliance entre ennemis et rivaux. Cette ambivalence qui explique que les dons obligatoires obligent en étant obligeants, qu’ils soient à la fois le remède et le poison (gift/gift, pharmakos), le bienfait et le défi. Cette ambivalence propre au régime de ce qu’il est permis de nommer l’inconditionnalité conditionnelle.

Une théorie paradoxale de l’action

La seule manière possible de répondre au dilemme du prisonnier, à l’indétermination rationnelle qui affecte le choix entre la solution de coopérer ou celle de ne pas le faire, suggère au fond Mauss avant la lettre, est de le faire par un paradoxe. Le pari du don est en effet intrinsèquement paradoxal puisque seule la gratuité déployée, l’inconditionnalité sont susceptibles de sceller l’alliance qui profitera à tous et donc, au bout du compte, à celui qui a pris l’initiative du désintéressement. À celui que, pour rendre hommage à Joseph Schumpeter, qui avait parfaitement saisi la nature du problème économique soulevé, on serait tenté de nommer l’entrepreneur du don. Mais, justement, rétorqueront l’individualisme méthodologique et les mille et une formes d’utilitarisme scientifique, justement, c’est bien un entrepreneur, et c’est donc bien par intérêt qu’il agit. Et si tel est le cas, ajouteront-ils, il est abusif de parler de don.

À quoi un partisan du paradigme du don répondra qu’à raisonner ainsi, on retombe aussitôt dans les ornières dont on venait à peine de sortir et qu’on mésestime totalement la réalité du pari de confiance sur l’autre, sur les autres, sur le monde, cette capacité à s’ouvrir à l’incertitude sur le retour qui constitue la générosité et le don premiers à défaut desquels il n’y aurait très exactement rien plutôt que quelque chose. L’entrepreneur de don, le chef sauvage assoiffé de prestige ou l’honnête homme qui refuse de trahir sont-ils « réellement désintéressés » ? Ne doit-on pas d’autant plus mettre en doute ce désintéressement que parfois, souvent ou presque toujours (laquelle de ces évaluations est la plus plausible ? voilà un vaste sujet), ils y gagnent ? Vaine question, formulée en ces termes. Peut-être « y gagnent-ils » en effet, mais c’est pour avoir couru le risque de perdre, voire de tout perdre, à commencer par leur vie.

Les commentateurs de Marcel Mauss n’ont peut-être pas suffisamment insisté sur le fait que c’était un tout autre modèle de l’action sociale que le holisme et l’individualisme qu’il nous livre lorsqu’il réfléchit sur le sacrifice ou sur le don, un modèle intrinsèquement pluriel. Le don est en effet selon lui, insistons-y encore, indissociablement « libre et obligé » d’une part, intéressé et désintéressé de l’autre. Obligé puisqu’on ne donne pas n’importe quoi à n’importe qui, n’importe quand et n’importe comment, et que les moments et les formes du don sont en effet institués socialement, comme le voit bien le holisme. Mais inversement, s’il n’y avait là que simple rituel et pure mécanique, expression obligatoire des sentiments obligés de générosité, alors rien ne serait vraiment accompli, puisque, même socialement imposé, le don ne peut prendre sens que dans un certain éther de spontanéité. Il faut donner et rendre. Sans doute. Mais quand ? et quel montant ? à qui au juste ? avec quels gestes et quelles intonations ? dans quel esprit ? Voilà qui, même dans la société sauvage la plus soumise à l’obligation rituelle, laisse encore une large part à l’initiative personnelle.

Quant à l’articulation de l’intérêt et du désintéressement elle, est encore plus délicate à établir puisque non seulement le gain finit par aller — peut-être mais non assurément — à celui qui a su encourir le risque de la perte, mais aussi parce que le don archaïque, ce don noble dont Mauss exhume les restes, n’a rien et ne prétend d’ailleurs rien avoir de charitable. Il est bien, nous précise Mauss, don agonistique, rivalité par le don ; une autre forme de la guerre donc ; la guerre continuée par d’autres moyens comme il a été dit du politique, ce parfait équivalent élargi du don. Si bien que l’intérêt est doublement présent et enchevêtré dans cet affichage symbolique de la générosité. Qui n’est d’ailleurs pas seulement affichage puisqu’il la fait advenir dans la réalité. Il est présent au terme du processus (et non au début comme le veut l’utilitarisme) puisqu’à la générosité, si tout va bien (mais comment être sûr que tout ira bien), on finit par trouver son compte. Mais, sous une autre forme, il se trouve aussi au coeur même du processus tout entier structuré par la rivalité agonistique des partenaires. Le paradoxe, supplémentaire, étant que cette rivalité est elle-même la condition de l’alliance et de l’amitié.

Peu de doute que le don « ne marcherait pas », ne serait pas l’opérateur privilégié de la socialité, de toute socialité possible, qu’il est, si effectivement il n’était à la fois et paradoxalement obligé et libre, intéressé et désintéressé.

Interactionnisme, don et réseaux

La manière dont nous avons tenté jusqu’ici d’entrer dans le paradigme du don aura sans doute laissé sceptiques non seulement les défenseurs intraitables de l’individualisme ou du holisme méthodologiques mais aussi tous ceux, très et de plus en plus nombreux, qui, justement en vue d’échapper à la guerre des individualistes et des holistes, se réclament aujourd’hui de l’interactionnisme. Et qui aujourd’hui d’ailleurs ne s’en réclame pas si, à ce faire, il s’agit seulement de prendre ses distances vis-à-vis des défauts les plus grossiers et les plus criants des deux paradigmes dominants ? Qui ne serait d’accord pour dire qu’en principe il faut éviter de réifier et d’hypostasier les figures de l’individu ou de la société ? Et tout ce qui se cherche dans les sciences sociales depuis une trentaine d’années ne vise-t-il pas à se frayer une voie moyenne permettant d’éviter les écueils respectifs de l’individualisme ou du holisme traditionnels ?

N’y a-t-il pas un air de famille, et n’est-ce pas précisément en cela qu’il consiste, entre l’interactionnisme symbolique d’un E. Goffman, l’ethnométhodologie de Garfinkel, l’anthropologie des sciences de M. Callon et B. Latour, la sociologie économique de Mark Granovetter et Richard Swedberg, l’économie des conventions de L. Thévenot ou, dans un tout autre genre, J.-P. Dupuy et A. Orléan, et la sociologie de la compétence de Luc Boltanski[12] ? Et si tel est le cas, comme il le semble bien tout d’abord, n’est-il pas honteusement abusif d’attribuer à un auteur unique, et de surcroît discret sur ce thème, le bénéfice exclusif d’avoir formulé une interrogation qui est en fait celle de tous ?

Qu’il y ait en effet un air de famille entre ces auteurs et entre ceux-ci et Mauss, nous ne le nions pas. Il est même possible de trouver de l’interactionnisme chez Durkheim lui-même[13] et a fortiori chez Weber. Sans parler de G. Simmel qui est sans doute avec M. Mauss l’autre inventeur du paradigme qu’on tente ici de fixer. Mais la question cruciale est celle de savoir s’il existe chez les auteurs qui se veulent ou que l’on dit interactionnistes des outils de pensée et des concepts spécifiquement interactionnistes. La chose n’est pas toujours assurée. Nombre de descriptions données par E. Goffman portent en effet sur des interactions. Mais pour en rendre compte, tantôt Goffman prend appui directement sur la dimension la plus massivement holiste de Durkheim en évoquant l’obligation rituelle, tantôt au contraire il s’inspire de la théorie de T. Schelling et de la théorie des jeux, autrement dit de l’outil privilégié de l’individualisme méthodologique contemporain[14].

Les économistes des conventions quant à eux se sont laissés longtemps enfermer dans le cadre de l’individualisme méthodologique — dont ils se réclamaient d’ailleurs explicitement —, en se bornant pour l’essentiel à y introduire un degré de réflexivité supplémentaire, et commencent tout juste à en sortir. Au demeurant, l’idée même d’interactionnisme n’est pas claire (Terrail, 1994), et mieux vaudrait peut-être, dans le sillage de Norbert Élias, explorer les voies possibles de ce qu’on pourrait appeler un interdépendantisme — se proposant d’analyser l’ensemble des interdépendances concrètes qui relient les individus —, et dont l’interactionnisme, par exemple l’analyse des interrelations en face à face ou en relation d’interconnaissance, ne constituerait qu’un sous-ensemble. À moins qu’on ne préfère parler d’interactionnisme généralisé pour dépasser la dimension microsociologique qui affecte et obère la plupart des études qui se réclament de l’interactionnisme américain (Joseph, 1998).

Mais quoi qu’il en soit, nous n’avons évidemment pas la folie de prétendre que M. Mauss aurait tout découvert tout seul et qu’en dehors de lui il n’y aurait point de salut. Notamment, nous venons de le suggérer, il semble qu’une bonne part des découvertes que nous lui imputons pourrait être attribuée tout autant à Georg Simmel, auteur auquel le rattache d’ailleurs étroitement son horreur de l’esprit de système. Et l’on ne voit rien chez lui qui en principe doive être étranger à la démarche de ce disciple privilégié de Simmel qu’est Norbert Élias.

Avec les auteurs contemporains, ceux avec qui les affinités devraient être les plus fortes sont ceux qui placent au coeur de leur analyse l’usage de la notion de réseau. Tel est le cas, d’une part, de l’anthropologie des sciences, et d’autre part, de la sociologie économique telle qu’entendue et défendue par M. Granovetter et R. Swedberg (1994) et un certain nombre d’autres. La sociologie de la science et celle de l’économie convergent vers une typologie des réseaux.

Or, rien ne saurait être plus congruent avec ce qui fait le coeur de la démarche de M. Mauss. La première analyse de réseau jamais effectuée par les sciences sociales — et qui occupe une place centrale dans l’« Essai sur le don » — n’est-elle pas celle à laquelle procède Malinovski dans ses Argonautes du Pacifique lorsqu’il décrit les dons symboliques de biens précieux, les vaygu’as, auxquels procèdent les indigènes des îles Trobriand lors de leurs célèbres expéditions kula ? Le mot kula, expliquait Malinovski, signifie cercle, ce grand cercle du commerce symbolique intertribal. Cercle ? réseau ? C’est tout comme. Sans guère le savoir — puisque les sociologues américains ignorent massivement M. Mauss —, M. Granovetter place donc au coeur de sa réflexion sur les réseaux cela même que M. Mauss découvrait dans sa quête du don à travers l’infinie variété des cultures : la fidélité et la confiance.

Le réseau est l’ensemble des personnes avec qui l’entretien de relations de personne à personne, d’amitié ou de camaraderie, permet de conserver et d’espérer confiance et fidélité. Plus en tout cas qu’avec ceux qui sont externes au réseau[15] ! La seule chose qui manque a priori à ces analyses est de reconnaître que cette alliance généralisée en quoi consistent les réseaux, aujourd’hui comme dans les sociétés archaïques, ne se crée qu’à partir du pari du don et de la confiance[16]. Et de constater que le vocabulaire de la fidélité et de la confiance est indissociable de celui du don (Servet, 1994) puisque c’est de la parole donnée, plus encore que du serment et antérieurement à lui (Verdier, 1991).

Mais ajoutons tout d’abord que c’est par une autre dimension encore, aussi forte, que ces analyses en termes de réseaux s’inscrivent si aisément dans le cadre de réflexion défriché par M. Mauss. Holisme et individualisme ont en effet en commun de penser la société selon un axe vertical. L’un pour affirmer le poids écrasant du sommet sur la base, du tout sur les parties et sur les individus. L’autre au contraire pour dénier cette éminence — en demandant en somme à la totalité en surplomb « Qui t’a fait reine ? » —, en la ramenant à un simple effet des décisions de ceux d’en bas. Dans les deux cas, il faut supposer qu’un des deux termes préexiste à l’engendrement et serait ainsi transcendant à la réalité qu’il engendre. Raisonner en termes d’interactionnisme du don, de pensée du politique, c’est au contraire adopter un point de vue radicalement immanent, horizontaliste, spinozien[17], et montrer comment c’est du même mouvement que se produisent ou se reproduisent les termes opposés, la base et le sommet.

« Au départ », c’est-à-dire à tout moment, maintenant, il n’y a ni individus ni société — ni nature ni société, dirait B. Latour — mais l’(inter)action des hommes concrets[18]. Mais la praxis, dirait le jeune Marx de L’Idéologie allemande. Propos auquel souscrirait certainement Mauss, par ailleurs grand admirateur de Marx et qui, aussi étrange que cela puisse sembler, pourrait à bon droit être tenu pour son principal héritier[19].

En nouant des rapports rendus déterminés par les obligations qu’ils contractent en s’alliant et en se donnant les uns aux autres, en se soumettant à la loi des symboles qu’ils créent et font circuler, les hommes produisent simultanément leur individualité, leur communauté et l’ensemble social au sein duquel se déploie leur rivalité. Voilà à peu près ce que pourrait dire un Marx mâtiné de Mauss et ayant quelques harmoniques du côté de l’actuelle pensée des réseaux.

La composante normative du paradigme du don

Nous affirmions tout à l’heure que dans les sciences sociales la composante normative est hiérarchiquement première par rapport aux dimensions strictement cognitives. L’allusion qui vient d’être faite à Marx permet de préciser la situation de Mauss de ce point de vue et d’insister sur le fait que ces débats, qui semblent sans doute byzantins aux profanes, sur la place que doivent occuper respectivement les paradigmes holiste, individualiste ou interactionniste, sont loin de n’avoir que des enjeux académiques. À travers eux, et très vite, on débouche directement sur la question des choix éthiques et politiques. En simplifiant quelque peu, il est clair qu’il existe une forte corrélation entre l’adoption du paradigme individualiste et une certaine dilection pour le libéralisme économique (et politique), et, réciproquement, entre le choix d’une démarche holiste et au minimum l’existence de certaines réticences vis-à-vis du même libéralisme économique. Les individualistes souhaitent abandonner au libre jeu du marché l’organisation de la plus grande part de l’existence sociale. Les holistes seront au contraire plus enclins à désirer faire jouer à l’État un rôle important.

De ce point de vue, les débats académiques ne font que reproduire l’opposition si centrale à la modernité entre libéraux et socialistes. Les premiers parlent du point de vue du marché, les seconds de celui de l’État (quand ce n’est pas de celui de la religion ou de ses succédanés modernes). Ici aussi, on sent un grand manque : celui d’une doctrine qui, sans nier la nécessité de l’État et du marché, entendrait défendre une vision politique développée du point de vue de la société elle-même (et de son autoconsistance, de sa Selbstbestandigkeit) en tant qu’elle est irréductible au marché et à l’État. Le livre de M. Fournier atteste à l’envi que telle était bien en effet la visée de Mauss qui, toute sa vie, a milité, et souvent aux toutes premières places — notamment lors de son compagnonnage étroit avec Jaurés — pour qu’advienne un socialisme associatif. Nous permettra-t-on de penser que l’exigence est de plus en plus d’actualité, même si tout semble nous en écarter, et que le développement de l’économie solidaire, quaternaire, associative, plurielle, de la société civile mondiale, etc., que nous appelons tous de nos voeux, — et peu importe ici sa désignation exacte —, n’est susceptible de voir le jour que si elle se reconnaît animée par un ensemble de mobiles complexes : ceux qui poussent au don et au libre investissement dans des réseaux d’obligations, et pas seulement par intérêt individuel séparé ou par obligation étatique ?

Une théorie multidimensionnelle de l’action — Un paradigme anti-systématique et anti-paradigmatique

Car de même qu’on a imputé à La Revue du MAUSS un rousseauisme naïf et suspect, de même nombre de ses lecteurs pressés ont-ils cru que, puisque nous critiquions l’axiomatique de l’intérêt — la prétention de tout expliquer par le fameux intérêt —, c’est donc que nous pensions pouvoir tout expliquer par le désintéressement, voire par l’esprit de charité. Or, au risque de surprendre, n’hésitons pas à déclarer et à redire que le paradigme du don n’implique aucune condamnation des explications par l’intérêt en tant que telles, et même par l’intérêt économique. L’« Essai sur le don » est d’ailleurs truffé de considérations qui vont dans ce sens-là, à tel point que nombre d’auteurs ont cru pouvoir l’enrôler sous la bannière d’une forme ou une autre de marxisme économiciste. « Être le premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus fort et le plus riche, voilà ce qu’on cherche et comment on l’obtient », écrit M. Mauss dans la conclusion de son « Essai » (Mauss, 1966, p. 270). Sans doute cette phrase d’apparence simple regorge-t-elle en fait de subtilités cachées, car il y aurait lieu de longuement s’interroger sur la hiérarchie relative de ces divers objectifs et sur la façon dont ils peuvent être respectivement atteints.

Pour tout un ensemble de raisons qu’il serait trop long de développer ici, il semble qu’une des implications logiques de l’anti-utilitarisme et du paradigme du don doive être d’affirmer que les intérêts instrumentaux sont hiérarchiquement seconds par rapport à ce qu’on pourrait appeler les intérêts de forme ou de présentation de soi (Selbstdarstellung), que les intérêts strictement économiques ou matériels sont seconds par rapport aux intérêts de gloire ou de renommée, aurait-on dit il n’y a encore pas si longtemps. Et cela ne serait-ce que parce qu’avant d’avoir des intérêts économiques, instrumentaux ou de possession, il faut bien que les sujets, individuels ou collectifs, existent et soient constitués en tant que tels. Mais quoi qu’il en soit de cette discussion, il en ressort assez que le paradigme du don n’est pas l’ennemi a priori de l’axiomatique de l’intérêt (sauf quand elle entend tout balayer sur son passage) ni d’ailleurs d’aucun autre type d’explication. Il s’oppose en revanche à tout réductionnisme et donc à toute théorisation unilatérale. Et surtout à toute théorie a priori. À qui ne parle qu’intérêt, il faut objecter qu’il y a aussi de l’obligation. Et de la sympathie et du plaisir. Et réciproquement.

Si l’on réfléchit à l’extraordinaire complexité analytique qu’ouvre aussitôt la formule de la triple obligation de donner, recevoir et rendre, et sa combinaison avec la certitude de Marcel Mauss que dans le don il y a à la fois obligation et liberté, intérêt et désintéressement, on comprend mieux pourquoi Mauss, ennemi de tout système, n’a pas laissé de théorie achevée et formellement satisfaisante. Si l’on désirait approfondir la théorie de l’action que nous venons d’esquisser, il faudrait d’une part esquisser une théorie et une typologie de la combinaison des quatre mobiles que nous venons de repérer et, de l’autre, on pourrait en effet distinguer entre les actions selon qu’elles sont commandées au premier chef par l’obligation de donner, par celle de recevoir ou par celle de rendre[20]. Voilà qui ferait déjà un appareillage typologique respectable, et probablement nécessaire[21]. Mais sans désirer ou prétendre aller jusque-là, il suffira pour se faire une idée de la plasticité intrinsèque du paradigme de noter l’extraordinaire pluralité des écrits qui s’en inspirent explicitement[22]. Et qui, surprise, se laissent assez bien regrouper conformément aux quatre dimensions de l’action isolées par M. Mauss et que nous venons de fixer, les unes insistant sur les intérêts du paraître et de la face ou, au contraire, sur l’ouverture première et spontanée à autrui ; d’autres encore insistant sur le poids du rituel et de l’obligation sociale ou bien, au contraire, sur la liberté et la créativité.

Que d’entrées variées, contrastées, voire opposées, donc, dans le don ! Et pourtant, ce qui est étonnant, c’est que tous ces auteurs se reconnaissent pour disciples de Mauss et, ce qui est plus surprenant encore, qu’ils reconnaissent pour tels même les auteurs des analyses les plus opposées aux leurs. C’est que le paradigme du don n’impose pas a priori une entrée plutôt qu’une autre. Et quant à nous, nous ne voyons aucune nécessité de choisir. Les quatre mobiles du don, et de l’action humaine en général, sont bien là, et irréductibles les uns aux autres. Mais de ce fait résulte une conséquence essentielle quant à la nature paradigmatique du don. Qui est que le paradigme du don ne saurait en aucune manière être un paradigme de même type que le holisme ou l’individualisme méthodologiques. Ce qui frappe en effet dans toutes ces réponses suggérées par les paradigmes en vigueur, c’est qu’elles se présentent toujours sous la forme de vérités abstraites et intemporelles. De tout temps, toujours et partout et selon les mêmes modalités, la fonction, la structure, les valeurs, ou au contraire le calcul, l’intérêt individuel et les bonnes raisons seraient également et identiquement déterminants. Rien de tel avec le paradigme du don, qui laisse tout ouvert à l’enquête historique, ethnologique ou sociologique, et qui ne pense pas avoir trouvé les réponses avant même d’avoir posé les questions et mené l’enquête. Asystématique, ennemi des réponses toutes faites et toutes mâchées, le paradigme du don n’est pas une machine à souffler les solutions mais à inspirer les questions. En ce sens, il est tout sauf paradigmatique. Il est même en un sens, et par excellence, antiparadigmatique.

D’où d’ailleurs les difficultés manifestes que nous éprouvons à le cerner. Et qui ne tiennent pas seulement à notre incompétence mais aussi à sa nature profonde. Nous espérons néanmoins être parvenu à dissiper quelques erreurs d’interprétation probables et nous être préparé à affronter quelques critiques principielles qui risquent d’être redoutables. Car, souvenons-nous-en, nous avons fait reposer notre tentative de démontrer l’existence d’un troisième paradigme dans les sciences sociales sur une hypothèse d’autant plus forte et fragile à la fois qu’elle est au fond assez précise, celle de l’universalité — d’une certaine universalité tout au moins — de l’obligation de donner, recevoir et rendre. Et pour corser l’affaire, nous avons lié intrinsèquement don et symbolisme d’une façon qui reste encore à éclaircir.

III) Objections et approfondissements

Qu’il y ait des obscurités au sein du paradigme du don, voilà qui est tout sauf surprenant. Après deux mille cinq cents ans de philosophie politique massivement hédoniste, eudémoniste et utilitariste (largo sensu), après deux siècles de travail analytique intense de la part des économistes, l’axiomatique de l’intérêt et l’individualisme méthodologique restent toujours pétris de mystères, de paradoxes, d’énigmes et d’impasses. Comment imaginer qu’au sein du paradigme du don où n’ont oeuvré explicitement que quelques dizaines ou centaines d’auteurs, on pourrait en être déjà au stade des clartés finales ?

Tout est ici encore à explorer empiriquement et à penser théoriquement. Et cela justement parce que le paradigme du don ne constitue pas un système philosophique clos mais un programme de travail authentique pour les sciences sociales, et donc par nature ouvert. Pour tenter de convaincre au moins quelques lecteurs qu’il vaut en effet la peine de s’y engager, il convient cependant de dire quelques mots des trois objections les plus évidentes qu’il est possible de lui adresser.

1. Objections (pseudo-)empiriques

1. 1 Le défaut d’universalité du don

La critique a priori la plus forte qu’il soit possible d’adresser au projet de faire vivre explicitement un paradigme du don au sein des sciences sociales doit être celle qui met en cause et en doute empiriquement l’universalité de la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Cette critique vise en effet d’autant plus à la racine que ce qui fait la force incomparable de la démarche de Mauss, c’est de sembler ne procéder d’aucun a priori spéculatif et de reposer sur ce qui se présente comme une découverte empirique — la seule découverte empirique d’importance fondamentale jamais réalisée par les sciences sociales, pourrait-on ajouter. À la condition, évidemment, qu’elle se confirme. Et d’ailleurs sur ce point M. Mauss est lui-même très prudent. Il ne procède à aucune généralisation intempestive. On se souvient des premières lignes de l’ « Essai sur le don » : « Dans la civilisation scandinave et dans bon nombre d’autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement donnés, faits et rendus » (Mauss, 1966, p. 147).

Le problème est donc simple : que signifie « bon nombre » ? Une part significative mais nullement majoritaire des sociétés sauvages et archaïques ? une forte portion d’entre elles ? presque toutes, voire la totalité ? très peu, en fait ? En faisant le postulat d’une certaine universalité de la triple obligation, nous allons manifestement au-delà de ce que s’était autorisé M. Mauss lui-même. Toutes les critiques qui lui ont été adressées se ramènent au fond à un doute sur l’homogénéité empirique des sociétés archaïques et donc sur la possibilité d’y trouver à l’oeuvre une même obligation oblative. Et a fortiori le doute doit-il encore gagner en intensité si l’on prétend retrouver le don perennis au sein de nos propres sociétés ? Ces objections sont cependant d’ordre moins strictement empirique qu’il peut sembler tout d’abord puisque, bien évidemment, pour contester son universalité empirique, il leur faut s’appuyer sur une définition particulière du don, dans laquelle il est loin d’être sûr que M. Mauss se reconnaîtrait.

C’est ainsi, par exemple, que Remo Guidieri reproche à M. Mauss d’avoir parlé de don là où, soutient-il, il n’y a que du prêt (Guidieri, 1984). Et, bien sûr, puisque les dons doivent être rendus, tout s’apparente au bout du compte à un prêt si l’on veut voir les choses sous cet angle[24]. Dont il n’est pas sûr qu’il nous éclaire beaucoup. Plus frontale est l’attaque menée par Alain Testart au nom de sa grande connaissance notamment du domaine australien (Testart, 1993). Rien qui ressemble au don chez les aborigènes puisque, affirme-t-il, le partage du gibier, par exemple, est toujours déjà prédéterminé, de même que l’alliance qui s’effectue entre des conjoints qui sont déjà parents avant même de s’allier.

Plus profondément, il n’y a pas de don puisqu’il n’y a pas de guerre et donc pas de nécessité de clore les guerres par un don qui scelle l’alliance. Et on voit bien que les esprits chtoniens des aborigènes ne ressemblent en rien à des dieux, et qu’ayant déjà du mal à exister par eux-mêmes, ils ne sont guère en position de donner quoi que ce soit. De même, chez les populations montagnardes de l’Asie du Sud-Est, n’existe-t-il aucune place pour le don, puisque toutes les relations sociales sont placées sous le signe de la dette. De l’obligation de rendre. En dehors de l’Europe méditerranéenne archaïque, l’existence du don ne serait en fin de compte attestable qu’au nord-ouest du Canada et chez les Indiens des plaines de l’Amérique.

Sans pouvoir ici engager la discussion qui serait nécessaire, bornons-nous à noter que les affirmations empiriques de Testart sur l’Australie sont contestables (Boilleau, 1996), et qu’on voit mal comment on pourrait sérieusement réfléchir sur le phénomène de la dette sans l’inscrire dans le cadre plus général de la triple obligation de donner, recevoir et rendre. La dette est-elle autre chose que l’obligation de rendre ? Qu’il y ait des sociétés, comme des personnes, qui s’organisent à partir de la scotomisation et de la fétichisation d’un des trois moments, voilà qui ne prête guère à contestation. Encore ne faut-il pas refuser de voir et de nommer le fond commun à partir duquel leurs différences sont susceptibles de devenir intelligibles. Testart confond en fait le don et la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Il prend la partie pour le tout, ou plutôt le tout pour la partie. Ce qu’il conteste, largement à juste titre, c’est l’universalité de l’obligation de donner sans attente de retour. Plus précisément, c’est l’universalité du don agonistique. Mais il est parfaitement possible, sur le plan du principe, et sans même entrer plus avant dans la discussion empirique, de lui concéder ce point sans qu’il en résulte aucune remise en cause de l’universalité de la triple obligation.

La vraie question empirique qui se pose n’est donc pas seulement et d’abord celle de l’universalité de la triple obligation, mais celle de la place occupée dans l’histoire par sa modalité aristocratique, par la logique du défi de générosité. Sur ce terrain-là, on peut et on doit discuter. La triple obligation n’est pas en effet nécessairement celle de donner, recevoir et rendre dans le registre de l’Agon et de la cérémonialité. Sur ce point, le cas de la Nouvelle-Guinée est particulièrement probant et intéressant puisqu’on y trouve des sociétés ayant développé des pratiques d’échanges cérémoniels et agonistiques complexes aussi et même plus impressionnantes que le potlatch ou la kula qui avaient servi d’exemples privilégiés à Marcel Mauss : le tee des Mae-Angas ou le moka des Melpas. Mais on y trouve aussi des sociétés qui les ignorent totalement, comme par exemple les Baruyas (Godelier, 1982 ; Lemonnier, 1990 ; Rospabé, 1993, 1995), sans compter tout un ensemble de cas de figure intermédiaires. Sur les raisons de cette différenciation entre sociétés à échanges cérémoniels ou sans don rituel, sur les corrélations qui en résultent avec l’échange simple ou généralisé des femmes, l’inexistence ou le développement de formes de « monnaie », l’occupation du pouvoir par des chefs de guerre (great men) ou par des notables aristocratiques (big men), il y a toute une série de discussions passionnantes à mener[25].

1. 2 Prestations totales et agonistiques. Dons de partage et dons de rivalité

Mais ces discussions, du point de vue qui nous occupe ici, celui du paradigme de la triple obligation, renvoient toujours à la même question de fond, indissociablement théorique et empirique, qui est celle de savoir dans quelle mesure l’usage du mot don doit être restreint aux situations de cérémonialité et de rivalité agonistique, dans quelle mesure au contraire il faut considérer les mille et une formes de partage comme autant de formes du don. C’est cette seconde hypothèse qui nous paraît la plus souhaitable, et la seule en mesure en tout cas de convenir à l’hypothèse de l’universalité du don. Ici se fait jour toutefois le danger de confondre le don avec ce que Polanyi rangeait sous l’étiquette de la redistribution. Confusion qu’il est aisé d’éviter en notant que Polanyi ne parlait de redistribution que lorsqu’au sein de la famille ou de la communauté apparaît un centre en surplomb, qui en quelque sorte pompe et refoule en permanence les richesses. La redistribution suppose l’émergence d’un centre redistributeur en surplomb, d’une verticalisation du rapport social. On en distinguera donc aisément ce que nous proposons d’appeler le don-partage si l’on réserve ce dernier terme à la description des partages effectués sur un plan horizontal, à parité entre les partenaires.

2. L’historicité du don et son défaut présumé de cohérence propre

Voilà qui ouvre aussitôt à la question de l’historicité des sociétés humaines puisque l’articulation entre dons symétriques et dons asymétriques, entre le conflit et l’alliance, la guerre et la paix, est par nature instable et doit considérablement varier en fonction de tous les facteurs qui entrent en compte — et ici ils entrent nécessairement tous en compte —, en fonction de la démographie, de la morphologie sociale, de l’état des techniques, des moeurs, etc. Aux sociétés qui pratiquent uniquement le don-partage pacifique s’opposent celles qui placent celui-ci sous la domination du don agonistique ; à celles qui privilégient le don entre les vivants, qu’il soit de partage ou de défi, s’opposent celles qui entendent subsumer ce don horizontal entre des pairs à un don aux morts qu’on pourrait qualifier de transversal, ou à une oblation aux divinités qu’on pourrait dire verticale.

Sociétés auxquelles s’opposent tout autant celles où l’obligation faite aux hommes de sacrifier est considérée comme une réponse — une obligation de rendre — au sacrifice de soi-même initialement effectué par la divinité, etc. La diversité historique est telle qu’elle semble devoir décourager d’emblée le théoricien et frapper d’inanité a priori toute tentative de subsumer cette diversité sous une improbable unité éternelle du don. La tentative d’affirmer un paradigme du don se heurterait donc dès le départ au manque intrinsèque de cohérence du don.

À quoi bon, pourrait-on demander en effet, chercher une quelconque unité entre les règles de partage du gibier dans une horde sauvage, la destruction de ses pièces de cuivre les plus précieuses par le chef kwakiutl, le sacrifice à Kali des veuves hindouistes, l’universelle compassion du bouddhiste mahayana, l’aumône musulmane ou l’amour de Dieu et la charité chrétienne ? Car c’est bien en effet de cela qu’il s’agit. Il est vain, nous objecte-t-on parfois, de chercher une « essence » du don. Critique à laquelle la réponse est au fond assez aisée. Si les sciences humaines et sociales ne tentaient pas d’établir l’existence d’invariants anthropologiques, sociologiques ou culturels, elles feraient aussi bien de fermer aussitôt boutique et de cesser d’ennuyer le monde avec leurs histoires.

Interroger une possible ou probable universalité du don — mot qui, rappelons-le, n’est employé ici que pour résumer ce que M. Mauss désignait plus justement comme la triple obligation de donner, recevoir et rendre — ne signifie certainement pas partir en quête du Graal, d’une essence éternelle, invariable, comme chosifiée et momifiée du don qui se manifesterait telle quelle, immarcescible, en elle-même à jamais inchangée, dans toutes les situations historiques. Et un tel projet serait d’ailleurs particulièrement absurde à entreprendre à propos du don, puisque ce dernier représente la relation sociale concrète et spécifique par excellence (n’entend-elle pas signifier à chaque fois « parce que c’est toi, parce que c’est moi » ?), qui ne prend son sens plein que de la singularité du donateur et du récepteur ainsi justement affirmée, que du moment et des circonstances particulières où elle se noue et des possibles déterminés qu’elle fait naître.

Il ne s’agit donc nullement de prétendre débusquer toujours et partout la même chose, la même identité formelle de pratiques ou de significations, mais de mettre à jour un système de transformations du don qui soit intelligible. Et aussitôt formulé en ces termes, on voit bien comment le projet de recherche par les sciences sociales d’invariants — qu’il faut donc entendre comme des points fixes au sein d’un système de transformations — en est puissamment éclairé[26]. Par exemple, la question de savoir si les sauvages étaient déjà mus par un sentiment tout chrétien de la charité est évidemment sans objet. On perçoit en revanche comment il y a dans leur univers symétrie, profonde et non triviale, entre l’alliance et la vengeance — entre le bridewealth et le wergeld par exemple —, entre la première et les rites de la magie positive, entre la seconde et la sorcellerie qui peut s’analyser comme une vengeance invisible et à distance et comme elle soumise à la loi de la réciprocité et à l’obligation de rendre plus[27]. Comment, à partir de cet ensemble cohérent de pratiques, largement unifié par la loi de la réciprocité, il est possible de comprendre également la relation de don/contre-don avec les non-humains, qu’il s’agisse des animaux, de la terre, de l’eau, des esprits ou des dieux, puisqu’avec eux aussi c’est à travers le don que l’alliance se noue.

Mais tout ceci croit-on parfois, et notamment chez les philosophes, ne ferait sens qu’au sein de ce que Bergson appelait les sociétés closes. Avec l’émergence des grandes religions et notamment du christianisme, de Bergson à Lévinas ou Derrida, sans compter la quasi-totalité des théologiens, c’est nous dit-on de tout autre chose qu’il s’agirait. Or, assurément, de l’ordre sauvage ou barbare, pour reprendre une terminologie ancienne, à l’ordre théologique, positif, démocratique ou scientifique comme on voudra, il y a des différences colossales. Mais qui ne doivent pas, sauf à nous faire basculer dans l’inintelligibilité de principe, nous dissuader de chercher quels fils rouges, même brisés, persistent d’un monde à l’autre. Plutôt que de penser seulement par défaut le monde que nous avons perdu, en notant tout ce qu’il n’est pas ou pas encore — pas encore monothéiste ou positif, pas encore charitable et soumis à l’obligation d’amour —, nous serions mieux inspirés de nous demander à quels problèmes universels notre propre univers répond à sa façon et pourquoi il lui a fallu adopter ces réponses-là à la place des anciennes. Et sans doute ainsi trouverons-nous la trace des questions irrésolues depuis le début de l’humanité.

Disons les choses plus directement et simplement. Plutôt que de nous demander pourquoi les autres ne sont pas modernes, mieux vaut sans doute nous demander pourquoi nous avons été obligés de le devenir. Et pourquoi c’est à travers le christianisme que cette aventure s’est nouée et jouée. Or, qu’est-ce que le christianisme sinon avant tout une histoire de don ? Comme le notait à juste titre Julian Pitt Rivers (1992), il est surprenant que les ethnologues ne se soient guère penchés sur le discours théologique ; car ils y retrouveraient, transposées dans le symbole christique, les questions mêmes qui leur sont familières. Pendant près de deux millénaires, n’est-ce pas très précisément en vue de déterminer ce que Dieu donne, selon quel degré de gratuité (de grâce), à qui, comment et pourquoi, ce qu’il faut donner en retour, que l’on s’est abondamment étripé dans toute l’Europe et au-delà ?

C’est qu’à travers toutes ces questions que nous ne comprenons plus guère, était posée la question première qui se pose aux hommes, la question politique qui n’est que l’autre face de la question du don, celle de savoir qui sont les amis et qui sont les ennemis. Autrement dit, et en termes plus maussiens que schmittiens, avec qui fait-on alliance (et contre qui) ? à qui doit-on donner et de qui doit-on et peut-on recevoir ? Sur ce point, Camille Tarot a lumineusement établi dans son étude sur l’invention de la grâce en Palestine (Tarot, 1993) comment le bouleversement religieux qui y est survenu doit être mis en relation avec la crise du système d’obligation oblative hérité, avec un dérèglement de la différence entre le proche et le lointain, le frère et l’étranger. La sortie positive d’un système oblatif déréglé implique, établit-il, une triple mutation de l’obligation de donner. Celle-ci doit être à la fois radicalisée, généralisée et intériorisée. Pour que l’exigence du don puisse s’étendre aux étrangers et fonder une société plus vaste, il faut donner plus encore, à un nombre accru de destinataires et d’une façon de moins en moins voyante et de moins en moins directement liée à l’attente d’une rémunération en retour[28].

Ces brèves remarques suffisent à montrer dans quel esprit il est possible de chercher, en mettant en oeuvre le paradigme (antiparadigmatique) du don des identités transhistoriques qui laissent toute leur place aux irréductibles différences. Peut-être ne sera-t-il pas inutile de noter qu’en allant dans cette direction, on ne fait rien d’autre que suivre au fond l’impulsion donnée par C. Lévi-Strauss mais en la remettant sur ses rails. Celui-ci, en effet et en un sens, parachevait bien, de façon superbe, le projet maussien de jeter les bases d’une anthropologie et d’une sociologie générale en établissant l’universalité de la prohibition de l’inceste et en en déduisant son corollaire, l’universalité de l’obligation d’échanger des femmes, des biens et des mots.

Mais cette conquête s’est vue compromise et obscurcie aussitôt effectuée du fait que C. Lévi-Strauss a cru bon de la formuler dans le langage de la communication et de l’échange plutôt que dans celui du don. C’était s’exposer au risque de faire du langage de l’économie marchande et de la dimension la plus formelle de la linguistique les seuls interprétants légitimes de l’universel anthropologique et sociologique. Il suffit pour lui redonner toute sa portée de rendre avec intérêt à M. Mauss ce que C. Lévi-Strauss lui a pris, et de poser que le véritable universel sociologique et anthropologique que ce dernier a découvert n’est pas celui de l’obligation d’échanger, mais celui de la triple obligation de donner, recevoir et rendre des femmes, des mots et des biens. De donner et recevoir des symboles puisque dans la relation de don qui scelle les alliances, femmes, paroles et biens valent d’abord à titre symbolique.

3. Le défaut présumé d’exhaustivité du don

Pour autant demandera-t-on, et même si l’on se montre prêt à nous concéder un certain nombre des points que nous venons d’établir, toute la pratique humaine est-elle réellement susceptible de se laisser interpréter dans le langage du don, et cela également dans toutes les sociétés ? Nous avons déjà partiellement répondu à cette objection en rappelant la plasticité inhérente au paradigme du don, qui ne privilégie pas plus l’intelligibilité en termes de donation que celle en termes d’intérêt ou d’obligation. Telle quelle, cette réponse est encore incomplète car elle pourrait laisser entendre que, comme l’axiomatique de l’intérêt, le paradigme du don serait susceptible de tout récupérer, de basculer dans la pure et simple pétition de principe ou dans la tautologie, en fournissant des explications ad hoc et attrape-tout (catch all).

Ces remarques permettent de préciser à la fois le statut du paradigme du don et le concept de don qui doit y correspondre. Ce que nous venons en effet de suggérer, c’est en somme que le concept de don ne s’applique plus lorsqu’une de ses quatre composantes, l’obligation, l’intérêt instrumental, la spontanéité ou le plaisir, se désenchevêtre des autres et fonctionne dans l’isolement en devenant comme à elle seule son propre maître. A contrario, on en déduira que, de même que le don est ce qui permet de nouer alliance entre des personnes concrètes bien distinctes et toujours potentiellement ennemies en les liant dans une même chaîne d’obligations, de défis et de bienfaits, de même le don n’est-il à proprement parler interprétable ni dans le langage de l’intérêt, ni dans celui de l’obligation, ni dans celui de l’amitié ni même dans celui de la spontanéité puisqu’il n’est pas autre chose que ce pari toujours singulier qui lie les personnes en liant en même temps, d’une façon toujours nouvelle, l’intérêt, l’aimance, l’obligation et la donation.

Conclusion : don, symbolisme et politique

Mais à raisonner de la sorte, à poser que le don forme un pacte entre les personnes qui est également et aussitôt un pacte entre les différentes manières dont elles se trouvent respectivement soumises aux exigences de l’aimance et de l’intérêt, de l’obligation et de la spontanéité, ne conférons-nous pas à ces quatre dimensions de l’action une importance excessive ? Car comment être sûr que ce soit ces catégories-là qui plus que d’autres symbolisent au mieux les véritables réquisits de l’action individuelle et collective ? Sur quelle autorité et sur quels arguments nous appuyons-nous pour penser en ces termes ?

L’autorité est d’abord et largement celle de M. Mauss. Il nous semble que tout lecteur attentif de l’« Essai sur le don » les y verra très précisément à l’oeuvre. C’est par leur désignation explicite que H. Hubert et M. Mauss achevaient leur exposé général sur la religion en 1906. Curieusement, et par des voies en apparence toutes différentes, nous avions noté il y a quelques années l’intérêt de la théorie brahmanique des buts de l’homme (Caillé, 1989). Or, il se trouve que les deux formulations sont très proches, et que nous pourrions aisément poser que les déterminants du don sont à la fois la kama, l’arthà, le dharma et la moksa. Peut-être d’ailleurs Mauss s’est-il laissé inconsciemment influencer par cette dernière formulation[29].

Mais tout cela laisse encore insatisfait et sur un vague sentiment d’arbitraire. Qui devrait largement se dissiper, pensons-nous, si l’on se demande dans quelle mesure ces quatre dimensions ainsi assignées à l’action des hommes ne sont pas l’expression de réalités encore plus générales et plus évidentes. Or, tel est bien semble-t-il le cas. L’opposition majeure de l’obligation et de la spontanéité n’est en effet sans doute pas autre chose que celle de la mort et de la vie. Et l’opposition de l’intérêt et de l’aimance, forme atténuée de la première, ne prend sans doute tout son sens que retraduite comme celle de la guerre et de la paix, de la rivalité et de l’alliance. Derrière les quatre dimensions que M. Mauss retrouve à l’oeuvre dans le don et, plus généralement, dans l’ensemble des phénomènes d’ordre religieux et symbolique, il est ainsi possible de déceler l’action de quatre forces ou pulsions premières et irréductibles quoique toujours enchevêtrées les unes dans les autres. Freud avait au terme de sa carrière identifié les deux premières en parlant d’instinct de vie et d’instinct de mort, d’eros et de thanatos. Ce que les analyses de Mauss établissent, et sur quoi elles reposent tout en même temps, c’est que dans l’existence sociale des hommes, cette opposition des deux instincts primaires ne joue que relayée par l’opposition entre une pulsion de guerre, de rivalité et d’individuation d’une part, une pulsion de paix, d’harmonie, d’alliance et d’aimance de l’autre[30].

Ainsi est-il touché à nouveau à la question du symbolisme que nous avions laissée de côté depuis notre introduction où nous lui accordions pourtant un rôle central en postulant l’identité ou plutôt la réversibilité entre la thèse de la nature symbolique du rapport social et celle de l’universalité de l’obligation de donner, recevoir et rendre. À retraduire les catégories de l’action humaine dans le langage de la vie et de la mort, de la guerre et de la paix, nul doute qu’on ne désigne ce qui se trouve au plus profond de toute l’activité symbolique déployée par l’humanité, quelque acception qu’on donne à ce terme de symbolisme. Or, le symbole originellement, le sumbolon, n’était-il pas cet anneau (ce qui lie, le cercle, celui de la kula ou de l’alliance, par exemple l’anneau nuptial) jeté par terre et cassé en deux morceaux emportés par les amis séparés, et dont chaque fragment n’était susceptible de s’ajointer qu’avec sa moitié originaire puisque la fracture réelle, qui unit symboliquement, est à chaque fois singulière, à nulle autre pareille ?

Le symbole n’est donc rien d’autre en effet à l’origine que le signe même de l’alliance qui doit perdurer par-delà toute séparation ou éloignement ; la commémoration toujours vivante de cette alliance que contracte le don. Qu’on se rappelle aussi que ce symbole par excellence que constitue la « monnaie » archaïque ne consiste en rien d’autre qu’en une reconnaissance de la dette de vie (Rospabé, 1995) que l’on contracte en ôtant à son clan de naissance l’épouse qui va porter la vie dans le sien. Attestation du don reçu et gage de contre-don à venir qui, comme le montre l’ethnologie, tarde d’ailleurs à se détacher des personnes concrètes entre lesquelles le pacte est scellé pour accéder à la circulabilité générale (Rospabé, 1993, 1995).

C’est maintenant cette interdépendance entre don et symbolisme qu’il nous faut travailler si nous voulons donner vie au paradigme du don. Ici, nous l’avons sans doute traité de façon trop paradigmatique justement, et pas assez aparadigmatique, en insistant à l’excès sur le seul moment analytique, sur la décomposition entre les quatre dimensions principales à partir desquelles se tissent les dons. Ou encore : nous avons appréhendé le don à partir des acteurs plutôt que de l’entre-deux qui les unit en les séparant, plutôt que du champ d’intermédiation que le phénomène du symbolisme institue et en quoi il consiste. En un sens, nous avons parlé du don presque exclusivement à partir des questions de type analytique que lui posent la modernité et l’individualisme méthodologiques. C’est justement cet excès d’analytisme que devra permettre de pallier une approche plus sensible à la réalité et à l’efficace du symbolisme.

Et qui nous ferait sortir du même coup du champ trop étroit du rapport entre les personnes concrètes et singulières, du champ de l’intersubjectivité dans lequel nous avons semblé enfermer notre analyse du don. Car, de même que la fonctionnalité inhérente à la socialité secondaire est en tant que telle irréductible au rapport entre les personnes, à l’intersubjectivité, de même le symbolisme ouvre-t-il à l’alliance un champ par nature indéfini puisque étendu, bien au-delà des vivants, aux morts et à tous ceux qui ne sont pas encore nés (Lefort, 1993), et, bien au-delà de ceux qu’inclut le pacte d’alliance, à tous ceux qui pourraient y souscrire. Entre ces deux sphères, celle d’une part, de la petite société qui communie tant bien que mal dans le don-partage ou le don agonistique, celle d’autre part, de la société tendanciellement infinie faite de tous les alliés virtuels, celle de l’humanité entière, le politique (Caillé, 1993, chap. VIII et conclusion) trace la frontière entre les amis et les ennemis du moment en répétant à l’échelle de la grande société le geste ancestral du don agonistique. Mais d’une façon désormais invisible et impalpable puisque généralement irrapportable à des sujets clairement identifiables. Plus qu’un législateur particulier c’est en effet, dans les sociétés modernes, la communauté qui se donne à elle-même sa propre « constitution » par le truchement et le détour des représentants qu’elle se donne ou accepte.

Voilà donc les trois termes que le paradigme du don nous enjoint de penser ensemble et dans leur interdépendance complexe : le don, le symbolisme et le politique. Qui ont également en commun de se distinguer des sphères de l’activité sociale que régissent au premier chef les contraintes utilitaires et fonctionnelles. N’est-ce pas en tout cas très précisément en ce sens que M. Mauss entendait aller lorsqu’il concluait l’« Essai sur le don » par ces mots : « Des études de ce genre permettent en effet d’entrevoir, de mesurer, de balancer les divers mobiles esthétiques, moraux, religieux, économiques, les divers facteurs matériels et démographiques dont l’ensemble fonde la société et constitue la vie en commun, et dont la direction consciente est l’art suprême, la Politique, au sens socratique du mot » (Mauss, 1967, p. 279) ?