Corps de l’article

1. introduction

« Monsieur, comment se fait-il qu’on nous donne à lire dans les cours de sociologie des recherches qui ne passeraient pas le test des comités d’éthique actuels  ? » Sur le coup, la question m’a laissé perplexe. Je venais de présenter au groupe l’observation incognito réalisée par Howard S. Becker (1963) auprès des musiciens de danse de Chicago, un classique qui brille tant par ce qu’il révèle de la culture anticonformiste des musiciens de jazz de l’époque (la fin des années 1940) que par l’absence de considérations relevant de l’éthique de la recherche. Si la question m’a saisi sur le moment, je me suis dit après coup qu’elle participait tant du regard normatif qu’engendre l’institutionnalisation d’une éthique procédurale de la recherche, fondée sur l’idée de droits individuels (Bergeron 2000  ; Bonnet et Robert, 2009  ; Cefaï, 2009  ; Lévy et Bergeron, 2010), que de l’enseignement qui en est fait — y compris par moi. D’où le questionnement au coeur de cet article : quelle éthique de la recherche qualitative enseigner à des étudiants de première année au baccalauréat en sociologie (équivalent québécois de la licence française) et comment s’y prendre pour s’assurer que cet apprentissage est lui-même éthique  ?

Posé autrement, bon nombre de chercheurs s’entendent sur le fait qu’acquérir une maîtrise minimale des méthodes qualitatives requiert plus que l’apprentissage de techniques, mais l’acquisition d’une réflexivité tant théorique qu’éthique (voir, par exemple, Beaud et Weber, 2010 ; Hammersley, 2004  ; Jodelet, 2003  ; Lewthwaite et Nind, 2016  ; Olivier de Sardan, 1995). En effet, tant l’entretien que l’observation participante mobilisent le chercheur qui doit non seulement mener un travail relationnel et observer les dynamiques sociales qui le préoccupent, mais aussi s’observer interagissant dans la mesure où il est lui-même impliqué dans les situations sociales à partir desquelles la construction des données s’opère. Or, comment favoriser l’apprentissage d’une telle réflexivité éthique chez les étudiants  ? Comment les amener à développer graduellement cet habitus scientifique, ce sens de la pratique incorporé (Bourdieu, 2014 [1992]), qui permet tout à la fois de faire progresser une recherche et de veiller au respect des participants  ? Et comment s’y prendre, du point de vue pédagogique, pour s’assurer que cet apprentissage favorise tout autant la sécurité des étudiants que celle des enquêtés  ?

Pour répondre à ces questions, je me propose de mettre en dialogue la littérature sur l’enseignement de la recherche qualitative et ma propre expérience d’enseignement. Nommément, j’explore certains dilemmes éthiques que soulève l’enseignement de la construction des données qualitatives à des étudiants de première année, comme je le fais à l’Université de Montréal depuis quelques années maintenant. Je me pencherai plus particulièrement sur trois questions. Tout d’abord, comment enseigner les méthodes qualitatives d’une manière qui suscite la réflexivité éthique ? Quel type de pédagogie faut-il employer, mais aussi à quel type d’éthique convient-il de souscrire  ? Ensuite, est-il acceptable d’inciter les étudiants à mener une brève incursion sur le terrain sans recourir à l’approbation formelle d’un comité d’éthique institutionnel  ? Comment pallier cette absence  ? Enfin, comment prémunir les étudiants en apprentissage des dangers potentiels que recèlent certains terrains, mais aussi les enquêtés de certains étudiants peu sensibles aux boîtes de Pandore qu’ils risquent d’ouvrir  ?

2. comment enseigner l’éthique de la recherche qualitative ?

A minima, l’enseignement de l’éthique en recherche qualitative soulève deux enjeux, à savoir : (1) quelle est la façon de former à la recherche qualitative, y compris à l’éthique qu’elle implique nécessairement ? (2) à quelle éthique exactement veut-on former  ? La littérature offre ici plusieurs pistes intéressantes que j’aimerais mettre en parallèle avec mon enseignement pour mieux en saisir les fondements et les limites.

2.1 Les différentes façons d’enseigner l’éthique de la recherche

D’entrée de jeu, il importe de préciser qu’il existe une littérature foisonnante sur l’enseignement de la recherche qualitative, littérature qui émane principalement des sciences de l’éducation (voir, par exemple, Eisenhart et Jurow, 2013 ; Flick et Bauer, 2004  ; Garner, Wagner et Kawulich, 2009  ; Lewthwaite et Nind, 2016). Pour ne citer qu’un exemple, Martyn Hammersley (2004) dégage quatre conceptions du travail de terrain, des conceptions desquelles découlent des approches pédagogiques fort différentes : le modèle procédural, le modèle artisanal, le modèle professionnel et enfin le modèle du bricolage. Le modèle procédural repose sur l’apprentissage de techniques standardisées et reproductibles, telles que les relances au cours d’un entretien ou la prise de notes au cours d’une observation directe. Le modèle artisanal (craft), en revanche, pose qu’il ne suffit pas d’apprendre des techniques, mais qu’il faut au contraire se les approprier, en faire des compétences mobilisables et ajustables selon diverses circonstances. Le modèle professionnel met non seulement en avant l’apprentissage de techniques, mais aussi l’inscription dans une tradition disciplinaire appelée à progresser, ce qui implique une réflexion épistémologique sur les raisons de recourir à ces mêmes techniques. Enfin, le modèle du bricolage met moins l’accent sur l’apprentissage de techniques et sur l’inscription dans une tradition que sur la capacité de créer du chercheur et de se fier à sa propre imagination pour produire une «  oeuvre  » composée de multiples sources.

Au final, c’est dans l’optique du modèle professionnel que s’inscrit la pédagogie du cours que j’offre, c’est-à-dire que si les 60 heures en classe (30 heures d’enseignements magistraux et 30 heures d’ateliers de travail pratique) comportent une bonne part d’apprentissage de techniques, ces techniques ne prennent un sens que dans l’horizon plus large d’une réflexion sur ce qu’est la connaissance sociologique et sur le rôle du chercheur de terrain dans sa production. Cette approche me semble la plus appropriée non seulement pour inciter les étudiants à puiser aux connaissances qu’ils ont acquises dans les autres cours, mais pour les inviter à se rattacher à la richesse de la tradition qualitative en sociologie depuis l’École leplaysienne et l’École de Chicago au fur et à mesure qu’ils apprennent eux-mêmes la recherche de terrain (Coulon, 2012 ; Kalaora et Savoye, 1989  ; Peretz, 2004). Cet apprentissage repose donc essentiellement sur une stratégie expérientielle.

Plus concrètement, l’activité centrale du cours est la construction graduelle, en équipe de trois ou quatre étudiants, d’un projet de recherche qualitative[1]. Ainsi, en enchaînant une séquence de sept travaux pratiques, les étudiants doivent retenir un terrain de recherche, élaborer une problématique, faire une brève revue de la littérature (à raison d’un article par étudiant), retenir une approche de recherche[2] et un concept sensibilisant[3], identifier les enjeux éthiques inhérents au terrain retenu, développer un guide d’observation et un guide d’entretien, mener au minimum deux heures d’observation directe et produire un rapport d’observation, réaliser un entretien d’une heure et en retranscrire une partie, et enfin produire une analyse préliminaire des matériaux qu’ils ont eux-mêmes construits. Pour le dire en peu de mots, ils sont appelés à mener ce que l’on pourrait appeler le « démarrage  » d’une recherche qualitative, et ce, sous la supervision constante de l’enseignant ou de son auxiliaire d’enseignement.

Dans ce processus, si les premières séances servent surtout à situer ce qu’est la recherche qualitative, ses fondements épistémologiques et les principales composantes d’une problématique, incluant la revue de la littérature, c’est à la quatrième séance (sur douze) que j’introduis l’idée d’éthique de la recherche. A priori, force est d’admettre que ma manière d’aborder la chose n’est pas très originale. Je débute d’abord par une discussion de la Stanford Prison Experiment (Haney, Banks et Zimbardo, 1973 ; Le Texier, 2018  ; Zimbardo, 2007) afin de permettre aux étudiants d’identifier par eux-mêmes un certain nombre de risques inhérents à la recherche avec des êtres humains, ce qu’ils font sans grande difficulté en considérant le non-respect des droits des participants en cause.

J’expose ensuite les trois principes déontologiques[4] devant d’ordinaire baliser une telle recherche, et ce, tels que mis en avant en 1978 par le rapport Belmont, puis repris en 1998 par les trois conseils de recherche du Canada, à savoir le respect des participants et de leur autonomie, le souci de leur bien-être et de leur sécurité, et le traitement juste et équitable des différentes catégories de participants (Bonnet et Robert, 2009 ; Larouche, 2019). Je poursuis en expliquant que, de ces trois principes, découlent deux principales conséquences : (1) tout faire pour minimiser les risques potentiels associés à la recherche et en maximiser les avantages (notamment en assurant la protection de la vie privée et de la confidentialité des renseignements personnels) ; (2) veiller au consentement libre, éclairé et continu des enquêtés, lequel implique qu’ils soient conscients des avantages et des risques liés à la participation à la recherche (CRSH, CRSNG et IRS, 2014).

Après avoir discuté de tout cela, les étudiants sont enfin invités à traiter, dans le travail pratique subséquent, de deux questions, à savoir : (1) quels avantages et quels risques pose votre projet de recherche pour les individus qui y participeront, voire pour vous-même ? (2) comment tiendrez-vous compte du droit au respect à la vie privée des enquêtés  ? Au fond, cette argutie déontologique a l’avantage de mettre au clair un certain nombre de balises officielles ou de principes qui ont le mérite d’orienter le néophyte, mais est-ce assez  ? L’exemple de la Stanford Prison Experiment est si extrême que les étudiants se disent que rien d’aussi grave ne pourrait leur arriver, d’autant plus que le projet de recherche qu’ils sont appelés à mener n’a rien d’une expérimentation en laboratoire. Conséquemment, ils tendent à reprendre les balises déontologiques des trois conseils un peu comme l’on citerait les indications d’un livre de recettes, soit d’une manière trop superficielle ou cosmétique pour qu’on y croie vraiment.

Il existe évidemment d’autres manières de faire et la littérature sur les enjeux entourant l’enseignement de l’éthique de la recherche se fait grandissante (voir, par exemple, Lincoln, 1998 ; McAuliffe, 2009  ; Peterson, 2000). À ce propos, les articles consultés s’entendent tous sur l’importance de confronter les étudiants à des dilemmes réels susceptibles de les conduire à l’apprentissage de la délibération éthique. Je retiens ici trois exemples d’expérimentation pédagogique.

Deux enseignants britanniques de psychologie, Viv Burr et Nigel King (2012), ont choisi de partir du visionnement d’épisodes de Big Brother, une téléréalité britannique qui fut reprise au Québec et en France avec Loft Story[5], pour permettre à quinze étudiants de baccalauréat de réfléchir aux enjeux éthiques qui peuvent émerger sur le terrain. Après avoir écouté un extrait mettant en scène une épreuve contrariante pour les participants, les étudiants devaient discuter en petits groupes de la façon dont cet épisode met en lumière des enjeux comme la confidentialité, le consentement libre, le droit de se retirer en tout temps, le conflit d’intérêts et le risque de causer un tort aux participants. Assez rapidement, les étudiants en vinrent à constater la distance existant entre l’éthique des téléastes et celle de la recherche. Selon les auteurs, cette stratégie pédagogique a eu pour avantage de permettre aux étudiants « [de] réfléchir aux enjeux éthiques d’une manière qui mette en évidence la continuité de la conduite éthique dans la recherche et dans la vie quotidienne  » (Burr et King, 2012 : 23  ; traduction libre).

Pour sa part, un professeur néo-zélandais de sociologie, Martin Tolich (2017), a choisi de soumettre à la critique de cinq étudiants aux cycles supérieurs deux ethnographies fortement médiatisées, à savoir Gang Leader for a Day[6] de Sudhir Venkatesh (2008) et On the Run[7] d’Alice Goffman (2014). L’intérêt pédagogique de ces ouvrages est double selon Tolich : d’une part, ils ouvrent sur la pratique de la recherche de terrain en sociologie et sur les défis éthiques qu’elle pose ; d’autre part, puisque ces ethnographies comportent de sérieux accrocs déontologiques[8], elles permettent de réfléchir au rôle des comités d’éthique de la recherche dans la possible prévention de certaines dérives. Dès lors, et sans aucune présentation préalable sur l’éthique de la recherche — contrairement à l’étude de Burr et King (2012) —, les étudiants devaient répondre à la question : en vous mettant dans la peau d’une des personnes en cause dans ce texte, comment vous seriez-vous senti en vous voyant représenté de la sorte ? Les étudiants y prirent part avec enthousiasme, la critique des livres leur permettant de réfléchir tant aux problèmes éthiques qu’ils soulèvent (notamment les entorses au respect du consentement éclairé, à la confidentialité des renseignements personnels et au principe de bienveillance) qu’aux garanties limitées qu’offrent les comités d’éthique de la recherche. Selon Tolich, cette stratégie pédagogique a permis aux étudiants «  de repérer et résoudre des dilemmes moraux, et de se former eux-mêmes à l’éthique de la recherche  » (Tolich et al., 2017 : 244  ; traduction libre).

Une dernière stratégie d’apprentissage actif de l’éthique de la recherche qualitative vaut ici la peine d’être mentionnée. Hella von Unger (2016), une professeure allemande de sociologie, a choisi de tirer profit d’une controverse publique — le procès d’un groupe néonazi à Munich[9] — pour inciter ses étudiants à explorer un terrain sensible soulevant les passions. Plus concrètement, ses vingt étudiants de deuxième année de baccalauréat devaient mener des entretiens auprès des Munichois (en moyenne deux par étudiants) afin de saisir leur vision du procès du Nationalsozialistischer Untergrund et du débat public qu’il a suscité. Contrairement aux expériences de Tolich et al. (2017) et Burr et King (2012), c’est donc par un travail de terrain qu’ils ont été confrontés aux dilemmes que posent plus spécifiquement le recueil du consentement éclairé et la mise en oeuvre du principe de bienveillance[10]. En plus de sensibiliser les étudiants aux enjeux déontologiques courants en recherche qualitative, cette manière de faire se voulait aussi l’occasion de leur permettre « de réfléchir à leur participation au processus de recherche en tant que chercheurs, et de gérer de manière consciencieuse et responsable leurs relations de recherche  » (Von Unger, 2016 : 91  ; traduction libre).

2.2 Les limites d’une éthique purement procédurale

Le grand mérite pédagogique de ces trois études est qu’elles ne se limitent pas à la transmission d’une éthique procédurale (un ensemble de règles), mais qu’elles misent sur les défis que pose la mise en oeuvre de l’éthique à même la pratique de la recherche (Guillemin et Gillam, 2004). Selon des degrés variables, ces travaux mettent ainsi l’accent sur l’importance d’une réflexivité éthique tout au long de la recherche, c’est-à-dire qu’ils insistent sur le fait que la manière de mener la recherche et d’entrer en relation avec les enquêtés participent à la démarche de connaissance. Il ne suffit donc pas de respecter un code de conduite, mais de se regarder agir en se questionnant sur le bien-fondé de ses actions au fil du processus de recherche.

Or, malgré l’intérêt des stratégies pédagogiques retenues par ces auteurs, un problème de fond demeure : c’est qu’ils sont très peu critiques de la codification actuelle de l’éthique de la recherche, des limitations considérables qu’elle pose à la recherche sociologique, et de son institutionnalisation sous une forme directement importée des sciences de la santé (Bonnet et Robert, 2009 ; Bouma et Diemer, 1996). Ce qui m’amène à la question : à quelle éthique faut-il former  ? À l’éthique procédurale qui fait désormais force de loi ou à une éthique plus adaptée à la pratique de la sociologie, c’est-à-dire une éthique qui offre un statut à l’Autre qui soit cohérent avec la démarche de connaissance sociologique plutôt que de s’y surimposer de l’extérieur (Ramognino, 2009  ; Sabourin, 2009)  ? La question mérite qu’on s’y arrête brièvement.

Plusieurs auteurs (dont Cannella et Lincoln, 2007 ; Cefaï, 2009  ; El Miri et Masson, 2009  ; Fassin, 2008  ; Feeley, 2007  ; Felices-Luna, 2016  ; Haggerty, 2004  ; Larouche, 2019  ; Sabourin, 2009) critiquent fermement l’éthique procédurale telle qu’institutionnalisée en Amérique du Nord. Trois dimensions concernent immédiatement mon propos. Tout d’abord, comme le rappelle Daniel Cefaï, cette éthique «  recourt à un calcul factice de l’équilibre des profits et des risques, des dommages et des bénéfices pour les enquêtés, difficilement évaluables et prévisibles en comparaison de ceux de la recherche expérimentale et biomédicale  » (Cefaï, 2009 : 14). En effet, si la recherche qualitative peut parfois faire mal (notamment si l’on travaille auprès d’individus vulnérabilisés ou criminalisés), il est exagéré de tout transformer en risques et en relation de pouvoir, particulièrement lorsque l’on garde en tête que la recherche de terrain s’inscrit dans un ensemble de relations sociales aux dynamiques aussi multiples qu’imprévisibles, tant pour l’enquêteur que l’enquêté. Plutôt que de miser sur une précaution excessive, l’enjeu n’en est-il pas plus simplement un de responsabilité[11], et ce, tant face aux enquêtés qu’à la société plus large qui bénéficiera de la connaissance produite (Ramognino, 2009) ?

Ensuite, présenter le consentement éclairé sous le mode d’un accord quasi contractuel acquis une fois pour toutes en début d’enquête tait le fait que « le consentement est un don de confiance et un pari de l’enquêté sur la compétence, la fiabilité et l’utilité de l’enquêteur — don et pari toujours réversibles  » (Cefaï, 2009 : 16). Autrement dit, la confiance est une construction relationnelle qui se rejoue tout au long de l’enquête et qui se renouvelle alors même que l’enquête évolue dans des directions qui étaient difficiles à prévoir au point de départ. Plus encore, si l’idée de consentement va de soi lorsqu’il est question d’injecter un médicament ou de tester un traitement sur un patient, elle est beaucoup plus diffuse lorsque vient le temps de fouiller dans les archives d’un mouvement coopératif, d’observer une assemblée syndicale en débat ou encore de s’observer soi-même agir et interagir dans le cadre d’une pratique professionnelle (Sabourin, 2009). N’y a-t-il pas des moments et des espaces qui, sans être officiellement publics, relèvent de «  communs  », c’est-à-dire qui appartiennent à une collectivité plus large par la pratique de la mise en commun elle-même (Dardot et Laval, 2014)  ?

Enfin, il y a lieu de douter que les comités institutionnels d’éthique, de par leur connaissance approfondie de l’éthique procédurale et de ses implications légales plutôt que des traditions disciplinaires et des milieux sociaux visés par les recherches, soient la meilleure garantie d’une recherche réellement éthique. À preuve, nombre de chercheurs voient la demande de certification éthique comme un exercice technique, harassant et inutile, un formulaire qu’il faut remplir d’une certaine manière, sans trop en dire, pour accéder au terrain le plus tôt possible (Guillemin et Gillam, 2004). En fait, cette tendance à la surveillance institutionnelle répond bien à ce que Michel Power (1997) a nommé une « société de la vérification  » (audit society), c’est-à-dire une société constituée d’organisations qui sont constamment en train de surveiller et d’évaluer le travail de leurs membres sur la base d’indicateurs quantifiables, se donnant du coup l’illusion d’une plus grande efficacité. Or, en matière d’éthique de la recherche en sciences sociales, cette efficacité administrative semble s’être jouée aux dépens d’un contrôle scientifiquement douteux des projets et d’une autocensure préjudiciable au développement de nouvelles connaissances (Angell et al., 2008  ; Larouche, 2019). Plus encore, à force de se préoccuper du respect d’une déontologie coupée du terrain, n’encourt-on pas le risque de contribuer à de nouveaux marquages sociaux au nom de la défense des participants et de l’institution (Sabourin, 2009)  ?

Pour y voir plus clair dans la formation éthique qu’il convient de dispenser aux étudiants, une triple distinction me semble s’imposer entre l’éthique de la recherche, l’éthique dans la recherche et l’éthique en recherche. L’éthique de la recherche renvoie à l’obligation de respecter les principes déontologiques émis par le gouvernement canadien par l’Énoncé de politique des trois conseils (2014), et ce, tels que les interprètent les membres des comités d’éthique institutionnels. De l’avis des auteurs cités plus haut, cette « régulation éthique de la recherche s’est littéralement transformée [depuis deux décennies] en une éthicocratie  » (Larouche, 2019 : 479), c’est-à-dire un régime administratif visant à contrôler la recherche et les chercheurs bien plus qu’à assurer la protection des enquêtés.

Loin de nier toute déontologie, l’éthique dans la recherche renvoie plutôt à une mise en oeuvre flexible et organique des principes déontologiques communément admis, c’est-à-dire à une intentionnalité éthique animant le chercheur tout au long de la recherche et l’incitant à une réflexivité continue afin de s’assurer du respect de la dignité des enquêtés (Sabourin, 2009). Cette intentionnalité éthique se manifeste d’abord dans la reconnaissance que les enquêtés sont dotés d’une conscience morale et que l’accès au terrain est une négociation qui implique de tenir compte de leurs attentes (McKenzie, 2019). Mais, au-delà du terrain, cette intentionnalité s’étend aussi à la manière de poser le problème de recherche, de définir et de représenter les individus et les groupes en cause, ou encore d’interpréter les données en tenant compte de leurs fondements et de leurs limites (Pickering et Kara, 2017).

Enfin, une dernière distinction qui s’impose est celle d’éthique en recherche, c’est-à-dire d’une réflexion collégiale sur les finalités de la science, les limites à imposer à l’activité scientifique et la manière conséquente de mener la recherche[12]. Autrement dit, si les chercheurs produisent en série des projets de recherche et que les comités d’éthique se penchent — à l’excès — sur la manière de respecter les normes existantes dans chacun d’eux, il existe peu d’espaces institutionnels où les chercheurs peuvent se pencher sur les contraintes que l’économie du savoir et l’organisation du système des sciences — depuis les conditions d’accès, de travail et d’avancement — font peser sur la recherche, provoquant subrepticement son éloignement de la logique du terrain (Doucet, 2010 ; Le Marec, 2010).

Or, considérant que l’apprentissage technique de l’éthique de la recherche ne suffit pas, mais que la réflexion sociologiquement plus large de l’éthique en recherche peut s’avérer prématurée pour des étudiants en début de parcours universitaire, mon enseignement se concentre essentiellement sur l’éthique dans la recherche.

3. comment initier à la recherche de terrain sans comité d’éthique ?

Introduire à une intentionnalité éthique fondée sur le principe de responsabilité et sur la nécessité d’une réflexivité éthique active du début à la fin du processus de recherche est un bel idéal. Le mettre en application dans un cours comptant de 60 à 75 étudiants est toutefois un défi de taille. À ce propos, il est deux moments qui suscitent davantage de questionnements sur mon propre rôle éthique dans l’encadrement pédagogique de mes étudiants : le premier est lorsque je dois leur expliquer que leur projet de recherche ne passera pas par un comité d’éthique sectoriel ; le second est lorsque se bousculent un mois avant la fin du cours les refus d’accès au terrain auprès des groupes les plus vulnérables. Chaque enjeu vaut la peine d’être examiné.

Pour débuter, peut-on faire une recherche sans l’« assurance tous risques  » qu’est un certificat d’éthique octroyé par un organisme de régulation externe  ? Au premier abord, la réponse de mon institution semble être non. Ainsi, la Politique sur la recherche avec des êtres humains de l’Université de Montréal (2014) indique clairement que toute personne qui y est assujettie, y compris les étudiants, doit soumettre ses activités de recherche impliquant des participants à un comité d’éthique. Et pour quiconque aurait encore des doutes, une «  activité de recherche avec des Participants  » est définie comme «  toute étape contributoire à la recherche qui fait appel à des Participants  ; cela inclut notamment la sollicitation, le recrutement, la collecte de données, la constitution de banques de données, de banques de matériel biologique, l’utilisation secondaire de données ou de matériel biologique ainsi que les études pilotes, jusqu’à la dissémination des résultats  » (Université de Montréal, 2014 : art. 10).

Cette réponse, en pratique, ne semble toutefois pas aller de soi. À preuve : je n’ai jamais eu vent de collègues de ma faculté, pour ce cours ou pour un autre, ayant dirigé des étudiants de premier cycle vers le comité sectoriel d’éthique de la recherche… et pourtant, il est de plus en plus courant d’envoyer les étudiants sur le terrain dans les cours de premier cycle pour les inciter à faire de l’observation ou des entretiens. Qui plus est, considérant que la démarche menée par mes étudiants de premier cycle est contributoire au développement de compétences en recherche plutôt qu’à la publication d’un rapport de recherche, peut-on vraisemblablement la qualifier d’« activité de recherche avec des Participants  »  ? Des discussions avec d’autres chercheurs m’ont d’ailleurs amené à comprendre que la régulation éthique canadienne était en réalité plus complexe que ne le laisse entendre la politique de l’Université de Montréal[13].

Deux avenues, prévues par l’Énoncé de politique des trois conseils (2014), semblent exister pour contourner momentanément le recours systématique à un comité d’éthique de la recherche. La première concerne une possible délégation de l’évaluation éthique lorsque la recherche est menée à des fins d’apprentissage. L’Énoncé de politique des trois conseils mentionne ceci :

Un établissement peut décider que l’évaluation éthique des activités de recherche qui font partie d’un cours et qui visent uniquement des buts pédagogiques peut être déléguée à des personnes non membres du CER [comité d’éthique de la recherche] provenant d’un département, d’une faculté ou d’une entité équivalente de l’établissement. De telles activités pédagogiques sont habituellement exigées des étudiants (à tous les niveaux) en vue de leur faire découvrir les méthodes de recherche propres à leur domaine d’étude (par exemple, des techniques d’entrevue). […] S’il délègue une évaluation éthique d’une recherche, le CER choisira soigneusement les évaluateurs délégués et veillera à ce que tous ceux qui ne sont pas membres du CER possèdent l’expérience, les connaissances, la formation et les ressources voulues pour évaluer l’acceptabilité éthique de tous les aspects de la proposition conformément à la présente politique. […] Le CER qui opte pour l’évaluation par délégation exigera que les actions et décisions des évaluateurs délégués soient bien documentées et fassent l’objet d’un rapport à l’intention du CER dans son ensemble, en temps utile et de façon appropriée.

CRSH, CRSNG et IRS, 2014 : art. 6.12

Si une telle délégation de l’évaluation éthique peut sembler un compromis intéressant, elle n’est pas sans poser plusieurs questions en pratique. Par exemple, peut-on considérer le titulaire d’un cours de méthodologie comme étant un évaluateur délégué valide ? Le fait d’être désigné ou embauché pour donner ce cours suffit-il ou faut-il renouveler la demande au comité sectoriel chaque trimestre  ? Quelle forme ce rapport «  en temps utile  » devrait-il prendre lorsqu’un groupe-cours compte une vingtaine d’équipes étudiantes  ? Un tel processus semble très lourd, pouvant même décourager la formation à la recherche de terrain.

La seconde option envisageable semble être de tabler sur la latitude accordée aux chercheurs en début de recherche, latitude d’autant plus évidente en qualitatif qu’une période d’exploration est souvent nécessaire pour circonscrire l’objet de recherche lui-même. L’Énoncé de politique des trois conseils mentionne ceci :

Les chercheurs doivent présenter les propositions de recherche, y compris les propositions pour un projet de recherche pilote, au CER (Comité d’éthique de la recherche) pour examen et approbation de leur acceptabilité éthique avant de commencer à recruter des participants, d’accéder à des données ou de recueillir du matériel biologique humain. La phase exploratoire initiale pendant laquelle les chercheurs peuvent prendre contact avec des personnes ou des collectivités en vue de créer des partenariats de recherche ou de réunir de l’information pour l’élaboration du projet de recherche n’exige pas d’examen de la part du CER.

CRSH, CRSNG et IRS, 2014 : art. 6.11

Une interprétation généreuse de cet article permettrait donc d’avancer que les étudiants en initiation à la construction des données qualitatives ne font pas formellement une recherche, mais qu’ils en préparent une. En effet, si chaque étudiant interviewe un individu pendant 45 minutes et observe un milieu social pendant 2 heures, il en est tout au plus à poser les premières hypothèses de ce qui pourrait, par la suite, donner lieu à une recherche. Il y aurait donc là une avenue pour faire, momentanément, sans comité d’éthique.

Justifier à mes étudiants qu’ils devront faire leur projet de recherche sans une telle approche institutionnelle génère chaque fois une certaine angoisse. Sans grand détour, je leur explique que ce cours se situe dans une zone grise : puisque les demandes de certification prennent des mois, que ce cours vise l’initiation à la recherche, que les résultats auxquels ils arriveront seront au mieux le point de départ d’une recherche réellement approfondie et que ces mêmes résultats ne visent pas à être publiés, il est envisageable d’opérer sans certificat d’éthique. Je les mets en garde que cela implique toutefois trois limitations importantes : d’abord, qu’il leur faudra trouver des individus qui acceptent de croire en leur qualification professionnelle sans les garanties formelles qu’offre d’ordinaire un comité institutionnel ; ensuite, qu’il est préférable d’éviter les institutions qui exigent systématiquement un certificat d’éthique (comme les écoles, les hôpitaux, les prisons, etc.), à moins d’y avoir un contact  ; et, enfin, qu’il faudra éviter toute situation qui pourrait compromettre l’intégrité physique ou psychologique des participants puisqu’ils n’ont pas, a priori, la formation et les ressources pour faire face à de telles situations.

Aussi étrange que puisse paraître cette « déviance » organisée à des fins pédagogiques, elle ouvre toutefois un espace d’apprentissage scientifique et de responsabilisation. En effet, comme le rappelle Didier Fassin, « la déontologie dont ont besoin les sciences sociales ne relève pas plus de comités [d’éthique] externes qu’elle ne procède de codes professionnels. Elle réside dans le travail d’explicitation des questions éthiques, d’exploration de leurs enjeux et de négociation de réponses locales et provisoires  » (Fassin, 2008 : 133). Agir sans ces instances formelles peut donc inciter les étudiants à une plus grande prudence et surtout les confronter au défi de réfléchir par eux-mêmes, et avec les enquêtés, aux conséquences sociales parfois ambiguës de leur comportement en tant que chercheurs juniors, à condition bien sûr de ne pas les laisser totalement à eux-mêmes.

Un tel positionnement n’est pas sans soulever de nouvelles questions, relevant cette fois tant de l’éthique de la recherche que de celle de l’enseignement. En effet, à partir du moment où l’on met de côté les garanties institutionnelles habituelles, la responsabilité d’ordinaire assumée par l’institution revient moralement sur les épaules de l’enseignant et de ses auxiliaires (s’il en a) qui doivent veiller à la conduite responsable des étudiants au fur et à mesure que progresse leur travail de terrain. Cette responsabilité est loin d’être aussi simple qu’il y paraît puisque les groupes sociaux qui intéressent ces mêmes étudiants lorsqu’invités à mener une recherche de terrain — soit les enfants en CPE, les immigrants professionnellement déqualifiés, les femmes autochtones, les personnes sans domicile fixe, les aînés en maison de retraite, ou encore les membres de la communauté LGBTQ+ — sont souvent ceux qui suscitent l’inquiétude des comités d’éthique. D’où la question : peut-on se « servir  » d’individus, y compris d’individus relativement vulnérabilisés, pour se faire la main à l’observation ou à l’entretien  ? Comment préparer les étudiants aux chocs qui les attendent possiblement sur le terrain  ? Est-il des terrains qu’il faudrait interdire d’entrée de jeu  ? Enfin, y a-t-il des postures épistémologiques qui soient plus éthiquement acceptables que d’autres  ?

4. l’apprentissage de la recherche et de l’éthique à l’épreuve du terrain : un retour analytique sur quelques cas

Au préalable, il vaut la peine de mentionner que la plupart des projets de recherche que j’ai pu superviser soulèvent peu de problèmes. En fait, ces excursions sur le terrain se passent d’autant mieux lorsque les étudiants s’intéressent à des groupes sociaux qui leur sont proches ou qu’ils mettent à profit leur réseau d’interconnaissance. Ainsi, les immigrants qui en interrogent d’autres, les étudiants qui s’intéressent à la situation de leurs collègues (y compris à leur vie sexuelle) ou encore les éducatrices, les danseurs ou les activistes de toutes sortes qui en approchent d’autres semblent réussir. Les problèmes semblent plutôt commencer lorsque des étudiants, même bien intentionnés, approchent des milieux qui leur sont socialement distants, pour ne pas dire totalement étrangers (Simmel, 1999 [1908]). Trois expériences valent tout particulièrement la peine d’être analysées ici : celle d’un terrain auprès d’itinérants, d’un autre en milieu LGBTQ+ et enfin d’un dernier en milieu autochtone[14].

4.1 Les itinérants : l’accès difficile à des individus tenus à l’écart

Un premier exemple est celui de deux équipes d’étudiants qui ont choisi de mener leur recherche auprès d’individus sans domicile fixe, un terrain pour le moins sensible vu la relative vulnérabilité des participants visés. La première équipe a choisi d’orienter ses recherches sur les refuges et le soutien qu’ils apportent aux itinérants. Fortement préoccupés par la dimension éthique de leur travail et soucieux d’éviter tout questionnement sur leur trajectoire qui ferait revivre de présumés moments douloureux aux individus rencontrés, ces étudiants ont jugé préférable de se concentrer sur le présent des itinérants et sur les services mis à leur disposition pour leur permettre d’habiter la société (Poirier, 2000). En ce sens, le choix des refuges se voulait moralement motivé en ce qu’il libérait ces étudiants du fardeau de devoir identifier eux-mêmes les itinérants dans des lieux publics, et ce, au risque de le faire sur la base de préjugés.

Une seconde équipe, beaucoup moins circonspecte dans ses considérations éthiques, a plutôt choisi d’examiner la construction interactive de l’identité des individus sans domicile fixe, en s’attardant tout particulièrement aux conséquences de la stigmatisation qu’ils vivent au quotidien (Domingo, 2007). Le pari de ces étudiants a été d’aller directement à la rencontre des individus en situation d’itinérance là où ils se trouvent, tout particulièrement dans les stations de métro, quitte à s’asseoir par terre avec eux ou à leur offrir un café le temps de mener un entretien. Jouant de repères empiriques comme la mendicité, la malpropreté des vêtements ou le fait de demeurer au même endroit pendant des heures, et ce, de manière récurrente, cette équipe a ainsi rencontré des individus qui ont accepté de se prêter au jeu de l’enquête.

Tout aussi discutable que puisse être le pari de la seconde équipe, il a pourtant bien fonctionné : les étudiants ont rapidement pu repérer leurs participants, les observer en situation et, moyennant un peu de courage et quelques refus, s’asseoir avec eux pour les interroger. Inversement, l’accès au terrain de la première équipe fut un véritable chemin de croix. Si les principaux refuges les réorientèrent au moment de leur premier contact vers le service des bénévoles, leur disant qu’il serait possible de faire une recherche en passant par ce canal, la suite de leur démarche fut marquée par l’absence de tout retour d’appel. Ces étudiants durent donc se contenter de discussion avec des bénévoles et des intervenants d’autres organismes oeuvrant en itinérance.

Ces deux cas soulèvent plusieurs enjeux, à commencer par la question délicate qui consiste à se demander s’il y a des terrains qu’il faudrait refuser aux étudiants, tant pour les prémunir d’un accès difficile que pour parer aux torts potentiels que pourraient subir certains groupes sociaux considérés comme vulnérables. Les étudiants de la première équipe réalisèrent à leurs dépens que l’accord initial d’un organisme peut parfois s’avérer être un refus en pratique. Ils comprirent aussi que les intervenants n’étaient pas là que pour assister les usagers, mais aussi pour tenir à distance les curieux un peu trop prompts à vouloir les découvrir sans chercher davantage à s’engager. Ils comprirent enfin qu’à moins d’avoir fait ses preuves ou d’avoir un réseau social bien établi, ce milieu leur demeurerait inaccessible (enfin, pour la durée du trimestre).

Mais au-delà de l’absence d’un réseau d’interconnaissance, se pose aussi la question : une trop grande empathie, combinée avec un trop grand désir de ne pas interférer dans la vie des acteurs, ne peut-elle pas parfois être nuisible à la recherche ? Les membres de la seconde équipe, bien qu’un peu téméraires, ont assumé un double risque : d’une part, celui d’être rejetés des enquêtés non désireux de se prêter au jeu de l’entretien, mais aussi, d’autre part, celui de tolérer le regard noir et les insultes des passants les jugeant coupables par association de se tenir aux côtés d’individus qui font la manche. Selon ce constat, il ne suffit pas d’articuler un fin raisonnement sur les risques et les bénéfices de la recherche, encore faut-il faire des gestes sur le terrain qui montrent une volonté de prendre part à l’univers social des enquêtés, comme celui de s’asseoir par terre avec un inconnu au milieu d’une station de métro. Ce geste à lui seul est une belle démonstration d’éthique dans la recherche.

4.2 Les LGBTQ+ : le défi de parler le langage de groupes militants

Un second exemple dont je voudrais traiter est celui de deux équipes d’étudiants qui ont choisi de mener leurs projets auprès de membres de la communauté LGBTQ+[15]. La première équipe a choisi de se concentrer sur la formation de l’identité des personnes transgenres. Conscients des désignations erronées — du mégenrage (misgendering) — dont sont souvent victimes les trans, ou pire du refus volontaire de proches de les désigner telles qu’elles le souhaitent (Vries, 2012), les membres de cette équipe voulaient mieux saisir l’impact des interactions quotidiennes vécues par les trans sur leur construction identitaire. Afin de minimiser les réminiscences de souvenirs traumatisants, ces étudiants souhaitaient prioritairement évaluer les expériences et les interactions ayant joué un rôle constructif dans l’affirmation identitaire des enquêtés.

Une seconde équipe, un peu plus au fait des sensibilités de la communauté LGBTQ+, mais aussi des divisions qui lui sont propres, a préféré s’intéresser aux stratégies militantes de cette communauté pour faire valoir ses droits en milieu universitaire. Le but de ces étudiants était donc d’entrer de plain-pied dans le monde militant des minorités sexuelles pour tenter de saisir comment elles s’y prennent pour combattre l’hétéronormativité et la cisnormativité (Enriquez, 2013). Un tel positionnement impliquait, d’une part, de prendre fait et acte des discriminations vécues par les personnes LGBTQ+, d’autre part, de s’ajuster au groupe retenu jusqu’à adopter sa terminologie spécifique (en particulier les pronoms inclusifs et les qualificatifs qui les accompagnent[16]).

À ma grande surprise, les membres de la première équipe ont connu un accès au terrain non seulement difficile, mais extrêmement déstabilisant, en particulier au moment d’entrer en contact avec un groupe militant universitaire[17]. Dans sa longue réponse à leur courriel, un membre de ce groupe leur a reproché leur position de détachement — leur désir de « comprendre pour comprendre, sans viser d’autre but  » (Berger, 2006 [1963] : 51) —, un détachement qui trahissait, selon lui, un rapport de domination que seuls des individus privilégiés par un système cisnormatif ne pouvaient pas voir. Il les a également accusés de vouloir tirer profit de l’expérience de ce qu’est être trans — la violence sociale quotidienne, les traumas vécus et le travail psychologique nécessaire pour les dépasser — aux seules fins de leurs «  intérêts académiques  », sans rien donner en retour. Enfin son message les invitait à changer de sujet et à faire leur examen de conscience parce qu’un tel comportement n’était pas digne de véritables «  alliés  ». Ces étudiants ont vécu durement de se faire remettre à leur place de la sorte, surtout que leur guide d’entretien partait d’un désir de connaître et de comprendre. Après quelques réajustements, ils trouvèrent d’autres enquêtés, hors de groupes militants, pour effectuer leur travail. Heureusement, la seconde équipe n’a pas connu de tels problèmes. Ayant accepté d’entrée de jeu tant la philosophie que la terminologie de l’association LGBTQ+ avec laquelle ces étudiants ont choisi de travailler, toutes les portes leur furent ouvertes. Tant les observations que les entretiens purent se mener rapidement dans la mesure où la recherche portait sur une lutte importante pour les enquêtés et qui suscitait leur fierté.

Les deux cas font bien voir les défis inhérents au travail avec un groupe fortement militant, mais aussi fortement en colère contre un système qu’il juge discriminatoire. D’où la question : est-il nécessaire d’adopter un positionnement théorique et politique particulier pour aborder certains terrains ? Certains groupes exigent-ils d’avance de quitter une posture compréhensive pour adopter une posture critique, telle que la Queer theory (Creswell et Poth, 2018  ; Watson, 2005)  ? L’expérience de la seconde équipe travaillant sur les personnes LGTBQ+ semble l’indiquer. Particulièrement dans le contexte où certains groupes sociaux sont sursollicités, et ce, au point d’avoir le sentiment de devenir de véritables «  animaux de zoo  » au service d’apprentis chercheurs, une perspective engagée semble une manière de faire plus respectueuse de l’expérience des enquêtés.

Plus encore, faut-il dissuader les étudiants qui ne sembleraient pas détenir de connaissances et d’expériences préalables d’aborder un terrain les confrontant à une expérience souffrante à laquelle ils seraient, même de loin, liés ? Après tout, s’il faut s’assurer que la recherche ne crée pas de préjudices aux enquêtés, qu’elle ne leur cause aucun tort, la même logique s’applique aux étudiants qui ne doivent pas non plus se frotter à un terrain pour lequel ils ne sont pas équipés. L’accompagnement des étudiants dans leur apprentissage de la recherche qualitative exige de tenir ces deux préoccupations en équilibre et de constamment se demander : (1) est-ce que les étudiants ont une connaissance suffisante du milieu social qui les attend  ? (2) seront-ils capables de faire face aux difficultés et aux remises en question qui les guettent potentiellement  ?

4.3 Les Autochtones : la complexité des relations de nation à nation

Un dernier exemple sur lequel j’aimerais revenir est celui de la recherche que deux équipes ont choisi de mener auprès de femmes autochtones. La première équipe s’est penchée sur la construction de l’identité de ces femmes à l’intérieur d’une société coloniale (Goyon, 2011). Admettant d’entrée de jeu les difficultés systémiques vécues par ces femmes, ces étudiants voulaient comprendre comment le racisme et les différentes formes de violence impactent la formation de l’identité. Leurs précautions éthiques se limitaient à être d’empathiques et de bienveillants enquêteurs prêts à valider auprès des enquêtées l’exactitude des matériaux construits.

La seconde équipe, de son côté, s’est proposé d’aborder le thème de l’inclusion et de l’exclusion des femmes autochtones dans la société québécoise. Admettant aussi le poids de l’histoire coloniale canadienne (Delâge et Warren, 2017 ; Lowman et Barker, 2015), cette équipe voulait mieux saisir les conditions qui favorisent l’inclusion sociale de ces femmes aujourd’hui et celles qui perpétuent leur mise à l’écart. Aucune précaution autre que le respect de l’autre et de la confidentialité n’a été mise en avant.

L’accès au terrain s’est révélé plus surprenant que prévu : dans les deux cas, il n’a pas été difficile de rendre visite à des organisations ayant pignon sur rue, qu’il s’agisse d’une boutique ou d’un centre communautaire autochtones. L’observation directe a donc été relativement aisée à réaliser. Les choses furent autrement plus compliquées en ce qui concerne les demandes d’entretien. Dans le premier cas, une vendeuse y consentit d’abord, mais évoqua différents motifs par la suite pour s’en extirper. Cherchant à savoir ce qui n’allait pas, une étudiante contacta la gérante de la boutique qui lui fit comprendre qu’aucun entretien ne serait possible tant qu’elle n’aurait pas soumis son devis de recherche à l’Assemblée des Premières Nations. Faute de temps, ce terrain était grillé. Une expérience similaire attendait la seconde équipe au sein du milieu associatif, bien qu’on ne prît pas la peine d’évoquer le Protocole de recherche des Premières Nations[18] pour leur dire non. Les deux équipes se replièrent finalement sur le milieu universitaire où une enseignante et des membres d’une association autochtone acceptèrent de s’entretenir avec elles. Une autre surprise les attendait cependant : celle de l’étendue de la souffrance engendrée par les pratiques coloniales de leur société d’appartenance. Une étudiante a d’ailleurs été particulièrement affectée par le récit d’une enquêtée ayant vécu des abus sexuels en pensionnat et ayant perdu un membre de sa famille lors d’un homicide autochtonophobe.

Ces deux expériences soulèvent des questions similaires à celles posées précédemment, mais en ajoutent une autre encore plus délicate : soit l’enjeu de mener une recherche auprès d’un groupe confronté à une tentative de génocide culturel. En effet, si on ne peut faire fi de la multiplication des appels à décoloniser la recherche (Smith, 1999 ; Zavala, 2013), les prendre au sérieux implique un réalignement dans la manière même de concevoir l’activité scientifique. À titre d’exemple, selon Christiane Guay et Martin Thibault (2012), ceci implique de concevoir les Autochtones comme des partenaires plutôt que des «  objets de recherche  » et de partir de leurs demandes autant que possible  ; de resituer le rôle du chercheur comme étant celui d’un médiateur entre deux paradigmes de connaissance (scientifique et autochtone)  ; de favoriser des méthodes (comme le récit de vie ou de pratiques) qui donnent la possibilité de s’exprimer de manière peu contraignante, d’être écouté avec empathie et de se voir valorisé pour sa connaissance  ; de veiller à ne pas décontextualiser le témoignage des participants et à le restituer intégralement à la communauté pour qu’elle se l’approprie. En bref, une telle conception du travail scientifique invite clairement à la recherche participative (Aguiton, 2015  ; Charvolin, 2011). Peut-on demander à des étudiants en formation un tel engagement  ? Poser la question revient en quelque sorte à y répondre.

Mais ce n’est pas tout : la violence intergénérationnelle vécue par plusieurs survivants autochtones et le risque que les étudiants en soient affectés est aussi à considérer. Il est évidemment souhaitable que les étudiants s’éveillent à la réalité du colonialisme de peuplement et à ses lourdes conséquences sur les premiers peuples d’Amérique (Lepage, 2009), mais un cours d’initiation à la recherche qualitative ne semble pas le bon lieu pour y arriver, à moins que l’étudiant soit hautement familier avec la question. À nouveau, s’il n’y a rien de malin à apprendre le métier de chercheur en faisant du terrain, un échange avec l’enseignant qui tient compte des expériences antérieures de l’étudiant, de son réseau d’interconnaissance et de ses attentes s’impose au moment de choisir le lieu d’une telle mise en pratique.

5. quatre pistes pédagogiques pour l’enseignement de l’éthique dans la recherche de terrain

En somme, l’expérience me confirme qu’il y a quelque chose d’exaltant pour les étudiants à apprendre la recherche qualitative par un travail de terrain. Ceci rend beaucoup plus concrets les cours de méthodologie habituellement associés à une lassitude sans fin. Une telle forme d’apprentissage par la pratique soulève toutefois un questionnement pédagogique autant qu’éthique qui ne devrait pas être seulement porté par le professeur ou le chargé de cours titulaire de ce cours. C’est dans l’espoir de favoriser plus d’échanges à ce propos, dans la sphère francophone, que j’ai proposé le présent article.

En conclusion, je tire quatre propositions de mon expérience d’enseignement, proposition que j’ai pu tester et que j’aimerais partager. La première est qu’il me semble adéquat de maintenir une approche professionnalisante de la formation aux méthodes qualitatives, c’est-à-dire une approche qui conjugue l’apprentissage d’un certain nombre de techniques à expérimenter sur le terrain à celui d’une réflexivité tant théorique qu’éthique permettant d’inscrire la pratique de terrain dans la tradition sociologique (Bourdieu, 2014 [1992] ; Hammersley, 2004). La stratégie expérientielle qu’est celle du projet de recherche a pour mérite de mettre l’étudiant dans une position de «  faire la sociologie  » plutôt que de «  répéter la sociologie  ». Évidemment, une telle approche requiert du temps et inscrire un tel projet dans le cadre d’un trimestre relève de la course contre la montre[19].

Ma seconde proposition consiste à insister sur l’importance de passer de l’enseignement d’une éthique procédurale à celle d’une éthique pratique misant sur l’apprentissage d’une réflexivité effective à chacune des étapes du processus de recherche. Une telle réflexivité implique que « le chercheur doit constamment faire le point sur ses actions et son rôle dans le processus de recherche, et les soumettre au même examen critique que le reste de ses “données”  » (Mason, 2002 : 7  ; traduction libre). Du point de vue pédagogique, une telle conception implique d’enrichir la discussion éthique en y revenant à différents moments tout au long du trimestre. Ceci implique aussi de ne pas se limiter aux excès historiques qui ont conduit à l’établissement des codes d’éthique, mais de favoriser un échange sur des dilemmes pratiques et réalistes, plus proches des situations que risquent de vivre les étudiants sur le terrain[20]. À titre d’exemple, l’idée de discuter de l’ethnographie d’Alice Goffman (2014) et de la controverse qu’elle a suscitée me semble tout indiquée (Lewis-Kraus, 2016 ; Tolich, 2016), notamment pour poser les garde-fous que propose la régulation de l’éthique de la recherche, mais aussi les problèmes qu’engendre une telle régulation.

Troisièmement, il m’apparaît acceptable de ne pas recourir à une évaluation des projets de recherche par un comité d’éthique institutionnel, et ce, pour trois raisons. D’abord, parce qu’il importe de permettre aux étudiants d’explorer sans entraves administratives leur terrain de recherche, d’être souples relativement aux déplacements que les acteurs exigent d’eux (Le Marec, 2010), et donc libres des préoccupations éthicocratiques qui peuvent facilement mener au marquage de sujets considérés a priori vulnérables (Larouche, 2019 ; Sabourin, 2009). Ensuite, parce qu’il est généralement erroné de croire qu’un rapport de pouvoir à ce point asymétrique existe entre les étudiants et les enquêtés, et donc qu’ils puissent mettre ces derniers en danger (sauf dans de rares cas). Vu leur statut d’apprentis, l’inverse est tout aussi plausible (Von Unger, 2016). Enfin, parce que l’absence de certificat d’éthique invite à la vigilance et à la responsabilisation de l’enseignant tout autant que de ses étudiants. L’éthique doit donc constituer une préoccupation tout au long de l’apprentissage du processus de recherche, y compris un sujet de discussion avec les enquêtés, plutôt qu’une démarche administrative située à un moment précis (McKenzie, 2019).

Enfin, ma dernière proposition consiste à inciter les étudiants à mener une enquête par distanciation plutôt que par dépaysement (Beaud et Weber, 2010), c’est-à-dire dans un milieu qui leur est socialement proche et à l’intérieur duquel ils pourront mieux juger des conséquences de leur présence et de leurs actes, et conséquemment minimiser les risques de causer du tort aux enquêtés. Si la description réflexive et minutieuse de ce monde connu constituera certainement un défi de taille, cet exercice aura pour net avantage de provoquer des dilemmes éthiques auxquels les étudiants auront plus facilement réponse. Ils pourront ainsi faire l’expérience d’une éthique moins procédurale et, pourquoi pas, plus sociologique.