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Un ouvrier du bâtiment ayant subi un accident de travail ne peut plus poursuivre son activité, un cadre commercial reprend le travail après un arrêt de plusieurs mois en raison d’un cancer, une comptable avec une déficience visuelle a besoin d’un logiciel adapté. Plusieurs salarié·e·s présentent un handicap ou des problèmes de santé qui nécessitent d’aménager leur environnement et leurs conditions de travail.

Depuis peu, sous l’impulsion du droit européen, la législation française en matière de non-discrimination reconnaît aux travailleurs et travailleuses le droit de bénéficier de mesures appropriées, c’est-à-dire d’aménagements des environnements de travail en fonction de leur limitation, dans le respect de l’égalité de traitement de tous les êtres humains et des libertés fondamentales. Cette introduction de la notion d’aménagement raisonnable en droit prend part à un mouvement plus général de redéfinition de la place des personnes en situation de handicap au sein du monde du travail ordinaire. Cependant, bien avant la promulgation de ces principes de mesures appropriées et de non-discrimination, il existait déjà une obligation pour les employeurs de reclasser les salarié·e·s à un autre poste ou de chercher par tous les moyens à aménager leur poste de travail en fonction de leur état de santé. Dans ce contexte où plusieurs normes juridiques encadrent les droits des salarié·e·s et les obligations des employeurs, comment les salarié·e·s font-ils valoir leurs droits à une adaptation de leur travail[1] et quelles sont les inégalités qui structurent leurs revendications ?

À partir d’une enquête qualitative, menée par entretiens avec des salarié·e·s qui ont connu des conflits au travail en raison d’un handicap ou de l’état de santé, cet article explore la manière dont ces individus se réfèrent aux différents droits disponibles et les utilisent dans leurs démarches auprès de leur employeur ou des institutions officielles. Cet article poursuit deux objectifs. Le premier est la mise au jour des différentes stratégies utilisées par les salarié·e·s. Ces stratégies, qui vont de l’absence de revendication au procès contre l’employeur pour discrimination en raison du handicap, en passant par des pratiques informelles d’ajustement, nécessitent chacune des ressources qui leur sont propres et qui sont inégalement disponibles pour les personnes en situation de handicap. Le second objectif est d’analyser les conflits d’interprétation produits par ces appropriations des droits et les barrières que rencontrent les salarié·e·s quand ils et elles tentent de faire valoir leurs droits. En effet, malgré l’existence de droits reconnus, l’adaptation de l’environnement de travail aux besoins des travailleurs et travailleuses entre en contradiction avec d’autres normes ou valeurs qui influencent et façonnent les rapports de pouvoir entre les employeurs et les salarié·e·s. Ainsi, l’autorité patronale, la productivité ou encore la logique de marché influencent, voire restreignent, les revendications de droits exprimées par les salarié·e·s.

Une première partie de l’article démontre l’intérêt de prendre en compte à la fois les rapports ordinaires au droit et les inégalités face aux droits. Une deuxième partie explique l’intérêt d’une recherche portant sur les adaptations du travail en raison de la santé et du handicap et décrit le déroulement de l’enquête de terrain. Les stratégies des salarié·e·s pour faire valoir, ou ne pas faire valoir, leurs droits sont ensuite analysées dans une troisième partie. Enfin, une quatrième et dernière partie explore les conflits d’interprétation que suscitent ces recours aux droits et les barrières auxquelles font face les salarié·e·s qui tentent de s’approprier les droits.

i. conflits d’interprétation et inégalités face aux droits

Le cadre théorique sur lequel s’appuie cet article s’inscrit au croisement de deux courants de recherche : d’une part, les études sur la conscience du droit, qui envisagent le droit comme élément culturel, donnant lieu à des conflits d’interprétation avec d’autres normes et, d’autre part, les travaux sur les inégalités de recours aux droits selon les caractéristiques sociales des plaignant·e·s.

La culture juridique est souvent définie comme la manière dont le droit est organisé dans une société donnée. Il existe cependant des divergences dans ce que l’on entend par culture juridique selon les contextes académiques, politiques et juridiques (Garcia Villegas, 2015). Les approches du formalisme juridique nord-américain ou du positivisme juridique en France ont comme point commun de penser le droit comme une réalité autonome. La culture juridique renvoie ainsi à la manière dont le droit est organisé au sein de la société, sans que soit prise en considération l’application concrète du droit car cette dernière est pensée comme la réplique, partielle et imparfaite, des injonctions édictées par le droit. En rupture avec ces approches, des sociologues et anthropologues ont proposé d’envisager le droit en tant qu’élément culturel. Dans les années 1980, plusieurs autrices contribuent au développement d’un nouveau courant de recherche, dit des études de la conscience du droit (ou Legal Consciousness Studies), qui explore les rapports au droit des « gens ordinaires » dans leur vie quotidienne (Ewick et Silbey, 1998 ; Merry, 1990). Cette perspective, qui a donné lieu à de nombreux prolongements, tant dans le monde anglo-saxon que francophone (Chappe et al., 2018 ; Commaille et Lacour, 2018 ; Pélisse, 2005 ; Silbey, 2018), implique trois principales ruptures par rapport aux travaux antérieurs. La première est la mise en cause de la dichotomie entre droit et société et l’invitation à penser ces deux réalités comme « mutuellement constitutives », s’influençant l’une l’autre (Silbey, 2018). Ce renversement de perspective implique de ne pas focaliser son attention sur les intentions ou les buts des personnes qui établissent des normes mais plutôt sur les effets produits par le droit dans la société. La deuxième rupture, qui découle de la première, consiste à porter attention aux rapports ordinaires au droit, c’est-à-dire à la façon dont le droit est vécu et interprété par les individus dans leur vie quotidienne, même lorsqu’ils ne se rendent pas au tribunal (Ewick et Silbey, 1998 ; Merry, 1990). La troisième rupture est de considérer le droit comme une source parmi d’autres de compréhension et d’organisation du monde, qui coexiste avec d’autres formes d’influence culturelle (Mezey, 2001). Les sociologues ont donc tenté de comprendre sous quelles conditions et dans quelle mesure le droit entre en contradiction avec d’autres structures, elles aussi hégémoniques, telles que la religion par exemple (Albiston, 2005 ; Engel et Munger, 2003 ; Marshall, 2005b ; Revillard, 2017). Ils ont montré que s’intéresser aux rapports ordinaires au droit, c’est s’intéresser non seulement à la manière dont les gens ordinaires font valoir leurs droits mais aussi aux conflits d’interprétation de situations ordinaires, produits par et autour du droit.

Cet article prend aussi appui sur un autre courant de recherche, attentif aux inégalités relativement aux droits. Les travaux de ce courant ont exploré les mobilisations ordinaires des droits, c’est-à-dire aux « processus sociaux à travers lesquels les individus définissent des problèmes comme de potentielles violations des droits et décident d’entreprendre une action, dans ou en dehors du système juridique, pour tenter de redresser ces violations » (Morrill et al., 2010 : 654 ; traduction libre). Des auteurs et autrices de ce courant ont montré que les groupes stigmatisés ou discriminés ont une plus faible propension à faire valoir leurs droits, par exemple les femmes (McCann, 1994 ; Marshall, 2005a) ou les minorités ethniques (Nielsen, 2000). Prolongeant ces travaux, cet article analyse les inégalités dans la mobilisation des droits et cherche à déterminer les critères sur lesquels elles se fondent.

ii. une enquête auprès de salarié·e·s avec un handicap

Cette deuxième partie démontre l’intérêt de prendre le handicap au travail comme objet pour étudier les inégalités dans les appropriations des droits, puis présente les deux défis méthodologiques et le déroulement concret de l’enquête de terrain.

1. Handicap au travail : quotas d’emploi, reclassement et mesures appropriées

Mener une enquête sur les adaptations du travail en raison de la santé et du handicap permet d’analyser comment les personnes font valoir, ou ne font pas valoir, leurs droits, ainsi que les inégalités qui structurent leurs revendications. Pour comprendre ces recours et non-recours, il est important de retracer brièvement l’histoire des droits qui encadrent ces adaptations du travail.

Historiquement, en France comme dans d’autres pays, le handicap a d’abord été pensé comme l’impossibilité de travailler. Progressivement, un système de solidarité nationale, fondé sur une logique d’assistance, a été mis en place pour garantir des droits aux personnes reconnues handicapées (Revillard, 2019). En parallèle, au fil du 20e siècle, toute une série de mesures ont été élaborées pour favoriser l’insertion au travail des personnes handicapées. En 1957, une loi prévoit le reclassement professionnel des travailleurs et travailleuses handicapé·e·s qui peut s’accompagner, si nécessaire, d’une réadaptation, d’une rééducation ou d’une formation professionnelle. Une vingtaine d’années plus tard, la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées de 1975 crée une obligation de prévention et de dépistage des handicaps. En 1987, une nouvelle politique encourage les employeurs à respecter leur obligation d’emploi de salarié·e·s avec un handicap, en instaurant une contrepartie financière pour les employeurs qui ne respectent pas les quotas d’emploi (Ville et al., 2014). Ces mesures visent à identifier une population cible, les travailleurs et travailleuses handicapé·e·s, et à mettre en place des mesures spécifiques de discrimination positive pour garantir leur insertion et leur maintien dans l’emploi. Dans ce contexte, est défini comme travailleur ou travailleuse handicapé·e :

Toute personne dont les possibilités d’obtenir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites par suite de l’altération d’une ou plusieurs fonctions physique, sensorielle, mentale ou psychique.

Loi du 11 février 2005, Art. L5213-1 code du travail

Contrairement à d’autres pays, il existe donc en France une catégorie administrative de travailleur et travailleuse avec un handicap, appelée la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). Cette catégorie permet de déterminer le nombre de travailleurs et travailleuses reconnu·e·s comme handicapé·e·s dans une entreprise et ainsi, de vérifier si cette dernière remplit son obligation de quota d’emploi en matière de handicap (Bertrand et al., 2014).

En parallèle, sous l’impulsion de normes internationales[2] et de revendications portées par le monde associatif, une loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées est votée le 11 février 2005. Celle-ci favorise l’inclusion et la non-discrimination des personnes avec un handicap. Depuis le vote de cette loi, les employeurs ont désormais l’obligation, outre le fait de respecter leur obligation d’emploi de personnes handicapées, de prendre des mesures appropriées pour garantir le respect du principe d’égalité de traitement à leur égard, tant pour trouver un emploi, pour conserver un emploi que pour progresser dans un emploi (Robin-Olivier, 2016). Le Code du travail français précise désormais :

Afin de garantir le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des travailleurs handicapés, l’employeur prend, en fonction des besoins dans une situation concrète, les mesures appropriées pour permettre aux travailleurs […] d’accéder à un emploi ou de conserver un emploi correspondant à leur qualification, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation adaptée à leurs besoins leur soit dispensée. Ces mesures sont prises sous réserve que les charges consécutives à leur mise en oeuvre ne soient pas disproportionnées […]. Le refus de prendre des mesures […] peut être constitutif d’une discrimination […].

Art. L5213-6 code du travail

Coexistent donc, avec la loi de 2005, deux politiques qui peuvent paraître contradictoires : l’une repose sur l’obligation, pour les employeurs, de remplir les quotas d’emploi et de recruter 6 % de travailleurs et travailleuses reconnu·e·s comme handicapé·e·s selon une logique de discrimination positive d’un groupe considéré comme vulnérable tandis que l’autre repose sur l’égalité de traitement de l’ensemble des salarié·e·s[3].

La complexité du droit français concernant l’insertion au travail des personnes en situation de handicap ne s’arrête pas là. À côté de cet arsenal législatif relatif au handicap dans l’emploi, le droit du travail prévoyait déjà des dispositions très proches d’aménagement du poste de travail, bien avant que l’obligation de prendre des mesures appropriées et de lutter contre les discriminations n’existe (Robin-Olivier, 2016). Contrairement aux mesures appropriées, destinées aux seul·e·s salarié·e·s en situation de handicap, celles-ci concernent l’ensemble des salarié·e·s qui font face à des problèmes de santé au travail. Le droit du travail prévoit ainsi une obligation de reclassement des salarié·e·s qui, en raison d’une maladie ou d’un accident, ne peuvent plus occuper un emploi qui était précédemment le leur. Le Code du travail précise que, lorsque le ou la médecin du travail déclare un·e salarié·e inapte à reprendre son travail, l’employeur est tenu de lui proposer un emploi approprié à ses capacités, compte tenu des conclusions de l’expertise médicale et des indications formulées sur l’aptitude de la personne concernée à exercer l’une des tâches existantes dans l’entreprise. L’employeur est ainsi tenu de chercher par tous les moyens à préserver l’emploi de l’individu salarié, notamment en prenant des mesures qui impliquent la transformation du poste de travail ou l’aménagement du temps de travail. Si aucun poste ne convient ou ne peut être aménagé, l’employeur peut alors licencier la personne salariée pour inaptitude. Plusieurs réformes récentes du droit du travail, notamment la loi Rebsamen de 2015 et la loi El Khomri de 2016, ont renforcé la possibilité pour l’employeur de licencier les salarié·e·s en raison de leur état de santé, notamment parce qu’elles ont assoupli l’obligation qui lui incombe de reclasser les salarié·e·s si l’expertise médicale déclare qu’il ou elle ne peut réintégrer l’entreprise[4]. À l’heure actuelle, le handicap au travail est donc encadré en France par trois branches du droit : les politiques d’emploi des personnes handicapées, le droit de la non-discrimination et le droit social de protection des travailleurs et travailleuses.

L’étude des mobilisations ordinaires du droit par les individus salariés en situation de handicap permet d’explorer comment ces derniers mobilisent ces différents droits, en matière de quotas d’emploi, de mesures appropriées et de reclassement, pour négocier des adaptations de leur travail à leurs besoins. Elle permet également de mettre en évidence des inégalités entre les salarié·e·s, qui reposent à la fois sur leur position sociale, leur genre, mais aussi sur la stabilité de leur emploi, la taille de leur entreprise, le type de handicap ou encore sur le type d’aménagements demandés. Ces inégalités portent à la fois sur les droits que ces personnes invoquent, sur les stratégies qu’elles déploient pour faire en sorte de faire reconnaître leurs droits, mais aussi sur les conflits d’interprétation et rapports de pouvoir dans lesquels elles sont — inégalement — prises.

2. Un double défi méthodologique

L’étude des recours et non-recours au droit dans le domaine du handicap présente un double défi méthodologique. Le premier défi est celui de l’identification de la population sur laquelle travailler (Ravaud, Letourmy et Ville, 2002). Le handicap est une catégorie difficile à saisir pour le sociologue (Baudot, 2016 ; Bodin, 2018, 2019). Se réfère-t-on à ceux et celles qui ont une reconnaissance administrative du handicap ou aux individus qui estiment faire face à une situation de handicap ? Être déclarée personne avec un handicap ne veut pas dire s’identifier comme telle. Les catégories administratives influencent les catégories profanes d’auto-identification au handicap, mais elles sont loin de se confondre : en France, les personnes qui déclarent au moins une déficience sont dix fois plus nombreuses que celles qui ont une reconnaissance administrative du handicap, selon une étude conduite par Romuald Bodin (2018) sur la base des chiffres produits par l’INSEE.

Le second défi, non lié au handicap, est celui de l’accès à la population de l’enquête. Comment entrer en contact avec les salarié·e·s qui ne font pas valoir leurs droits ? Cette difficulté, déjà relevée par d’autres professionnel·le·s de la recherche (Marshall, 2005a ; Warin, 2016 ; Deville, 2018), implique d’adopter une stratégie spécifique en fonction de l’objet de l’enquête. Face à ces deux défis, cette recherche se focalise sur les salarié·e·s qui ont connu au moins un conflit au travail en raison de leur handicap ou de problèmes de santé de longue durée. Pour ce faire, trois terrains d’enquête distincts ont été privilégiés, dans le but de constituer un échantillon incluant des personnes en emploi et hors emploi, des personnes avec handicap reconnu et non reconnu ; des personnes qui ont saisi une institution officielle (la justice du travail ou le Défenseur des droits) et d’autres qui ne l’ont pas fait[5]. J’ai par ailleurs veillé à faire varier les enquêté·e·s selon trois critères : le genre, les catégories socioprofessionnelles et le type de handicap, visible ou invisible[6].

Au sein de ces trois terrains d’enquête, j’ai mené 24 entretiens approfondis avec des salarié·e·s qui ont fait l’expérience de difficultés ou de conflits au travail liés à leur état de santé ou handicap. Ces entretiens peu directifs ont été menés au domicile des enquêté·e·s ou dans les locaux de l’association qui m’avait mise en contact avec elles et eux. La grille d’entretien était articulée autour de plusieurs thématiques : la trajectoire scolaire et professionnelle ; les conflits et injustices vécus, au travail et dans d’autres domaines tels que le logement ou l’accès aux biens et services, ainsi que les réactions face à ces situations de conflits ; les représentations que les salarié·e·s se font de la santé au travail, du handicap, de l’inclusion, de l’institution judiciaire et des droits. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits dans leur intégralité. Lors de l’analyse, l’objectif était de dégager différents éléments permettant de caractériser les façons dont les salarié·e·s se réfèrent au droit et l’utilisent, ainsi que les effets produits par leur mobilisation ou non-mobilisation du droit.

iii. faire inégalement valoir ses droits à un travail aménagé

Comment ces individus font-ils valoir leurs droits à une adaptation de leur travail ? Quatre stratégies principales peuvent être distinguées : ne rien faire, négocier avec l’employeur, s’ajuster ou solliciter une instance officielle. Ces différentes réponses ne sont pas mutuellement exclusives et peuvent évoluer dans le temps : un·e même salarié·e peut d’abord tenter de négocier, avant de s’ajuster à l’emploi par exemple. De plus, chacune de ces options requiert des ressources spécifiques, qui sont inégalement disponibles selon la catégorie socioprofessionnelle et le genre des salarié·e·s concerné·e·s.

1. Ne rien faire

Une première attitude est de ne rien faire : elle concerne les salarié·e·s qui sont déjà en poste et qui, à la suite d’une maladie ou d’un accident, sont reconnu·e·s inaptes à leur poste de travail. À la suite de cette décision du ou de la médecin du travail, ces salarié·e·s ne tentent pas de faire valoir leurs droits : ils et elles ne demandent pas d’aménagement ou de reclassement à un autre poste et, dans certains cas, n’entreprennent pas les démarches pour être reconnu·e·s travailleurs ou travailleuses handicapé·e·s. Cette attitude concerne principalement des salarié·e·s qui occupent des positions dominées sur le marché du travail ou des métiers subalternes (Siblot et al., 2015). Bénéficiant de faibles ressources pour négocier, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, ces individus travaillent dans des secteurs où les employeurs ont tendance à exclure les salarié·e·s déclaré·e·s inaptes sur le marché du travail plutôt qu’à adapter leur poste ou à les reclasser. Selon plusieurs études récentes, près de 95 % des déclarations d’inaptitude conduisent à un licenciement[7]. Ce chiffre montre donc que, malgré l’existence d’un droit au reclassement, les salarié·e·s inaptes à occuper leur emploi précédent sont très souvent licencié·e·s.

Tableau 1

Les stratégies des salarié·e·s en situation de handicap, leurs conditions et leurs implications

Les stratégies des salarié·e·s en situation de handicap, leurs conditions et leurs implications

* Cette catégorie est une version adaptée du triptyque de Hirshmann (1995) : exit, voice et loyalty.

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Le récit de Valérie Valcondi[8], aide-soignante à domicile, éclaire sa décision de ne pas contester la déclaration d’inaptitude à son poste. Avec les années, elle a développé une tendinite aiguë et vient d’être licenciée pour inaptitude après un arrêt de travail de plusieurs mois. Elle a 54 ans et pense qu’elle ne trouvera pas de nouvel emploi, car elle ne peut plus exercer son métier.

VV : — Ça devenait vraiment difficile… je n’arrivais plus à nettoyer mes patients. Voilà, c’est comme ça, c’est la vie… notre travail, c’est usant, mais ça va pas être facile à accepter, parce que j’ai fait ça pendant 32 ans… tous les jours. […] Vous savez, avant, je me posais pas de question, j’allais au travail et puis voilà. Mais maintenant, tout est différent. 

AL : — Qu’est-ce qui vous paraît différent ?

VV : — Ah bin tout ! Mon arrêt [de travail], ça a tout chamboulé. Je dois faire attention à toutes mes dépenses […], je dois aller chez le médecin chercher des attestations, je dois écrire des courriers […], on m’avait dit aussi de demander la reconnaissance de travailleur handicapé mais je ne savais pas comment faire, alors j’ai demandé à d’anciennes collègues qui avaient aussi vécu la même chose que moi. 

AL : — Des aides-soignantes qui avaient aussi été licenciées pour inaptitude, c’est ça ?

VV : — Oui, ça arrive souvent. […] On est nombreuses à être licenciées quand les problèmes de santé deviennent importants, donc une ancienne collègue […] m’a aidée parce qu’au début, je comprenais rien du tout à tout ça.

Elle sait qu’il existe un droit au reclassement des travailleurs et travailleuses dont elle pourrait bénéficier. Mais elle perçoit son licenciement comme une fatalité, qui s’inscrit dans les pratiques habituelles du secteur dans lequel elle travaille. Elle insiste d’ailleurs sur le fait que la plupart des aides-soignantes plus âgées ont vécu la même situation par le passé car le travail d’aide-soignante « est usant ».

VV : L’employeur, je le comprends, que voulez-vous qu’il nous fasse si on ne peut plus travailler ? Lui, ce n’est pas sa faute, mais bon, c’est quand même compliqué quand ça nous tombe dessus, parce que ce n’est pas notre faute non plus…

Ainsi, face à l’apparition ou l’aggravation d’un problème de santé, même si celui-ci est directement lié à l’activité professionnelle, les salarié·e·s acceptent sans contester la décision prise par leur employeur et sont licencié·e·s pour inaptitude sans qu’aucun reclassement ne soit véritablement recherché.

2. S’ajuster à l’emploi

Une deuxième stratégie déployée est l’auto-ajustement aux besoins du poste occupé, en l’absence d’aménagement des conditions de travail au handicap. Les salarié·e·s développent des pratiques informelles qui leur permettent de continuer à travailler dans des conditions jugées acceptables. Certains apportent sur leur lieu de travail des fournitures ou du matériel adapté achetés pour leur domicile ; d’autres s’arrangent avec leurs collègues pour redéfinir la division du travail afin de ne pas prendre en charge certaines tâches. Cette stratégie se distingue de celle qui consiste à « ne rien faire », qui conduit à la sortie de l’emploi, car elle implique au contraire que les salarié·e·s s’ajustent à leur environnement de travail afin de rester dans l’emploi.

Dans certains cas, les salarié·e·s mettent d’emblée en place cette stratégie d’ajustement sans solliciter en parallèle l’employeur par un canal officiel. Différentes raisons peuvent les décourager d’introduire une demande en bonne et due forme à leur employeur : soit ils et elles pensent que toute démarche sera infructueuse ou trop chronophage, soit ils et elles anticipent des réactions négatives de la part de leur hiérarchie ou de leurs collègues. Ces individus optent pour l’auto-ajustement. Ainsi, Annie Buron est salariée, coordinatrice de projet dans une société de communication. Elle achète elle-même une souris d’ordinateur adaptée, car elle pense qu’une demande pourrait susciter des réactions négatives de la part de ses collègues, dans un contexte qu’elle perçoit comme très hostile.

AB : — Le médecin [du travail] avait dit que je devais être dans une posture “en ergonomie”. Donc la souris [d’ordinateur], j’avais une paresthésie parce qu’elle était trop grosse. Mais j’ai jamais eu de souris adaptée : il aurait fallu que je suive le protocole [de commande de matériel adapté], que je fasse une commande, qu’elle soit transmise à la médecine du travail, validée par le service financier… À un moment donné, tu te dis que t’en as ras le bol d’avoir mal, alors tu vas acheter ta souris. Donc je la prenais, je la ramenais chez moi, je la prenais, je la ramenais.

AL : — Et vous avez introduit une demande auprès de votre employeur ?

AB : — Non, bin non. J’aurais dû, mais je savais que ça allait prendre des mois, et qu’après, on allait parler dans mon dos, en disant : « [Annie], elle a encore demandé une faveur, » Donc, j’ai pas demandé. […] C’est très tendu ici, depuis plusieurs mois, j’ai une collègue qui a décidé de me pourrir la vie en disant à tout le monde que j’étais la petite préférée de la responsable, donc j’évite un maximum de la ramener.

Dans d’autres situations, les salarié·e·s ont sollicité leur employeur mais, devant son inaction, décident de trouver des solutions alternatives. Dans bien des cas, ils et elles ne rencontrent pas d’opposition frontale de leur hiérarchie à la suite de leur demande d’aménagement. Néanmoins, ces individus peinent à faire bouger les choses. Le cas de Sabine Latour est, à cet égard, très illustratif. Elle demande depuis plusieurs années que son poste de travail soit aménagé, sur les conseils du médecin du travail. Elle ne rencontre pas d’opposition frontale de la part de la direction, cependant, les aménagements demandés ne sont pas mis en place. Secrétaire dans une société de marketing depuis cinq ans, elle travaille dans un bureau paysager avec cinq autres assistantes administratives. Lors de sa dernière année de lycée, elle a été diagnostiquée déficiente auditive. À la suite de l’aggravation de sa surdité, elle met un appareil auditif et commence à souffrir de migraines à cause des bruits parasites, très présents dans son bureau paysager. Elle en parle au médecin du travail, puis au service des ressources humaines.

SL : On m’a dit à l’époque : « Mais bien sûr, on va faire quelque chose le plus rapidement possible, ne vous tracassez pas. » Là, ça fait deux ans que j’attends. On ne me dit pas : « On ne fera rien pour vous », mais « on y réfléchit, il faut encore l’aval de la direction… ». Mais rien ne bouge, quoi ! Le médecin du travail a rendu un avis en disant qu’il fallait me mettre dans un bureau seule. Mais je suis toujours dans le même bureau [collectif]. Alors je débranche mes appareils [auditifs] dès que je peux. Mes collègues, elles savent bien que si je réponds pas, c’est parce que j’entends pas. Alors elles font des signes, et je les rebranche [ses appareils]. Ça permet d’avoir des moments sans bruit.

Malgré les injonctions formulées par un professionnel de la santé dont l’autorité est reconnue, en l’occurrence la médecine du travail, les employeurs se montrent parfois très peu réactifs. Les salarié·e·s se trouvent ainsi contraint·e·s d’inventer des solutions pratiques qui permettent de continuer à travailler. Ils et elles entretiennent des formes de désillusion à l’égard des droits à une adaptation du travail car, malgré le soutien de la médecine du travail, ils et elles peinent à faire valoir leurs droits auprès de l’employeur.

Cette stratégie d’ajustement, qui permet de contourner l’inaction de l’employeur et de continuer à travailler, n’est cependant pas accessible à l’ensemble des salarié·e·s. Dans notre échantillon, elle concerne des professions intermédiaires et des employé·e·s, mais aucun·e ouvrier ou ouvrière. Ceci s’explique par le fait que l’ajustement nécessite une certaine marge d’autonomie dans la définition de ses tâches, qui permet une négociation à la marge de la division du travail avec les collègues proches par exemple. Dans le travail ouvrier, les formes de contrôle direct de l’organisation du travail empêchent souvent ces contournements et ajustements quotidiens. Les ouvriers et ouvrières faisant face à l’inaction de l’employeur en matière d’aménagement du travail se trouvent donc généralement contraint·e·s de quitter leur emploi. Par ailleurs, la débrouille concerne aussi très souvent des femmes, peu d’hommes adoptant cette stratégie. Cette distinction peut certainement s’expliquer par une réticence, plus répandue chez les femmes, à faire valoir leurs droits de façon officielle et à entrer dans des situations ouvertes de conflit (Lejeune et Spire, 2021).

3. Négocier avec l’employeur

Lors de leur recrutement ou après un arrêt de travail pour des raisons de santé, le droit du travail prévoit que les salarié·e·s doivent se rendre chez le ou la médecin du travail pour une visite avant la prise ou la reprise de poste. L’expertise médicale peut préconiser des aménagements pour répondre à leurs besoins[9]. Le ou la médecin du travail remet alors un avis sur les aménagements à prévoir, auquel l’employeur doit se conformer. Une stratégie mise en place par les salarié·e·s est de solliciter l’employeur à la suite de l’avis du ou de la médecin du travail et de négocier l’adaptation du poste de travail. À ce stade, les possibilités de négociation avec l’employeur ne sont pas les mêmes pour l’ensemble des salarié·e·s.

Bruno Valdoir est chargé de mission handicap dans une université. Avant cela, il a occupé plusieurs fonctions de responsable de mission handicap dans le secteur privé et a également créé une entreprise d’accompagnement des employeurs dans le recrutement de travailleurs et travailleuses handicapé·e·s. Sa carrière professionnelle est marquée par une succession de nombreux postes, ayant comme point commun d’être liés à l’insertion sportive et professionnelle des personnes avec un handicap. Lui-même handicapé moteur de naissance, il a poursuivi des études dans l’enseignement ordinaire, jusqu’à l’université, où il a obtenu un master. Il explique ses réorientations professionnelles successives à la fois par le souhait personnel d’évoluer professionnellement et la volonté d’éviter toute situation conflictuelle liée à son handicap. Dans ses différents emplois, il a toujours pu négocier avec ses différents employeurs.

BV : À un moment donné […], chez [son ancien employeur], on se posait la question de mon évolution sur d’autres métiers. J’avais un peu fait le tour de mon poste et je voulais bouger donc […] j’avais demandé […] sur quels autres métiers je pourrais éventuellement me réorienter. Et donc […] on a identifié, en fonction de mes affinités et mes compétences, […] ce que je souhaitais faire, et puis on a essayé. Mais finalement, ça n’a pas marché. […] Je devais être en contact régulier avec des responsables des ressources humaines dans les magasins. C’était un métier qui m’intéressait. Mais […] je ne pouvais pas le faire dans l’environnement tel qu’il était. Et on n’aurait pas pu aménager l’environnement de travail parce que ça dénaturait le métier en lui-même en fait. Les aménagements qu’il aurait été nécessaire de faire in fine… ne correspondaient pas… […] et donc […] j’ai préféré passer à autre chose. Et c’est comme ça que j’ai intégré un cabinet de consultance en ressources humaines, spécialisé sur le handicap.

Cet extrait met en évidence deux mécanismes utilisés par Bruno Valdoir pour négocier. Tout d’abord, lorsqu’il souhaite changer de poste, il sollicite lui-même l’employeur, avec qui il réfléchit aux possibilités pour faire évoluer ses tâches. Il présente leurs interactions comme très constructives et fondées sur un principe d’égalité entre les parties : il exprime ses envies, besoins et compétences et s’estime entendu par son employeur. Ensuite, lorsqu’il rencontre des difficultés dans la négociation d’aménagements qui lui paraissent adéquats, il entreprend des démarches pour trouver un autre emploi. Au moment où il décroche une promesse d’embauche ailleurs, il décide de quitter l’entreprise.

Pour ce salarié, la négociation avec l’employeur va de soi. Cependant, c’est rarement le cas. Pour la plupart des salarié·e·s, les démarches au sein de leur entreprise sont des épreuves extrêmement longues et opaques. Paloma Navarez, qui est agente d’entretien d’une cinquantaine d’années, estime que ses tentatives de faire aménager son poste ont été infructueuses et pénibles. À cause de maux de dos, elle ne peut plus effectuer certaines tâches. Le médecin du travail préconise donc l’achat d’un manche de nettoyage allongé.

PN : Pour savoir à qui m’adresser, tout ça a été très compliqué… Il y a une assistante sociale qui s’occupe de ceux qui ont un handicap. Donc on m’a dit d’aller la voir, mais elle m’a dit que c’était les ressources humaines aussi où je devais aller déposer un dossier. […] Je ne comprenais plus rien… Puis elle ne me répondait plus. Et moi j’attendais, j’attendais. Puis on m’a dit que ce serait le service achat qui allait acheter mon matériel. Mais je ne connaissais même pas ce service, parce que je ne fais pas les achats moi. […] Ça m’a épuisée toutes ces démarches, j’étais vraiment désespérée, je suis contente que tout ça soit terminé.

À cela s’ajoute le fait que les salarié·e·s devant pour la première fois faire une demande d’adaptation de leur travail se voient contraint·e·s d’introduire, auprès des institutions chargées du handicap, une autre demande : celle de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). Pour l’obtenir, les salarié·e·s doivent produire toute une série de documents et de preuves qui attestent de l’existence d’une limitation ou d’une déficience. Ces démarches administratives sont inégalement vécues par les salarié·e·s. Si chez certain·e·s, elles sont décrites comme banales et ordinaires, elles entraînent de l’anxiété chez la plupart des salarié·e·s. Ceci s’explique à la fois par le fait qu’elles sont perçues comme largement incompréhensibles mais aussi parce qu’elles s’ajoutent à l’incertitude des négociations réalisées en interne de l’entreprise et qu’elles conditionnent la pérennisation dans l’emploi. Milena Dufour, enseignante contractuelle dans une université, explique que, à ses yeux, ses démarches ont engendré énormément de doutes et de stress, notamment liés à la précarité de son emploi.

MD : Il faut trouver des médecins qui remplissent les dossiers [de demande de RQTH], parce qu’un généraliste, le médecin de famille, n’est pas compétent pour tout. Il y a différentes questions qui sont posées dans le dossier MDPH [Maison départementale des personnes handicapées] qui requièrent l’avis de spécialistes. Donc faut quand même faire le tour de différentes professions hein ! Or, vous savez bien, les différents médecins, c’est pas évident du tout de les contacter. Donc c’est très long et très pénible. […] On ne sait pas si on va pouvoir garder son emploi. Parce que le médecin dit : « Mais si, pas de problème », mais l’employeur, il ne se presse pas forcément pour faire les aménagements. Alors on commence à douter, à se dire que ça va mal tourner…

La négociation avec l’employeur est souvent la première réponse envisagée par les salarié·e·s, notamment parce que la plupart des médecins du travail les encouragent en ce sens. Malgré cela, la négociation est un processus qui s’étale dans le temps. Plusieurs salarié·e·s ont dû attendre plusieurs mois, parfois même des années, avant que leurs demandes ne soient suivies d’aménagements concrets. De plus, les capacités à négocier et à utiliser cette « prise de parole privée », en interne à l’entreprise, sont très fortement inégales parmi les salarié·e·s. Les personnes qui estiment que cette stratégie porte ses fruits sont généralement des hommes occupant des postes de cadres ou exerçant des professions intermédiaires. Cette stratégie nécessite en effet de bénéficier de ressources au sein de l’entreprise, car il faut être en mesure de négocier son maintien dans l’emploi, bien que celui-ci soit susceptible d’engendrer des coûts additionnels pour l’employeur.

Les salarié·e·s qui négocient avec leur employeur s’appuient très majoritairement sur le droit à un aménagement de poste, tel qu’il est garanti par le droit du travail. Ce n’est que lorsqu’ils sollicitent le Défenseur des droits ou le tribunal, ce qui constitue une quatrième stratégie, que certain·e·s font référence au droit de la non-discrimination, qui devient une ressource additionnelle dans la négociation. En cas d’échec de la négociation, les salarié·e·s quittent leur emploi et cherchent à faire valoir leurs droits auprès d’autres employeurs.

4. Se tourner vers une instance officielle

Une quatrième stratégie est de contester le refus d’adaptation du travail en se tournant vers une instance officielle. Les salarié·e·s peuvent soit déposer une réclamation devant le Défenseur des droits qui est une institution publique responsable de la lutte contre les discriminations, soit saisir le conseil des prud’hommes, c’est-à-dire le tribunal français compétent pour les litiges entre salarié·e·s et employeurs du secteur privé, soit solliciter successivement les deux institutions. À la différence des autres stratégies, le recours à une instance officielle implique que les salarié·e·s et les professionnel·le·s du droit qui les accompagnent dans leurs démarches (avocat·e·s, juristes, etc.) traduisent la revendication initiale en droit, en considérant qu’il s’agit soit d’une violation exclusive du droit de la non-discrimination, soit d’une violation exclusive du droit du travail, soit d’une violation conjointe de ces deux droits[10]. Cette stratégie implique également une prise de parole publique, au sein d’institutions qui sont extérieures à l’entreprise. En matière de santé et de handicap, le recours à ces instances officielles est souvent l’aboutissement d’un processus long et incertain, au cours duquel les salarié·e·s sont informé·e·s progressivement des possibilités à leur disposition pour faire valoir leurs droits. Généralement, les salarié·e·s se tournent d’abord vers des ressources desquelles ils et elles sont proches, telles que la médecine du travail ou un syndicat. Ensuite, sur leurs conseils ou en réponse à leur inaction, les salarié·e·s cherchent d’autres solutions. La saisine de la justice du travail ou le contact avec le Défenseur des droits survient alors ultérieurement, après que les démarches d’interpellation de l’employeur ont échoué.

Les salarié·e·s qui recourent aux instances officielles présentent des caractéristiques sociales variées. Certain·e·s sont relativement peu doté·e·s en ressources au sein de leur entreprise, parce qu’ils et elles occupent des positions subalternes, sont engagé·e·s sous contrats de travail précaires ou travaillent dans des secteurs où le turnover est élevé. Face à de faibles ressources en interne pour négocier avec l’employeur, le recours à une instance officielle constitue une stratégie alternative pour tenter d’imposer les adaptations du travail nécessaires ou contester le défaut d’aménagement. Cette stratégie requiert cependant que les salarié·e·s parviennent à prouver que l’employeur n’a pas rempli ses obligations en matière d’adaptation du travail. Pour ce faire, les salarié·e·s doivent rassembler toute une série de preuves ou d’éléments qui laissent penser que l’employeur est en tort. Or ces éléments objectifs, qui permettent de confirmer leur version des faits, sont particulièrement difficiles à collecter pour les salarié·e·s qui ont des interactions orales et informelles avec leur employeur. Ainsi, Malik Kacem, chauffeur d’ambulance, saisit le conseil des prud’hommes après son licenciement pour faute grave. Son avocate l’incite à contester le motif du licenciement et à montrer que l’employeur n’a pas pris les mesures nécessaires concernant ses problèmes de santé. Il regrette cependant de ne pas avoir gardé de traces écrites de la dégradation de la relation avec son employeur.

MK : Je crois que si j’avais su, j’aurais gardé un peu plus… plus de traces quoi. […] Il y avait des textos que j’aurais pu ressortir, maintenant, qui pourraient venir prouver ce que je dis. Mais au début, j’ai pas tout conservé. Vous savez comment ça se passe… vous changez de téléphone, bin vous faites pas une sauvegarde de vos textos quoi.

D’autres salarié·e·s qui sollicitent ces instances ont en revanche d’importantes ressources en dehors de leur lieu de travail pour faire valoir leurs droits, pour déterminer les démarches à entreprendre et s’entourer rapidement des professionnel·le·s du droit qui les accompagneront dans leurs démarches (Spire et Weidenfeld, 2011). Ainsi, Milena Dufour, qui est docteure et enseignante contractuelle à l’université, s’est tournée immédiatement vers le Défenseur des droits au moment où elle a appris qu’elle n’avait pas de décharge de 20 % de son horaire de cours. Elle a entrepris simultanément d’autres démarches : elle a écrit au président de l’université, à la ministre de l’Éducation nationale, au ministre chargé du Handicap. Elle est ainsi parvenue à bénéficier de l’aménagement requis.

Outre la différence des droits qui sont invoqués devant le Défenseur des droits et devant le conseil des prud’hommes, une autre différence est liée aux caractéristiques sociales des plaignants qui saisissent ces deux institutions. Dans le petit échantillon de cette enquête, trois salariées se sont tournées vers le Défenseur des droits. Si ce constat à lui seul ne permet pas de généraliser, il peut néanmoins être mis en regard des statistiques de réclamations reçues par cette institution, qui sont majoritairement déposées par des femmes. La saisine directe du conseil des prud’hommes, sans passer par l’intermédiaire du Défenseur des droits, concerne en revanche plus d’hommes. Ce constat rejoint quant à lui une tendance déjà observée d’un recours à la justice plus fréquent parmi les hommes lorsque ceux-ci font face à un conflit au travail (Lejeune et Spire, 2021).

iv. conflits d’interprétation autour des droits

Dans leurs démarches pour faire valoir leurs droits, les salarié·e·s se heurtent à toute une série de résistances de la part des employeurs. Les transformations des conditions de travail selon les besoins des travailleurs et travailleuses font naître des conflits d’interprétation des situations, car elles entrent en contradiction avec d’autres normes ou valeurs qui influencent et façonnent les rapports entre les salarié·e·s et les employeurs. Je retiendrai ici quatre types de conflits qui influencent la manière dont les salarié·e·s s’approprient, ou ne s’approprient pas, les droits. Ils sont relatifs à l’organisation du temps de travail, aux conditions de travail, à la productivité et à la logique de marché.

Tableau 2

Conflits d’interprétation autour des droits

Conflits d’interprétation autour des droits

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1. L’organisation du temps de travail : des aménagements immatériels contre l’autorité patronale

Alors que les aménagements techniques et matériels sont parfois difficiles à obtenir, les salarié·e·s doivent affronter des résistances encore plus marquées de la part des employeurs en cas de demandes d’aménagements immatériels, tels que les modifications à la marge de l’horaire de travail ou des tâches à accomplir[11].

Lors de ses demandes de transformation de son poste de travail à la suite d’un grave accident de la route, Jeanne Beaufort se rend compte des difficultés à négocier des aménagements immatériels. Secrétaire de direction dans une entreprise privée qui emploie une vingtaine de personnes, elle reprend le travail après un très long arrêt de travail et bénéficie d’un mi-temps thérapeutique. Lors de son retour, les demandes formulées par le médecin du travail en termes d’aménagements matériels ne font l’objet d’aucune résistance de la part de l’employeur : elle reçoit rapidement un fauteuil adapté, une oreillette, un clavier d’ordinateur ergonomique ainsi que tout le matériel nécessaire à sa reprise de fonction au poste de secrétaire de direction. L’organisation de son horaire de travail selon un horaire réduit fait en revanche naître un conflit qui s’étale sur plusieurs mois et se termine par un licenciement au motif que l’horaire qu’elle souhaite ne correspond pas aux exigences de l’entreprise.

JB : Les aménagements, lorsque j’ai repris le travail, ils ont tout de suite été faits, […] c’était super parce qu’il y avait ma thérapeute et la médecine du travail, et ils ont tout de suite tout pris en main. […] Mais ce qu’ils n’ont pas aimé, c’est mon mi-temps. L’entreprise n’aime pas les mi-temps, parce qu’eux ils disent que soit on est capable de bosser quarante heures semaine, soit on ne travaille pas. […] Donc ils ont commencé à me mettre sur un poste de standardiste, alors que j’étais secrétaire de direction, puis après, on ne me donnait plus rien à faire, alors je demandais pour avoir des choses à faire, parce que je m’ennuyais, j’avais l’impression de ne plus servir à rien. […] On m’a mise au placard, point à la ligne. […] Puis ils ont fini par me licencier.

Si les aménagements immatériels sont bien moins onéreux que l’achat de matériel, ils touchent, en revanche, à l’organisation du travail et aux rapports d’autorité entre les patron·ne·s et les salarié·e·s. La définition du temps de travail et de l’organisation des horaires n’est plus laissée à la libre appréciation de l’employeur, mais définie par le médecin du travail, en fonction des besoins spécifiques et individuels des salarié·e·s. Le droit à une adaptation du travail vient donc contrecarrer l’autorité des employeurs, qui se montrent plus réfractaires aux transformations qui touchent à l’organisation du travail. Ces derniers considèrent que les aménagements déstructurent l’organisation et qu’ils vont à l’encontre des fonctions premières de l’entreprise, à savoir la productivité, la rentabilité, ou l’adéquation des compétences du personnel aux besoins de l’entreprise.

Ces discours managériaux, reproduisant une conception du handicap en tant que limitation de la capacité à travailler, ne sont pas sans effet : ils influencent non seulement la manière dont les salarié·e·s envisagent leur rôle dans l’entreprise mais aussi les démarches concrètes qu’ils et elles entreprennent pour bénéficier d’aménagements. Les salarié·e·s se réapproprient les arguments produits par l’entreprise et les intègrent dans leurs négociations, en acceptant l’idée que leur handicap est responsable pour partie de la désorganisation du travail. Le cas de Jeanne Beaufort est à cet égard significatif. Elle a poursuivi en justice son ancien employeur pour non-respect de son obligation de prendre en compte les prescriptions du médecin du travail et obtenu gain de cause à l’issue de son procès devant le conseil des prud’hommes. Malgré cela, elle considère qu’il est important que ses problèmes de santé ne perturbent pas l’organisation du travail auprès de son nouvel employeur. Lorsqu’elle cherche un nouveau poste, elle se limite à des entreprises ou des organisations dans lesquelles elle ne devra pas négocier d’aménagement de son horaire de travail. Elle est finalement recrutée comme secrétaire dans une école élémentaire, où elle effectue un horaire à temps plein de 20 heures par semaine, qui correspond à quelques heures près à son horaire à temps partiel auprès de son ancien employeur. Elle ne cherche plus à faire valoir son droit à un mi-temps thérapeutique mais se limite à demander les aménagements matériels nécessaires à sa prise de fonction. Elle intègre ainsi dans ses négociations avec ses employeurs l’idée qu’il est difficile de négocier des horaires de travail et qu’il est préférable de travailler quelques heures supplémentaires chaque semaine, plutôt que de désorganiser le travail.

2. Les conditions de travail : égalité et privilèges

Lors de la mise en place d’aménagements des conditions de travail, les salarié·e·s en situation de handicap craignent d’être perçu·e·s comme des salarié·e·s privilégié·e·s, bénéficiant d’un traitement de faveur par rapport à leurs collègues. Cette crainte est particulièrement présente chez les salarié·e·s qui ont des formes de handicap qui ne sont pas visibles ou qui ne correspondent pas à des types de pathologie couramment identifiés comme des handicaps. De façon systématique, ils et elles comparent leur propre situation avec les personnes qui sont « en fauteuil roulant ». Selon ces salarié·e·s, une des grandes difficultés dans la négociation en vue d’adapter leur travail est l’invisibilité de leur handicap. Milena Dufour, l’enseignante contractuelle dans une université, est reconnue travailleuse handicapée en raison d’un diabète insulinodépendant. Elle ne parvient cependant pas à négocier des aménagements de son horaire de travail. Elle estime qu’elle a un emploi du temps extrêmement contraint par son handicap, notamment parce qu’elle doit calculer son taux de glycémie jusqu’à dix fois par jour et attendre que celui-ci atteigne un certain seuil avant de reprendre toute activité. De plus, elle passe plusieurs jours à l’hôpital chaque mois afin de procéder à l’ensemble des examens nécessaires. Elle a donc demandé une décharge de 20 % de son horaire, ce qu’elle a mis du temps à obtenir. Elle estime que l’invisibilité de son handicap accentue les résistances de ses collègues.

MD : J’ai de nombreuses difficultés, mais qui ne sont pas nécessairement visibles. Je ne suis pas en fauteuil roulant, donc pour mes collègues, je ne suis pas handicapée. Mais je ne suis pas libre de mes mouvements : ils sont dépendants de ma glycémie. […] Je dois respecter des horaires très stricts, donc mon organisation est très compliquée. […] Quand je suis arrivée [dans l’université où elle est en poste], les gens savaient que j’avais des problèmes de santé, donc on m’avait aménagé mon service [son horaire de travail] pour que ça me permette de procéder à mes suivis de santé. Mais c’était de façon informelle. Puis certains collègues ont trouvé que c’était un privilège injustifié qui m’était accordé et ont demandé aussi à avoir des aménagements de leur service, en disant : « Bin [Milena], elle en a bien obtenu, alors pourquoi pas nous ? » Donc il a fallu que je fasse des démarches officielles pour qu’il y ait un arrêté de l’Université, du président, qui autorise ma décharge de 20 % et mes horaires aménagés. Et là, mes collègues ont très mal réagi, en disant que c’était un privilège indu. […] Sur le plan humain, dans mon cas, je parle pas des autres types de handicap, c’est vraiment très compliqué, et ce sera toujours la même galère. Et puis régulièrement, il faut redemander la reconnaissance du statut de travailleur handicapé, et faire en sorte qu’on ne revienne pas en arrière sur ma décharge de 20 %.

Sa demande de décharge de 20 % est perçue comme une faveur, et non comme une inégalité de traitement permettant une égalité de résultat (Minow, 1990). Comme d’autres salarié·e·s, elle relate des moqueries, du rejet, voire du harcèlement dont elle fait l’objet à la suite des aménagements de ses conditions de travail.

3. La productivité des salarié·e·s : le refus des catégories administratives du handicap

Dans le secteur du handicap, le fait de ne pas introduire de demandes de prestations sociales ou de reconnaissance officielle du handicap ne peut pas s’expliquer uniquement par les théories du « non-recours » aux politiques sociales. Dans certains cas, les individus n’entreprennent pas les démarches pour être reconnus comme handicapés et donc être cibles des dispositifs (Baudot, 2016). Ainsi, au-delà de l’absence de connaissance de l’existence de ces prestations, on peut dégager deux différents mécanismes de résistance et de refus de faire valoir ses droits.

Un premier refus est celui de salarié·e·s qui ne se reconnaissent pas dans les catégories du handicap, malgré le fait qu’ils et elles ont demandé et obtenu la reconnaissance officielle de la qualité de travailleur handicapé. Ces personnes mettent en cause les frontières des catégories administratives et la pertinence de celles-ci, jugeant qu’on peut être officiellement identifié·e comme « travailleur ou travailleuse handicapé·e » sans l’être réellement. Un ancien charpentier-couvreur, licencié pour inaptitude après 26 ans dans la même entreprise, en formation pour une reconversion en tant qu’agent de sécurité, explique que le handicap ne correspond pas à sa situation. Il a néanmoins demandé et obtenu la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) :

ML : Moi, la RQTH, je l’ai demandée parce qu’on m’a conseillé de la demander. Mais je ne suis pas vraiment handicapé. Moi je ne peux plus travailler à genoux, c’est tout.

Ces salarié·e·s font preuve d’une forme de cynisme à l’égard des démarches administratives et mettent en avant le fait qu’ils et elles ne sont pas dupes : ces salarié·e·s jouent le jeu de rentrer dans ces catégories administratives parce qu’elles permettent d’ouvrir des droits et d’obtenir les adaptations de leur travail, mais refusent de considérer le handicap comme une catégorie à laquelle ils et elles appartiennent.

Un second refus est celui des individus qui acceptent l’existence des catégories administratives sans les remettre en cause, mais qui craignent de faire valoir leurs droits par crainte de la stigmatisation. Ils considèrent que l’introduction d’une demande de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé a été une épreuve douloureuse et difficile à accepter, parce qu’elle a transformé leur propre perception de leur situation. À la suite de son grave accident, Jeanne Beaufort réintègre son travail. Elle entreprend des démarches pour bénéficier d’un aménagement de son poste de travail et demande la RQTH à ce moment-là, sur le conseil de l’expertise médicale.

JB : J’ai une reconnaissance de travailleur handicapé [RQTH], c’est la MDPH [Maison départementale des personnes handicapées] qui me l’a fournie. Je dois la redemander tous les cinq ans. Et puis voilà, là c’est encore un monde inconnu, qui me fait peur parce que j’ai peur du handicap. […] C’est dommage, je passe peut-être à côté de certaines aides mais j’ai peur. J’ai peur parce que, comme je suis vivante, moi je suis normale. C’est difficile d’être à la base normale et puis d’avoir la reconnaissance de travailleur handicapé, psychologiquement c’est dur d’être diminuée, de plus faire les choses comme avant.

Contrairement à la première forme de refus du handicap, elle ne remet pas en cause les frontières des catégories administratives et considère que sa reconnaissance en tant que travailleuse handicapée a transformé sa manière d’envisager son rôle de salariée. Elle ne cherche pas à faire toutes les démarches nécessaires pour faire valoir ses droits car elle craint d’être stigmatisée comme une salariée « diminuée », moins productive.

4. La logique de marché : la gratitude envers l’employeur

Une quatrième source de conflit d’interprétation des situations est liée à la prégnance d’une logique de marché, fondée sur l’idée d’une exclusion des personnes handicapées du marché du travail. Elle s’accompagne d’une gratitude des salarié·e·s envers leur employeur, qui entre en contradiction avec leur revendication en termes de droits. La chance et la reconnaissance envers l’employeur structurent les rapports entre les salarié·e·s en situation de handicap et les employeurs. Même lorsqu’ils et elles obtiennent des aménagements de leur travail ou contestent les décisions prises par leur employeur, les salarié·e·s se montrent hésitant·e·s à entrer dans une forme de conflit ouvert avec leur direction. Deux raisons principales expliquent ces réticences. La première est la crainte de perdre leur emploi, dans un contexte où le marché du travail est très concurrentiel et très défavorable au recrutement de travailleurs et travailleuses avec un handicap. La seconde est une reconnaissance envers l’employeur qui leur « offre » un travail. Cette gratitude envers l’entreprise est plus prégnante parmi les salarié·e·s qui travaillent dans de petites structures et qui ont des contacts directs et réguliers avec leur employeur. Sabine Latour, qui est, rappelons-le, secrétaire et malentendante, a introduit une demande appuyée par le médecin du travail pour être transférée dans un bureau qu’elle occuperait seule. Elle a des contacts quotidiens avec son patron et s’estime très reconnaissante d’avoir été recrutée malgré son handicap, qu’elle perçoit comme un élément qui vient perturber le fonctionnement de l’entreprise. Au-delà de son cas personnel, elle estime aussi qu’il est compréhensible que les employeurs recrutent exclusivement parmi les valides. Elle considère que les salarié·e·s en situation de handicap contribuent à une surcharge de travail pour l’employeur. Elle tente de se mettre à la place de l’employeur et se demande ce qu’elle ferait dans cette situation.

SL : J’ai quand même de la chance d’être en poste, malgré mon handicap et tout ce que ça amène comme complication. […] Je ne sais pas ce que je ferais si j’étais mon patron [face aux demandes d’aménagement du travail des salarié·e·s avec un handicap], certainement que je ferais comme lui, ça doit pas être facile à gérer parce que chacun fait une demande différente d’aménagement, donc c’est normal que ça prenne du temps et que ce soit pas sa priorité absolue.

Elle estime qu’il est compréhensible que sa demande d’aménagement, introduite deux ans plus tôt, « prenne du temps » et que le sort des salarié·e·s en situation de handicap ne soit pas la priorité de l’entreprise. Ainsi, sa prétention à faire valoir ses droits s’inscrit dans un ordre dans lequel elle perçoit l’attitude de son employeur comme un geste de charité à son égard et envers lequel elle est très largement reconnaissante.

conclusion

Cet article explore comment les salarié·e·s en situation de handicap se réfèrent aux droits auxquels ils et elles peuvent prétendre et comment ces salarié·e·s les utilisent dans leurs démarches auprès de leur employeur pour obtenir des adaptations de leur travail. D’une part, il a mis au jour différentes stratégies. Ces stratégies, qui vont de l’absence de revendication au procès contre l’employeur pour discrimination en raison du handicap ou de l’état de santé, en passant par des pratiques informelles d’ajustement, nécessitent chacune des ressources qui leur sont propres, créant ainsi de fortes inégalités entre les salarié·e·s. D’autre part, cette enquête a permis de mettre en évidence une seconde forme d’inégalités, qui touche elle l’ensemble des salarié·e·s en situation de handicap : les conflits d’interprétation produits par et autour des droits créent des barrières dans leur mobilisation du droit.

L’analyse des inégalités entre les salarié·e·s permet de prolonger et de renouveler les travaux sur les rapports ordinaires à la légalité de trois manières. Un premier résultat est une appropriation diffuse des droits. À rebours des travaux de sciences juridiques qui se centrent sur l’articulation entre différentes branches du droit et sur les conceptions du handicap et de la santé qu’elles véhiculent, cette enquête montre comment ces droits sont appropriés par les salarié·e·s dans leurs démarches quotidiennes et les obstacles auxquels ils et elles font face. Loin des débats qui animent le monde académique et les professionnel·le·s du droit, les revendications des salarié·e·s s’expriment en termes d’aménagement d’horaire, de démarches administratives, de visites médicales, de crainte de perdre son emploi. Le droit du travail et le droit de la non-discrimination ne sont pas absents de leur revendication, mais ils n’en font partie que de manière diffuse. En effet, les salarié·e·s ne se réfèrent pas de façon explicite à un corpus juridique en particulier lors de leurs démarches pour obtenir des adaptations de leur travail. Leurs revendications intègrent et mêlent des considérations qui relèvent de différents droits qu’ils et elles tentent de s’approprier. Ainsi, ces différents droits façonnent les revendications des salarié·e·s, qui se les approprient partiellement lorsqu’ils et elles cherchent à obtenir une mesure de discrimination positive, une égalité de traitement, voire l’accessibilité de l’entreprise à l’ensemble des salarié·e·s.

Un deuxième résultat est celui d’une appropriation inégale des droits, selon les possibilités des salarié·e·s de faire valoir leurs droits. L’enquête montre qu’en fonction des catégories socioprofessionnelles et du genre, les salarié·e·s n’adoptent pas les mêmes stratégies. Si ces premiers résultats méritaient d’être soumis à une analyse quantitative sur un plus grand échantillon, deux constats peuvent être établis ici : alors que les ouvriers, les ouvrières et les employé·e·s tendent plus souvent à ne rien faire et à être licencié·e·s pour inaptitude sans qu’aucune solution de reclassement ne soit réellement proposée, les cadres et les personnes occupant des professions intermédiaires optent davantage pour la négociation. Les femmes se tournent plus souvent vers des solutions d’ajustement ou vers l’instance officielle non contentieuse, en l’occurrence le Défenseur des droits, alors que les hommes privilégient la négociation ou, en cas d’échec, le recours aux juridictions du travail.

Un troisième et dernier résultat est celui d’une appropriation contrariée des droits. Malgré l’existence de droits reconnus, l’adaptation de l’environnement de travail aux besoins des travailleurs et travailleuses entre en contradiction avec d’autres normes ou valeurs qui façonnent les rapports de pouvoir entre les salarié·e·s et les employeurs. Les pratiques et habitudes du monde du travail sont encore largement ancrées dans une conception du handicap en tant que limitation de la capacité productive, qui va de pair avec l’exclusion du marché du travail ordinaire et l’octroi d’allocations visant à compenser la perte de revenus. Dans ce contexte, l’autorité patronale, les attentes en termes de productivité ou encore la gratitude contrarient les revendications et appropriations des droits par les salarié·e·s, particulièrement si celles-ci touchent à l’inclusion et l’égale participation de tous et toutes au marché du travail ordinaire.